La lettre juridique n°381 du 4 février 2010

La lettre juridique - Édition n°381

Éditorial

L'île de la tentation et la communauté de La Croix glorieuse : même combat !

Lecture: 4 min

N1566BNC

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Il est, parfois, des conséquences fâcheuses à l'imbroglio terminologique... Si fâcheuses, que la parabole finit par être prise au pied de la lettre par les chantres de la laïcité. Voyez pour preuve thomasienne, cet arrêt rendu le 20 janvier 2010, par lequel la Chambre sociale de la Cour de cassation énonce que l'engagement religieux d'une personne n'est susceptible d'exclure l'existence d'un contrat de travail que pour les activités qu'elle accomplit pour le compte et au bénéfice d'une congrégation ou d'une association cultuelle légalement établie. L'attendu sonne comme les trompettes de Jéricho et nous fait l'effet d'une révélation sur le chemin de Damas : les moines et les nonnes sont -ou peuvent être qualifiés, selon les conditions classiques de la subordination- des salariés de leurs monastères et couvents. L'abbé devient chef d'entreprise et la mère supérieure, directrice générale des Ursulines & co..

Fallait-il que les juges de cassation lisent l'étude de Saint Augustin sur le travail des moines et, plus particulièrement, son exégèse de l'épître de Saint Paul Apôtre, d'abord aux Thessaloniens -"Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger"- puis aux Corinthiens -"Chacun d'après son travail recevra son salaire. Car nous sommes les collaborateurs de Dieu : vous êtes le champ que Dieu cultive ; vous êtes l'édifice que Dieu bâtit"-, pour que l'on en vienne à considérer qu'un fidèle, c'est-à-dire une personne témoignant sa foi à travers ses actes, puisse être assimilé à un salarié, c'est-à-dire dans une relation contractuelle par essence productive et pécuniaire. On savait qu'il était courant de lire l'épître de Saint Paul Apôtre sur l'île de la Cité, mais pas du côté du Quai de l'Horloge !

C'est que l'exemple vient d'en Haut : il fallait que les travaux de préparation à la béatification de Carol Wojtyla, alias Jean-Paul II, révèlent qu'il avait émis le souhait de "démissionner" de son sacerdoce papal pour que l'on se souvienne que la chose est possible et s'était déjà produite à deux reprises ! Même un Pape peut partir en retraite : d'abord Célestin V poussé vers la sortie par son successeur Boniface VIII, puis Grégoire XII, sur les hautes instances du Concile de Constance, afin de mettre un terme au schisme avignonnais -bien que l'on aurait pu parler, dans ces deux cas, de révocation ad nutum sur proposition du conseil d'administration de la Sainte Eglise-.

Alors, il ne faudrait pas s'étonner qu'à force d'assimiler les règles de Saint Basile et de Saint Benoît à des règlements intérieurs, l'on n'envisage pas le travail des moniales comme relevant du droit social.

D'aucuns railleront ces propos, pour autant que la "salariée" -bien que pour être tout à fait précis, il appartiendra à la cour d'appel de renvoi de le caractériser ainsi- était entrée dans une communauté religieuse constituée sous forme d'association privée de fidèles, loi 1901 ; et qu'il est commun que les associations, même à but non lucratif, aient des salariés pour assurer leur fonctionnement et non uniquement des bénévoles.

D'abord, il apparaît étrange d'amalgamer les salariés d'une association comme Médecins sans frontières ou Reporters sans frontières à des fidèles intégrant une communauté religieuse et travaillant pour ne pas vivre aux dépends des autres -comme le prodigue, toujours Saint Paul Apôtre-. Car, lorsque les salariés de Médecins sans frontières dorment dans des geôles au rythme des châtiments corporels, c'est rarement par témoignage de leur foi en l'humanisme indéniable ; et lorsque l'on brûle les écrits des journalistes dans des pays aux accents théocratiques, on assiste rarement à un autodafé -acte de foi en portugais-, mais à une censure !

Ensuite, on pourra relever que la caractérisation d'un travail salarial au sein d'une communauté religieuse participe de la lutte contre l'exploitation, voire l'esclavagisme et la spoliation, des victimes des sectes. On soulèvera seulement qu'en l'espèce il s'agissait de la communauté de La Croix glorieuse, association privée de fidèles constituée suivant des statuts approuvés par un évêque de l'Eglise catholique. Par conséquent, si d'aucuns raillent l'Eglise comme une secte qui aura mieux réussi que les autres, on admettra que l'Eglise catholique et ses ramifications bien ordonnées ne figurent pas sur la liste parlementaire des communautés religieuses dangereuses pour l'ordre social. On notera que les délits d'escroquerie et d'abus de faiblesse suffisent à gallicaniser les sectes les plus "troublantes".

Enfin, on s'étonnera moins que l'arrêt circonscrive cette requalification de l'engagement monial en relation contractuelle du travail aux associations cultuelles non établies légalement. Car, comme pour le mariage, originellement religieux, et contrairement à de nombreux pays démocratiques, la France soumet la validation ubi et orbi des communautés religieuses à l'appréciation ecclésiastique et à la sienne. Ceux qui conçoivent la laïcité comme une obligation d'abstention de l'Etat dans la sphère spirituelle privée en seront à nouveau pour leur frais. En la matière, l'Etat, et son sceptre de Justice, ne se veulent pas platoniques mais platoniciens ! Entendons nous bien, en soumettant l'engagement monial à la réalité du droit du travail, c'est la conception de la foi enseignée par Platon dans la République qui est mise à l'honneur. Le mythe de la ligne rattache la foi aux objets, à la connaissance du réel duquel on peut comprendre et émettre des idées.

Réalité platonicienne de droit social qui conduira bientôt à la condamnation d'associations religieuses pour travail dissimulé, en attendant la banqueroute pour peu qu'un moine ne se défroque après 30 ans de voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance : indemnités salariales obligent. Et, arrêtons d'appeler tel prêtre, mon Père, tel diacre, mon Frère, où le principe de réalisme fiscal et son cortège de droits de mutation pourrait bien, ici aussi, sévir...

On savait, déjà, que les candidats aux jeux de téléréalité, non moins que surfer, festoyer et "draguer" à longueur de journée, travaillaient laborieusement ; désormais, on saura, qu'à la lumière de l'orthodoxie du juge de cassation, l'on peut partir en retraite sans perdre son statut de salarié...

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Avocats

[Focus] Ouverture de la fiducie aux avocats : rien ne sert de courir...

Lecture: 7 min

N1577BNQ

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 03 Mars 2011

Auparavant permise aux seuls établissements financiers et d'assurances, la fiducie a été étendue aux avocats (C. civ., art. 2015 N° Lexbase : L2309IB7) par l'article 18 de la "LME" (loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie N° Lexbase : L7358IAR). Dans un contexte de forte concurrence -d'autant plus accentué par la crise-, ces derniers ont accueilli plutôt chaleureusement ce nouveau champ d'activité.
Mais, s'ils ont été séduits par la théorie, ils ne s'intéressent encore que de loin à la pratique (la plupart n'envisageant pas d'intervenir comme fiduciaire à bref ou moyen terme). Pour certains, il ne s'agit que d'une question de temps : celui nécessaire à la fiducie pour s'inscrire dans les esprits et les réflexes (1). Mais, ce chemin sera d'autant plus long que le régime ne sera pas clarifié.

La fiducie n'est, en effet, pas pressée de s'installer en droit interne (I), le dernier texte en date étant le décret du 23 décembre 2009 (décret n° 2009-1627, relatif à l'exercice de la fiducie par les avocats N° Lexbase : L1259IGQ) (II). Ces dispositions, publiées près d'un an et demi après la "LME", ne règlent, en effet, pas tous les points en suspens, retardant, encore, l'exercice effectif de cette activité (III).

I - Mise en place progressive de la fiducie

La "LME" a ouvert aux avocats la qualité de fiduciaire et a habilité le Gouvernement à prendre, par voie d'ordonnance à intervenir dans les six mois à compter de sa publication, les mesures nécessaires pour rendre effective cette extension. Mais, ce dernier n'a usé de cette habilitation que pour régler de menus détails (cf. ordonnance n° 2009-112, portant diverses mesures relatives à la fiducie N° Lexbase : L6939ICY), l'essentiel du régime restant à définir.

En particulier, il fallait, encore, envisager la fiducie sous l'angle des principes essentiels de la profession d'avocat, notamment, en termes de secret professionnel, d'indépendance, de conflits d'intérêts, de compétence, d'incompatibilités, de mesures de contrôle et d'assurances (2). Le CNB s'est chargé de cette mission et a modifié le Règlement intérieur national de la profession d'avocat (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8) par décision des 3 et 4 avril 2009 (décision à caractère normatif n° 2009-001, portant réforme du RIN).

Notamment, le texte prévoit l'obligation, pour l'avocat fiduciaire :

- de bien identifier les parties contractantes et les bénéficiaires de l'opération ;

- d'utiliser un papier à lettre distinct et de faire mention de cette qualité dans toute correspondance ou document et de mentionner le caractère non-confidentiel, à l'égard des organes de contrôle de la fiducie, des correspondances échangées avec le destinataire au titre de cette mission ;

- de séparer tous documents relatifs à l'activité fiduciaire des autres dossiers de l'avocat ;

- de tenir une comptabilité séparée relative à l'activité fiduciaire, chaque fiducie devant faire l'objet d'un compte identifié ;

- de distinguer la rémunération de l'avocat de celle des autres intervenants ;

- d'apprécier les confits d'intérêts par rapport au constituant et aux bénéficiaires, étant précisé que l'avocat fiduciaire ne peut être bénéficiaire de la fiducie et qu'il ne peut appartenir à la même structure que l'avocat conseil du constituant ;

- de suivre une formation spécifique dans les matières liées à l'exécution de ses missions fiduciaires ;

- de respecter les règles d'incompatibilités ; et

- de répondre des fautes et négligences commises dans l'exercice de son activité de fiduciaire et de souscrire, par conséquent, une assurance de responsabilité civile professionnelle.

Le décret du 23 décembre 2009 intègre la plupart de ces exigences au sein du décret du 27 novembre 1991 (décret n° 91-1197, organisant la profession d'avocat N° Lexbase : L8168AID) et en profite pour les préciser d'avantage.

II - Les précisions apportées par le décret du 23 décembre 2009

Le décret du 23 décembre 2009 apporte des précisions quant aux obligations d'assurances (A), de déclaration préalable à l'Ordre (B) et de tenue d'une comptabilité séparée (C).

A - Assurance de responsabilité civile professionnelle

Aux termes de l'article 2026 du Code civil (N° Lexbase : L6522HWM), l'avocat fiduciaire "est responsable, sur son patrimoine propre, des fautes qu'il commet dans l'exercice de sa mission". Cette responsabilité est susceptible d'être reconnue à l'égard du constituant (au titre de la responsabilité contractuelle de droit commun posée à l'article 1147 du Code civil N° Lexbase : L1248ABT), ainsi qu'à l'égard du bénéficiaire, qui aurait subi une diminution de la valeur des biens, droits ou sûretés transférés, du fait du fiduciaire.

Elle se différencie de la responsabilité civile professionnelle "classique" de l'avocat, qui, elle, couvre les négligences et fautes de celui-ci, intervenues dans le cadre du conseil des parties sur le contrat de fiducie en tant que tel.

Pour couvrir la responsabilité spécifique posée à l'article 2026, ainsi que la restitution des fonds, effets, titres ou valeurs concernés par la fiducie, le RIN impose à l'avocat de souscrire à titre individuel une assurance spéciale, dont il doit justifier auprès de l'Ordre dont il relève, lors de la souscription, puis, annuellement.

Le décret du 23 décembre 2009 impose que l'attestation d'assurance jointe à la déclaration préalable d'activité (cf. § II - B) spécifie le montant de la couverture accordée et sa période de validité et qu'elle soit, parallèlement, transmise par l'avocat au constituant et, le cas échéant, au bénéficiaire. Tout renouvellement ou toute modification des contrats d'assurance doit, en outre, être porté à la connaissance de ces derniers dans le délai d'un mois à compter de sa survenance. Enfin, en cas de cessation de la garantie pour quelque cause que ce soit, l'assureur doit immédiatement en informer, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, le constituant, le bénéficiaire, ainsi que le Bâtonnier.

Quant à l'assureur, il a, aux termes du décret, communication, sur simple demande, par l'avocat fiduciaire, de la comptabilité et, le cas échéant, du rapport du commissaire aux comptes afférent aux opérations de la fiducie. Il en est de même de la liste et des adresses des dépositaires.

Le décret pose, également, différents seuils, qui ne préjudicient pas à la souscription volontaire, par l'avocat fiduciaire, d'une garantie financière supplémentaire :

- les contrats d'assurance ne doivent pas comporter une limite de garantie inférieure à 1 500 000 euros par année pour un même assuré (au lieu de 305 000 euros dans le cadre des activités classiques de l'avocat) ; et

- ils ne doivent pas prévoir de franchise à la charge de l'assuré supérieure à 10 % des indemnités dues, dans la limite de 3 050 euros (étant précisé que cette franchise n'est pas opposable aux victimes).

Aujourd'hui, aucun assureur ne propose une assurance couvrant l'activité de l'avocat fiduciaire et répondant aux exigences précitées.

B - Déclaration préalable au conseil de l'Ordre

Le RIN impose à l'avocat qui désire étendre son activité à la fiducie d'en informer préalablement l'Ordre. Cette obligation est insérée, par l'article 2 du décret du 23 décembre 2009, à l'article 123 du décret du 27 novembre 1991 : "l'avocat qui souhaite exercer en qualité de fiduciaire en informe par écrit, avant d'accomplir tout acte relatif à cette activité, le conseil de l'ordre dont il relève".

Ni le RIN, ni le décret du 23 décembre 2009 ne prévoient de sanction en cas de non respect de cette obligation de déclaration.

C - Obligations comptables

Le décret du 23 décembre 2009 intègre les différentes obligations posées par le RIN en matière de comptabilité à l'article 231 du décret du 27 novembre 1991, à savoir :

- "les activités de l'avocat fiduciaire doivent faire l'objet d'une comptabilité distincte de ses comptes professionnels et personnels et de son sous-compte CARPA ;

chaque fiducie fait l'objet d'un compte identifié et clairement séparé dans la comptabilité tenue par l'avocat ; et

- l'activité fiduciaire peut faire l'objet d'un contrôle de comptabilité" exercé par l'Ordre.

S'il précise certains points régis par le RIN, le décret du 23 décembre 2009 en laisse d'autres totalement de côté.

III - Les questions en suspens

En dépit de la cascade des textes ("LME", ordonnance du 30 juin 2009, décision à caractère normatif de l'assemblée du CNB modifiant le RIN, décret du 23 décembre 2009), certaines modalités essentielles de l'exercice de l'activité de fiduciaire par l'avocat ne sont toujours pas définies. Il en va, surtout, ainsi des conditions de formation (A), de la gestion des conflits d'intérêts (B) et de la création d'une structure d'accueil des fonds comparables à la CARPA (C).

A - La formation

L'article 6.2.1.5 du RIN pose une obligation générale de compétence, qui n'a encore été précisée par aucune norme : "l'avocat s'oblige à suivre une formation spécifique dans les matières liées à l'exécution de ses missions fiduciaires", celle-ci pouvant s'inscrire dans le cadre de la formation continue.

Comme le souligne le CNB, il s'agit d'une disposition a minima. A cet égard, la Commission des règles et usages du Conseil a recommandé que soit créée d'urgence et indépendamment des réflexions en cours sur la formation une spécialité supplémentaire consacrée au droit fiduciaire.

B - Les conflits d'intérêts

Que doit faire l'avocat lorsque un conflit apparaît en cours d'exécution de la convention de fiducie ? A-t-il la faculté ou l'obligation de se retirer ? Aucun texte ne vient répondre clairement à ces interrogations. Il faut, pour le moment, se contenter d'une disposition ponctuelle et générale du RIN, aux termes de laquelle les conflits d'intérêts s'apprécient par rapport au constituant et au bénéficiaire.

C - La création d'une structure d'accueil comparable à la CARPA

On peut le déplorer (notamment, pour des raisons pratiques, eu égard à la lourdeur que peut revêtir la comptabilité), les comptes et sous-comptes CARPA sont exclus dans le cadre de l'activité fiduciaire. Néanmoins, depuis plus d'un an déjà, le CNB préconise une réflexion sur la création d'une structure d'accueil comparable pour les fonds relatifs à l'activité fiduciaire. A ce jour, personne ne s'est saisi de la question.

Tant qu'aucune réponse ne sera apportée à ces différentes interrogations, l'exercice par l'avocat de l'activité de fiduciaire sera théorique. Espérons que le prochain texte à intervenir sur le sujet soit le dernier : les avocats pourront, alors, enfin explorer cette "Terre promise"...


(1) Lire Fiducie-sûreté : (r)évolution de la notion de propriété et des procédures collectives - Questions à Maître Reinhard Dammann, avocat associé, Clifford Chance, Lexbase Hebdo n° 360 du 20 juillet 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N1124BL9).
(2) Lire Avocat fiduciaire : quelles modalités d'exercice ? - Questions à Véronique Furnal, avocate associée du cabinet Gatienne Brault et Associés, Lexbase Hebdo n° 353 du 2 juin 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N6342BK4).

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Assurances

[Chronique] Chronique en droit des assurances dirigée par Véronique Nicolas, Professeur, avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences - Février 2010

Lecture: 25 min

N1590BN9

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Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique en droit des assurances dirigée par Véronique Nicolas, Professeur, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de droit de Nantes, tous deux membres de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé). Au sommaire de cette chronique, on retiendra, en matière d'assurances vie, d'une part, un arrêt rendu le 20 janvier 2010, par lequel la Cour de cassation revient notamment sur la qualification des prétendues transactions réalisées à la suite d'un accident de la circulation donnant lieu au versement d'indemnités, même sous forme d'un capital forfaitaire ; et, d'autre part, un arrêt en date du 8 juillet 2009 qui rappelle que le capital décès, constitué grâce au contrat d'assurance vie, sort du patrimoine de l'assuré. Par ailleurs, la chronique revient aussi sur l'assurance du risque locatif avec un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, le 20 janvier 2010. Enfin, également à l'honneur, un arrêt du 14 janvier 2010 qui rappelle le caractère aléatoire du contrat d'assurance protection juridique.
  • Assurances vie : qualification des prétendues transactions réalisées à la suite d'un accident de la circulation donnant lieu au versement d'indemnités (Cass. civ. 1, 20 janvier 2010, n° 08-19.627, F-P+B N° Lexbase : A4635EQQ)

Décidément, l'interaction du droit des incapables, du droit des assurances et du droit civil des obligations suscite, depuis quelques mois, de nombreuses interrogations. Pour autant, nul ne se plaindra de disposer ainsi d'informations juridiques essentielles sur des interrogations plus ou moins latentes, surtout lorsque sont concernés des majeurs incapables dans une société dont le nombre de personnes âgées exigeant d'être aidées ne cesse de croître de manière constante. A fortiori, la protection de ces majeurs mérite-t-elle une attention soutenue voire renforcée dans toutes les hypothèses et, notamment, lorsqu'ils disposent d'un patrimoine précieux au regard des efforts voire sacrifices réalisés tout au long d'une vie de labeur, quand bien même les sommes en jeu ne seraient-elles pas, dans l'absolu, d'un niveau considérable.

Par un arrêt de principe indubitable, en date du 20 janvier 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation revient notamment sur la qualification des prétendues transactions réalisées à la suite d'un accident de la circulation donnant lieu au versement d'indemnités, même sous forme d'un capital forfaitaire. Car, d'aucuns pouvaient n'avoir accordé qu'une portée relative à la décision tant attendue et redoutée par les assureurs il y a plus de trois ans : l'arrêt "Safty" de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 16 novembre 2006 (1). Dans cette affaire, la victime, mineur, avait accepté, par l'intermédiaire de ses représentants légaux, ses parents, ce que la loi nomme, aux articles L. 211-15 (N° Lexbase : L0276AAH) et suivants du Code des assurances, l'offre transactionnelle. Puis, ses parents avaient prétendu que leur accord ne satisfaisait pas les exigences légales relatives à la transaction qui, selon une analyse jurisprudentielle déjà ancienne, suppose des concessions réciproques de la part de chacune des parties.

Dans le cas présent, ce n'est donc pas la première fois que notre Haute juridiction intervient sur ce sujet. Toutefois, en l'espèce, les parents d'un mineur victime ne se sont pas adressés au juge en qualité de représentants de leur enfant mineur ; il s'agissait, cette fois, certes de la mère de la victime, mais agissant en qualité de tutrice de son fils de dix ans au moment de l'accident dans lequel il avait été blessé par un véhicule terrestre à moteur. Les faits sont même un tout petit peu plus complexes. Pour synthétiser, disons qu'une partie de l'indemnisation de l'enfant blessé n'avait pas été fixée, au titre de la tierce personne, lors d'un premier jugement en 2003, confirmé par la cour d'appel en 2004.

Ce simple énoncé démontre que l'arrêt traite de nombreux aspects qui, tous, n'intéressent pas au premier chef le strict droit du contrat d'assurance, même s'ils sont toujours utiles, instructifs et qu'ils suscitent une réelle réflexion. Le 20 janvier 2010, la Cour de cassation précise que le tuteur ne peut transiger au nom de la personne protégée qu'après avoir fait approuver par le conseil de famille ou le juge des tutelles les clauses de la transaction. Et elle en profite pour insister sur la règle selon laquelle l'accord intervenu entre la victime et l'assureur mérite l'appellation de transaction, en vertu du régime d'indemnisation issu de la loi du 5 juillet 1985 (loi n° 85-677 N° Lexbase : L7887AG9), d'ordre public et dérogatoire du droit commun. Toutefois, l'accent sera surtout mis sur ce second apport : la qualification exacte de l'accord passé entre l'assureur et la victime ou son représentant en cas d'accident de la circulation ayant entraîné des dommages physiques à la personne.

Dans l'arrêt "Safty" du 16 novembre 2006 (2), on se souvient, que se fondant sur l'article L. 211-16 du Code des assurances (N° Lexbase : L0277AAI), la Cour de cassation avait asséné que : "la loi du 5 juillet 1985 instituant un régime d'indemnisation en faveur des victimes d'accident de la circulation, d'ordre public, dérogatoire au droit commun, qualifie de transaction la convention qui se forme lors de l'acceptation par la victime de l'offre de l'assureur et que cette transaction ne peut être remise en cause à raison de l'absence de concessions réciproques". C'était un moyen de suggérer que le législateur serait bien inspiré d'employer les termes idoines dans les textes, de fuir les vocables identiques aux sens pluraux, et ainsi d'éviter des confusions avec plusieurs notions, dont la portée est distincte.

Sinon, il ressort de la comparaison de ces deux arrêts plusieurs constats. D'une part, il avait pu être considéré -à l'issue de l'arrêt "Safty"- que la Cour de cassation n'avait pas voulu opter pour une solution qui, outre son absence de fondement juridique solide, pouvait entraîner la remise en cause de milliers d'offres transactionnelles ; en d'autres termes, elle faisait la part belle aux assureurs. Or, dans cette affaire, notre Haute juridiction -avec une forme de clin d'oeil pour qui sait lire entre les lignes- suggère qu'il s'agissait là d'une interprétation perfide ; elle prouve ainsi qu'elle s'était déjà contentée d'appliquer les textes propres aux accidents de la circulation, sans souci éventuel d'ordre pécuniaire, sous la susceptible pression des assureurs ou d'autres autorités publiques.

D'autre part, la Cour de cassation ajoute, par rapport à ce premier arrêt de 2006, que le régime d'indemnisation des victimes d'accident de la circulation est d'ordre public, c'est-à-dire que les protagonistes ne peuvent l'aménager, le modifier et encore moins tenter de le supprimer dans son contenu comme ses modalités. Et, luxe suprême, pour ôter toute ambiguïté -si celle-ci était encore concevable- notre Haute cour plante la dernière brandille en assénant que ce régime est dérogatoire au droit commun. Pour qui avait encore quelques doutes, l'accumulation de ces précisions ne laisse plus la moindre place à une fausse analyse de la volonté de la Cour de cassation, guidée, encadrée par les dispositions législatives elles-mêmes qui, pendant longtemps, n'avaient pas suscité de débats, avant qu'un bon avocat n'ait essayé d'y trouver une brèche envisageable.

Sur cet aspect, il est possible de comprendre et même d'admettre la conception de la jurisprudence fidèle -pour une fois, diront peut-être les esprits taquins- à la loi. Encore convient-il de noter que la Cour de cassation sanctionne pour violation de l'article L. 211-15 du Code des assurances, en reprochant à la cour d'appel l'absence totale de motif dans le corps de son jugement. Un arrêt plus soigné aurait peut-être pu être admis. Quoi qu'il en soit, elle insiste lourdement sur le fait que le texte "qualifie de transaction la convention qui se forme entre la victime et l'assureur". Pour employer une formule triviale, disons qu'elle nous indique que ce n'est plus la peine d'y revenir... sans risque d'agacer nos Hauts magistrats. Le propos pourrait presque apparaître un peu sévère, vis-à-vis des victimes, pressées de trancher, en raison des courts délais prévus par le législateur lui-même dans certaines hypothèses, même si le but est certes d'éviter que les assureurs ne prennent trop de temps pour fournir une indemnisation souvent indispensable pour poursuivre une vie quotidienne la plus normale possible.

Quant à l'autorisation du conseil de famille imposée par l'article L. 211-15 du Code des assurances, chacun aura relevé qu'il n'est pas issu de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 (N° Lexbase : L6046HUH) (3), ni de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 (N° Lexbase : L7358IAR), mais d'un décret n° 88-260 du 18 mars 1988 (4). L'exigence est ancienne ; elle ne devait donc pas surprendre les parties. Elle a au moins le mérite de renforcer ainsi la protection du mineur, ce qui contrebalance un peu notre remarque précédente sur la sévérité de la solution pour les victimes qui ne peuvent donc pas obtenir, aisément, une modification de l'accord passé, d'où l'intérêt de s'entourer de conseils juridiques, avant de fournir un quelconque accord.

Véronique Nicolas, Professeur agrégé, Faculté de droit de l'Université de Nantes, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", vice-doyen, Membre de l'IRDP

  • Legs universel avec charge et assurances vie (Cass. civ. 1, 8 juillet 2009, n° 07-18.522, FS-P+B+I N° Lexbase : A7208EIS)

Les enjeux financiers, dans les assurances vie sont parfois considérables, expliquant -sans les justifier- l'âpreté de certaines actions et réactions. Telle est l'hypothèse visée dans le présent arrêt en date du 8 juillet 2009, puisque près de 15 millions de francs (environ 2 286 735 euros) étaient concernés. Excusez du peu.

En 1984, une femme souscrit un contrat d'assurance et désigne cinq personnes, les consorts N., comme tiers bénéficiaires, sans doute en le leur taisant. En 2000, âgée seulement de 67 ans, elle est, néanmoins, placée sous le régime de la curatelle aggravée. Un an plus tard, son curateur demande à verser sur le contrat d'assurance vie cette énorme somme de plusieurs millions. Le juge l'y autorise au moyen de deux ordonnances destinées à décider des placements des fonds. Or, quelques jours après, le 14 mars 2001, par une nouvelle ordonnance -dont on ignore l'origine précise- ce même juge décide que la clause bénéficiaire doit être rédigée de la manière suivante : "les héritiers selon l'ordre de la dévolution successorale à l'exclusion de tout bénéficiaire testamentaire" ; et il charge le curateur de veiller à modifier, en ce sens, le contrat d'assurance vie.

C'était ainsi une manière de restaurer la suprématie du droit commun des successions, du moins en ce qui concerne la dévolution-désignation, au détriment des règles autonomes et dérogatoires du droit des assurances. Peu de semaines plus tard, l'assurée sous curatelle décède en ne laissant aucun héritier réservataire. Par ailleurs, au moyen de deux testaments -le premier, authentique et très antérieur à sa mise sous curatelle, et, le second, olographe, peu de temps avant- elle avait institué légataires universels d'abord la Fondation des petits frères des pauvres, puis un certain Albert D.. De toute évidence, ce dernier n'était pas l'un des héritiers de cette généreuse âme. C'est pourtant lui qui déclenche les hostilités, si nous pouvons user de cette facilité épistolaire.

Il forme à la fois tierce-opposition contre la première ordonnance du magistrat, et assigne le curateur, l'assureur, ainsi que les héritiers de la défunte. Débouté par le juge des tutelles, M. D. porte l'affaire devant le tribunal de grande instance compétent. Celui-ci -sur lequel on ne portera aucune appréciation juridique car elle ne serait pas exempte de critiques- décide que l'instance était éteinte sous prétexte que l'assurée était décédée. L'argument est censuré par la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 3 octobre 2006 (Cass. civ. 1, 3 octobre 2006, n° 04-14.591, FS-P+B N° Lexbase : A4948DRP). Sur renvoi, le tribunal de grande instance de Paris, le 6 juillet 2007, déclare recevables les tierces-oppositions formées et, annule l'ordonnance de mars 2001 ayant imposé le libellé de la clause bénéficiaire. En d'autres termes, la décision fait la part belle à M. D., non héritier, et ce au détriment des cinq héritiers.

Sans surprise, ceux-ci contestent donc le jugement rendu en faisant observer que la tierce-opposition n'est ouverte qu'à la personne ayant un intérêt à agir, ce qui ne serait pas le cas de M. D., tiers bénéficiaire, n'ayant pas d'autre qualité. Quant au fond, ces héritiers soutiennent que le capital d'une assurance vie ne peut pas faire l'objet d'un legs à un tiers parce que le legs de la chose d'autrui est nul. De plus, ils prétendent que le capital était réputé leur appartenir dès la conclusion du contrat d'assurance vie, en 1984. Enfin, à titre subsidiaire, ils tentent de faire admettre que les sommes allouées à un tiers bénéficiaire en exécution d'un testament ne doivent pas excéder la quotité disponible.

La Cour de cassation approuve la position de la cour d'appel de renvoi en considérant que, dans cette affaire, les dispositions testamentaires s'analysaient en un legs universel avec charges. Elle en profite pour confirmer que le capital décès, constitué grâce au contrat d'assurance vie, est sorti du patrimoine de l'assurée, ce qui -disons le tout de suite- n'est pas une révélation, et donc encore moins une révolution. Enfin, elle confirme que ce sont les règles du droit des assurances qui s'appliquent et non celles du droit civil des successions, comme elle a déjà eu l'occasion de le spécifier ; par conséquent, aucune réduction de ce capital ne pouvait être sollicitée à hauteur de la quotité disponible.

I - Absence de nouveauté

Pour qui s'est intéressé à la jurisprudence en assurance vie au cours de ces tous derniers mois, notamment en juin 2009, l'option adoptée par la Cour de cassation ne surprend pas vraiment. Dans un arrêt récent, puisqu'il ne date que du 4 juin 2009, notre Haute juridiction avait déjà tranché dans cet esprit, à l'occasion d'une affaire assez proche (5), même si dans ce dernier cas, il lui était demandé de préciser si le montant des primes versées avait été manifestement exagéré eu égard aux facultés du souscripteur. Au-delà de la particularité de cet aspect de l'espèce, empreinte aussi de sanctions pénales pour recel, il était intéressant de relever que la Cour de cassation n'avait pas contesté qu'un legs puisse consister dans le versement, à un tiers bénéficiaire, d'un capital d'assurance vie, lors du décès de l'assuré.

Encore la Cour de cassation ne faisait-elle que reprendre son analyse détaillée et précise, adoptée dans un arrêt du 20 mai 2009, émanant de la même chambre, dans lequel elle avait eu l'occasion de fixer cette règle (6). Rien d'étonnant donc à constater que dans la présente décision, elle reprend au mot près la formule retenue à cette date, dont il faut désormais bien s'imprégner : "les dispositions testamentaires litigieuses s'analysaient en un legs universel avec charge". Puis, surtout : "dès lors qu'il ne fait pas partie de la succession de l'assuré, le capital stipulé payable lors du décès de l'assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers n'entre pas dans la masse de calcul de la réserve et de la quotité disponible ; que la charge du legs universel ayant pour objet 'le capital décès', la cour d'appel a jugé à bon droit que Mme et M. X ne pouvaient solliciter une éventuelle réduction du capital garanti à hauteur de la quotité disponible".

Chacun sait, aujourd'hui, que lorsqu'un contrat d'assurance vie a été conclu, les primes ayant été versées sont sorties du patrimoine de l'assuré. Cette situation -même si elle résulte d'une fiction juridique à partir de la stipulation pour autrui de l'article 1121 du Code civil (N° Lexbase : L1209ABE)- est acquise depuis le XIXème siècle. Si l'on ajoute que l'évolution récente de la jurisprudence en droit des assurances vie tend à accroître, le plus souvent, l'autonomie du droit spécial de celles-ci par rapport au droit commun, la solution n'est pas étonnante. Que la manière d'opérer la désignation bénéficiaire ait été originale, pour ne pas dire peu classique, ne saurait remettre en cause la qualification juridique de l'opération dans son ensemble. Car, là se situe la véritable difficulté juridique : les modalités de la désignation du tiers bénéficiaire sont-elles libres ?

II - Les modalités de la désignation du tiers bénéficiaire

Une certitude existe : il convient de distinguer la formation du contrat d'assurance vie lui-même et la désignation bénéficiaire. Les confondre est une erreur. Et quand bien même la désignation bénéficiaire ne serait-elle pas valable, le contrat d'assurance lui-même perdure, de manière valide. Ce que la Cour de cassation ne rappelle pas ici -et qui aurait pourtant facilité la compréhension de cet arrêt- c'est qu'un contrat d'assurance vie, lors de sa conclusion, peut ne pas comporter de désignation bénéficiaire ; il est néanmoins valable (7). Certes, un tel vide ne permet pas à ce dernier de produire tous les effets que, d'ordinaire, les contractants et surtout le souscripteur souhaitent. Pour autant, il n'est pas si rare que des désignations bénéficiaires se fassent quelques jours après la formation du contrat ; ce dernier s'exécute pourtant.

Cette règle n'est pas récente. Dès la rédaction de la loi du 13 juillet 1930, elle avait été posée : l'article 63 prévoyant que "l'attributaire pouvait avoir été investi de droits au moyen d'un acte distinct de la police d'assurance vie". En d'autres termes, il était acquis que le souscripteur puisse désigner le ou les tiers bénéficiaires par un avenant ultérieur au contrat. En réalité, les tribunaux avait même précédé le législateur ; ils n'ont donc pas manqué de confirmer ensuite cette analyse (8) qui s'explique notamment par des raisons pratiques.

Parfois, le souscripteur, ignorant des modalités de formation du contrat d'assurance vie, s'adresse à un assureur sans s'être muni de tous les documents nécessaires pour remplir la clause bénéficiaire. Il apprend, lors de la conclusion du contrat avec l'assureur, grâce aux précisions de ce dernier tenu, désormais, d'un devoir de conseil et même de mise en garde, qu'il est bon de fournir des éléments d'identification précis du ou des tiers bénéficiaires. Le souscripteur découvrant qu'il n'en dispose pas repart sans avoir rempli la clause bénéficiaire et ne revient que quelques jours après. Encore cet exemple n'est-il qu'une illustration parmi d'autres possibles.

En réalité, ce que tous les protagonistes doivent enfin admettre -même si l'on comprend bien que la fiction créée par la jurisprudence au moyen de la stipulation pour autrui est parfois difficile à intégrer- c'est que le fait de vider son patrimoine de sommes importantes ou non pour les verser sur un contrat d'assurance vie n'est pas illicite ; de plus, elle est définitive, sauf volonté contraire du stipulant souscripteur. Ensuite, l'habillage, si l'on ose cette expression, ou les méthodes employées pour verser ces sommes à la personne choisie, ne sont pas l'aspect le plus déterminant, sous réserve qu'une violation légale n'ait pas lieu. La Cour de cassation a le souci de permettre le fonctionnement du droit des assurances. Et dans le contexte de la présente affaire, l'évolution réalisée par la loi n° 2007-1775 du 17 décembre 2007 (N° Lexbase : L5472H33) ne change rien.

Véronique Nicolas, Professeur agrégé, Faculté de droit de l'Université de Nantes, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", vice-doyen, Membre de l'IRDP

L'actualité de ce mois de janvier 2010 en matière d'assurance dommages donne l'occasion d'évoquer l'assurance en matière locative.

Dans l'arrêt rapporté, du 20 janvier 2010, le "risque locatif" se présente sous les traits de l'assurance d'un immeuble loué sous forme de "meublé".

Sans doute, en matière d'assurance locative, le droit est-il mieux établi sur le terrain du statut des baux d'habitation relevant de la loi du 6 juillet 1989 (loi n° 89-462 N° Lexbase : L8461AGH) que sur celui, moins encadré, des baux relevant du Code civil. Voilà qui, justement, renforce l'intérêt de cette décision du 20 janvier 2010, qui, parce qu'elle a eu à statuer sur l'incidence d'une absence d'assurance de la part d'un locataire d'un meublé, situation qui échappe au régime des baux d'habitation relevant de cette loi de 1989, apporte une contribution justifiant sa publication au Bulletin.

La règle de droit est, en effet, plus nette en matière de baux d'habitation, puisque la loi du 6 juillet 1989 prévoit en son article 7 g) une obligation pour le locataire "de s'assurer contre les risques dont il doit répondre en sa qualité de locataire".

Chacun a bien conscience de l'importance du risque que le locataire fait courir à son bailleur en cas de défaut d'assurance.

D'ailleurs, la cour d'appel de Paris a, logiquement, jugé qu'un tel défaut d'assurance constitue un manquement grave susceptible de nuire gravement au propriétaire, caractérisant par là même un motif légitime et sérieux de congé par celui-ci (CA Paris, 19 septembre 1991, Loyers et copr., 1992, n° 97).

Le locataire défaillant encourt ainsi la résiliation de son bail, et il ne nous semblerait pas incongru de pouvoir y ajouter une condamnation à des dommages-intérêts.

De son côté, la Cour de cassation s'est faite encore plus précise énonçant, par un arrêt du 17 mai 2006 (Cass. civ. 3, 17 mai 2006, n° 05-14.495, FS-P+B N° Lexbase : A8630DPC), que "l'inexécution par le locataire d'une des obligations lui incombant [peut] constituer un motif légitime et sérieux de congé même si elle a cessé à la date de délivrance de ce congé".

Ainsi, la découverte, à l'occasion d'un sinistre (en l'espèce un dégât des eaux), de ce que l'assurance n'avait pas été souscrite à la prise à bail mais bien plus tard, à une époque toutefois antérieure à la délivrance par le bailleur de son congé (en l'espèce le contrat d'assurance avait été souscrit 6 mois avant ce congé), ne saurait avoir d'effet "exonératoire" automatique pour locataire.

C'est donc que, à travers l'analyse du caractère légitime et sérieux du congé donné par le bailleur, il y a matière à analyser la situation tantôt comme une souscription "tardive" par le locataire, tantôt comme une "régularisation" de nature à ôter à sa faute un caractère suffisamment grave pour justifier un congé de son bailleur du chef de non-assurance.

Tout est, ici, question d'espèce et, logiquement, la Cour de cassation s'en remet sur ce point à une analyse souveraine des juges du fond.

Cette jurisprudence rendue sur le fondement de la loi du 6 juillet 1989 est-elle transposable, au-delà de son champ stricto sensu ? Peut-on imposer, au-delà des prescriptions légales, une assurance à tout locataire, et plus spécialement à la location "en meublé" ?

Il est, en effet, indéniable que la location "en meublé" constitue une forme de location initialement soumise au seul Code civil, qui est en passe de se doter d'un véritable statut, par soumission aux règles des articles L. 632-1 (N° Lexbase : L8990IDC) et suivants du Code de la construction et de l'habitation. Toutefois, ces règles ne contiennent aucune obligation, pour le locataire, de souscrire une assurance.

Chacun perçoit aisément les deux raisonnements qui s'offrent en alternative :

- soit considérer qu'il n'y a pas à "imposer" là où la loi ne l'impose pas ;

- soit considérer que ce n'est pas parce que la loi ne l'impose pas que la prudence (élémentaire) ne le commande pas !

Il est à l'évidence plus raisonnable de prôner la première analyse. Celle-ci est, d'ailleurs, conforme à la figure de "l'assurance obligatoire" qui, sous toutes ses formes (assurance pour les accidents de la circulation automobile, assurance pour les catastrophes naturelles, assurances "RC professionnelles" de professions réglementées, etc.), repose sur une loi.

Dès lors que la loi n'impose pas la souscription d'une telle assurance, il appartient aux parties de régler, par le contrat, cette situation. Dans cette perspective, il appartiendrait au bailleur et au locataire de prévoir, conventionnellement, la souscription d'un tel contrat. Dans le silence du contrat, il y a lieu de considérer que les parties ont entendu en dispenser le locataire.

La deuxième analyse, consistant à imposer une obligation pour le locataire de s'assurer sans le soutien d'un texte législatif ou d'une stipulation expresse du contrat sur ce point, conduit à emprunter une voie étroite : celle du "forçage de contrat". C'est cette voie qu'avait décidé d'emprunter la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 3 juillet 2008 entrepris, auquel le demandeur au pourvoi a fait grief de "se fonder sur un prétendu usage pour reprocher à la locataire un manquement à des obligations qui ne résultaient ni de la loi, ni du contrat" et d'avoir violé l'article 1135 du Code civil (N° Lexbase : L1235ABD) par fausse application (CA Paris, 6ème ch., sect. B, 3 juillet 2008, n° 07/11736 N° Lexbase : A5630D9E).

La Cour de cassation ne s'est pas montrée convaincue par cette voie des "suites du contrat" et écarte ce motif "erroné mais surabondant" pour retenir que "l'obligation pour le locataire d'un local meublé de s'assurer contre les risques dont il doit répondre [est], sauf stipulation expresse contraire, facultative".

C'est donc par stipulation expresse du bail que l'obligation d'assurance peut être imposée.

Cette solution, énoncée pour une location "en meublé", vaut d'ailleurs pour les baux commerciaux, puisque le statut défini aux articles L. 145-1 (N° Lexbase : L2327IBS) et suivants du Code de commerce n'évoquant pas la question, c'est, pour le surplus, le droit commun qui trouve à s'appliquer.

Ainsi renvoyés à régler conventionnellement la gestion du "risque locatif", bailleurs et locataires peuvent envisager plusieurs formules : soit la souscription d'un contrat d'assurance par le locataire seul, soit la souscription par le bailleur d'une "assurance pour compte", soit la souscription par l'un et l'autre. En cas de sinistre, cette dernière figure ne risque plus de tomber sous le coup des règles de l'assurance cumulative, depuis que la Cour de cassation en a modifié la définition et fait de l'identité de souscripteur l'un des critères de cette notion (9). Il devrait, en outre, y avoir place pour deux assurances "complémentaires", dès lors que le bailleur s'assure pour couvrir le risque posé par la non-assurance du locataire [pour le cas où le locataire n'aurait pas souscrit d'assurance ou pour le cas où l'assurance souscrite s'avèrerait inefficace (déchéance, etc.)]. L'assurance souscrite par le bailleur est alors "subsidiaire" et ne couvre pas le même risque que l'assurance "principale" souscrite par le locataire.

Si, à l'évidence, la couverture des dommages matériels (incendie, dégâts des eaux, etc.) est cruciale pour le bailleur, la couverture pour le locataire des conséquences de sa responsabilité l'est tout autant ! Il est donc fortement recommandé de ne négliger aucun de ces aspects. A tout prendre, mieux vaut sans doute être trop protégé que pas du tout...

Au vu des faits de l'espèce jugée par l'arrêt examiné du 20 janvier 2010, il vient immédiatement à l'esprit, en conjecturant quelque peu, que, si le défaut d'assurance par le locataire (étudiant) n'avait pas été "couvert" par une assurance pour compte prise par le bailleur, les conséquences de dommages au local dont le locataire auraient été responsable lui auraient été nécessairement imputées. S'agissant d'un étudiant, il aurait été possible de se tourner vers la mise en oeuvre de la "multirisque habitation" de ses parents pour examiner les possibilités d'obtenir sur ce fondement un palliatif au défaut d'assurance du risque locatif...

En dehors, et si l'on élargit la réflexion, il convient également de signaler que le bailleur doit veiller à ne pas négliger un risque majeur en matière locative, celui d'impayés. L'assurance perte de loyers est une réponse adéquate.

Bien que la jurisprudence sur cette forme d'assurance ne semble guère fournie, quelques arrêts ont permis à la jurisprudence d'apporter d'importantes précisions.

Ainsi en est-il d'une décision de la cour d'appel de Paris en date du 7 décembre 2006 (CA Paris, 16ème ch., sect. B, 7 décembre 2006, n° 05/17189, SAS Galerie Vano c/ SCI La Taral N° Lexbase : A5301DXM), dans lequel les juges parisiens ont eu à statuer sur un bail commercial comportant une stipulation faisant peser sur le preneur les charges taxes et dépenses de toutes natures relatives à l'immeuble, y compris les charges d'assurance. Le locataire avait cherché à échapper au paiement de la prise en charge de la partie de la prime d'assurance couvrant la perte de loyer, en soutenant que cette assurance couvrirait le risque d'insolvabilité du preneur, c'est-à-dire un risque extérieur à la chose assurée. La cour d'appel lui a rétorqué "ubi lex non distinguit" (les parties n'ayant pas distingué les éléments d'assurance dans leur convention) et, après examen des conditions générales du contrat d'assurance, a souligné que la perte de loyer avait été envisagée en tant que dommage immatériel consécutif.

Ainsi encore un arrêt du 23 juin 2006 (CA Paris, 25ème ch., sect. B, 23 juin 2006, n° 03/21316, MMA IARD et autres c/ M. Polychronis V. N° Lexbase : A6469DRZ) précise que, dans le cadre du contrat d'assurance perte de loyers garantissant le bailleur contre les risques locatifs, il n'appartient pas au bailleur d'épuiser préalablement les voies de recouvrement contre les locataires, faute pour l'assureur de justifier d'une déchéance ou d'une limitation contractuelle de garantie en ce sens.

En outre, la rédaction des contrats d'assurance couvrant le "risque locatif" est, comme tout contrat d'assurance, susceptible de difficultés d'interprétation, comme en atteste un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 23 mars 1988 (Cass. civ. 3, 23 mars 1988, n° 86-17.361, New Hampshire Insurance Company c/ SARL Manpower et autres N° Lexbase : A0029CZ4), dans lequel le pourvoi de l'assureur cherchant à se prévaloir d'une clause d'exclusion à l'encontre du locataire est rejeté.

L'arrêt de la Cour de cassation du 20 janvier 2010, avec sagesse, juge que la couverture d'un risque locatif en dehors d'une obligation légale d'assurance doit relever de la loi du contrat et exige une stipulation expresse. Voilà qui renvoie chacun des protagonistes (bailleur/locataire/assureur) à ses responsabilités.

Au bailleur d'être vigilant s'il souhaite que son bien loué soit couvert par une assurance souscrite par son locataire. Au locataire d'être vigilant pour ne pas avoir, in fine, à supporter les conséquences de dommages pour lesquels il ne serait pas couvert. A l'assureur d'être vigilant dans la rédaction des contrats couvrant le "risque locatif" et de veiller à son articulation avec d'autres garanties.

Sébastien Beaugendre, Maître de conférences, Faculté de droit de Nantes, Membre de l'IRDP (Institut de Recherche en Droit Privé)

  • Du caractère aléatoire du contrat d'assurance protection juridique : analyse de la "genèse" d'un sinistre de protection juridique (Cass. civ. 2, 14 janvier 2010, n° 08-14.272, FS-D N° Lexbase : A2937EQT)

Dans le cadre de cette chronique, nous avions attiré l'attention du lecteur sur l'apport de la réforme de l'assurance de protection juridique par la loi du 19 février 2007 (loi n° 2007-210, portant réforme de l'assurance de protection juridique N° Lexbase : L4510HUL) et sur l'apport d'un arrêt du 7 décembre 2006 (Cass. civ. 2, n° 05-19.306, FS-P+B N° Lexbase : A8396DSR) à la question de l'assurabilité du risque en matière de protection juridique (10). Cet arrêt avait, notamment, mis en lumière le rôle des délais de carence pour empêcher toute "réalisation volontaire" d'un sinistre de protection juridique par l'assuré.

On gardera à l'esprit que l'un des apports majeurs de la réforme législative de 2007 a consisté à définir la notion de sinistre en protection juridique. Tel est l'objet de l'article L. 127-2-1 du Code des assurances (N° Lexbase : L6582HWP), créé par cette réforme, qui dispose : "Est considéré comme sinistre, au sens du présent chapitre, le refus qui est opposé à une réclamation dont l'assuré est l'auteur ou le destinataire".

La définition permet de fixer un point de départ à une éventuelle déchéance pour déclaration tardive et au jeu de la prescription. Ce n'est pas pour autant que toute question relative à un sinistre de protection juridique soit réglée.

L'une des plus épineuses relève de la genèse du sinistre et du respect du caractère aléatoire de l'assurance. Cet aléa est lié à la survenance du fait générateur d'un différend ou litige, c'est-à-dire l'évènement qui va causer l'atteinte par l'assuré aux droits d'un tiers ou l'atteinte aux droits de l'assuré par un tiers.

Sous l'angle du caractère aléatoire, le problème de l'antériorité du sinistre à la souscription pose problème. Plus exactement, c'est la connaissance par l'assuré des éléments d'une situation ayant une très forte probabilité de dégénérer en différend ou en litige qui pose problème.

En effet, il est deux lectures possibles.

La première consiste à penser que tant que le sinistre ne s'est pas réalisé, c'est-à-dire tant que "le refus qui est opposé à une réclamation dont l'assuré est l'auteur ou le destinataire" n'est pas survenu, le sinistre n'est pas constitué et la situation demeure aléatoire. Le risque demeure parfaitement assurable, mais le "proposant" à l'assurance en protection juridique, futur assuré, devrait alors parfaitement éclairer son assureur en répondant loyalement au questionnaire de son assureur, conformément à l'article L. 113-2 du Code des assurances (N° Lexbase : L0061AAI) et sous peine des sanctions prévues par les articles L. 113-8 (N° Lexbase : L0064AAM) et L. 113-9 (N° Lexbase : L0065AAN) du même code.
La seconde consiste à penser que, même si le sinistre n'est pas encore réalisé, parce que le tiers n'a pas encore formé de "réclamation", l'assuré qui sait être à l'origine d'une situation qui a de très forte chance de dégénérer en différend ou en contentieux est dans la position d'un assuré qui, ayant maîtrisé l'aléa et précipité la réalisation du risque, aboutit, en réalité, à priver le contrat souscrit d'aléa.

L'arrêt rapporté, du 14 janvier 2010, opte pour la deuxième voie. Plus exactement, c'est l'analyse empruntée par les juges du fond (cour d'appel de Pau) et que suit la Cour de cassation, puisque, désormais (11), elle s'en remet, pour tout ce qui relève de l'interprétation de l'aléa, à l'analyse souveraine des juges du fond.

C'est ainsi que les Hauts magistrats s'appuient sur le constat selon lequel la souscription du contrat litigieux a eu lieu "à effet du 1er janvier 2000 et que la déclaration de sinistre effectuée par le maire de la commune est du 16 octobre 2002, tandis que les éléments de la situation litigieuse se sont révélés dès l'année 1996", pour en déduire que la cour d'appel "en a souverainement déduit que les faits à l'origine du litige principal étaient connus de la commune avant la souscription des garanties de protection juridique, de sorte que faute d'aléa, l'assureur devait être mis hors de cause".

De notre point de vue, il convient de bien distinguer le risque putatif d'avec le risque potentiel dont l'assuré connaît la très forte probabilité de réalisation au point de ruiner l'aléa, qui ne se réduit plus qu'à une hypothétique non-réaction d'un tiers auquel l'assuré sait avoir, par son activité, porté atteinte.

L'espèce jugée par l'arrêt examiné relevait visiblement de cette dernière hypothèse puisque l'assuré, une commune, avait exproprié un terrain voisin de son domaine privé menacé de ruine par les falaises dont elle avait la charge de l'entretien. Dans ce contexte, il n'est guère surprenant que les propriétaires expropriés aient initié un contentieux (aux fins d'obtention d'une indemnisation complémentaire du dommage tenant à la perte de valeur de l'immeuble entre son acquisition et l'évaluation entreprise dans le cadre de la procédure d'expropriation, en soutenant que la commune aurait commis une faute en n'entretenant pas son domaine privé en dépit de ses engagements et en laissant se créer un risque d'effondrement) qui était, pour l'assuré, parfaitement prévisible...

L'arrêt doit donc être pleinement approuvé.

Sébastien Beaugendre, Maître de conférences, Faculté de droit de Nantes, Membre de l'IRDP (Institut de Recherche en Droit Privé)


(1) Cass. civ. 2, 16 novembre 2006, n° 05-18.631, Société Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie et du commerce (MACIF), FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3238DSQ), Bull. civ. II, n° 320 ; RCA, 2006, comm. n° 372 et repère 12 ; D. Baugard, La transaction de la loi du 5 juillet 1985 confrontée aux concessions réciproques, RLDC, 2007/36, n° 2439.
(2) Cf. note (1).
(3) Art. 8, JORF du 7 mars 2007, en vigueur le 1er janvier 2009.
(4) Art. 2, JORF du 20 mars 1988.
(5) Cass. civ. 1, 4 juin 2009, n° 08-15.093, Mme Rosemée Didier, épouse Salmon, F-P+B (N° Lexbase : A6326EHR) et nos obs., Testament, droit des assurances vie et primes exagérées, in Chronique en droit des assurances dirigée par Véronique Nicolas, Professeur, avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences - Juillet 2009, Lexbase Hebdo n° 358 du 9 juillet 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N9907BK7).
(6) Cass. civ. 1, 20 mai 2009, n° 08-11.355, M. Sylvain Coulon, FS-P+B (N° Lexbase : A1929EHW).
(7) L. Mayaux in Traité de droit des assurances : les assurances de personnes, Tome IV, 2007.
(8) La Cour de cassation avait admis ce procédé dès avant la loi du 13 juillet 1930 : Cass. civ., 19 novembre 1907, D.P., 1908, 1, p.129. Elle l'a, bien entendu, confirmé après l'adoption de la loi, ayant donc repris sa propre jurisprudence : Cass. civ., 20 mars 1944, D.C., 1944, J., p. 107 ; Rev. Ass. Terr., 1944, p. 239.
(9) Cass. civ. 1, 21 novembre 2000, n° 98-11.891, Compagnie Prudence créole GFA c/ Compagnie La Préservatrice foncière et autres (N° Lexbase : A9332AH4), Bull. civ. I, n° 292, Rapp. Annuel, p. 407.
(10) Nos obs. in Chronique en droit des assurances, Lexbase Hebdo n° 251 du 7 mars 2007 - édition privée générale (N° Lexbase : N2992BA3).
(11) Là-dessus, cf. nos obs. Du contrôle "léger" de l'aléa par la Cour de cassation, à propos de Cass. civ. 2, 7 février 2008, n° 04-11.842, M. Elie Khayat, F-D (N° Lexbase : A7184D4T), qui fait le point sur le contrôle de la Cour de cassation depuis qu'elle a décidé de l'abandonner au pouvoir souverain des juges du fond. Les arrêts initiateurs sont : Cass. civ. 1, 20 juin 2000, n° 97-22.681, Société Châlets des Fiaux et autre c/ Groupement d'intérêt économique G20 et autre (N° Lexbase : A3549AUY), Bull. civ. I, n° 189 et Cass. civ. 1, 4 juillet 2000, n° 97-22.570, Compagnie Union des assurances de Paris (UAP) c/ Société Novergie exploitation, société anonyme et autres (N° Lexbase : A5483CMZ), H. Groutel, L'appréciation de l'aléa et de la faute intentionnelle dans le contrat d'assurance, Resp. civ. et ass., 2000, chron. 24. Le premier énonce "que l'appréciation de l'aléa, dans le contrat d'assurance, relève du pouvoir souverain des juges du fond", tandis que le second énonce que "l'appréciation par les juges du fond du caractère intentionnel d'une faute, au sens de l'article L. 113-1, alinéa 2, du Code des assurances (N° Lexbase : L0060AAH), est souveraine et échappe au contrôle de la Cour de cassation".

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Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Le point de vue d'un Bâtonnier aujourd'hui... Philippe-Henri Dutheil, Bâtonnier de l'Ordre des avocats du Barreau des Hauts-de-Seine

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010

Régulièrement, les éditions juridiques Lexbase se plaisent à donner la plume au Bâtonnier d'un des 181 barreaux qui constituent le maillage ordinal de la profession d'avocat, afin qu'il ou elle évoque, avec nos lecteurs, son point de vue sur l'avenir des professions juridiques et, plus particulièrement, celui sur la profession qui l'anime au quotidien, et ses ambitions pour le barreau dont il ou elle a la charge. Aujourd'hui, rencontre avec... Philippe-Henri Dutheil, Bâtonnier de l' Ordre des avocats du Barreau des Hauts-de-Seine. Lexbase : Pouvez-vous nous présenter le Barreau des Hauts-de-Seine ?

Philippe-Henri Dutheil : Le Barreau des Hauts-de-Seine compte environ 1 900 avocats inscrits, dont 55 % de femmes.

Il est le premier barreau d'affaires, avec plus des deux tiers de son effectif qui exerce l'activité de conseil (pour la plupart, au sein de cinq grandes structures). Leur clientèle est composée d'institutionnels, de sociétés nationales et internationales, etc.. Mais, notre Barreau est également composé de très nombreux confrères plus orientés sur l'activité judiciaire et dont la clientèle peut être qualifiée de "proximité" (composée, par exemple, de petites et moyennes entreprises et de particuliers). Des structures plus petites ou individuelles coexistent donc aux côtés des grands cabinets, ce qui en fait une originalité unique dans le paysage ordinal français.

Tous les avocats inscrits sont hautement qualifiés, leur formation correspondant aux besoins de conseil et de défense, aussi bien pour les activités commerciales, économiques et financières, que dans le domaine privé, la famille, les successions, l'immobilier ou la gestion de patrimoine. L'Ordre tient sa richesse de la diversité (sociale, économique, financière, etc.) du territoire qu'il recouvre.

Né il y a à peine quarante ans, le Barreau est, également, jeune au regard de l'âge des confrères : en dessous de quarante ans pour plus de la moitié d'entre eux.

Notre Barreau peut être défini comme moderne et dynamique (notamment, en ce qu'il est ouvert aux échanges électroniques avec le tribunal, aux nouvelles technologies et aux modes organisationnels des cabinets), mais aussi (et surtout) solidaire. Nous mettons, en effet, un point d'honneur à soutenir les confrères qui rencontrent des difficultés ponctuelles ou structurelles, en les écoutant, les conseillant et les orientant.

Lexbase : Depuis le 1er janvier dernier, le Barreau de Paris est dirigé par un tandem, Jean Castelain, Bâtonnier, et Jean-Yves Le Borgne, vice-Bâtonnier (1). Que pensez-vous de la création de ce nouveau statut ? Selon vous, la solution du "ticket" est-elle opportune pour le Barreau des Hauts-de-Seine ?

Philippe-Henri Duteil : Je suis sans réserve aucune pour la création de cette nouvelle fonction de vice-Bâtonnier et je suis, aussi, convaincu qu'elle constitue une solution pragmatique et efficace pour un Barreau comme le nôtre. Eu égard à sa diversité (il est aussi bien composé d'avocats tournés vers le conseil, qu'orientés sur le contentieux), un "ticket" améliorerait sans aucun doute la représentation des confrères, mais plus encore, l'efficacité même du travail du Bâtonnier.

Ce système aurait pour autre avantage considérable de répartir la charge de travail du Bâtonnier qui resterait, bien entendu, décisionnaire, mais organisée différemment qu'avec le seul outil des délégations, par exemple.

Lexbase : Dans les grandes lignes, quelles sont les positions du Barreau des Hauts-de-Seine sur les propositions de réformes préconisées dans le rapport "Darrois" ?

Philippe-Henri Dutheil : Le Conseil de l'Ordre a arrêté sa position sur les différentes préconisations du rapport "Darrois", le 4 novembre 2009, après avoir enrichi sa réflexion des travaux de plusieurs groupes de travail dédiés à chaque thème (acte d'avocat, interprofessionnalité, structure d'exercice, formation et aide juridictionnelle) et des échanges intervenus lors de deux conseils que j'ai ouvert à tous mes confrères, auxquels sont intervenus Jean-Michel Darrois et Thierry Wickers, président du CNB.

Nous adhérons à un certain nombre des propositions formulées par la commission "Darrois", à l'exception notable, de celles afférentes à l'aide juridictionnelle. Mais en liminaire, je tiens à indiquer que nous regrettons que l'interprofessionnalité ait été préférée à la création d'une grande profession du droit, tant il est vrai que l'exercice du droit à titre principal aurait pu être un facteur d'unité entre les professions concernées, lesquelles ont toutes à faire face à une concurrence accrue, notamment, de la part d'autres professionnels exerçant le droit à titre accessoire.

Sur le statut d'avocat en entreprise. Placer le droit au centre de la société, en ce compris, le monde économique et de l'entreprise, me semble un impératif. La création du statut d'avocat en entreprise permettrait d'atteindre au mieux cet objectif et de valoriser l'avocat dans le monde des affaires.

Pour autant, la question se pose de la compatibilité d'un tel statut avec le respect des principes essentiels qui régissent la profession et, en particulier, ceux du secret professionnel et de l'indépendance. Apporter une réponse à ces problématiques n'est, effectivement, pas simple, mais c'est loin d'être impossible, ainsi qu'en témoigne l'exemple canadien, véritable réussite.

Notre ordre a formulé des débuts de réponse. Il nous semble, ainsi, primordial que :

- ce statut corresponde à un exercice professionnel responsable de la fonction juridique dans l'entreprise, caractérisé, notamment, par le positionnement hiérarchique au sein de la structure employeur (fonction à hautes responsabilités, proche de la direction générale et fonction d'encadrement des juristes en interne) ;

- la compétence professionnelle de l'avocat en entreprise soit exclusivement orientée sur le service de l'entreprise, à l'exclusion de celui de ses clients ou du personnel ;

- le contrat de travail de l'avocat en entreprise contienne toute garantie quant à l'indépendance d'exercice professionnel de l'avocat et au respect par ce dernier des principes essentiels de sa profession ;

- l'exception déontologique soit réservée au Bâtonnier, en cas de difficulté ou de confit avec l'entreprise employeur ;

- la convention collective de l'avocat en entreprise soit celle de l'avocat salarié ;

- le contrat de travail n'exclut pas la possibilité d'accepter un statut à temps partiel, permettant à l'avocat d'être salarié par plusieurs entreprises ;

- l'avocat en entreprise ne soit pas inscrit sur un tableau séparé, celui -ci devant, plus généralement, pouvoir pleinement exercer toutes les prérogatives attachées à sa profession d'avocat.

Pour revenir, en particulier, sur les craintes tenant à la perte d'indépendance de l'avocat en entreprise, je ne suis pas convaincu que la question découle du statut.

Sur les réformes institutionnelles. Il est essentiel que les institutions soient réformées. En particulier, les moyens doivent être mutualisés. Je pense, bien entendu, au regroupement des CARPA (y compris les plus importantes) et des Barreaux. Sur ce dernier point, il devrait se faire intelligemment : le niveau de regroupement doit être suffisamment pertinent afin de ne pas supprimer la proximité ordinale. Cette réforme pourrait pousser jusqu'à la création d'un ordre national.

A mon sens, à ce jour, seul le CNB pourrait prétendre à un tel statut. Cela impliquerait, néanmoins, une réorganisation de l'institution, en particulier, en termes d'élection et de représentativité.

Sur les structures d'exercice. Eu égard à la diversité des structures d'exercice de notre Barreau, nous ne pouvons qu'adhérer à toutes les propositions tendant à une plus grande souplesse. En particulier, nous souhaitons vivement que soient améliorés :

- le statut actuel des associations d'avocats à responsabilité professionnelle individuelle, en les dotant de la personnalité morale ; et

- le fonctionnement des SEL ; il serait plus simple de permettre l'adoption des structures sociétaires de droit commun, sous réserve du respect des principes essentiels de la profession, que de gérer de multiples réglementations de sociétés particulières.

Nous souhaitons, également, vivement qu'il soit permis :

- aux associés des SEL de ne pas prendre en compte, s'ils le souhaitent, la valeur de la clientèle de la société dans la valorisation des titres sociaux ;

- aux structures d'exercice française d'accueillir comme membres et/ou associés, des avocats étrangers exerçant pour son compte à l'étranger, ainsi que de prendre des participations dans des cabinets exerçant à l'étranger ;

- aux avocats membres d'une SEL d'exercer leur activité professionnelle tant dans la société mère que dans sa filiale, si la première contrôle la seconde.

Sur l'aide juridictionnelle. Nous rejetons toute taxation supplémentaire de l'avocat, qui contribue déjà grandement au financement de l'aide juridictionnelle.

Nous nous opposons, également, à la mise en place d'un système de "ticket modérateur justice", en ce qu'il taxerait les plus faibles.

Le système nécessite une refonte globale. Dans ce cadre, nous préconisons l'instauration d'une contribution de solidarité prélevée au travers des actes juridiques établis par les professionnels exerçant le droit à titre principal et accessoire (en ce compris, les contrats de protection juridique, ceux soumis à enregistrement et à publicité légale, etc.), ainsi que par les collectivités locales. Nous invitons, également, les magistrats à utiliser systématiquement les dispositions des articles 36 et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, relative à l'aide juridique (N° Lexbase : L8607BBE).

Lexbase : Une autre réforme fait beaucoup de bruit et suscite de nombreuses craintes, celle de la procédure pénale. Quelles positions votre Barreau a-t-il prises vis-à-vis des préconisations du rapport "Léger" ?

Philippe-Henri Dutheil : Il faut choisir entre un système inquisitoire et un système accusatoire.

On aurait pu penser que la commission "Léger" aurait opté pour le second, en annonçant un juge arbitre et un procureur enquêteur qui soutiendrait les charges à l'audience, face à l'avocat assurant la défense de son client. Elle ne l'a pas fait, mais a, au contraire, préféré se maintenir dans un système inquisitoire, avec un transfert de compétences de direction d'enquête, pour les affaires les plus complexes, du juge d'instruction au Procureur de la République. Ce faisant, elle entend, profondément, réformer les équilibres actuels. Le Procureur de la République est, en effet, au centre de la procédure et concentre tous les pouvoirs : il engage les poursuites, il fait l'enquête ou la contrôle, il choisit la procédure, il ordonne le renvoi devant la juridiction de jugement et il soutient l'accusation à l'audience.

Dès lors, une telle réforme implique nécessairement que soit totalement repensé le statut du parquet dans son rapport hiérarchique avec le pouvoir exécutif, sous peine de mettre en péril l'indépendance du pouvoir judiciaire et d'atteindre à la démocratie.

La défense des libertés doit être au coeur de la réforme ; au coeur de la procédure. Les libertés doivent être défendues dès le stade de la garde à vue, qui fait tant polémique actuellement. Il est impératif que l'avocat puisse assister son client dès sa mise en cause et tout au long de cette procédure, avec un accès aux éléments du dossier (sur ces points, le système français est bien en dessous des exigences posées par la Cour européenne des droits de l'Homme).

Enfin, la défense pénale est assurée majoritairement au titre de l'aide juridictionnelle. Le développement des droits de la défense est, donc, nécessairement, lié à une extension des missions de celle-ci. Toute réforme de la procédure pénale dans le but d'un meilleur exercice des droits de la défense est, donc, indissociable d'une réforme de l'aide juridictionnelle.

Il appartient à l'Etat de garantir, par la solidarité nationale, le droit pour chacun d'être effectivement entendu. Il s'agit d'un des fondements de la démocratie.

Lexbase : Quelles sont les actions de communication du Barreau des Hauts-de-Seine, sur les plans interne et externe ?

Philippe-Henri Dutheil : Le Barreau des Hauts-de-Seine mise beaucoup sur la communication, à l'image des autres grands Barreaux.

Celle avec les citoyens est essentielle, en ce qu'elle favorise l'accès au droit. Nos actions en la matière sont, donc, importantes et majoritairement tournées vers les plus démunis. Nous assurons, par exemple, des consultations juridiques gratuites au sein des "Restos du coeur" (qui disposent de huit points au sein de notre département). Nous avons, également, mis en place une antenne victime (démarche initiée par le Barreau de Seine-Saint-Denis) et de défense des violences faites aux femmes. Nous multiplions, enfin, les actions auprès des lycées.

En interne, nous nous concentrons sur les nouvelles technologies. Notre site internet comporte un volet ouvert au public, mais également un volet sécurisé accessible aux avocats (dont la vocation est d'être une toque dématérialisée). Nous lançons, sur notre site, un réseau social entre les avocats des Hauts-de-Seine, afin de tous les rapprocher. L'exercice solitaire de la profession n'est pas une fatalité.

Lexbase : Vous êtes arrivé à mi-mandat. Quel bilan faîtes-vous de l'année passée ? Quels sont vos objectifs et priorités pour l'année 2010 ?

Philippe-Henri Dutheil : En 2010, j'entends continuer toutes les actions menées jusqu'à présent. Elles sont principalement, d'une part, d'ordre solidaire et tournées vers l'amélioration des conditions d'exercice des confrères en exercice individuel et, d'autre part, visant à renforcer le barreau d'affaires que nous sommes.

Ainsi, nous mettons un point d'honneur à assurer une aide continue de nos confrères au début de leur activité et tout au long de leur vie professionnelle. A cette fin, différents services sont mis en place au sein de l'ordre, tels les services d'aides à l'installation, d'aides au développement, de tutorat des jeunes avocats, de prévention des difficultés et d'accompagnement lorsqu'elles surviennent, etc..

En partenariat avec un éditeur juridique, nous avons, également, mis en place des formations dispensées gratuitement à nos confrères et relatives aux problématiques récurrentes de marché et d'exercice de leur activité.


(1) Lire Création de la fonction de vice-Bâtonnier - Questions à Maître Jean -Yves Le Borgne, futur vice-Bâtonnier du barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 9 du 24 novembre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N4667BMS).

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Procédures fiscales

[Chronique] Lois de finances pour 2010 et rectificative pour 2009 : chronique de procédures fiscales

Réf. : Lois de finances pour 2010 (loi n° 2009-1673 N° Lexbase : L1816IGD) et de finances rectificative pour 2009 (loi n° 2009-1674 N° Lexbase : L1817IGE)

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par Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix Marseille III

Le 07 Octobre 2010


Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, chaque semaine, depuis un mois, une chronique thématique consacrée aux dispositions phares des lois de finances pour 2010 (loi n° 2009-1673) et de finances rectificative pour 2009 (loi n° 2009-1674), adoptées par le Parlement et validées par le Conseil constitutionnel à l'exception notamment de la taxe carbone. Cette semaine, Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix Marseille III, revient sur les mesures visant a renforcer les dispositifs anti-abus de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, tant au plan du droit international qu'au plan du droit interne ; le contexte et les engagements internationaux n'étant, certainement pas, totalement étrangers à cette évolution.

I - Le renforcement du dispositif anti-abus

La transparence a été le souci du législateur pour modifier des dispositions existantes.

A - L'article 123 bis du CGI

Pour lutter contre l'usage abusif des régimes fiscaux privilégiés, en ce qui concerne les contribuables relevant de l'impôt sur le revenu, un dispositif de rattachement à leur base imposable des revenus de certaines entités extérieures a été prévu par le législateur à l'article 101 de la loi de finances pour 1999. Codifié à l'article 123 bis du CGI (N° Lexbase : L3247IGD), ce dispositif concerne les personnes physiques domiciliées en France qui détiennent directement ou indirectement 10 % des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une entité établie ou constituée hors de France et soumise à un régime fiscal privilégié.

L'entité extérieure peut être une personne morale, un organisme, une fiducie ou une institution comparable. Le caractère privilégié du régime fiscal auquel elle est soumise s'apprécie au regard des dispositions de l'article 238 A du CGI (N° Lexbase : L4758HLS). Seules sont toutefois concernées les entités extérieures dont l'actif ou les biens sont constitués de valeurs mobilières, de créances, de dépôts ou de comptes courants.

Avec cette disposition les personnes physiques sont imposées au titre de revenus mobiliers, y compris en l'absence de toute distribution. Le dispositif exclut la prise en compte d'éventuels déficits de l'entité étrangère, dont la compensation avec les revenus de capitaux mobiliers de la personne physique imposable en France pourrait déterminer une réduction d'assiette imposable.

On peut considérer que l'ancienne rédaction de l'article 123 bis du CGI (N° Lexbase : L2136HLP) posait un problème de compatibilité avec l'article 43 du Traité CE garantissant la liberté d'établissement.

La loi de finances rectificative a modifié l'article 123 bis, pour le sécuriser au regard de la jurisprudence communautaire et pour introduire une présomption de détention minimale de 10 % déclenchant l'application du dispositif lorsque la personne physique détient des intérêts dans une entité située à l'étranger.

B - L'article 209 B du CGI

L'article 209 B du CGI (N° Lexbase : L3313IGS) permet à l'administration d'imposer en France les résultats des filiales et des succursales implantées dans des territoires à fiscalité privilégiée.

Le Conseil d'Etat, en formation d'Assemblée, a jugé le 28 juin 2002 que l'ancien article 209 B du CGI n'était pas compatible avec le jeu des conventions fiscales internationales et estimait par ailleurs qu'il était contraire au principe communautaire de la liberté d'établissement (CE Ass., 28 juin 2002, n° 232276, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Schneider Electric N° Lexbase : A0219AZ7). Cet article a fait l'objet d'une réécriture dans le cadre de la loi de finances pour 2005 (loi n° 2004-1484 du 31 décembre 2004, art. 104 N° Lexbase : L5203GUA).

La nouvelle rédaction fait une distinction entre l'implantation à l'intérieur et celle réalisée à l'extérieur de l'Union européenne. Dans la première hypothèse la liberté d'établissement est sauvegardée. Toutefois, l'administration peut invoquer les dispositions de l'article 209 B CGI lorsque l'implantation dans un autre Etat de l'Union européenne constitue, de son point de vue, un montage artificiel dont le but est de contourner la législation française. Dans la seconde hypothèse il convient de faire la différence selon que l'implantation se fait sous forme de filiales ou de succursales.

Les bénéfices réalisés par une filiale sont réputés distribués à la société mère française. Dans les conventions de double imposition, les revenus distribués sous forme de dividendes ou autrement sont imposables en tant que revenus de capitaux mobiliers dans l'Etat de résidence du bénéficiaire. Cette présomption de distribution suppose que la société française dispose du contrôle majoritaire de sa filiale.

En revanche, lorsqu'une société française implante une succursale dans un territoire à fiscalité privilégiée, il s'agit d'un simple établissement non doté de la personnalité juridique. Les résultats correspondants sont imposés en France en tant que bénéfices et non en tant que revenus réputés distribués. S'il existe une convention fiscale qui lie la France à ce territoire, celle-ci réserve le droit d'imposer les résultats de l'établissement à l'Etat sur le territoire duquel il est situé. Pour que la France puisse se prévaloir de l'article 209 B, il faut que la convention le prévoie de façon expresse. Dans ce cas la double imposition est neutralisée par l'imputation sur l'impôt dû en France des impôts payés à l'étranger.

En 2009, dans le cadre d'une politique générale visant à renforcer la lutte contre les territoires non coopératifs, le législateur a souhaité renforcer sa législation à l'encontre des entreprises étrangères implantées dans ces Etats ou territoires. Avec la nouvelle rédaction de l'article 209 B du CGI, les entreprises françaises contrôlant des entités juridiques situées hors de France, dans un Etat ou territoire non coopératif, qui voudront bénéficier des dispositions de l'article 209 B permettant aux entités dont les revenus financiers et intragroupe restent en deçà d'un certain seuil, d'échapper à l'imposition devront démontrer qu'elles respectent ces seuils. Ce qui signifie que la charge de la preuve est, désormais, renversée.

C - Les prix de transfert

A suivre la définition de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les prix de transfert sont "les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées". Ils peuvent être définis comme étant les prix des transactions entre sociétés d'un même groupe et résidentes d'Etats différents, ils supposent des transactions intragroupes et le passage d'une frontière.

Les entreprises sont concernées non seulement pour les ventes de biens et de marchandises, mais aussi pour toutes les prestations de services intragroupes tel que le partage de certains frais communs entre plusieurs entreprises du groupe, la mise à disposition de personnes ou de biens, ou encore les services que peut rendre une entreprise du groupe aux autres entreprises. La notion de groupe suppose l'existence de liens de dépendance, juridiques ou de fait, entre les différentes entreprises qui le composent.

Les pays de l'OCDE ont accepté le principe que le prix de transfert soit "le prix de pleine concurrence", pour les opérations intragroupe, afin d'éviter les distorsions de concurrence entre les entreprises et des conflits entre les différentes administrations fiscales. En conséquence, le prix pratiqué entre des entreprises dépendantes doit être le même que celui qui aurait été pratiqué sur le marché entre deux entreprises indépendantes. L'article 57 du CGI (N° Lexbase : L3365IGQ) reprend ce principe en exigeant que les conditions convenues par les parties ayant un lien de dépendance, dans le cadre de leurs relations financières ou commerciales, soient celles auxquelles on pourrait s'attendre si les parties n'avaient aucun lien de dépendance.

Il appartient à l'entreprise de s'assurer que les prix de transfert qu'elle pratique ne s'écartent pas du prix dit "de pleine concurrence". L'OCDE préconise des méthodes pour fixer un prix de pleine concurrence mais l'entreprise peut choisir l'une de celles préconisées, ou une autre, dès lors qu'elle est en mesure de la justifier.

La législation n'impose pas de joindre une documentation relative aux prix de transfert à la déclaration annuelle de résultat de l'entreprise. Toutefois l'article L. 13 B du LPF (N° Lexbase : L3346IGZ) énonce qu'en cas de vérification de comptabilité, l'entreprise doit être en mesure de justifier de la pertinence de la méthode choisie et surtout le caractère normal de la rémunération en se fondant à la fois sur une analyse fonctionnelle et sur un examen de comptabilité. Autrement dit l'entreprise doit fournir "une documentation" justifiant de son prix de pleine concurrence. L'analyse fonctionnelle consiste pour l'entreprise à s'interroger sur sa place et son rôle économique au sein du groupe, à recenser les fonctions exercées, les risques encourus, les actifs corporels et incorporels utilisés.

La documentation fournie doit contenir des informations juridiques, économiques, fiscales, comptables et méthodologiques quant aux modalités de détermination du prix de transfert. Il est utile de préciser la nature des relations qui lient l'entreprise française et l'entreprise étrangère, les modalités pratiques de facturation entre les deux entreprises, mais aussi une analyse du marché et un raisonnement économique justifiant la méthode retenue. L'entreprise doit conserver tous les documents utilisés pour la définition et la mise en oeuvre du prix de transfert, elle peut avoir recours à des conseils extérieurs.

Lorsque l'administration a réuni des éléments faisant présumer qu'un transfert de bénéfices est susceptible d'exister et que l'entreprise vérifiée ne fournit pas les informations demandées, dans le cadre du débat oral et contradictoire, l'article L. 13 B du LPF l'autorise à demander, selon une procédure écrite, des informations juridiques, économiques, fiscales, comptables, méthodologiques sur les modalités selon lesquelles a été défini le prix de transfert entre l'entreprise française et une entreprise liée située à l'étranger. Si l'entreprise ne répond pas, ou pas de façon satisfaisante, l'administration lui adresse une mise en demeure de répondre ou de compléter sa réponse dans un délai de trente jours. A défaut de réponse, ou de réponse satisfaisante, l'administration évalue les bases d'imposition à partir des éléments dont elle dispose et applique une amende pour chaque exercice visé par la demande.

Au nom d'une plus grande transparence dans les transactions impliquant les groupes internationaux, le législateur a renforcé les obligations des contribuables. En effet, la loi de finances rectificative pour 2009 modifie le dispositif en rendant obligatoire la production de la documentation dès lors qu'un certain seuil du chiffre d'affaires (400 000 000 d'euros) ou le total du bilan est dépassé. Cette obligation vaut pour toute personne morale établie en France dès lors qu'elle-même ou qu'une entité juridique la détenant, ou détenue par elle, dépasse le seuil précité. Un décret en Conseil d'Etat viendra préciser la documentation à produire.

En outre une obligation particulière est introduite concernant les transactions de toute nature réalisées avec des entités situées dans un Etat, ou territoire non coopératif. Les entités françaises devront être en mesure, sous peine de sanction, de produire l'ensemble des documents exigés des sociétés passibles de l'impôt sur les sociétés.

II - Les procédures fiscales

La lutte contre l'économie souterraine semble avoir guidé le législateur.

A - Les articles L. 135 du LPF et 59 quater du Code des douanes

Dans le cadre de la lutte contre les activités lucratives non déclarées portant atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique, l'article 5 de la loi n° 2002-1094 du 29 août 2002 (N° Lexbase : L6285A4K) a levé le secret professionnel pesant sur les agents de la direction générale des impôts, direction générale de la comptabilité publique, direction générale des douanes et des droits indirects, direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, au profit des agents et officiers de police judiciaire, s'agissant d'informations fiscales, douanières et financières. Les informations issues de fichiers informatiques sont comprises dans le champ d'application. La loi vise "la lutte contre les activités lucratives non déclarées portant atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique". En conséquence le champ d'application du texte s'étend à toutes les enquêtes ou investigations portant sur des faits qui constituent, ou sont susceptibles de constituer, une infraction pénale. Dans une instruction l'administration fiscale avait précisé qu'il ne lui appartenait pas "de juger du bien fondé de la demande ni du cadre juridique retenu pour la formuler" (instruction du 21 novembre 2002, BOI 13 K-6-02 N° Lexbase : X0806ABH).

A la suite, l'article 16 de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (N° Lexbase : L1768DP8), a, par voie de réciprocité et dans un cadre identique, levé au bénéfice des administrations financières précitées le secret professionnel pesant sur les agents du ministère de l'Intérieur.

Afin de faciliter les échanges le législateur a modifié le Livre des procédures fiscales et le Code des douanes de telle sorte que les échanges ne se fassent plus simplement sur demande, mais de façon spontanée sans méconnaître des règles du secret professionnel. Cet échange de documents financiers, fiscaux et douaniers et de renseignements peut se faire à tous les stades d'une enquête, y compris lors d'une enquête préliminaire conduite à l'initiative d'officiers ou d'agents de police judiciaire.

B - L'article 1649 quater-0 B bis du CGI

L'article 1649 quater-0 B bis du CGI (N° Lexbase : L2845IGH) vise à renforcer le dispositif existant de lutte contre les activités lucratives non déclarées. Il s'agit d'appréhender, à l'aide de présomptions, les revenus non déclarés de contribuables se livrant à des activités délictuelles ou autres trafics illicites portant atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique. Le trafic de stupéfiants est l'exemple emblématique de ce que le législateur veut taxer.

Toutes les personnes qui se trouveraient en possession de tels biens, ou de sommes d'argent provenant du trafic de ces biens, seraient présumées, sauf preuve contraire, avoir perçu au cours de la même année, des revenus imposables à l'impôt sur le revenu d'un montant égal à la valeur de ces biens ou sommes d'argent.

Si les circonstances sont susceptibles de menacer le recouvrement de la créance fiscale, l'administration dressera à l'encontre du contribuable un procès-verbal de flagrance fiscale. Pour ce faire la procédure de flagrance fiscale (LPF, art. L. 16-0 BA N° Lexbase : L2754IG4) est élargie aux activités illicites portant atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique. L'administration peut, dans le cadre de son droit de communication ou de la levée du secret professionnel, s'informer et recueillir des informations auprès de la police et de l'autorité judiciaire.

Dans cette situation des saisies conservatoires peuvent être faites sur la base du montant des revenus que les contribuables, se livrant à ces trafics, seraient présumés avoir perçus compte tenu de la valeur des biens ou sommes d'argent se trouvant en leur possession.

Rappelons que, déjà, l'article L. 10 A du LPF (N° Lexbase : L3032IAK) confie aux agents de l'administration fiscale des attributions extra fiscales en leur permettant de rechercher et de constater des infractions au travail dissimulé (C. trav., art. L. 8221-1 N° Lexbase : L3589H9S). L'article L. 10 B (N° Lexbase : L5574GUY), quant à lui, permet au Procureur de la République d'obtenir le concours des agents de l'administration fiscale, pour qu'ils participent à la réunion des éléments de preuve de certaines infractions sur lesquelles des investigations sont engagées. Dans ce dispositif, il appartient au Procureur de la République de décider, sous sa responsabilité, de la mise en oeuvre de l'article L. 10 B précité.

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Contrat de travail

[Jurisprudence] La prise d'acte justifiée ouvre droit à l'indemnité de préavis et de congés payés afférente

Réf. : Cass. soc., 20 janvier 2010, 2 arrêts, n° 08-43.471, Société Roger Mondelin, FS-P+B (N° Lexbase : A4709EQH) et n° 08-43.476, Société Adonis, FS-P+B (N° Lexbase : A4710EQI)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010


Si la prise d'acte par le salarié de la rupture de son contrat de travail constitue un mode de rupture sui generis du contrat de travail, il emprunte son régime soit au licenciement, soit à la démission, selon que les fautes de l'employeur seront considérées ou non comme de nature à justifier la rupture immédiate du contrat de travail (I). Ces principes, bien intégrés depuis 2003, ont conduit la Chambre sociale de la Cour de cassation à consacrer, par deux arrêts du 20 janvier 2010, le droit pour le salarié qui a valablement pris acte au paiement de l'indemnité de préavis et de congés payés afférente, ce qui est parfaitement justifié (II).



Résumés

Pourvoi n° 08-43.471 : dès lors que la prise d'acte par le salarié de son contrat de travail produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, il est fondé à obtenir des dommages et intérêts, l'indemnité de préavis et les congés payés afférents, et l'indemnité de licenciement auxquels il aurait eu droit en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse et ce, peu important qu'il ait, à sa demande, été dispensé par l'employeur d'exécuter un préavis.

Pourvoi n° 08-43.476 : dès lors que la prise d'acte par le salarié de son contrat de travail produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, il est fondé à obtenir des dommages et intérêts, l'indemnité de préavis et les congés payés afférents, et l'indemnité de licenciement auxquels il aurait eu droit en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse et ce, peu important son état de maladie au cours de cette période.

I - La prise d'acte par le salarié de la rupture du contrat de travail : un mode de rupture autonome soumis à un régime dépendant

  • Régime de la prise d'acte

La prise d'acte constitue pour les salariés un mode de rupture immédiat (1) et définitif (2) du contrat de travail, qui produit soit les effets indemnitaires d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul (3), lorsque les griefs formulés contre l'employeur étaient suffisamment graves pour justifier la rupture immédiate du contrat, soit, dans le cas contraire, les effets d'une démission.

Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, la prise d'acte ne possède aucun régime procédural ou indemnitaire propre. Mais si elle emprunte son régime indemnitaire au licenciement ou à la démission, elle ne s'en inspire pas sur le plan procédural, ce qui explique que l'employeur ne puisse pas être condamné en raison du non-respect de la procédure de licenciement (4), ou que le salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail ne doit aucun préavis à son employeur, et ce même si cette rupture s'avère ultérieurement non justifiée et qu'elle produit, par conséquent, les effets indemnitaires de la démission.

  • Conséquences de l'assimilation au régime indemnitaire du licenciement

L'adoption du régime indemnitaire du licenciement sans cause réelle et sérieuse, lorsque l'exercice de la prise est justifié, conduit à admettre que l'employeur puisse être condamné à rembourser à Pôle emploi les allocations de chômage versées au salarié, dans une limite des six mois (5), et que le salarié a droit à des dommages et intérêts pour absence de cause réelle et sérieuse, à l'indemnité de licenciement, mais aussi à l'indemnité de préavis et à l'indemnité compensatrice du droit aux congés payés, pour la période du préavis (6), dès lors que c'est bien par la faute de l'employeur qu'il a été conduit à mettre un terme immédiat au contrat de travail.

C'est bien ce qu'affirment, pour la première fois aussi clairement s'agissant du droit au préavis, les deux arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation en date du 20 janvier 2010 (pourvois n° 08-43.471 et n° 08-43.476).

II - L'affirmation justifiée du droit au préavis et à l'indemnité de congés payés afférente

  • Droit à l'indemnité de préavis et maladie

Dans la première affaire (pourvoi n° 08-43.471), un salarié employé comme chef des ventes avait, le 10 mai 2002, adressé à son employeur un pli recommandé relevant un certain nombre de modifications apportées aux conditions d'exécution de son contrat de travail, concluant qu'il n'était plus en mesure d'exécuter celui-ci et sollicitant un rendez-vous. Par lettre recommandée en date du 13 mai 2002, ce salarié informait par écrit son employeur de sa démission, pour les faits déjà dénoncés, et relevait qu'il avait été dispensé, à sa demande, d'exécuter son délai de préavis de démission compte tenu, notamment, de son état de santé.

Il avait, par la suite, saisi la juridiction prud'homale de différentes demandes fondées sur la requalification de la rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse, les juges du fond lui ayant attribué, notamment, une indemnité de préavis et l'indemnité de congés payés afférente.

L'employeur prétendait, dans son pourvoi, pouvoir échapper au paiement de ces deux indemnités dans la mesure où le préavis n'avait pas été exécuté par le salarié à sa demande et en raison de son incapacité à le faire, compte tenu de son état de santé.

  • Une solution logique

L'argument est rejeté, et fort logiquement.

Le préavis dont le salarié avait été dispensé, à sa demande, était le préavis de démission, régime dans lequel il s'était situé à l'époque de la rupture du contrat de travail. Or, l'indemnité de préavis dont il s'agissait ici était l'indemnité de préavis de licenciement, préavis dont le salarié avait, en réalité, été privé puisqu'il était censé avoir été contraint de rompre sans délai le contrat de travail compte tenu des fautes commises par son employeur. Il ne s'agissait donc pas du même préavis et le fait que le salarié ait obtenu de ne pas exécuter son préavis de démission était ici sans objet, dans la mesure où la prise d'acte produisait bien les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Par ailleurs, il a été jugé de longue date que, même lorsqu'il n'était pas physiquement apte à exécuter son préavis, le salarié pouvait prétendre à une indemnité compensatrice lorsque la rupture du contrat de travail était imputable à une faute de l'employeur, qu'il s'agisse du manquement à son obligation de reclassement (7) ou de l'existence d'un harcèlement à l'origine de l'arrêt de travail (8).

  • Droit à l'indemnité de préavis et gravité des fautes relevées

Dans la seconde affaire (pourvoi n° 08-43.476), un salarié avait démissionné par lettre du 27 septembre 2004 avec effet au 11 octobre 2004 en reprochant à son employeur divers manquements. Au vu de ces griefs, la juridiction prud'homale avait requalifié la démission en prise d'acte et accordé au salarié diverses indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ainsi qu'une indemnité compensatrice du droit au préavis, ce que contestait l'employeur dans le cadre de son pourvoi, en vain.

Pour la Cour de cassation, en effet, dès lors que les juges considèrent la prise d'acte comme justifiée, celle-ci doit normalement conduire à allouer au salarié une indemnité de préavis, assortie de l'indemnité de congés payés afférente, sans qu'il soit utile de caractériser des fautes d'une particulière gravité.

  • Une solution justifiée

Cette affirmation est parfaitement logique.

Si, en effet, le salarié n'a pas accompli de préavis, c'est en raison des fautes commises par l'employeur qui l'ont conduit à rompre immédiatement son contrat. C'est donc par la faute de l'employeur que le préavis n'a pas été exécuté, ce qui constitue une cause classique de versement de l'indemnité compensatrice (9).


(1) Par conséquent, le délai octroyé à l'employeur pour renoncer à la clause de non-concurrence part de la prise d'acte et non d'un éventuel licenciement qu'il aurait prononcé par la suite et qui serait nul et de nul effet, le contrat de travail ayant déjà été rompu : Cass. soc., 8 juin 2005, n° 03-43.321, M. Patrick Edline c/ Société Imprimerie Mavit-Sival, FS-P+B sur le 3ème moyen (N° Lexbase : A6513DI3), et lire nos obs., Prise d'acte par le salarié de la rupture du contrat de travail et renonciation par l'employeur à la clause de non-concurrence, Lexbase Hebdo n° 172 du 16 juin 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N5494AIC). C'est également à cette date que l'employeur doit remettre au salarié les documents de fin de contrat, certificat de travail et attestation Assedic mentionnant la rupture du contrat par la prise d'acte : Cass. soc., 4 juin 2008, n° 06-45.757, Société HSBC France, FS-P+B (N° Lexbase : A9241D8R).
(2) La Cour de cassation interdit, en effet, la rétractation : Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 08-40.863, M. Jean-Claude Mariucci, F-D (N° Lexbase : A1880ENX).
(3) Cass. soc., 21 janvier 2003, n° 00-44.502, Société Sogeposte, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7345A4S) et les obs. de G. Auzero, "Autolicenciement" d'un salarié protégé : réflexions autour de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié, Lexbase Hebdo n° 57 du 6 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N5763AAP) ; Cass. soc., 5 juillet 2006, n° 04-46.009, M. Jean-Louis Barbot, FS-P+B (N° Lexbase : A3701DQ7) et nos obs., Prise d'acte de la rupture du contrat de travail par un salarié protégé, Lexbase Hebdo n° 224 du 20 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N1109ALN).
(4) Cass. soc., 16 septembre 2009, n° 07-42.919, M. Ali Si Mohammedi, exploitant sous l'enseigne "L'Auberge du Palmier", F-D (N° Lexbase : A8692ELI).
(5) Cass. soc., 3 mai 2007, n° 05-44.694, Assedic Vallées du Rhône et de la Loire, F-D (N° Lexbase : A0600DW7).
(6) Solution admise a contrario par : Cass. soc., 4 avril 2007, n° 05-43.406, M. Bernard Garnier, F-P+B (N° Lexbase : A9002DUX), qui avait refusé d'accorder une indemnité compensatrice de droit à congés payés pour la période postérieure à la prise d'acte après avoir relevé que celle-ci produisait les effets d'une démission.
(7) Cass. soc., 26 novembre 2002, n° 00-41.633, Société Peintamelec c/ M. Jean-François Nadot, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0743A4B), Dr. soc., 2003, p. 237. Lire les obs. de C. Figerou, Inexécution du préavis consécutive à une inaptitude d'origine non professionnelle : la Cour de cassation revient sur sa position, Lexbase Hebdo n° 50 du 5 décembre 2002 - édition sociale (N° Lexbase : N5001AAH).
(8) Cass. soc., 20 sept. 2006, n° 05-41.385, Mme Martine Hureau-Mignucci, FS-P+B (N° Lexbase : A3093DRY), Bull. civ. V, n° 274.
(9) Par exemple, s'agissant d'un salarié ayant été contraint de rompre le contrat en raison d'un défaut de paiement de ses salaires : Cass. soc., 18 octobre 1989, ° 88-43.277, M. Henri Robert c/ Monsieur Martin, ès qualités de syndic à la liquidation des biens de la société immobilière Val de France, F-D (N° Lexbase : A0475CIG), Bull. civ. V, n° 603.

Décisions

1° Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43.471, Société Roger Mondelin, FS-P+B (N° Lexbase : A4709EQH)

Rejet CA Versailles, 15ème ch., 22 mai 2008

Textes concernés : C. trav., art. L. 122-4 (N° Lexbase : L5554ACP, L. 1231-1, nouv. N° Lexbase : L8654IAR), L. 122-5 (N° Lexbase : L5555ACQ) et L. 122-14-11 (N° Lexbase : L5575ACH, L. 1237-1, nouv. N° Lexbase : L1389H9C), L. 122-13 (N° Lexbase : L5564AC3, L. 1237-2, nouv. N° Lexbase : L1390H9D) et L. 122-14-3 (N° Lexbase : L5568AC9, L. 1235-1 N° Lexbase : L1338H9G et L. 1232-1 N° Lexbase : L8291IAC nouv.)

Mots clef : prise d'acte ; effets ; licenciement sans cause réelle et sérieuse ; indemnité de préavis ; dispense de préavis

Lien base :

2° Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43.476, Société Adonis, FS-P+B (N° Lexbase : A4710EQI)

Rejet CA Nancy, ch. soc., 11 avril 2008

Textes concernés : C. trav., art. L. 122-4 (N° Lexbase : L5554ACP, L. 1231-1, nouv. N° Lexbase : L8654IAR), L. 122-5 (N° Lexbase : L5555ACQ) et L. 122-14-3 (N° Lexbase : L5568AC9, L. 1235-1 N° Lexbase : L1338H9G et L. 1232-1 N° Lexbase : L8291IAC nouv.)

Mots clef : prise d'acte ; effets ; licenciement sans cause réelle et sérieuse ; indemnité de préavis ; maladie du salarié

Lien base : ([LXB=E9679ESB ])

newsid:381526

Contrat de travail

[Jurisprudence] Contrat de travail et engagement religieux : la fin des incertitudes

Réf. : Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-42.207, Mme Valérie Marcenac c/ Association La Croix glorieuse, FP-P+B+R (N° Lexbase : A4687EQN)

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N1551BNR

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010

La qualification de contrat de travail, dont on sait qu'elle est indisponible, suppose la réunion de deux critères principaux : un travail et un lien de subordination. On s'est toutefois demandé si cette règle de principe pouvait s'accommoder d'exceptions, notamment lorsqu'était en cause une activité accomplie pour le compte d'une communauté religieuse. Saisie à plusieurs reprises de la question, la Cour de cassation avait rendu des arrêts apparemment divergents, retenant la qualification de contrat de travail dans certains cas et l'excluant dans d'autres, alors qu'apparemment était toujours en cause une activité procédant d'un engagement religieux. Ces décisions n'avaient, cependant, rien de contradictoire, étant entendu que, sans il est vrai le dire expressément, la Chambre sociale avait procédé à des distinctions selon la nature du groupement pour le compte duquel l'activité avait été accomplie. C'est ce que confirme a posteriori un important arrêt rendu le 20 janvier 2010, qui aura les honneurs du rapport annuel de la Cour de cassation.
Résumé

L'existence d'une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs. L'engagement religieux d'une personne n'est susceptible d'exclure l'existence d'un contrat de travail que pour les activités qu'elle accomplit pour le compte et au bénéfice d'une congrégation ou d'une association cultuelle légalement établie.

I - L'activité, critère de qualification du contrat de travail

  • Les critères du contrat de travail

Le contrat de travail peut être défini comme "la convention par laquelle une personne physique s'engage à mettre son activité à la disposition d'une autre personne, physique ou morale, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération" (1). On ne s'étendra pas sur les enjeux de la qualification de contrat de travail qui a pour effet de soumettre la relation nouée entre l'employeur et le salarié aux dispositions du Code du travail. Elle fait également du travailleur un ressortissant du régime général de Sécurité sociale, même si elle ne constitue pas une condition nécessaire de cet assujettissement à ce régime.

A cet égard, la qualification de contrat de travail ne saurait être abandonnée à la volonté des parties et elle est, au contraire, indisponible. Plus précisément, et ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans l'arrêt sous examen, "l'existence d'une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs". On aura reconnu ici le motif de principe retenu par la Chambre sociale dans le fameux arrêt "Labbane" (2). En d'autres termes, dès lors qu'une personne exerce une activité pour le compte d'autrui, il importe a priori de vérifier si les critères d'un contrat de travail sont ou non réunies.

  • L'exigence d'une activité

Ainsi que le laissent clairement entendre tant la définition précitée du contrat de travail, que le motif de principe retenu dans l'arrêt rapporté, il ne saurait par hypothèse y avoir de contrat de travail sans activité. C'est au demeurant là le premier critère du contrat de travail, habituellement identifié par la doctrine sous le terme de "travail" (3), de "prestation de travail" (4) ou, encore, d'"activité professionnelle" (5). Ce critère ne saurait, à l'évidence, suffire puisqu'il faut encore que cette "activité" soit exercée pour le compte et sous la subordination d'autrui.

Bien plus, ces deux critères sont indissolublement liés puisque c'est la subordination qui permet d'affirmer que l'activité déployée est un "travail" et non une activité ludique. En d'autres termes, et ainsi que l'a, à notre sens, révélé l'arrêt rendu dans l'affaire de "l'Ile de la tentation", on ne saurait s'attacher à la seule activité sans avoir égard aux circonstances dans lesquelles elle est exercée et plus précisément à l'existence d'une subordination (6).

Au regard des précisions qui viennent d'être faites, il est tentant d'affirmer que, dès lors qu'une activité (i.e. un "travail") est exercée dans un lien de subordination, il y a nécessairement contrat de travail, nonobstant la qualification que les parties ont donné à la relation qui les unit. Certaines décisions rendues par la Cour de cassation démontrent, cependant, qu'il n'en est rien. Ainsi, et pour nous en tenir à la question qui nous intéresse ici, la Chambre sociale a décidé, dans un arrêt en date du 9 mai 2001, "qu'en intégrant la communauté Emmaüs en qualité de compagnon, M. [X] s'est soumis aux règles de vie communautaire qui définissent un cadre d'accueil comprenant la participation à un travail destiné à l'insertion sociale des compagnons et qui est exclusive de tout lien de subordination" (7).

Il est important de relever que, dans cette espèce, la Cour de cassation n'avait pas remis en cause les éléments de fait relevés par les juges du fond, qui caractérisaient la subordination. Partant, on pouvait en déduire que la Chambre sociale ne faisait que soumettre ces faits à un autre lien que sont les règles de la communauté de vie, excluant ainsi le travail communautaire du droit commun (8). Or, dans la mesure où le travail communautaire est inhérent à tout engagement religieux (9), on pouvait penser qu'un tel engagement excluait nécessairement le contrat de travail. Cette thèse rejoignait la solution retenue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 8 janvier 1993 (10).

  • L'activité comme dimension de l'intégration dans une communauté religieuse

A la lecture de l'arrêt d'Assemblée plénière précité, on pouvait légitimement considérer que, dès lors que le travail n'est qu'une dimension de l'intégration dans une communauté religieuse, la qualification de contrat de travail devait être exclue. De ce point de vue, l'arrêt précité sur les "Compagnons d'Emmaüs" ne constituait pas véritablement une confirmation de cette solution. Tout d'abord, il ne s'agit pas d'une communauté religieuse, bien qu'elle poursuive un but spirituel ancré dans la doctrine sociale de l'Eglise (11). Ensuite, la solution retenue dans cette décision peut s'expliquer par le fait qu'en l'occurrence le travail fourni ne constitue qu'un simple moyen au service de l'insertion (12).

Cela étant précisé, des arrêts rendus postérieurement à celui de l'Assemblée plénière allaient jeter le trouble, la Cour de cassation n'hésitant pas à retenir la qualification de contrat de travail (13) ou l'application du Code du travail (14), alors même qu'étaient en cause, dans ces arrêts, des personnes exerçant une activité dans des communautés, sinon religieuses, du moins fonctionnant selon un mode de vie religieux.

Au terme de cet ensemble jurisprudentiel, il apparaissait nettement que le travail en communauté ne pouvait être nécessairement exclu de la qualification de contrat de travail. Cherchant à expliquer cette différence de traitement, certains auteurs se demandent si elle "n'est pas liée à une inégale légitimité de la religion catholique et de celle d'une organisation parfois suspectée d'être une secte" (15), tandis qu'un autre s'interroge sur le fait de savoir s'il ne s'agit pas, peut-être, "du signe que, même dans un système juridique apparemment très unitaire comme le droit français, certains systèmes normatifs concurrents, comme ceux des grandes religions, arrivent encore à s'imposer contre le système juridique étatique" (16). L'arrêt présentement commenté vient, à notre sens, confirmer que ces différents auteurs avaient en quelque sorte "vu juste".

II - L'engagement religieux, cause d'exclusion de l'existence d'un contrat de travail

  • Le principe de l'exclusion

En l'espèce, Mme M. était entrée en septembre 1996, à Perpignan, dans une communauté de La Croix glorieuse, association privée de fidèles constituée suivant des statuts approuvés par l'évêque de Perpignan. Une association avait été créée sous le nom d'association de La Croix glorieuse afin de constituer l'entité civile et juridique de la Communauté. En septembre 1997, rejoignant le siège social à Toulouse, Mme M. prenait l'habit religieux, recevant le nom de soeur Marie Carmen. Un an plus tard, elle demandait à s'engager pour trois années en tant que moniale au sein de la communauté, puis, le 30 mai 2001, à s'engager définitivement en tant que moniale apostolique. Le 15 septembre suivant, elle déclarait "faire pour toujours, entre les mains du berger de la communauté", les voeux de pauvreté, chasteté et obéissance dans la condition de moniale de la communauté de La Croix glorieuse, s'engageant à observer fidèlement ses statuts. Ces trois engagements constituant des voeux privés au regard du droit canon, ils ont été contresignés par l'évêque de Perpignan. Finalement, le 18 novembre 2002, Mme M. a quitté la communauté et a saisi la juridiction prud'homale afin qu'il soit jugé qu'elle était dans une relation de travail salariée avec l'association La Croix glorieuse.

Pour dire que Mme M. n'était pas liée par un contrat de travail avec cette association, l'arrêt attaqué a retenu que les engagements explicites de Mme M. dans la condition de moniale établissaient de façon non équivoque que celle-ci s'était intégrée au sein de la communauté ayant pour l'Eglise catholique, le statut d'une association privée de fidèles, et de l'association de la loi de 1901 La Croix glorieuse, non pas pour y percevoir une rémunération au titre d'un contrat de travail, mais pour y vivre sa foi dans le cadre d'un engagement de nature religieuse. Elle s'était, dès lors, soumise aux règles de la vie communautaire et avait exécuté à ce titre les tâches définies par les responsables de la communauté. Les conditions dans lesquelles ces tâches ont été accomplies étaient exclusives de l'existence de tout contrat de travail.

Cette décision est censurée par la Cour de cassation au visa de l'article L. 1221-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0767H9B). Selon la Chambre sociale, "l'existence d'une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs ; [...] l'engagement religieux d'une personne n'est susceptible d'exclure l'existence d'un contrat de travail que pour les activités qu'elle accomplit pour le compte et au bénéfice d'une congrégation ou d'une association cultuelle légalement établie". Par voie de conséquence, "en statuant comme elle l'a fait, alors qu'il résultait de ses constatations que l'association La Croix glorieuse n'était ni une association cultuelle, ni une congrégation légalement établie, et qu'il lui appartenait de rechercher si les critères d'un contrat de travail étaient réunis, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

Ainsi que le laisse entendre la solution retenue, l'engagement religieux d'une personne peut exclure l'existence d'un contrat de travail, alors même que celle-ci fournit un travail pour le compte d'autrui, en l'occurrence une communauté, et qu'elle reçoit, pour ce faire, des directives. Toutefois, cette exclusion n'est admise par la Cour de cassation qu'à de strictes conditions.

  • Les conditions de l'exclusion

Désormais, le juge saisi d'une demande en requalification par une personne ayant oeuvré au sein d'une communauté "religieuse", sans contrat de travail, doit se poser une première question : le groupement pour le compte duquel l'activité a été accomplie est-il une congrégation ou une association cultuelle ? Dès lors que la réponse est négative, le juge se doit de rechercher si les critères du contrat de travail étaient réunis. C'est au demeurant la position qu'avait adoptée la Cour de cassation dans un arrêt du 29 octobre 2008, dans lequel elle avait approuvé les juges du fond pour avoir jugé qu'un couple était lié par un contrat de travail avec une communauté religieuse organisée en association de la loi de 1901, nonobstant leur "engagement spirituel" (17).

En revanche, si l'activité a été accomplie pour le compte et au bénéfice d'une congrégation ou d'une association cultuelle légalement établie, il ne peut y avoir de contrat de travail, cette activité aurait-elle été accomplie sous la subordination d'autrui. On ne saurait, pour autant, considérer qu'un religieux, au sens canonique du terme, ne peut jamais être lié par un contrat de travail. En effet, dès lors que ce dernier exerce une activité pour le compte et au bénéfice d'une autre personne que sa congrégation ou l'association cultuelle à laquelle il appartient, on retombe dans le droit commun et il convient alors de vérifier si les critères du contrat de travail sont réunis. A cet égard, la solution retenue dans le présent arrêt rejoint celle qui avait été retenue par l'Assemblée plénière dans la décision précitée du 8 janvier 1993. En l'espèce, en effet, si la religieuse en cause avait exercé son activité d'infirmière et d'assistante sociale dans différents centres médicaux, c'était exclusivement "pour le compte et au bénéfice de sa congrégation".


(1) J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Précis Dalloz, 24ème éd., avec notre coll., § 284.
(2) Cass. soc., 10 décembre 2000, n° 98-40.572, M. Labbane c/ Chambre syndicale des loueurs d'automobiles de place de 2ème classe de Paris Ile-de-France et a. (N° Lexbase : A2020AIN).
(3) E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, hyperCours, 4ème éd., 2009, § 27.
(4) J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, ouvrage préc., § 288.
(5) A. Mazeaud, Droit du travail, Montchrestien, 6ème éd., 2008, § 394.
(6) Cass. soc., 3 juin 2009, n° 08-40.981, Société Glem, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5653EHT). Lire les obs. de Ch. Radé, TF1 production pris à son propre jeu ! (à propos de la requalification des contrats des participants à l'émission de télévision "L'Ile de la tentation"), Lexbase Hebdo n° 355 du 19 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6564BKC). Adde, notre chron. : Je ne m'amuse pas je travaille ! Bref retour sur l'arrêt "Ile de la tentation", RDT, 2009, p. 507.
(7) Cass. soc., 9 mai 2001, n° 98-46.158, Communauté Emmaüs de la Pointe-Rouge c/ M. Miralles Barons (N° Lexbase : A4169ATL).
(8) V., en ce sens, J. Couard, L'entreprise congréganiste en droit des affaires, thèse Aix-Marseille III, 2008, p. 159.
(9) J. Couard, thèse préc., § 205.
(10) Ass. plén., 8 janvier 1993, n° 87-20.036, Caisse nationale d'assurance vieillesse des travailleurs salariés de Paris c/ Mlle de Linares ([LXB=A5611CG]) : "en se déterminant ainsi, alors qu'il résulte de ses propres constatations que Mlle [X] n'avait exercé son activité que pour le compte et au bénéfice de sa congrégation, ce qui excluait l'existence d'un contrat de travail, la cour d'appel a violé les textes susvisé".
(11) J. Couard, thèse préc., § 224-1.
(12) V., en ce sens, J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, ouvrage préc., § 288.
(13) Cass. soc., 18 juin 2001, n° 99-21.876, Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de Cholet (N° Lexbase : A7864ATG).
(14) Cass. crim., 14 janvier 2003, n° 01-87.300, Procureur général près la cour d'appel de Rouen (N° Lexbase : A8217A44).
(15) J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, ouvrage préc., § 288, note 4.
(16) E. Dockès, ouvrage préc., § 28.
(17) Cass. soc., 29 octobre 2008, n° 07-44.766, Association Le Verbe de vie (N° Lexbase : A0725EBH).


Décision

Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-42.207, Mme Valérie Marcenac c/ Association La Croix glorieuse, FP-P+B+R (N° Lexbase : A4687EQN)

Cassation de CA Toulouse, 4ème ch., sect. 2, 19 octobre 2007, n° 06/04470, Association La Croix glorieuse c/ Mlle Valérie Marcenac (N° Lexbase : A5536ECZ)

Texte visé : C. trav., art. L. 1221-1 (N° Lexbase : L0767H9B)

Mots-clefs : contrat de travail ; qualification ; engagement religieux ; congrégation ; association cultuelle

Lien base : (N° Lexbase : E7627ESB)

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Droit des étrangers

[Jurisprudence] Chronique de droit des étrangers - Février 2010

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N1578BNR

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 21 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de droit interne de droit des étrangers, rédigée par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, deux arrêts du Conseil d'Etat, l'un concernant l'octroi de la qualité de réfugié de la veuve du président rwandais, suspectée de complicité de génocide (16 octobre 2009), l'autre relatif à la délivrance d'un visa d'entrée et de long séjour d'un enfant susceptible de rejoindre une personne ayant reçu délégation de l'autorité parentale (9 décembre 2009). Le juge précise, dans le premier arrêt, dans quelle mesure l'appréciation que porte la commission de recours des réfugiés sur un contexte historique et sur le comportement des acteurs relève de son appréciation souveraine. Dans la seconde affaire, le juge affirme qu'en l'absence de circonstances particulières, le visa ne peut être refusé au motif qu'il serait de l'intérêt de l'enfant de demeurer auprès de ses parents ou d'autres membres de sa famille. Enfin, deux décisions de la Cour de cassation en date du 10 décembre 2009 viennent clarifier la situation des couples accompagnés d'enfants mineurs placés en rétention administrative en précisant que ce seul placement ne constitue pas un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) (N° Lexbase : L4764AQI).
  • Rejet de la demande d'admission au statut de réfugié d'une personne suspectée de complicité de génocide (CE 9° et 10° s-s-r., 16 octobre 2009, n° 311793, Mme Agathe Kanziga, veuve Habyarimana N° Lexbase : A2341EMN)

Mme X est la veuve du président rwandais Juvénal Habyarimana. L'attentat qui a coûté la vie à ce dernier, le 6 avril 1994, est considéré comme le facteur déclenchant des massacres qui ont suivi dès le lendemain et, par la suite, du génocide perpétré principalement à l'encontre de la population tutsie du Rwanda d'avril à juillet 1994. La requérante n'a, toutefois, pas assisté à ces évènements car elle a pu, avec l'aide des militaires français, être exfiltrée vers la République centrafricaine dès le 9 avril 1994, puis vers la France le 17 avril 1994. Ce n'est qu'en avril 2004 que Mme X a saisi le préfet d'une demande préalable d'admission au séjour au titre de l'asile, puis l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Devant le silence de l'OFPRA, elle a saisi la commission des recours des réfugiés d'une décision implicite de rejet. Cette commission tient pour fondée l'existence de craintes personnelles et actuelles de l'intéressée en cas de retour dans son pays d'origine mais exclut, toutefois, cette dernière du bénéfice du statut de réfugié et de la protection subsidiaire en application des stipulations de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 (N° Lexbase : L6810BHP) (1). C'est pour contester l'application qui lui est faite de cette clause d'exclusion que Mme X se pourvoit en cassation à l'encontre de la décision de la commission.

Dans ce cadre, le Conseil d'Etat n'était pas chargé de porter une appréciation sur la demande d'asile de la requérante, mais de contrôler la manière dont la Commission des recours des réfugiés avait, par une décision particulièrement motivée, décidé d'exclure l'octroi du statut de réfugié. Ce faisant, le juge suprême a rejeté le pourvoi en rappelant que l'appréciation que porte la Commission sur un contexte historique et sur le comportement des acteurs relève de son appréciation souveraine. Il a considéré que la Commission des recours des réfugiés s'était fondée sur des faits pertinents et matériellement exacts et qu'elle n'avait pas dénaturé ces faits. Elle a, ainsi, pu légalement juger, d'une part, que les agissements du Gouvernement rwandais avant 1994, le climat d'impunité généralisée dans lequel il a laissé agir les groupes les plus extrémistes et la propagande qu'il a menée à l'encontre de la communauté tutsie constituaient des indices suffisants pour estimer que le génocide avait été préparé dès avant 1994 par les plus hauts responsables du régime au pouvoir et, d'autre part, que Mme X avait joué un rôle central au sein du premier cercle du pouvoir rwandais et pris part, à ce titre, à la préparation et à la planification du génocide.

En jugeant de la sorte, le Conseil d'Etat rappelle, qu'en l'espèce, il est juge de droit et non juge du fait. Toutefois, la frontière entre appréciation non contrôlée et qualification juridique des faits soumise au contrôle du juge de cassation est difficile à fixer. Sur la jurisprudence en la matière du Conseil d'Etat, il est difficile de porter des jugements définitifs dans la mesure où la qualité de réfugié est attribuée ou refusée au terme d'une subtile alchimie entre des éléments de fait éminemment variables d'un cas à l'autre et les termes de la Convention de Genève selon laquelle doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.

Néanmoins, il a pu être jugé, quant à la frontière entre appréciation non contrôlée et qualification juridique soumise au contrôle du juge de cassation, que l'appréciation, si les craintes de persécution alléguées par un demandeur d'asile sont de nature à l'admettre au statut de réfugié, relève du pouvoir souverain de la Commission des recours des réfugiés (2). L'appréciation portée par la Commission des recours sur la valeur des preuves produites ne peut être discutée devant le juge de cassation (3). Le Conseil d'Etat exerce, néanmoins, en la matière un contrôle de la dénaturation des faits. Il y a là application d'une jurisprudence classique dans ce contentieux (4). C'est, plus précisément, le cas de la notion de gravité des faits invoqués par un demandeur d'asile au soutien de ses allégations selon lesquelles il peut raisonnablement craindre des persécutions (5). Cette position ayant été confirmée s'agissant de la question de savoir si certains actes accomplis ont constitué des actes d'allégeance envers le pays d'origine, faisant entrer le réfugié dans le champ des stipulations du C de l'article 1er de la Convention, qui prévoient les conditions de cessation du statut (6).

Ce contrôle de dénaturation des faits, qui est inconnu de la Cour de cassation, permet de censurer l'appréciation des faits à laquelle se sont livrés les juges du fond, lorsque ces derniers ont donné des faits matériellement exacts une interprétation "fausse et tendancieuse". Il apparaît, ainsi, comme un tempérament de l'appréciation souveraine des juges du fond et permet au Conseil d'Etat de censurer des appréciations de fait qui lui paraissent gravement et manifestement erronées. En revanche, l'utilisation de ce correctif à l'appréciation souveraine est exceptionnelle, et les exemples de censure pour dénaturation des faits demeurent rares. Il y a donc une limitation du contrôle du juge plus ou moins justifié à partir du moment où l'application du droit des réfugiés est essentiellement fondée sur l'appréciation des faits et de leur caractère probant. On retrouve cette logique d'appréciation dans le cas d'espèce.

Au final et en rejetant le recours de Mme X, le Conseil d'Etat confirme la thèse selon laquelle cette dernière se trouvait au coeur du régime génocidaire et qu'elle ne pouvait valablement nier son adhésion aux thèses hutues les plus extrémistes, ses liens directs avec les responsables du génocide, et son emprise réelle sur la vie politique du Rwanda. Une telle décision du Conseil d'Etat devrait normalement s'accompagner d'une expulsion du territoire français, mesure qui devrait dépendre du ministère de l'Intérieur. Extrader cette personne vers le Rwanda ne semble, toutefois, pas possible dans la mesure où, jusqu'à présent, la justice française, à la suite du Tribunal pénal international pour le Rwanda chargé de juger les hauts responsables du génocide, a toujours refusé cette solution. L'expulsion de Mme X vers un pays d'accueil pourrait être envisagée mais cette décision lui permettrait d'échapper à la justice. Il reste une dernière solution qui consiste à tolérer l'intéressée sur le territoire français, tout en exigeant qu'elle rende des comptes à la justice de notre pays (7).

  • Conditions d'octroi d'un visa d'entrée et de long séjour permettant à un enfant de rejoindre une personne ayant reçu délégation de l'autorité parentale (CE 9° et 10° s-s-r., 9 décembre 2009, n° 305031, M. Sekpon N° Lexbase : A4276EP3)

M. X, de nationalité française, s'est vu confier la tutelle et la prise en charge d'une fillette béninoise par une ordonnance du tribunal de première instance de Cotonou (Bénin), rendue exécutoire par une ordonnance du tribunal de grande instance de Bordeaux. Le consul général de France à Cotonou a refusé à cette fillette un visa d'entrée et de long séjour en France. Cette décision de refus a fait l'objet d'un recours devant la Commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France (CRRV). Pour rejeter ce recours, la commission s'est fondée, sans que le préfet n'ait eu à se prononcer sur une demande de regroupement familial, d'une part, sur le motif tiré de l'intérêt supérieur de l'enfant et, d'autre part, sur le risque de détournement de l'objet du visa de séjour à des fins migratoires.

C'est le rejet du recours par la commission qui est contesté devant le Conseil d'Etat. La Haute assemblée considère qu'en l'absence de circonstances particulières, en estimant que l'intérêt de l'enfant était de demeurer dans son pays d'origine auprès de ses parents, la commission a entaché sa décision d'erreur manifeste d'appréciation. Lorsque, comme en l'espèce, la délivrance d'un visa de séjour répond à l'intérêt supérieur de l'enfant, la circonstance que la délégation d'autorité parentale aurait pour motivation de permettre à l'enfant de s'installer durablement en France ne saurait caractériser un détournement de l'objet de ce visa, qui répond, au contraire, à un projet de cette nature. La décision implicite, confirmée par la décision de la commission de recours est annulée. Il est enjoint au ministre de l'Immigration de réexaminer, dans le délai d'un mois, la demande de visa d'entrée et de long séjour (8).

Après la phobie des mariages de complaisance qui font suspecter tous les mariages mixtes, assiste-t-on au même phénomène avec les tutelles et prises en charges d'enfants étrangers ? L'importance de ce nouveau contentieux devant le Conseil d'Etat conduit à se poser la question. Initialement, la question s'est posée à propos de refus de visa d'entrée en France à des étrangers adoptés par des ressortissants français. La suspicion à l'encontre de l'adoption de personnes étrangères existe surtout pour les adoptions de majeurs ou de pré-majeurs, beaucoup moins dans l'hypothèse d'enfants très jeunes. Du fait du petit nombre d'enfants adoptables en France, les trois-quarts des enfants adoptés aujourd'hui sont des enfants en provenance de l'étranger pour lesquels les candidats à l'adoption ont dû obtenir un agrément administratif. De plus, les adoptions d'enfants prononcées en France sont, en général, des adoptions plénières, les enfants ayant moins de quinze ans, et non des adoptions simples. Ces adoptions confèrent immédiatement la nationalité française de l'adoptant à l'enfant (C. civ., art. 20, al. 2 N° Lexbase : L2232ABB), ce qui règle la question de son séjour (9).

C'est d'abord en jugeant que, même en cas d'adoption simple, l'adoptant est seul investi à l'égard de l'adopté de tous les droits de l'autorité parentale, dans les mêmes conditions qu'à l'égard de l'enfant légitime, que le Conseil d'Etat a eu à connaître de la question. Ainsi, le refus de visa opposé à une mineure, résidant en Chine alors que son père adoptif vit en France, porte, par lui-même, une atteinte effective au respect dû à la vie familiale tant de l'enfant que de son père (10). En revanche, lorsqu'il s'agit d'adoption de personnes majeures, il ne peut plus être question d'autorité parentale, même si l'adoption créée un lien de parenté, des obligations alimentaires réciproques ou des droits de succession. Eu égard à l'âge de l'adopté, le refus de visa ne porte pas, selon le Conseil d'Etat, "une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels ce refus lui a été opposé" (11).

Si la jurisprudence en matière d'adoption a été clairement fixée par le Conseil d'Etat, la question restait posée quant à la tutelle et la prise en charge d'un enfant étranger. Le Conseil d'Etat avait déjà pu juger que la décision d'un tribunal marocain de confier la tutelle d'un enfant mineur de nationalité étrangère âgée de 14 ans à une personne de nationalité française ne saurait, par elle-même, conférer à cet enfant mineur le droit d'obtenir un visa d'entrée et de long séjour sur le territoire français (12). Selon la décision, il appartenait aux autorités consulaires d'apprécier dans quelle mesure l'intérêt de l'enfant justifie que celui-ci quitte son pays d'origine pour rejoindre les personnes désignées par le juge comme tuteurs de l'enfant. Il ressortait des pièces du dossier que l'enfant n'était pas isolé au Maroc où vivait une partie de sa famille, que la requérante n'alléguait d'aucune circonstance particulière justifiant qu'il serait dans l'intérêt de l'adolescent de quitter le Maroc où il a toujours vécu, et n'apportait pas la preuve que sa grand-mère maternelle serait dans l'impossibilité de le prendre en charge.

L'arrêt d'espèce revient sur cette jurisprudence en considérant que le visa ne peut "être refusé pour un motif tiré de ce que l'intérêt de l'enfant serait, au contraire, de demeurer auprès de ses parents ou d'autres membres de sa famille", alors qu'il ressort des pièces du dossier que l'enfant a toujours vécu au Bénin auprès de ses parents. Le Conseil d'Etat rappelant, tout comme le fait la Cour européenne des droits de l'Homme (13), que c'est l'intérêt supérieur de l'enfant qui doit primer dans ce genre d'affaires. Les juges ne pouvaient donc raisonnablement passer outre le statut juridique créé valablement à l'étranger et certifié en France correspondant à une vie familiale au sens de l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR).

Pour qu'il y ait atteinte au droit au respect de la vie familiale, il faut prouver le lien de parenté, mais aussi la réalité, l'effectivité de la vie familiale. La prise en charge et la tutelle étant prononcée par une juridiction française, le lien de parenté devait être admis sans discussion. A partir de là, pour le Conseil d'Etat, l'atteinte s'analyse plus à travers le droit de mener une vie familiale pour l'avenir, qu'à travers la protection d'une vie familiale effective existante. Si l'on suit le raisonnement du Conseil d'Etat, seule une fraude, une irrégularité dans la décision étrangère d'octroi de tutelle ou de prise en charge devrait justifier aujourd'hui un refus de visa dans ces cas concrets de tutelle et de prise en charge d'enfants en bas âge.

  • Le seul fait de placer en rétention administrative un étranger en situation irrégulière accompagné de son enfant mineur ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain ou dégradant interdit par la CESDH (Cass. civ. 1, 10 décembre 2009, 2 arrêts, n° 08-14.141, FP-P+B+I N° Lexbase : A4182EPL et n° 08-21.101, FP-P+B+I N° Lexbase : A4183EPM)

Deux couples, l'un de nationalité arménienne, l'autre de nationalité sri lankaise, en situation irrégulière ont été placés en "rétention administrative" dans l'attente de leur expulsion. Chacun des couples a été enfermé avec un très jeune enfant, âgé, respectivement de deux mois et demi, et d'un an. Les préfets des départements de l'Ariège et de l'Ille-et-Vilaine ont sollicité, de la part des juges des libertés et de la détention, la prolongation de la rétention, puis ont formé un recours contre les décisions qui les ont déboutés. Pour confirmer les décisions des premiers juges, les magistrats délégués des premiers présidents des cours d'appel de Toulouse et de Rennes ont retenu que les personnes en rétention étant accompagnées d'enfants en bas âge, leur maintien dans un centre de rétention, même disposant d'un espace aménagé pour les familles, constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la CESDH (14). Les juges fondaient leur décision, d'une part, sur les conditions de vie anormales imposées à de très jeunes enfants dès leur naissance et, d'autre part, sur la grande souffrance morale et psychique infligée à la mère et au père par cet enfermement, souffrance manifestement disproportionnée avec le but poursuivi, c'est-à-dire la reconduite à la frontière.

Ces arguments n'ont pas été retenus par les juges de la Cour de cassation pour accepter la violation de l'article 3, en raison de leur caractère trop abstrait. La seule rétention administrative d'un jeune enfant ne peut être considérée, en elle-même, comme un traitement inhumain et dégradant. La Cour de cassation rappelle ici que l'obligation faite au juge de veiller au respect, par les autorités nationales, des dispositions de la CESDH ne peut les conduire à refuser d'appliquer une loi pour des motifs abstraits d'ordre général, et qu'ils ne peuvent écarter l'application d'une disposition légale qu'après avoir recherché la façon concrète dont elle est mise en oeuvre. Ce n'est que s'il est établi que l'application de la loi en question aux situations de fait dont ils sont saisis serait de nature à constituer une violation de la CESDH qu'ils doivent en écarter l'application. Il convient de noter, au surplus, que la solution a été rendue sur avis non conforme de l'avocat général, lequel a estimé que le fait de placer en rétention administrative un étranger en situation irrégulière accompagné de son enfant mineur devait rester une mesure exceptionnelle, les circonstances de fait comme le très jeune âge de l'enfant suffisant à caractériser, en l'espèce, une violation de l'article 3 de la norme européenne.

L'arrêt d'espèce est révélateur du fait que le maintien en rétention administrative des étrangers a tendance à devenir, chaque jour davantage, un contentieux de masse pour le juge judiciaire à qui, en sa qualité de gardien de la liberté individuelle, le législateur a confié la mission d'ordonner la prolongation de cette mesure au-delà du délai initial de 48 heures dont dispose l'administration (15), lui laissant la possibilité, à titre exceptionnel, d'assigner à résidence l'étranger lorsque celui-ci dispose de garanties de représentation effectives (16). Si cette compétence résulte clairement des textes, la Cour de cassation a cependant, sur le fondement de l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L1332A99), donné au juge judiciaire des pouvoirs étendus de contrôle qui ne résultaient pas de manière évidente de la seule lecture des textes. C'est dans les limites dictées par le respect de la règle de la séparation des pouvoirs que s'est progressivement élargi le champ d'intervention du juge judiciaire. Celui-ci est chargé, en cas de contestation, non seulement de vérifier, de manière de plus en plus étendue la régularité des actes d'interpellation et de contrôle d'identité, de placement en garde à vue ou de détention ayant immédiatement précédé le maintien en rétention de l'étranger (17), mais encore de contrôler certaines modalités essentielles de cette mesure, y compris quant à l'effectivité de l'exercice des droits qui y sont attachés (18). En revanche, ce n'est que depuis un arrêt rendu le 6 février 2007 (19) que les Hauts juges ont fait expressément référence à l'article 5 de la CESDH (N° Lexbase : L4786AQC) qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté, en condamnant toute arrestation et détention irrégulières. Pour le moins remarqué, cet arrêt a auguré une prise en compte plus systématique des exigences de la CESDH dans le contrôle judiciaire des mesures administratives d'éloignement (20).

Mais si la Cour de cassation accueille pleinement l'autorité interprétative des décisions européennes, elle ne se contente pas de conformer sa jurisprudence aux arrêts de la juridiction strasbourgeoise, elle développe, également, sa propre jurisprudence, ce dont témoigne l'arrêt d'espèce. La Cour de cassation fait ainsi preuve d'une certaine prudence dans l'arbitrage qu'elle est appelée à réaliser entre la police des étrangers, définie à l'échelon national, et la protection due à l'homme en vertu des Traités. Contrôler la conventionalité des mesures de police des étrangers s'apparente à un véritable exercice d'équilibrisme entre, d'un côté, la souveraineté de chaque Etat pour définir sa politique d'immigration, et, de l'autre côté, le respect des droits fondamentaux reconnus à chacun par les instruments internationaux de promotion des droits de l'Homme.

En censurant les juges du fond dans leur interprétation en l'espèce, c'est à cet exercice que se livre la Cour de cassation. Les juges du fond sont allés assez loin dans l'interprétation des mesures législatives, en considérant que la seule rétention administrative d'un jeune enfant avec ses parents relève d'un traitement inhumain et dégradant. Cette position est critiquable d'un point de vue juridique car elle admet, a fortiori, que c'est la loi, en elle-même, qui est inhumaine. Le juge sort ici de son rôle lié à l'application de la loi en portant un avis sur l'opportunité d'adopter, ou non, telle disposition, d'où la censure logique de la Cour de cassation. Cette dernière n'a pas, au surplus, retenu les arguments marquants et contraire de l'avocat général qui s'appuyait sur la Convention internationale des droits de l'enfant (N° Lexbase : L6807BHL), laquelle proscrit la privation de liberté et énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions qui le concerne (21). L'avocat général s'appuyait, également, sur une argumentation développée par la Défenseure des enfants qui recommandait, notamment, de ne recourir au placement en centre de rétention qu'à titre tout à fait exceptionnel lorsque aucune autre mesure n'a été possible, et de privilégier l'assignation à résidence des parents et de leurs enfants, ou leur placement en résidence hôtelière (22), ce qui aurait été possible dans les deux affaires présentées. Au final, la Cour de cassation aurait pu déclarer la rétention contraire à l'article 3 de la CESDH, mais sa décision rappelle, au contraire, le respect nécessaire de l'obligation faite aux juges de ne pas aller au-delà de la stricte application de la loi. Elle met, ainsi, fin, aux dernières résistances de certains magistrats pour appliquer des lois envers lesquelles ils sont a priori hostiles.

Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz


(1) En vertu du a du F de l'article 1er de ce texte, ce statut n'est pas applicable "aux personnes dont on aura de sérieuses raisons de penser qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ce crime".
(2) CE Contentieux, 27 mai 1988, n° 66022, Mugica Garmendia (N° Lexbase : A7677APZ), Rec. CE, p. 219.
(3) CE Contentieux, 21 octobre 1983, n° 44469, Ngunga (N° Lexbase : A2701AMY).
(4) Voir, par exemple, CE Contentieux, 10 juillet 1996, n° 167955, Ranamukage (N° Lexbase : A0505APE).
(5) CE Contentieux, 27 mai 1988, n° 66022, Mugica Garmendia, (N° Lexbase : A7677APZ), Rec. CE, p. 219.
(6) CE Contentieux, 15 mai 2009, n° 288747, Gundogdu (N° Lexbase : A9600EGN).
(7) Une information judiciaire a, en effet, été ouverte contre elle à la suite de la plainte déposée le 13 février 2007, par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) pour "complicité de génocide" et "complicité de crime contre l'Humanité".
(8) Sur le fondement de l'article L. 911-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3329ALU).
(9) La situation est totalement différente pour l'adoption simple d'enfants plus âgés, voire adultes. L'adoption simple a des effets plus limités, car elle ne confère pas de plein droit la nationalité française. L'on peut craindre que l'adoption soit demandée uniquement pour l'obtention d'un visa de séjour en France, ou pour éviter des reconduites à la frontière dans le cas où la personne adoptée est déjà en France.
(10) CE Contentieux, 8 juin 1998, n° 183053, Chéa (N° Lexbase : A7653ASA), JCP éd. G, 1998, II, n° 10182, comm. F. Monéger.
(11) CE Contentieux, 20 mai 1998, n°182852, Mlle Oufkir-Gonthier (N° Lexbase : A7650AS7), JCP éd. G, 1998, II, n°10182, comm. F. Monéger.
(12) CE 10 s-s., n° 255329, 25 octobre 2004, Siyate épouse Michaud (N° Lexbase : A6732DDP).
(13) Voir, en ce sens, CEDH, 28 juin 2007, req. 76240/01, Wagner et J.M.W.L. c/ Luxembourg (N° Lexbase : A5260EA3).
(14) Cf. CA Toulouse, 21 février 2008, D., 2008, p. 2910, obs. F. Lombard et A. Haroune, et CA Rennes, 29 septembre 2008, n° 271/2008.
(15) Cf. C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 552-1 (N° Lexbase : L5812G4Z).
(16) Cf. C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 552-4 (N° Lexbase : L5852G4I).
(17) Cf. Cass. civ. 2, 28 juin 1995, n° 94-50.002, Préfet de la Haute-Garonne c/ M Bechta (N° Lexbase : A6192ABX), Bull. civ. II, n° 221.
(18) Cf. Cass. civ. 1, 31 janvier 2006, 3 arrêts, n° 04-50.093, M. X, se disant Wen Wu Li c/ Préfet de Police de Paris, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6031DMC), n° 04-50.121, Mme Aurelia Oncioiu c/ Préfet de Police de Paris, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6032DMD) et n° 04-50.128, M. Youcef Boudlal c/ Préfet du Val-de-Marne, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6619DM4), Bull. civ. I, n° 45.
(19) Cass. civ. 1, 6 février 2007, n° 05-10.880, Préfet de la Seine-Saint-Denis, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9477DT8), D. 2007, Jurisp., p. 917, note S. Trassoudaine, AJDA, 2007, p. 814, note O. Lecucq.
(20) Voir, par exemple, pour une autre application de l'article 5 de la CESDH, Cass. civ. 1, 25 juin 2008, n° 07-14.985, Préfet du Calvados, FS-P+B (N° Lexbase : A3681D99), D., 2008, act. jurispr., p. 1902.
(21) Voir, respectivement, art. 37 et 3 de cette Convention.
(22) Rapport de la Défenseure des enfants au Comité des droits de l'enfant des Nations-Unies, décembre 2008, p. 81.

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Licenciement

[Jurisprudence] De l'usage de la messagerie électronique à des fins personnelles sur son lieu de travail : vers un nouveau motif de licenciement ?

Réf. : CA Angers, 8 décembre 2009, n° 09/00286, Valérie Guitton c/ Association de Gestion de Comptabilité de Maine-et-Loire (N° Lexbase : A3408EQB)

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N1601BNM

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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

L'histoire n'est pas nouvelle -presque sans fin osera-t-on dire- et la question de l'usage de la messagerie électronique à des fins personnelles sur son lieu de travail de constituer un motif de licenciement pour le moins délicate. C'est que la problématique soulevée par ladite question est en elle-même très complexe, voire abstruse, puisqu'il s'agirait de trouver un juste équilibre entre le pouvoir disciplinaire de l'employeur et le droit fondamental de la protection de la vie privée du salarié. David contre Goliath ? Pas tout à fait... Dans le Panthéon du droit du travail, les droits et pouvoirs de l'employeur ont toute leur place. En témoigne, d'ailleurs, l'évolution de la jurisprudence qui, depuis le fameux arrêt "Nikon" (1), arrêt de référence en la matière s'il en est, aurait tendance à abonder en ce sens. Et l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Angers le 8 décembre dernier, comme celui rendu par la cour d'appel de Limoges le 23 février de la même année (2), ne constituent finalement que l'aboutissement logique d'un flou juridique qui ne parvient pas vraiment à trouver de réponse et qui semble même, par la présente décision, atteindre son paroxysme. Car, faut-il le rappeler, aucune disposition du Code du travail, ni même aucun texte contraignant ne s'attache, à l'heure actuelle, à résoudre le doux imbroglio jurisprudentiel existant. Il revient donc logiquement aux juges de dégager les principes susceptibles de régir l'usage des NTIC par les salariés sur leur lieu de travail. Et la tâche est ardue tant l'interdiction de principe faite aux salariés d'utiliser à des fins personnelles l'outil informatique mis à leur disposition dans le cadre de leur travail peut paraître -il faut l'avouer- surréaliste. A cet égard, la question posée aux juges d'appel le 8 décembre dernier n'est pas inintéressante, dans la mesure où elle s'interroge sur le fait de savoir si un salarié peut être licencié pour avoir écrit trop de e-mails. La réponse apportée permet, en effet, de délimiter la notion d'usage raisonnable souvent mise en exergue, mais qui ne trouve aujourd'hui aucun fondement juridique propre (3), ce que l'on ne peut que regretter. En 2001, donc, la Chambre sociale reconnaissait, pour la première fois, par un attendu de principe désormais célèbre, que le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de sa vie privée, celle-ci impliquant, en particulier, le secret des correspondances, l'employeur ne pouvant, dès lors, sans violation de cette liberté fondamentale, prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail et, ceci, même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l'ordinateur (4). Nous ne nous attarderons pas sur cette décision maintes fois commentée, le principe ainsi posé était clair et sans ambages : l'employeur ne peut prendre connaissance des messages personnels de ses salariés. Cet arrêt, particulièrement défavorable aux employeurs et protecteur de la vie privée du salarié, laissait également certaines questions en suspens, même si David semblait avoir vaincu.

La même Chambre sociale apportait ainsi, dans un arrêt du 17 mai 2005, un premier élément de réponse. Par un attendu devenu tout aussi classique, la Cour régulatrice retenait que, "sauf risque ou événement particulier, l'employeur ne peut ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l'ordinateur mis à sa disposition qu'en présence de ce dernier ou celui-ci dûment appelé" (5). La nuance ainsi apportée était assez remarquable. La Cour de cassation admettait, en effet, ici, la possibilité de procéder à la fouille du disque dur d'un salarié sans que ce dernier soit présent, en la soumettant à la seule existence d'un "risque ou événement particulier". En facilitant de la sorte l'accès de l'ordinateur à l'employeur, la Chambre sociale marquait un premier pas décisif dans l'affirmation de son pouvoir de direction : l'interdiction n'était plus absolue, elle comportait désormais une exception, nuançant ainsi de façon très forte la radicalité de l'arrêt "Nikon".

En 2006, elle franchit un nouveau pas, faisant désormais bénéficier l'employeur d'une présomption simple, en retenant, cette fois-ci, que "les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l'exécution de son travail sont présumés, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels, avoir un caractère professionnel de sorte que l'employeur peut y avoir accès hors sa présence" (6).

Enfin, ultime précision, dans un arrêt de 2007, la Haute juridiction considérait que les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce aux outils de travail sont présumés avoir un caractère professionnel de sorte que l'employeur peut y avoir accès sans la présence du salarié, à moins que celui-ci ait identifié ces dossiers comme étant personnels (7).

C'est dans ce contexte -très simplifié au regard de la jurisprudence pour le moins prolixe en la matière- qu'intervient l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Angers le 8 décembre dernier. Mais ne nous y trompons pas, si, jusqu'ici, les décisions rendues par les juges du Quai de l'Horloge avaient essentiellement trait au contenu des messages personnels et au pouvoir de direction de l'employeur, les faits soumis aux juges du fond diffèrent quelque peu en l'espèce, puisqu'est ici en cause directement le nombre important d'e-mails personnels envoyés, glissant ainsi vers un terrain quantitatif plus que qualitatif.

Dans cette affaire, une salariée avait été licenciée pour motif personnel en raison d'une utilisation abusive de la messagerie à des fins personnelles (156 e-mails en 2 mois) et du non-respect de son engagement de n'utiliser internet qu'à des fins professionnelles. Elle avait saisi le conseil de prud'hommes pour contester son licenciement, puis, déboutée de ses demandes, elle avait interjeté appel.

La cour d'appel considère, ici, que, s'il n'est pas contestable que la salariée n'a pas respecté son engagement de n'utiliser internet qu'à des fins professionnelles, il n'en demeure pas moins qu'un salarié jouit dans l'entreprise de sa liberté d'expression, sous réserve d'observer les obligations de discrétion et de loyauté. Ainsi, cette liberté autorisant, dans la limite du raisonnable, les conversations téléphoniques à condition qu'elles ne nuisent pas au travail ou à la sécurité, et le courrier électronique tendant à supplanter le téléphone comme outil de communication, la cour considère qu'un raisonnement par analogie s'impose, de sorte que l'employeur doit prouver un usage abusif des courriers personnels. Or, la cour relève que si la fréquence des courriers est établie, l'employeur affirme, sans le prouver, que la salariée y aurait consacré en moyenne une heure par jour, la lettre de licenciement se référant, par ailleurs, à des motifs dubitatifs, tels l'étalement des messages tout au long de la journée, qui "laisse supposer une perturbation de tous les instants" et les pertes de concentration "forcément induites par la fréquence des messages", ou infondés, comme le "manque de disponibilité et de ponctualité". La cour considère, ainsi, que la véritable cause du licenciement réside dans la perte de confiance de l'employeur qui ne saurait suffire, en ce qu'elle ne repose pas sur des éléments objectifs et suffisamment graves pour aboutir à une telle mesure. En effet, les faits reprochés ne sont pas assez sérieux, en l'absence, notamment, de démonstration de leur incidence sur la disponibilité de la salariée, pour justifier un licenciement immédiat, faute d'avertissement préalable.

Le raisonnement adopté par les juges du fond est intéressant à plusieurs égards. Il se place, tout d'abord, sur le terrain de la liberté d'expression du salarié, et non sur celui du droit au respect de sa vie privée. Ensuite, c'est parce que l'employeur n'a pas prouvé un usage abusif des courriers personnels que le licenciement n'est pas justifié. Dès lors, si l'usage à des fins personnelles des outils informatiques mis à la disposition des salariés reste une tolérance de l'employeur, cette tolérance doit s'apprécier en tenant compte du bon fonctionnement de l'entreprise, c'est-à-dire que l'usage abusif d'e-mails personnels ne saurait aboutir à une désorganisation du travail. En effet, la fréquence, donc la quantité des e-mails était ici précisée : l'employeur reprochait à la salariée l'envoi de 156 messages électroniques en 2 jours. Mais cette fréquence ne semble suffire à elle seule à déterminer son caractère abusif. L'utilisation doit être raisonnable, comme le souligne la Cnil, et comme le rappellent ici les juges du fond (8), à l'instar de l'utilisation d'internet à des fins personnelles au bureau. Mais, si la Cour de cassation a déjà évalué le temps abusif passé sur internet par un salarié (9), elle s'est plus rarement prononcée sur le nombre abusif de e-mails envoyés par un salarié à des fins personnelles. Et, dans l'arrêt de la cour d'appel de Limoges du 23 février 2009, c'est davantage le contenu des messages plus que leur nombre qui a justifié le licenciement du salarié, puisque les juges avaient retenu une violation caractérisée de l'obligation de loyauté du salarié vis-à-vis de son employeur (10), ce qui, en soit, ne constituait pas une nouveauté, un salarié ayant déjà été licencié pour faute grave pour avoir écrit des e-mails contenant des propos antisémites, dans des conditions permettant d'identifier l'employeur (11).

Dès lors, si la question de l'usage de la messagerie électronique à des fins personnelles sur son lieu de travail semble de plus en plus constituer un motif de licenciement, c'est davantage parce que leur contenu viole l'obligation de loyauté ou de discrétion du salarié que parce qu'ils ont été envoyés en très grand nombre. En effet, dans cette dernière hypothèse, l'employeur doit rapporter la preuve du caractère abusif et ne pas seulement se fonder sur des justifications dubitatives, c'est-à-dire qu'il devra prouver que l'envoi abusif d'e-mails personnels a désorganisé le travail du salarié en cause, de telle sorte qu'il est constitutif d'une faute, leur fréquence ou leur quantité ne sachant suffire, comme le démontre l'arrêt en cause. Finalement, on ne pourrait voir là qu'une application de l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P), lequel prévoit, rappelons-le, que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". A une nuance près. L'exigence de proportionnalité induite par l'article L. 1121-1 n'est pas incompatible avec l'interdiction des e-mails à caractère personnel via le matériel de l'entreprise, dans la mesure où le droit à une vie privée au travail n'a pas été consacré comme droit fondamental dans notre système juridique.

Poursuivons donc le raisonnement. L'employeur doit tolérer que le salarié puisse envoyer des e-mails personnels pendant son temps de travail, à la seule condition que cela ne perturbe pas ledit travail, c'est-à-dire que cela, pour reprendre les termes de la Cnil, s'effectue dans une proportion "raisonnable". Et là réside principalement toute la difficulté, non que la raison soit étrangère au monde juridique, mais la subjectivité de la notion peut tout de même se heurter au carcan plus formaliste du Code du travail. Adoptant alors un raisonnement analogique, les juges du fond rappellent que la Haute juridiction a déjà jugé, concernant l'usage du téléphone, que si un employeur ne peut reprocher à un salarié l'usage de son téléphone professionnel à des fins personnelles, pendant le temps de travail, un usage abusif peut être cependant sanctionné (12). Les arrêts rendus en la matière sont nombreux (13). Il en est de même concernant l'utilisation d'un véhicule de fonction à des fins privées. La Cour de cassation considère, ainsi, de longue date, que l'utilisation frauduleuse et abusive d'un véhicule appartenant à la société constitue pour l'employeur une cause réelle et sérieuse de licenciement (14).

Pour finir, les juridictions ne sanctionnent que les utilisations abusives du matériel de l'entreprise, téléphone, voiture, internet ou messagerie personnelle. Un salarié risque finalement peu de se voir licencié pour faute grave pour utilisation à des fins personnelles du matériel de sa société... dans la limite du raisonnable et à condition de ne pas en abuser. Un raisonnable difficilement quantifiable dont l'appréciation revient aux juges du fond, ce qui révèle toute la fragilité de l'édifice. En effet, la cour d'appel de Paris n'avait-elle pas à juger d'une affaire semblable en 2004 ? (15) La jurisprudence gagnerait en clarté, l'arrêt de la cour d'appel du 8 décembre offre une telle opportunité que la Haute juridiction, espérons-le, saura saisir. Affaire à suivre donc...


(1) Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, Société Nikon France c/ M. Frédéric Onof (N° Lexbase : A1200AWD) et lire Questions à... Jean-Emmanuel Ray, à propos de l'arrêt Nikon, Le Quotidien Lexbase du 9 octobre 2001 (N° Lexbase : N1201AAQ).
(2) CA Limoges, 23 février 2009, n° 08/01112, François Lestage c/ SA Generali Vie (N° Lexbase : A9926EH4). Par cet arrêt, les juges confirmaient le licenciement d'un salarié qui avait envoyé des courriers électroniques dénigrant la société, commettant, ainsi, selon leurs propres termes, "une violation caractérisée de l'obligation de loyauté à laquelle il était tenu, constitutive d'une faute grave", justifiant donc son licenciement.
(3) Selon la Cnil, dans un rapport de 2003, "une interdiction générale et absolue de toute utilisation d'internet à des fins autres que professionnelles ne paraît pas réaliste". Elle préconise ainsi "un usage raisonnable, non susceptible d'amoindrir les conditions d'accès professionnel au réseau ne mettant pas en cause la productivité".
(4) Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, préc..
(5) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, M. Philippe Klajer c/ Société Cathnet-Science, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2997DIT). Lire les obs. de Ch. Radé, L'employeur et les fichiers personnels du salarié : la Cour de cassation révise la jurisprudence "Nikon", Lexbase Hebdo n° 169 du 26 mai 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4601AIA).
(6) Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, M. Jérémy Le Fur, F-P+B (N° Lexbase : A9621DRR). Lire les obs. de S. Tournaux, La consultation des documents de nature professionnelle du salarié, Lexbase Hebdo n° 234 du 1er novembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N4508ALK).
(7) Cass. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803, M. Guy Archalaüs c/ Société Haironville, P+B+R+I (N° Lexbase : A3179DWN) et les obs. de O. Pujolar, Les correspondances privées reçues sur le lieu de travail ne relèvent pas du pouvoir disciplinaire de l'employeur, Lexbase Hebdo n° 263 du 8 juin 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N3660BB8). Encore récemment, Cass. soc., 21 octobre 2009, n° 07-43.877, Société Seit Hydr'Eau, FS-P+B (N° Lexbase : A2618EMW).
(8) Rappelons ici que l'utilisation abusive d'internet à des fins personnelles au bureau est passible d'un licenciement pour faute grave. Récemment, encore, Cass. soc., 18 mars 2009, n° 07-44.247, M. Eric Pinot, F-D (N° Lexbase : A0825EEB) : "la cour d'appel, appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, a relevé que le salarié avait usé de la connexion internet de l'entreprise, à des fins non professionnelles, pour une durée totale d'environ quarante et une heures durant le mois de décembre 2004 ; elle a pu décider que son comportement rendait impossible son maintien dans l'entreprise et était constitutif d'une faute grave".
(9) Cass. soc., 18 mars 2009, n° 07-44.247, préc..
(10) CA Limoges, 23 février 2009, n° 08/01112, préc..
(11) Cass. soc., 2 juin 2004, n° 03-45.269, M. Marc X c/ Société Spot image SA (N° Lexbase : A5260DCS).
(12) Cass. soc., 18 juin 2003, n° 01-43.122, Mlle Marie-Josèphe Calixte c/ Mutuelle accidents élèves Martinique, F-D (N° Lexbase : A8586C8I). Dans cette affaire, la salariée, pendant plusieurs mois, et après avoir été avertie à plusieurs reprises de l'augmentation anormale des consommations téléphoniques, appelait quotidiennement la métropole à partir du bureau du président, commettant ainsi une faute grave.
(13) Voir, encore, Cass. soc., 14 mars 2000, n° 98-42.090, M. Dujardin c/ Société Instinet France, publié (N° Lexbase : A4968AG4) ou Cass. soc., 11 juillet 1995, n° 94-40.205, M. André Ferry c/ Société anonyme Est cheminées center, inédit (N° Lexbase : A2712AGK).
(14) Cass. soc., 12 décembre 1983, n° 81-42.100, Hochstrasser c/ SARL AST Construction, publié (N° Lexbase : A9765AAW).
(15) CA Paris, 22ème ch., sect. B, 14 mai 2004, n° 03/30536, Monsieur Loïc Hamelin c/ SA Elva Société d'assurances (N° Lexbase : A3369DD7). Dans cette affaire, un salarié avait été licencié pour avoir envoyé un nombre important d'e-mails à caractère extra-professionnel. La cour d'appel de Paris avait débouté la société, retenant la "brièveté" des messages en cause et leur "caractère anodin". Elle rappelait, par ailleurs, leur nombre "particulièrement limité" (6) et terminait en retenant que la société ne rapportait pas la preuve que ces envois "étaient de nature à perturber gravement le fonctionnement du système informatique de l'entreprise".

newsid:381601

Libertés publiques

[Questions à...] Levons le voile sur la burqa - Questions à Jeannette Bougrab, maître des requêtes au Conseil d'Etat, docteur en droit public et maître de conférences à Sciences-Po

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N1608BNU

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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale

Le 07 Octobre 2010

En déclarant, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 22 juin 2009 que, "signe d'asservissement" de la femme, la "burqa n'est pas la bienvenue sur le territoire de la République française", le Président de la République a déclenché un large débat national dont s'est saisie l'Assemblée nationale, comme Nicolas Sarkozy l'avait d'ailleurs souhaité. La mission parlementaire, qui a vu le jour en juin 2009 à la suite du dépôt d'une proposition de résolution pour la création d'une commission d'enquête par une soixantaine de députés, a achevé ses travaux six mois plus tard pour remettre son rapport sur le port du voile intégral le 26 janvier 2010, alors qu'entre temps, "coupant l'herbe sous le pied" de ses collègues le député Jean-François Copé, président du groupe de la majorité à l'Assemblée nationale, avait annoncé le dépôt d'une proposition de loi tendant à interdire le voile intégral dans l'ensemble de la sphère publique. Révélateur d'une sorte de "consensus mou" sur la question, le rapport du 26 janvier 2010 a laissé certains observateurs perplexes, si ce n'est déçus par les préconisations que les nombreux partisans de l'interdiction totale jugent plutôt "tièdes". En substance, la mission plaide, d'abord, pour une résolution parlementaire, proclamant que "c'est toute la France qui dit non au voile intégral", et, ensuite, pour l'adoption d'une loi interdisant de "dissimuler son visage" dans les services publics (administrations, hôpitaux, sorties des écoles, transports, etc.). Concrètement, le texte de loi "contraindrait les personnes non seulement à montrer leur visage à l'entrée du service public, mais aussi à conserver le visage découvert" en son sein, faute de quoi les femmes concernées ne pourraient pas percevoir les prestations souhaitées. Parmi les 18 préconisations du rapport, on relèvera deux autres mesures phares : demander à la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) de dresser un état des lieux des éventuelles dérives sectaires qui pourraient avoir lieu dans l'entourage des personnes portant le voile intégral ; et modifier le Code civil afin de faire du port du voile intégral un obstacle à l'acquisition de la nationalité française. Débat aux considérations éminemment politiques, voire électoralistes pourrait-on être tenté de dire, le voile intégral pose à l'évidence des questions juridiques essentielles dont les implications ne sauraient être seulement sociétales mais innervent le parangon des droits fondamentaux. Aussi, pour nous éclairer sur les termes du débat et sur le cadre juridique dans lequel il s'inscrit, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Jeannette Bougrab, maître des requêtes au Conseil d'Etat, docteur en droit public et maître de conférences à Sciences-Po.

Lexbase : Quelles sont, selon vous, les données du problème posé par le port du voile intégral sur le territoire français ?

Jeannette Bougrab : Tout d'abord, il faut bien avoir à l'esprit que le port du voile intégral n'est pas un problème religieux. Si la burqa et le niqab sont revêtus par des femmes de confession musulmane, tous les spécialistes de l'islam, à commencer par Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman, expliquent que le voile intégral n'est pas une prescription religieuse, en témoigne d'ailleurs, s'il en était besoin, son interdiction pendant le pèlerinage de La Mecque pour des raisons de sécurité.

Ceci étant, la prise de conscience du problème posé est contemporaine d'une montée de la radicalisation dans certaines zones du territoire de la République. Ce fondamentalisme religieux qui s'est fait jour dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s'est accentué et c'est un phénomène dont on doit prendre la pleine mesure. Il y a eu de nombreux appels d'associations relayant l'existence d'une véritable remise en cause de l'ordre républicain. C'est à titre d'exemple ce qu'il ressort de l'ouvrage collectif Les territoires perdus de la République (1), dans lequel des professeurs de collège et de lycée pointent notamment du doigt l'antisémitisme auquel ils doivent faire face à tel point qu'ils se retrouvaient dans l'impossibilité d'évoquer et d'enseigner la Shoah.

Et bien, le port du voile intégral participe du même phénomène et pose en réalité la question de l'universalisme des Droits et Libertés et dépasse donc largement les frontières de l'Hexagone. Dans de nombreux Etats, européens notamment, se pose le problème de la dénaturation et de la montée du fondamentalisme ; c'est cela qu'il faut combattre et ne pas voir ou ne pas entendre cette radicalisation est, à mon sens, coupable.

D'ailleurs, comme l'a montré une récente étude de législation comparée du Sénat (2), dans tous les pays européens, le port de la burqa dans les lieux publics suscite des controverses plus ou moins vives. Son interdiction générale dans l'espace public a été évoquée, notamment aux Pays-Bas, en Suisse et au Danemark. Pour autant, aucun pays ne s'est doté de règles nationales sur le port de la burqa dans les lieux publics. Dans certains pays, il existe des interdictions de portée limitée comme en Allemagne, en Belgique ou en Grande-Bretagne, ou des interdictions locales comme c'est le cas en Belgique ou aux Pays-Bas.

Enfin, à ceux qui prétendent que le port du voile intégral est un épiphénomène et que c'est loin d'être une priorité, la réponse est pour moi évidente : la bataille des chiffres ne m'intéresse pas et la nécessité d'un texte, qu'il soit de nature pénale ou civile, n'a jamais été conditionnée par le taux de réalisation d'un crime ou d'un délit. Aussi, la soi-disant marginalité de cette pratique ne saurait autoriser à transiger avec les valeurs fondamentales qui sont les nôtres.

Lexbase : Quel est l'état actuel du droit sur la question ?

Jeannette Bougrab : L'état du droit positif applicable au port du voile intégral en France ressort avant tout des principes constitutionnels propres à notre ordre juridique interne, que ce soit la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ou la Constitution de 1958 qui consacrent des Droits fondamentaux tels la liberté de conscience, mais aussi l'égalité et tout particulièrement l'égalité entre les hommes et les femmes. Ensuite, il y a, bien entendu, les textes internationaux au premier rang desquels on retrouve la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, et notamment, son article 9 § 2 (N° Lexbase : L4799AQS) qui dispose que "la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". Parmi les Conventions internationales, il ne faut pas oublier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de New-York du 16 décembre 1966 (N° Lexbase : L6816BHW) ou la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 par l'Assemblée générale des Nations-Unies, encore que pour cette dernière se pose le problème de son invocabilité.
Il convient, en outre, d'évoquer la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, en matière de dignité de la personne humaine. S'agissant des Sages de la rue Montpensier, la décision "loi bioéthique" du 27 juillet 1994 (décision n° 94-343/344 DC N° Lexbase : A8305ACL) consacre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine comme principe constitutionnel ; pour les juges du Palais-Royal, la décision de référence est l'arrêt "Morsang-sur-Orge" (CE Contentieux, 27 octobre 1995, n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge N° Lexbase : A6382ANP) selon lequel l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut interdire une activité même licite si une telle mesure est seule de nature à prévenir ou faire cesser un trouble à l'ordre public et en l'occurrence l'atteinte portée à la dignité de la personne humaine.

Pour être complet sur le sujet, n'oublions pas de mentionner deux arrêts importants rendus récemment par la Haute juridiction administrative. Dans le premier, elle a admis qu'il puisse être exigé d'une personne qu'elle dévoile son visage à des fins de vérification d'identité, s'agissant, en l'espèce d'une femme qui venait chercher un visa dans un consulat de France à l'étranger (CE 2° et 7° s-s-r., 7 décembre 2005, n° 264464, M. El Morsli N° Lexbase : A1007DMA). Dans le second arrêt, les juges ont admis que l'acquisition de la nationalité française puisse être refusée par le Gouvernement au conjoint d'un ressortissant français pour défaut d'assimilation à une personne qui affichait "une pratique radicale de sa religion incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe d'égalité des sexes" (CE 2° et 7° s-s-r., 27 juin 2008, n° 286798, Mme Mabchour N° Lexbase : A3501D9K).

Enfin, il existe déjà certains textes qui interdisent le port du voile intégral dans certaines circonstances :
- la loi du 15 mars 2004 (loi n° 2004-228, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics N° Lexbase : L1864DPQ), qui interdit "le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse" dans les établissements d'enseignement primaire et secondaire publics ;
- et le décret du 19 juin 2009 (décret n° 2009-724, 19 juin 2009, relatif à l'incrimination de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique N° Lexbase : L4129IEN) qui interdit "le fait pour une personne au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public" et qui réprime la violation de cette interdiction des peine applicables aux contraventions de cinquième classe.

Lexbase : Convient-il, selon vous, d'interdire de façon générale le port du voile intégral ? Si oui, quel serait le cadre législatif adéquat ?

Jeannette Bougrab : Oui, pour toutes les raisons évoquées précédemment, il convient d'interdire le port du voile intégral par un texte. Alors, compte tenu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH, 4 décembre 2008, Req. 27058/05, Dogru c/ France N° Lexbase : A5102EBL) et pour prévenir toute condamnation de sa part, les restrictions à la liberté religieuse doivent être "prévues par la loi", ces termes signifiant qu'ils doivent "avoir une base en droit interne, mais [qu'] ils impliquent aussi la qualité de la loi". D'après la jurisprudence constante de la Cour, la notion de "loi" doit être entendue dans son acception "matérielle" et non "formelle". En conséquence, elle y inclut l'ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infralégislatif (voir, notamment, CEDH, 18 juin 1971, Req. 2832/66, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique N° Lexbase : A1789ERP, § 93, série A n° 12), ainsi que la jurisprudence qui l'interprète (voir, mutatis mutandis, CEDH, 24 avril 1990, Req. 7/1989/167/22, Kruslin c/ France N° Lexbase : A6323AW4, § 29, série A n° 176-A). En France, pays de droit écrit, l'interdiction doit donc passer par un texte. Celui-ci ne sera pas nécessairement une loi votée par le Parlement, mais pourrait aussi prendre la forme d'un décret ou d'un règlement du Premier ministre qui agirait dans le cadre de ses pouvoirs de police, afin de prévenir les troubles à l'ordre public, comme l'a reconnu l'arrêt "Labonne" (CE Contentieux, 8 août 1919, n° 56377, Labonne N° Lexbase : A5793B7P).

Il ne faut toutefois pas sous-estimer la valeur politique et symbolique de la loi qui semble être la solution la plus adéquate.

S'agissant du texte, il ne doit faire aucune référence au voile intégral à proprement parler et c'est en ce sens qu'a été rédigé le projet de proposition de loi de Jean-François Copé. Les fondements juridiques du texte sont donc, d'une part, l'atteinte à la dignité humaine dans la mesure où, je le répète, le port du voile intégral s'attaque à la dignité des femmes, à leur identité et les soumet à une sorte de discrimination, et, d'autre part, la prévention des troubles à l'ordre public causés par l'impossibilité d'identifier ces femmes. C'est une question de sécurité évidente : comment peut-on, par exemple, envisager de confier un enfant à la sortie de l'école à une personne que l'on ne peut pas identifier ?

Néanmoins, je suis convaincue que la loi seule ne peut suffire et qu'il est nécessaire de l'accompagner par la mise en place de véritables moyens en termes d'éducation et d'instruction civique, notamment. Ce texte est l'occasion d'avoir une réflexion d'ensemble sur un pacte républicain avec un socle fondamental.

S'agissant du volet "sanction" du texte, seule la contravention est envisageable à l'encontre des femmes qui portent le voile intégral. Il ne faut, néanmoins, pas oublier les tiers, souvent les membres de la famille, qui contraignent ces femmes à porter la burqa ou le niqab. Cela s'assimile à de la maltraitance ; il conviendrait donc d'aménager les textes existants pénalisant, notamment, les violences conjugales et de les accompagner bien sûr d'un volet préventif en la matière. Le dispositif, qui demande une compréhension totale, ne peut fonctionner que si les hommes sont associés à cette lutte.

Enfin, pour aborder la question de la résolution parlementaire -possibilité ouverte par la révision constitutionnelle de 2008 (loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République N° Lexbase : L7298IAK)-, tel que le préconise le rapport parlementaire remis le 26 janvier dernier, permettez-moi de douter de son utilité. A l'évidence, une résolution ne saurait se suffire à elle seul. En effet, le sujet est trop sensible et en matière de protection des Droits et Libertés, il convient de passer aux actes. Or, la résolution n'a aucune valeur contraignante, son intérêt est purement symbolique et politique.

Lexbase : Compte tenu de la jurisprudence quels sont les risques de censure par la Cour européenne des droits de l'Homme et le Conseil constitutionnel ?

Jeannette Bougrab : S'agissant de la Cour européenne des droits de l'Homme, on dispose de certains éléments pour penser que le risque de censure est, a priori, plutôt limité et que la Cour serait plutôt disposée à valider l'interdiction. L'arrêt "Leila Sahin c/ Turquie" en est une excellente illustration (CEDH, 10 novembre 2005, Req. 44774/98, Leyla Sahyn c/ Turquie N° Lexbase : A4947DLS). Etudiante dans une université en Turquie, Leyla Sahin s'était opposée à la prohibition du hijab ("tout voile placé devant un être ou un objet pour le soustraire à la vue ou l'isoler"). La Cour européenne des droits de l'Homme, appelée à statuer sur la légitimité de la prohibition de ce voile prononcée par la législation turque, a estimé acceptable d'interdire le port du voile dans les universités turques, considérant que l'ingérence dans l'exercice par la requérante du droit de manifester sa religion était prévue par la loi, poursuivait l'un des buts légitimes énoncés dans le deuxième paragraphe de l'article 9 de la Convention et était justifiée dans son principe et proportionnée aux buts poursuivis, et pouvait donc être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique".

Surtout dans leur arrêt "Aktas c/ France" (CEDH 30 juin 2009, Req. 43563/08, Tuba Aktas c/ France N° Lexbase : A1803ER9), les juges de la Cour de Strasbourg n'ont pas condamné la France pour prohibition du port du voile à l'école par la loi du 15 mars 2004, considérant également que l'ingérence des autorités dans leur droit à la liberté d'exprimer leur religion était donc justifiée et proportionnée à l'objectif visé.

Pour ce qui est du Conseil constitutionnel, il est plus ardu de se prononcer sur la question, dans la mesure où il n'a jamais été saisi sur la liberté de conscience et que la loi de 2004 n'a pas été soumise à son appréciation. On se risquera à dire qu'il est fort à parier qu'il ait une approche sensiblement identique à celle de la CEDH dont la jurisprudence nous offre assurément une grille de lecture.


(1) Les territoires perdus de la République : Milieu scolaire, antisémitisme, sexisme, ouvrage collectif, édition Mille et une nuits, 2002.
(2) Le port de la burqa dans les lieux publics, Etude de législation comparée du Sénat n° 201 du 23 octobre 2009.

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Avocats/Institutions représentatives

[Evénement] Rentrée solennelle de la Conférence du Barreau du Val-de-Marne : "Suis-je le gardien de mon frère ?"

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N9869BMH

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction

Le 07 Octobre 2010

Le 22 janvier 2010 se tenait au Palais de justice de Créteil, la Rentrée solennelle de la Conférence du Barreau du Val-de-Marne. Et l'auditoire de la salle des assises a été, d'abord, à l'écoute attentive du discours du Bâtonnier de l'Ordre, Arnauld Bernard, puis, ensuite, captivé par la joute oratoire opposant le premier secrétaire de la Conférence, Joao-Philippe Goncalves, à la deuxième secrétaire, Dina Cohen-Sabban, sur le thème "Suis-je le gardien de mon frère ?", et qui s'est achevée sous les applaudissements chaleureux d'un public conquis. Lexbase Hebdo - édition professions vous propose cette semaine de revenir sur les temps forts de cette rentrée. Revenant sur l'aide juridictionnelle, le Bâtonnier Arnauld Bernard n'a pas caché son inquiétude : les avocats et les justiciables "supporteront-ils encore longtemps que leur pays ne consacre à la défense des plus démunis que 10 ou 100 euros quand d'autres en dépensent dans le même temps 100 ou 1 000 ?". Et de réaffirmer haut et fort que le Barreau du Val de Marne sera toujours présent pour ses avocats, pour ses justiciables !

Evoquant, ensuite, le futur "acte d'avocat", le Bâtonnier a rappelé l'importance de le plébisciter sachant que "c'est un outil dont le CNB a su démontrer l'utilité et convaincre les pouvoirs publics qu'il fallait le promouvoir puisqu'il ne concurrençait en aucun cas l'acte authentique". De plus, selon lui, cet acte d'avocat est un vecteur essentiel pour arriver à la grande profession du droit, et d'envisager, pourquoi pas, de véritables "Assises interprofessionnelles" auxquelles seraient également conviés les experts comptables et mandataires de justice. "La grande profession du droit n'est peut-être pas encore née mais comme pour tout idéal, il faut y tendre et rassembler les acteurs de ces professions". L'ambition est affichée !!

La question d'actualité de la garde à vue a, également, été évoquée par le Bâtonnier qui, à l'instar de son homologue versaillais (1), a dénoncé les propos du syndicat Synergie Officiers (2) assimilant les avocats à une "bande de commerciaux dont les compétences en matière pénale sont proportionnelles au montant des honoraires perçus". Il a rappelé que les avocats étaient là pour combattre toutes les dérives et les abus et a illustré son propos en citant un extrait de procès-verbal d'audition récent, puisque du 5 novembre 2009 :

"Nous, X...l, Capitaine de Police en résidence à ..., poursuivant l'enquête, dans les formes de droit, disons prendre attache téléphonique avec le Magistrat de permanence près la section criminelle du Parquet de Créteil, ce dernier en la personne de M. Y, informé de notre enquête, nous donne pour instruction de réauditionner, autant que faire se peut, les gardés à vue, afin d'obtenir des aveux circonstanciés".

Enfin, abordant les réformes en cours et notamment la perspective de l'avocat d'entreprise, s'il ne se prononce pas ouvertement en sa faveur, le Bâtonnier ne le rejette pas non plus, le principal étant que ce nouveau mode d'exercice respecte tant l'éthique de la profession, que sa déontologie, notamment son secret professionnel, et que le principe du contrôle du Bâtonnier ne souffre aucune exception.

Au final, le Bâtonnier Arnauld Bernard aura tenu à rappeler, tout au long de son allocution, l'attachement aux principes forts de la profession, "tant ils représentent les garanties que nos clients attendent de nous et que nous devons maintenir à leur profit".

"Suis-je le gardien de mon frère ?"... Tel était le thème sur lequel les premier et deuxième secrétaires de la Conférence ont débattu en seconde partie de la rentrée solennelle.

Vaste sujet... Actuel sujet... En partant d'une simple question, les deux jeunes orateurs s'étaient assignés comme but d'amener leur public à s'interroger au plus profond d'eux-mêmes sur l'essence même de la profession d'avocat. Et l'on peut, sans conteste, avouer que cette mission a été parfaitement remplie...

Le thème choisi l'a été en hommage à Robert Badinter, parrain de l'association des anciens secrétaires de la Conférence, et figure emblématique du milieu juridique de par les actions menées et les combats gagnés. Cette question est celle qu'il n'a jamais cessé de poser à toutes les juridictions devant lesquelles il a plaidé, à toutes les institutions avec lesquelles il a collaboré. C'est également cette question qui se posait aux jurys populaires amenés à se prononcer sur la peine de mort et le sort des accusés qui leur étaient présentés... Alors si, aujourd'hui, l'enjeu est moins fatal, la peine de mort ayant été abolie, reste, néanmoins, ce que Joao-Philippe Goncalves qualifie de "mort sociale" : la réclusion à perpétuité...

L'occasion était alors donnée de revenir sur les conditions carcérales en France et de soulever l'insalubrité et l'inhumanité des prisons.

A travers un discours résolument provocateur, Dina Cohen-Sabban ("les candidats sélectionnés devraient réaliser leur chance d'intégrer une telle administration : logés, nourris, blanchis aux frais de l'Etat ! [...] - Etre en prison c'est déjà avoir un toit alors que l'immobilier est en crise [...]") souhaitait montrer la résignation dont fait preuve la profession sur ce point : "je connais le sort des détenus et pourtant... je m'y résous. Tout au plus m'arrive-t-il d'écrire au juge d'instruction ou au directeur de maison d'arrêt pour leur demander d'intervenir, pardon : de 'bien vouloir intervenir' pour que mon client, victime de la violence de ses co-détenus, puisse bénéficier d'un changement d'affectation... Le silence, mon silence est coupable ! Je sais... et je ne dis rien. Je sais... et je ne fais rien. Nous avons la prison que l'on mérite, nous répondra-t-on, et bientôt nous aurons la justice que l'on mérite !".

"Suis-je le gardien de mon frère ?"... La question pourrait également se poser dans les rapports au sein de la profession. Si, lors de l'entrée à l'Ecole de la formation du Barreau les élèves sont accueillis par ces mots "nous sommes indépendants, libres et solidaires, plus que dans toute autre profession. Mais, plus que dans toute autre profession, nous sommes unis - épaule contre épaule comme vous l'êtes à cet instant", l'Histoire, passée et présente, semble révéler quelques entorses à ces beaux mots... En France d'abord, et sous l'Occupation, un nom : Pierre Masse. En Iran, et aujourd'hui, une femme : Shirin Ebadi.

L'un, premier secrétaire de la conférence en 1906, avocat exceptionnel, député, secrétaire d'Etat à la Guerre dans les heures difficiles de 1917, sénateur, qui unissait dans une commune passion la France, la République et la profession d'avocat, "mais" de confession israélite, sera dénoncé par ses pairs, sous le régime de Vichy, du camp de Drancy il sera déporté à Auschwitz le 30 septembre 1942, d'où il ne reviendra jamais. L'autre, première femme magistrate en Iran, sera obligée de quitter ses fonctions au lendemain de la Révolution iranienne et de la prise du pouvoir par les théocrates ; devenue avocate elle s'attachera à la défense des droits de l'Homme et aux dossiers frileux dont personne ne veut ; se battant pour la liberté et pour la réforme de la Charia, elle est menacée, condamnée et emprisonnée ; Prix Nobel de la paix en 2003, elle déclenche la haine des Mollahs et les pressions se font plus nombreuses ; personna non grata en Iran, elle continue son combat de l'extérieur ; mais la pression s'intensifie et son entourage proche en fait les frais...

De par ces deux parcours si différents dans la forme, mais si semblable dans le fond, nos deux secrétaires de la Conférence ont souhaité montrer que la Justice agonise et se meurt, qu'elle se destine à devenir une enveloppe vide si rien n'est fait. A l'image de Pierre Masse et Shirin Ebadi, l'avocat aujourd'hui se doit de plaider avec toujours la même ferveur, la même flamme, de plaider comme si c'était la première et la dernière fois, de se battre pour ses convictions, pour la défense des intérêts du justiciable, parce que les principes essentiels de la profession ne doivent pas être oubliés. Et d'avoir toujours à se poser cette question "Suis-je le gardien de mon frère ?".


(1) Lire, Rentrée du Barreau de Versailles : une rentrée "enthousiaste" pour une profession engagée et unie, Lexbase Hebdo n° 12 du 10 décembre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N6002BMA).
(2) Tract diffusé le 17 novembre 2009 par le syndicat Synergie-Officier intitulé "G.A.V. illégales : campagne publicitaire des avocats ?"

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