La lettre juridique n°361 du 30 juillet 2009

La lettre juridique - Édition n°361

Éditorial

La répétition des prestations sociales indues et l'équité : Rawls-1 vs Aristote-0

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N1399BLE

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


D'où l'importance d'être câblé. Je somnolais devant la télévision, un de ces soirs de juillet encore drapé d'une chaleur étouffante, m'étant arrêté sur la rediffusion quasi-sacerdotale du "chef d'oeuvre" de Bernard Borderie, lorsque que je fus réveillé par l'envolée lyrique du comte de Toulouse, alias Joffrey de Peyrac, à son procès en sorcellerie, soutenant devant le chef de l'accusation, Monsieur Bourrié : "Il n'y a pas de bonne Justice ; la Justice n'a pas à être bonne ; la Justice se suffit à elle-même" (sic). Et, ce qui devait me permettre de trouver le sommeil, la vision d'Angélique Marquise des anges n'ayant d'autre but, pour ma part, opérant, ainsi, une régression sur le lit des mes souvenirs d'enfance, s'avéra tambouriner le début d'une maïeutique sur les conceptions de la Justice... Ce qui m'empêcha, dès lors, définitivement de dormir !

La Justice selon Aristote. Que les lecteurs me pardonnent, une nouvelle fois, d'en revenir, toujours et encore, au grand homme de Stagire, mais c'est tout de même à ce dernier que l'on doit, entre milliers autres concepts, celui d'équité. Principe modérateur du droit objectif selon lequel chacun peut prétendre à un traitement juste, égalitaire et raisonnable, l'équité est, un peu, le ver dans le fruit de la Justice, sans lequel cette dernière tournerait sans doute plus aisément... sans nécessairement être tout à fait juste. C'est parce que le juge peut statuer, aux termes de la loi, ex aequo et bono, écartant les règles légales lorsqu'il estime que leur application stricte aurait des conséquences inégalitaires ou déraisonnables, que la Justice (commutative) n'est pas qu'un concept, mais un fondement de la vie sociale et de la civilisation.

"L'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale et que là-dessus survient un cas en-dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans sa loi s'il avait connu le cas en question" (Ethique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14).

La Justice selon John Rawls. Pour le philosophe américain, la Justice (distributive), bras armé de la correction des inégalités, n'a pas vocation à l'égalité absolue, mais à l'égalité des proportions à raison des mérites. Ce faisant, l'homme de Baltimore conçoit l'équité comme l'équilibre des droits et obligations de chacune des parties prenantes à une "coopération mutuellement avantageuse". Autrement dit, si la Justice doit corriger une inégalité, elle ne doit pas le faire au détriment d'un autre groupe d'individus déjà soumis à la restriction de sa liberté.

"L'idée principale est la suivante : quand un certain nombre de personnes s'engagent dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont soumis à ces restrictions ont le droit d'espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur propre obéissance. Nous n'avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent ce qu'est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la structure de base. Ainsi, si le système est juste, chacun recevra une contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui -même) coopère" (Théorie de la justice, § 18, p. 142).

Prestations sociales indues. Le problème, à l'oraison de ces deux conceptions de l'équité, c'est qu'appliquées à l'exemple de cette affaire, portée devant le Conseil d'Etat le 15 juin dernier, et sur laquelle revient cette semaine Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de notre encyclopédie de droit de la Sécurité sociale, elles laissent toutes deux un sentiment amer sur l'essence même de la Justice, rappelant ainsi que sa raison n'est pas aisée à comprendre et qu'il faut, sans cesse se mouvoir dans les couloirs du temps et de l'interprétation pour essayer de l'appréhender. En l'espèce, donc, le Conseil d'Etat énonce, qu'en vertu du premier alinéa de l'article L. 262-41 du Code de l'action sociale et des familles, tout paiement indu d'allocation de RMI donne lieu à récupération. Il ajoute que, si le dernier alinéa de cet article permet au président du conseil général, en cas de précarité de la situation du débiteur, de faire remise de la créance qui en résulte pour le département, il résulte des dispositions ajoutées à cet alinéa par la loi n° 2006-339 que cette faculté ne peut s'exercer en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, cette dernière notion devant s'entendre comme visant les inexactitudes ou omissions délibérément commises par l'allocataire dans l'exercice de son obligation déclarative.

Fraus omnia corrumpit. "La fraude fait échec à toutes les règles ; c'est parce qu'elle est la négation du devoir de loyauté qui fait partie de ce fonds permanent de la nature humaine et constitue la réalité sous-jacente à tous les faits juridiques" écrivait le Procureur général près de la Cour de cassation Besson, en 1953. L'adage donne, ainsi, un net avantage aux conceptions de John Rawls et, dans le cas présent, un net avantage à l'application rigoureuse de la loi et de la répétition de l'indu... Ce qui peut paraître des plus étonnants, lorsque l'on sait que Rawls est l'un des chantres de la Justice sociale ; étrange équité. Se souvenir, alors, de Platon : "La perversion de la cité commence par la fraude des mots".

Les juges du Haut conseil, l'âme plus poétique, lui auront préféré Sophocle (dans Oedipe à Colone): "Un bien acquis par fraude ne profite jamais longtemps" !

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Urbanisme

[Jurisprudence] La reconnaissance flexible de l'intérêt d'agir d'une association de surveillance de l'utilisation des deniers publics et de l'acquéreur évincé contre une décision de préemption

Réf. : CE, 1° et 6° s-s-r., 1er juillet 2009, n° 319238, Association La Fourmi Vouvrillonne (N° Lexbase : A5656EIC)

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N1431BLL

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 07 Octobre 2010

En matière administrative, les différents recours juridictionnels ne sont recevables que si ceux qui les exercent ont intérêt à contester l'acte attaqué. A cet égard, la notion d'intérêt à agir est malaisée à définir avec précision. Elle ne repose sur aucun texte législatif ou réglementaire, mais seulement sur le principe général de procédure exprimé par la maxime "pas d'intérêt, pas d'action". Et, le juge pratique, en fonction des circonstances, une véritable politique jurisprudentielle qui donne à la notion d'intérêt à agir un caractère assez malléable. Ce sont les faits qui conditionnent, souvent, l'attitude du juge au risque de certaines contradictions et de rendre, parfois, difficilement intelligibles par les requérants les décisions prises. Néanmoins, on peut dire, qu'après une longue période d'ouverture, la tendance actuelle est plutôt marquée par une reconnaissance moins souple de la recevabilité, tendance qui n'est pas sans lien avec le développement quantitatif du contentieux administratif.
La présente affaire semble, pourtant, contredire ce mouvement général de restriction. Il ressort des faits de l'espèce que MM. André et Jacques H. se sont engagés, par acte notarié du 5 juin 2003, à accorder la préférence à M. G. dans l'hypothèse où l'immeuble situé sur la commune de Vouvray, propriété de leur mère, viendrait à être céder à titre onéreux. Deux actes ont été conclus à la suite concernant cet immeuble : un premier acte sous seing privé du 17 juin 2006 s'apparentant à une seconde promesse de vente conclu entre M. G., en l'occurrence le bénéficiaire du droit de préférence, et M. F., les deux personnes s'engageant réciproquement l'un à acheter, l'autre à lui racheter pour le prix de 588 000 euros la maison et deux autres parcelles ; par un second acte, cette fois notarié, du 21 juin 2006, les consorts H. et le syndicat des vignerons de l'aire d'appellation Vouvray ont régularisé un compromis de vente portant sur l'immeuble en cause moyennant le prix de 550 000 euros sous la condition suspensive qu'aucun droit de préemption ou pacte de préférence pouvant exister ne soit exercé. Par lettre du 19 juillet 2006, M. G. a fait, par suite, usage de son droit de préférence en indiquant au notaire qu'il acceptait le prix et les conditions de la vente et qu'il serait en mesure de signer l'acte le 3 août 2006. En réaction à l'exercice de ce droit de préférence, la communauté de communes de Vouvrillon a décidé d'exercer son droit de préemption urbain sur ledit immeuble. M. F., en tant que sous-acquéreur potentiel du bien préempté, et l'association "La Fourmi Vouvrillonne", en tant qu'association de surveillance de l'utilisation des deniers publics, ont demandé l'annulation de la délibération mentionnée.

Par jugement en date du 5 juin 2007, le tribunal administratif d'Orléans a fait droit à la demande, la communauté de commune interjetant immédiatement appel de ce jugement en demandant son annulation et le rejet de la demande présentée en première instance. Par un arrêt du 8 avril 2008, la cour administrative d'appel de Nantes annule le jugement et rejette la demande d'annulation présentée par l'association et M. F. au motif qu'ils n'avaient pas intérêt pour agir (1). Pour la cour, l'objet statutaire de l'association ne lui donne pas "qualité pour agir à l'encontre de la délibération contestée [...] décidant d'exercer le droit de préemption urbain sur un ensemble immobilier dont il est constant que ladite association n'est, ni propriétaire ou locataire, ni acquéreur évincé". M. F. ne présentant pas davantage d'intérêt direct à agir contre la décision de préemption, la circonstance qu'il s'est trouvé privé de la possibilité de racheter l'immeuble ne suffit pas à lui conférer cet intérêt.

Pour le Conseil d'Etat, la décision des juges du fond tendant à dénier tout intérêt à agir de l'association à l'encontre de la délibération litigieuse est entachée d'erreur de droit. La Haute juridiction administrative relève, tout d'abord, que la circonstance que les statuts de l'association requérante aient été déposés postérieurement à la décision de préemption litigieuse est sans incidence sur la recevabilité de la demande d'annulation, les dispositions de l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L1047HPH) ne s'appliquant qu'aux décisions relatives à l'occupation ou l'utilisation des sols. En outre, l'association requérante a, notamment, pour objet "de surveiller l'utilisation par les collectivités et leurs représentants des deniers publics afin de défendre les intérêts collectifs ou individuels des concitoyens des communes de Vouvrillon en luttant [...] contre tout gaspillage ou engagement financier que les concitoyens vouvrillons jugeraient inutiles, inappropriés, exagérés [...]". Or, la délibération par laquelle la communauté de communes a décidé d'exercer son droit de préemption en vue d'acquérir l'immeuble en cause pour un coût de 550 000 euros engage les finances de cette collectivité et, par suite, est de nature à porter atteinte aux intérêts que cette association entend défendre.

La Haute juridiction estime, de même, concernant l'intérêt à agir de M. F., que la cour a inexactement qualifié les faits de l'espèce. L'exercice de son droit de préférence par M. G. et son engagement ferme de rétrocession à M. F. faisaient de ce dernier l'acquéreur finalement évincé par la préemption. En ce sens, il doit lui être reconnu un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté. Le Conseil d'Etat rappelant que "l'intérêt à agir contre une décision de préemption ne se limite pas aux titulaires d'une promesse de vente, mais peut être reconnu à ceux qui bénéficient d'un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté".

On a pu louer, d'un point de vue général, le "libéralisme" du juge administratif dans l'appréciation de l'intérêt donnant qualité pour agir contre une décision administrative (2), mais après une longue période d'ouverture, celui-ci a néanmoins posé des butoirs à l'exercice des recours et reconnu de manière moins souple la recevabilité des actions notamment en matière d'urbanisme. Il y a là, en effet, un domaine où les impératifs de sécurité juridique sont de première importance et où les recours intempestifs, qu'ils émanent le plus souvent d'associations mais aussi des tiers aux décisions litigieuses, sont de plus en plus critiqués par les élus et autres intervenants publics. Pourtant, s'il y a une tendance à la restriction, celle-ci présente plus "les caractères d'une oeuvre impressionniste que d'inspiration réaliste" (3). Le juge procède, en effet, par petites touches et la jurisprudence commentée confirme la flexibilité de l'intérêt à agir dans le contentieux administratif, l'appréciation du juge étant susceptible de s'adapter aux circonstances (II). La tendance générale peut, de la sorte, être, a priori, contredite (I).

I - La négation a priori de l'interprétation classique du juge administratif dans l'appréciation à agir

Au climat de défiance actuel quant aux différents recours exercés par les associations en matière d'urbanisme (A), s'ajoute une jurisprudence classique du juge administratif qui tend à exclure tout droit à contestation aux tiers à la décision de préemption (B).

A - Un intérêt à agir, en principe, dénié pour les associations en matière de décision de préemption

L'article L. 600-1-1, introduit dans le Code de l'urbanisme par l'article 14 de la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 (N° Lexbase : L2466HKK), dite "loi ENL" (4), dispose qu'une association n'est recevable à agir contre une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l'association en préfecture est intervenu antérieurement à l'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire. Cette innovation législative (5) constitue l'aboutissement d'une longue série de tentatives, jusqu'alors demeurées plus ou moins vaines, destinées à limiter les recours associatifs contre les autorisations d'urbanisme. On peut citer, à titre d'exemple, la loi n° 94-112 du 9 février 1994, portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction (N° Lexbase : L8040HHA) (6) qui a interdit d'invoquer, par voie d'exception, l'illégalité pour vice de forme ou de procédure d'un document d'urbanisme (7) après l'expiration d'un délai de six mois à compter de la prise d'effet du document (C. urb., art. L. 600-1 N° Lexbase : L7650ACC). Si cette réforme avait pour objet de stabiliser, notamment, les POS en réduisant les occasions de contentieux, elle n'a pas été très efficace quant à son effet réducteur tout en faisant du droit de l'urbanisme un droit dérogatoire au regard d'un recours traditionnel du contentieux administratif pour un résultat au final médiocre. Lors des débats sur la loi "SRU" (8), le Sénat avait, également, eu à connaître d'une proposition tendant à subordonner la recevabilité des recours pour excès de pouvoir formés par les associations contre des autorisations d'urbanisme à la consignation d'une somme dont le montant serait fixé par le juge (9).

C'est, néanmoins, dans cette logique qu'a été retenue la restriction à la recevabilité des recours associatifs qu'édicte, désormais, l'art. L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme. Plus généralement, l'intention du législateur, qui a adopté cette disposition contre l'avis du Gouvernement, était de faire obstacle à la création d'associations ad hoc, spécialement constituées en vue d'attaquer une autorisation d'urbanisme délivrée ou en passe de l'être, et ce avec l'idée sous-jacente que la mise en oeuvre des permis de construire serait trop souvent paralysée par des recours abusifs, dictés par l'intention de nuire et de retarder la réalisation d'un projet, voire encore l'espérance de monnayer un désistement. A cet égard, il convient de rappeler que ne sont visés par la restriction apportée à la recevabilité des recours associatifs que ceux dirigés contre "une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols". Il apparaît ainsi, immédiatement, que ne sont donc pas concernées les recours tendant à l'annulation des documents d'urbanisme comme les décisions de préemption. C'est ce que rappelle le Conseil d'Etat, en l'espèce, en disposant que "la circonstance que les statuts de l'association requérante aient été déposés postérieurement à la décision de préemption litigieuse est sans incidence sur la recevabilité de la demande d'annulation, les dispositions de l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme ne s'appliquant qu'aux décisions relatives à l'occupation ou l'utilisation des sols".

La délimitation du champ d'application de la restriction avait pu en un certain temps poser certaines difficultés, notamment, pour la mise en oeuvre de la formule également employée dans le cadre de l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7749HZZ) concernant la notification obligatoire des recours à l'auteur de la décision et, lorsque le litige porte sur une autorisation, à son bénéficiaire (10), mais le dispositif de l'article L. 600-1-1 est, en effet, conçu de telle sorte qu'il apparaît clairement que les décisions concernées par la restriction apportée à l'exercice des recours associatifs sont celles prises à la suite d'une demande devant faire l'objet d'un affichage en mairie ce qui n'est pas le cas de la décision de préemption. En application de l'article R. 423-6 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7488HZD), qui est au nombre des dispositions communes aux diverses autorisations et aux déclarations préalables, se trouvent ainsi visés les permis de construire, les permis d'aménager, les permis de démolir et les décisions de non-opposition à des déclarations préalables.

Le juge administratif aurait, néanmoins, pu tenir compte, en l'espèce, de l'application dans le temps, dans les conditions de droit commun, de la limitation des recours posé par l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme. Cette règle est entrée en vigueur le 17 juillet 2006, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel. S'agissant d'une disposition nouvelle qui affecte la substance du droit de former un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative, elle est, en l'absence de dispositions expresses contraires, applicable aux recours formés contre les décisions intervenues après son entrée en vigueur, alors même que ces dernières statuent sur des demandes présentées antérieurement à cette entrée en vigueur. Le droit de préemption ayant été exercé, dans la décision commentée, par délibération du 20 juillet 2006 et la recevabilité d'un recours s'appréciant, en principe, à la date de son introduction, la disposition de l'article L. 600-1-1, entrée en vigueur le 17 juillet 2006, aurait pu faire obstacle à la recevabilité d'une requête présentée après l'entrée en vigueur de la loi par une association dont le dépôt des statuts est intervenu postérieurement à l'affichage de la demande du bénéficiaire à la décision de préemption litigieuse (11).

B - Une jurisprudence classique qui nie, en principe, tout droit à contestation des tiers

Pour former une action en justice, il faut, en principe, justifier d'un droit lésé, puisque l'existence de ce droit est l'objet même du procès. Si la lésion d'un droit n'est pas une condition nécessaire de la recevabilité des recours, le recours pour excès de pouvoir n'est pas davantage une action populaire. L'intérêt requis pour attaquer un acte administratif ne saurait, en effet, se confondre avec un intérêt général et impersonnel que tout citoyen peut avoir à ce que l'action administrative soit conforme au droit. Par suite, le juge exige du requérant qu'il fasse valoir un intérêt personnel. Tout demandeur qui saisit le juge administratif d'un recours doit justifier qu'à la date où il introduit ce dernier, il a un intérêt personnel à la solution du litige, c'est-à-dire qu'il se trouve dans une situation individualisée, dans une certaine mesure, vis-à-vis de l'acte qu'il attaque.

En ce sens, les personnes autres que le vendeur et l'acquéreur évincé se voient, en principe, dénier tout intérêt pour agir contre la décision de préempter ou de ne pas préempter un bien. Le juge administratif cantonne strictement la recevabilité des recours contre les décisions individuelles de préemption lorsqu'il s'agit des tiers (12). De façon générale, il existe de très fortes raisons qui conduisent à dénier aux tiers le droit de contester des décisions prises en matière de droit de préemption. Ces décisions n'ont, d'abord, aucun effet à leur égard et ne peuvent leur être défavorables. Les décisions de préemption ne font l'objet d'aucune publicité à l'égard des tiers, reconnaître l'intérêt à agir de ses derniers aboutirait à rendre indéfiniment contestables de telles décisions, solution d'autant plus dommageable que ces décisions se situent en amont de transactions de droit privé. La sécurité juridique, particulièrement importante dans ce domaine, s'accommode très mal d'une possibilité de recours des tiers non limitée dans le temps. Enfin, une telle solution est tout à fait logique eu égard à la finalité même du droit de préemption. Celui -ci a pour objet de permettre aux collectivités publiques de se constituer un patrimoine dans des buts d'intérêt général limitativement énumérés par la loi, à l'occasion de transmissions volontaires et non gratuites de la propriété. Il n'a, en revanche, aucunement pour objet de faire assurer par la commune le contrôle du droit de propriété des vendeurs, tâche qui n'appartient, au regard de la loi, qu'au notaire chargé de rédiger l'acte.

A cet égard, le raisonnement n'est pas différent selon que la décision consiste à faire usage ou non du droit de préempter. Le Conseil d'Etat a, ainsi, pu juger sans intérêt le co-loti qui contestait la décision de ne pas préempter une partie de la voirie du lotissement (13). Pour le requérant, le bien en cause n'étant pas légalement préemptable pour diverses raisons, le maire ne pouvait exercer le droit de préemption, même sous sa forme négative, et se devait de faire remarquer que, par sa nature, le bien échappait à toute possibilité de préemption. Même si le requérant pouvait être considéré comme le véritable propriétaire indivis de la parcelle litigieuse, cela ne devait pas, pour autant, conduire à lui reconnaître un intérêt pour agir contre une décision de non-préemption qui n'a aucune conséquence objective sur la propriété de la parcelle. Pourtant les inconvénients d'admettre l'intérêt à agir, en l'espèce, étaient faibles dès lors que ce qui était demandé, à savoir l'annulation d'une décision négative, ne risquait pas de bouleverser l'ordonnancement juridique existant.

De même, il a pu être jugé que le notaire, qui est simple mandataire du vendeur du bien lequel a été préempté par la faute de l'officier public, n'a pas qualité, ni intérêt à agir en annulation de la décision de préemption parce qu'il est un tiers vis-à-vis de cette décision (14). Pourtant celui-ci avait commis une erreur en inversant deux chiffres dans le prix proposé ce dont a profité la commune, de façon malveillante, pour préempter le bien proposé. Le propriétaire a assigné logiquement le notaire devant le juge judiciaire, les circonstances causant, ainsi, au notaire une atteinte évidente à sa situation patrimoniale sans parler du risque avéré d'engagement de sa responsabilité professionnelle ce qui aurait pu justifier son intérêt à agir.

C'est dans cette logique que la cour administrative d'appel de Nantes a jugé. Pour la cour, l'objet statutaire de l'association ne lui donne pas "qualité pour agir à l'encontre de la délibération contestée [...] décidant d'exercer le droit de préemption urbain sur un ensemble immobilier dont il est constant que ladite association n'est, ni propriétaire ou locataire, ni acquéreur évincé". M. F. ne présentant, pas davantage, d'intérêt direct à agir contre la décision de préemption, la circonstance qu'il s'est trouvé privé de la possibilité de racheter l'immeuble ne suffisant pas à lui conférer cet intérêt. En prenant le contre-pied des juges du fond, le Conseil d'Etat semble, alors, contredire sa jurisprudence classique, c'est sans compter sur la flexibilité de sa jurisprudence en la matière, flexibilité qui est confirmée par la présente décision.

II - La confirmation, a posteriori, de la flexibilité de l'intérêt à agir dans le contentieux administratif

Si l'intérêt à agir des personnes physiques soulève, déjà, de nombreuses questions, à plus forte raison en est-il ainsi pour les groupements ou associations, en l'occurrence les personnes qui défendent un intérêt collectif. On a tendance à dire que le juge interprète de plus en plus sévèrement l'intérêt à agir de ces groupements, ce qui est exact mais ce qui n'est certainement pas une solution prédéterminée à de telles demandes, la jurisprudence en la matière étant particulièrement subtile. L'arrêt rapporté, ici, montre qu'il est effectivement nécessaire au juge d'apprécier au cas par cas cet intérêt qu'il émane des associations (A) ou plus généralement de la catégorie des tiers dont le contentieux est de plus en plus largement ouvert en matière de décision de préemption (B).

A - L'appréciation in concreto du juge administratif dans l'intérêt à agir de l'association de surveillance de l'utilisation des deniers publics

Comme l'indiquait le président Théry dans ces célèbres conclusions sur la décision "Sieur Damasio" (15), "il ne suffit pas d'établir qu'un acte vous affecte de quelque façon pour qu'un recours soit recevable, encore faut-il justifier qu'il le fait dans des conditions donnant précisément intérêt à en contester la légalité. De l'appréciation de fait, on passe à la qualification juridique". Pour convaincre le juge d'opérer en sa faveur cette opération délicate, le justiciable doit ainsi établir, ajoutait Jean-François Théry, que l'acte attaqué "l'affecte dans des conditions suffisamment spéciales, certaines et directes". Ces trois critères jouent de manière cumulative et forment les règles relatives à l'intérêt pour agir, que le juge contrôle systématiquement pour chaque requête, y compris en cassation, sous l'angle de l'erreur de droit (16). La décision commentée ne fait aucune mention du critère relatif à la spécialité, celui-ci devant s'apprécier sur le seul plan géographique, le critère est bien rempli en l'espèce, eu égard au caractère local de l'objet de l'association.

L'exigence d'un intérêt direct touchant personnellement le requérant est la conséquence de la prohibition de l'action populaire. Comme l'expliquait le commissaire du Gouvernement Chenot (17), cette exigence implique que les conséquences de l'acte attaqué "placent le requérant dans une catégorie nettement définie d'intéressés. Autrement dit, il n'est pas nécessaire que l'intérêt invoqué soit propre et spécial au requérant, mais il doit s'inscrire dans un cercle où la jurisprudence a admis des collectivités toujours plus vastes d'intéressés, sans l'agrandir toutefois jusqu'aux dimensions de la communauté nationale". La généralité de l'objet associatif, dans le cas d'espèce, aurait pu, en ce sens, ne pas justifier les actions engagées. Nous savons, en effet, que la jurisprudence est réticente à reconnaître à un groupement un intérêt pour défendre la légalité au sens large (18). Pour le présent litige, même si l'objet de l'association lui confère un champ d'action locale, il aboutit, par sa généralité, à lui permettre de déférer toute décision de la commune ayant une incidence financière, pour ne pas dire toutes les décisions, ce qui serait susceptible de valider une forme d'action populaire locale. Il a pu ainsi être jugé qu'une association, dont l'objet est de "créer une dynamique tendant à favoriser les libertés publiques et la démocratie" dans une commune, ne justifie pas d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation de délibérations du conseil municipal de cette commune relatives, notamment, à l'approbation d'un compte administratif (19).

Dans le même ordre, l'appréciation du caractère certain ou non de l'atteinte s'apprécie de façon relativement libérale, l'éventualité d'une lésion peut suffire à juger la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Pour reprendre l'heureuse formule du professeur Chapus, le juge administratif exige seulement que "la lésion de l'intérêt invoqué ne soit, ni exagérément indirecte, ni exagérément incertaine" (20), mais encore faut-il que cette éventualité soit suffisamment précise. L'intérêt à agir des associations obéit au respect d'une contrainte principale : celle de l'existence d'un lien entre la spécialité de l'association et la décision attaquée. La rigueur dans l'appréciation de la clause d'objet social est une constante dans le travail du juge administratif. Il adopte, en effet, une lecture stricte de l'objet social que s'est donné l'association refusant ainsi toute lecture exégétique procédant par interprétation. Celui-ci doit être suffisamment précis, car une définition trop générale de l'objet social ferait obstacle à ce qu'il soit directement lésé par une décision. Plus l'objet social sera largement défini, plus la décision attaquée devra avoir d'effets sur les intérêts défendus pour que le juge reconnaisse au groupement un intérêt direct à en demander l'annulation.

En dehors de l'hypothèse où la décision fait grief aux intérêts personnels de la personne morale (mesures relatives à son existence, son patrimoine, etc.), cette dernière doit justifier d'une adéquation entre l'intérêt collectif qu'elle défend et la décision qu'elle attaque, autrement dit la décision doit léser l'intérêt collectif qui découle de l'objet social qu'elle s'est donné. Dans sa requête, l'association se borne à citer ses statuts tendant à lutter contre tout gaspillage ou engagement financier "inutile, inapproprié, exagéré". L'objet social est précis, à partir du moment où la délibération de la commune amène à un engagement financier non justifié, il est susceptible de porter trace de l'existence d'une lésion directe et certaine entre l'objet social défendu et la délibération attaquée et, ainsi, de justifier l'intérêt à agir de l'association. Le libéralisme de l'appréciation du caractère certain prend ainsi le pas sur la reconnaissance d'une action populaire collective et locale confirmant que l'appréciation de l'intérêt à agir donne lieu à une jurisprudence aussi subtile que fournie, et toujours très dépendante, comme le rappellent les motifs des jugements et arrêts, des circonstances de l'espèce (21).

B - Le témoignage d'un contentieux de plus en plus ouvert aux tiers évincés

Les tensions que subit, aujourd'hui, le marché immobilier incitent les acquéreurs potentiels à contester davantage qu'autrefois la décision administrative qui fait obstacle à la transaction envisagée. Les acquéreurs évincés représentent, d'ailleurs, la catégorie de requérants la plus importante, sensiblement plus que celles des propriétaires des biens préemptés. Il faut noter, à cet égard que, si le vendeur du bien préempté se voit évidemment reconnaître un intérêt à agir contre la décision de préemption, c'est le cas même lorsqu'il a consenti à ce que la propriété du bien soit transférée à la collectivité préemptrice en renonçant à exercer les voies de droit qui lui auraient permis de s'y opposer, soit par la contestation du prix dans le cadre de l'instance devant le juge de l'expropriation, soit, en cas d'échec de cette voie ou d'inaction, en renonçant à la mutation ainsi que le lui permet le Code de l'urbanisme (22). Le juge aurait pu tenir compte du fait que le vendeur ait acquiescé au prix par l'absence de renonciation à la préemption et ainsi perdu tout intérêt à agir, mais il a, au contraire, tenu compte, plus que de l'atteinte à un intérêt patrimonial, de la limitation apportée au droit de propriété du vendeur.

Concernant l'acquéreur évincé, la jurisprudence administrative est empreinte du même libéralisme. Le Conseil d'Etat affirme très clairement que, "du seul fait qu'il est le bénéficiaire des promesses ou compromis de vente", l'acquéreur évincé dispose d'un intérêt à agir (23), l'éventuelle caducité de la promesse ou du compromis à la suite de l'exercice du droit de préemption aux prix et modalités prévus par l'acte n'ayant pas pour effet de rendre le recours irrecevable (24). Les possibilités de contentieux sont d'autant plus ouvertes à l'acquéreur évincé que celui-ci se heurte rarement à une forclusion puisque la collectivité préemptrice ne peut lui notifier sa décision que si elle est à même de l'identifier, donc si la déclaration d'intention d'aliéner (DIA) mentionne le nom de l'acquéreur ; ce qui n'est pas obligatoire et ce qui est rarement le cas. Faute de notification de la décision de préemption à l'intéressé, le délai du recours contentieux ne court pas en ce qui le concerne (25).

Rejoignant le cas d'espèce, le Conseil d'Etat a, également, pu juger que le bénéficiaire d'une promesse de vente cédée par la suite à un autre acquéreur est recevable à contester la décision de préemption (26). Dans le même ordre d'idée, des tiers à l'acte peuvent avoir exceptionnellement intérêt à agir : un tiers qui avait clairement exprimé son intention d'acquérir une parcelle de terrain a, également, intérêt pour agir contre la délibération du conseil municipal décidant la préemption (27), voire le locataire d'un local compris dans un immeuble préempté qui est aussi recevable à agir contre la décision de préempter cet immeuble (28).

C'est en vertu de l'ensemble de cette jurisprudence que s'est prononcé, en l'espèce, le juge administratif, la qualité de l'acquéreur finalement évincé de la préemption suffisant au requérant pour lui donner intérêt à agir. Peu importe si le requérant s'est trouvé dans l'impossibilité de racheter l'immeuble, il bénéficiait d'un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté eu égard à son droit de préférence et l'engagement ferme de rétrocession. Au final, on peut dire que s'il existe toujours un cercle de requérants potentiels assez restreint pour contester les décisions de préemption, la jurisprudence sur l'intérêt à agir reste encore marquée, malgré la tendance générale à la restriction, par son caractère libérale et malléable. En ce sens, la décision commentée s'inscrit pleinement dans la jurisprudence sur l'intérêt à agir en excès de pouvoir.


(1) CAA Nantes, 2ème ch., 8 avril 2008, n° 07NT02416, Communauté de Communes de Vouvrillon contre Association La Fourmi Vouvrillonne (N° Lexbase : A4481EHG), AJDA 2008, p. 2469.
(2) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2006, 12ème éd., n° 565.
(3) P. de Monte, Intérêt pour agir et action populaire locale, JCP éd. A, 2008, n° 2066.
(4) Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (ENL) (N° Lexbase : L2466HKK).
(5) La loi "ENL", également, modifié l'article L. 142-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L1149HPA) qui pose le principe selon lequel toute association de protection de l'environnement agréée au tire de l'article L. 141-1 (N° Lexbase : L5458IC7) justifie d'un intérêt à agir contre toute décision administrative ayant un rapport direct avec son objet et ses activités statutaires.
(6) JO, 10 février 1994, p. 2271.
(7) Schéma directeur, schéma de cohérence territoriale, plan d'occupation des sols, plan local d'urbanisme, carte communale ou document d'urbanisme en tenant lieu, acte prescrivant l'élaboration ou la révision d'un document d'urbanisme ou créant une zone d'aménagement concerté....
(8) Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000, relative à la solidarité et au renouvellement urbains (N° Lexbase : L9087ARY).
(9) Il était prévu la restitution de la somme ainsi consignée lorsque le recours aboutissait à une décision définitive constatant que la requête n'était pas abusive. Cette obligation de consigner une certaine somme auprès du greffe du tribunal administratif à été également discutée lors des débats de la loi "ENL" (Doc. AN 2005-2005, n° 3089, p. 43).
(10) CE, Contentieux, 16 juin 2000, n° 196578, Commune de Gassin contre SARL Jardins et espaces verts Debez (N° Lexbase : A0684AWA), Rec. CE, tables, p. 1138 ; et CE, Avis, 13 octobre 2000, n° 223297, M. Procarione, (N° Lexbase : A8948AHU), Rec. CE, p. 421 ; où, pour déterminer les contours de l'obligation de notification des recours, la jurisprudence a en effet dû répondre à la question de savoir si un certificat d'urbanisme était ou non "une décision relative à l'occupation ou à l'utilisation du sol" ; ancien article L. 600-3 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L8121HEI), depuis sa rédaction issue du décret d'application n° 2007-18 du 5 janvier 2007 (N° Lexbase : L0281HUX) de la réforme d'urbanisme, applicable depuis le 1er octobre 2007, outre le fait qu'il n'exige plus la notification des recours dirigés contre les documents d'urbanisme, l'article R. 600-1 (N° Lexbase : L7749HZZ) énumère, désormais, limitativement les actes concernés.
(11) CE, 1° et 6° s-s-r., 11 juillet 2008, n° 313386, Association des amis des paysages Bourganiauds (N° Lexbase : A6139D9A), AJDA, 2008, concl. A. Courrèges, p. 2025.
(12) CE, Contentieux, 22 février 1995, n° 136900, Commune de la Ciotat (N° Lexbase : A2577ANR), Rec. CE, tables, p. 1096 ; JCP éd. G, 1995, IV, n° 1370 ; pour un voisin de l'immeuble ayant fait l'objet de la décision de préemption ou un candidat non retenu à la reprise d'une société en liquidation judiciaire.
(13) CAA Bordeaux, 1ère ch., 17 décembre 1998, n° 93BX00361, M. Carrier (N° Lexbase : A4211BEP), AJDA, 1999, p. 220 et p. 276.
(14) CAA Versailles, 2ème ch., 21 septembre 2006, n° 05VE00122, SCP Giacomini-Sambain (N° Lexbase : A2786DSY), Constr.-Urb., 2007, n° 1, n° 20, comm. P. Cornille.
(15) CE, Sect., 28 mai 1971, n° 78951, Sieur Damasio (N° Lexbase : A9137B8W), Rec. CE, p. 391 ; AJDA, 1971, p. 406, chron. Labetoulle et Cabannes.
(16) CE, 5° et 7° s-s-r., 29 janvier 2003, n° 199692, Union des propriétaires pour la défense des Arcs (N° Lexbase : A0430A73), Rec. CE, Tables, p. 900 ; AJDA, 2003, p. 807.
(17) Concl. sur CE 10 février 1950, Gicquel, Rec. CE, p. 100.
(18) CE, Contentieux, 10 mars 1995, n° 125271, Association Le droit pour la justice et la démocratie (N° Lexbase : A3002ANI), Rec. CE, Tables, p. 958 ; qui juge que, compte tenu de la généralité de ses statuts, cette association n'a pas intérêt à déférer une circulaire relative à la procédure à suivre à l'égard d'étrangers en situation irrégulière.
(19) CE, Contentieux, 30 décembre 1998, n° 156434, Association Narbonne Liberté 89 (N° Lexbase : A8573ASC), Rec. CE, Tables, p. 754 et p. 1078.
(20) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., 12ème éd., 2006, n° 577
(21) Le Conseil d'Etat a pu juger de même déjà à propos d'une association de contribuables qui s'est donné comme objet social la lutte contre les gaspillages locaux en organisant la surveillance de la gestion des municipalités. Celle-ci ayant un intérêt au maintien d'une annulation d'une décision de préemption par laquelle la commune acquiert un important domaine foncier et immobilier et a donc intérêt à intervenir dans l'instance portant sur la légalité de la décision de préempter. Il importe peu que cette association se soit formée après qu'ait été prise la décision de préempter (CE, Contentieux, 26 février 2003, no 231558, Bour N° Lexbase : A3418A7Q), JCP éd. A, 2003, n° 1900, obs. P. Billet et n° 1382, obs. C. Broyelle ; Constr.-Urb., 2003, comm. 138 et 139, note P. Benoît-Cattin ; DA, 2003, comm. n° 43, note A. Laquièze.
(22) TA Lyon, 29 septembre 1999, n° 9901897, Mme Laurent (N° Lexbase : A3863BTA), Rev. jur. env., 2000, p. 451 ; TA Nancy, 2 juillet 2002, Malglaive et autres, RFDA, 2004, p. 179, note M. Kurdjian ; CE, 1° et 6° s-s-r., 21 mai 2008, n° 296156, Commune de Houilles, (N° Lexbase : A7213D8N), DA, 2008, juillet, n° 104, comm. A. Courrèges.
(23) CE, 1° et 2° s-s-r., 23 juillet 2003, n° 254837, Société Atlantique terrains (N° Lexbase : A2620C9W), BJDU n° 6/2003, p. 422, concl. P. Fombeur ; ou CE, 1° et 2° s-s -r., 15 mai 2002, n° 230015, Ville de Paris (N° Lexbase : A7297AYW), Constr.-Urb., 2002, n° 213, obs. P. Benoit Cattin, et n° 253, obs. P. Cornille.
(24) Cf. par ex., CE, Contentieux, 16 décembre 1994, n° 126637, Commune de Sparsbach (N° Lexbase : A4142AS9), Rec. CE, p. 554 ; DA, 1995, n° 55, obs. C. Maugüé.
(25) Voir, en ce sens, CE, Contentieux, 30 juillet 1997, n° 169574, Commune de Montrouge contre Parmentier (N° Lexbase : A0962AED), BJDU 6/1997, p. 442, concl. C. Maugüé.
(26) CE, Contentieux, 30 juillet 1997, n° 157313, Société nouvelle Etude Berry, M. Attali (N° Lexbase : A0814AEU), BJDU n° 6/1997, p. 447, concl. Ch. Maugüé.
(27) CAA Paris, 1ère ch., 2 octobre 2001, n° 00PA01207, Commune de Guignes-Rabutin (N° Lexbase : A6422BMS), RFDA, 2002, p. 420.
(28) CE, Contentieux, 6 octobre 1999, n° 185577, Association Tendance nationale Union islamique de France (N° Lexbase : A5216AXH), BJDU n° 5/1999, p. 388.

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Bancaire

[Jurisprudence] Non-conformité à l'article 6 § 1 de la CESDH de la procédure devant la Commission bancaire

Réf. : CEDH, 11 juin 2009, Req. 5242/04, Dubus SA c/ France (N° Lexbase : A1869EI3)

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N1487BLN

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par Alexandre Bordenave, Avocat au Barreau de Paris, Chargé d'enseignement à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan

Le 07 Octobre 2010

Une fois n'est pas coutume ! La présente chronique est consacrée à l'étude d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme (la "Cour") : celui rendu le 11 juin 2009 par sa cinquième chambre dans l'affaire qui opposa la société Dubus SA (la "société") à la France. Au coeur des faits de l'espèce, la société est une entreprise d'investissement (1) ayant pour activité trois des services d'investissement de l'article L. 321-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2983HZI) : la réception-transmission d'ordres pour compte de tiers (2), l'exécution d'ordres pour compte de tiers (3) et la négociation pour compte propre (4). Ses aventures judiciaires commencèrent en 2000 lorsqu'elle eut maille à partir avec la Commission bancaire, son autorité de surveillance (5). A la suite des inspections diligentées dans les locaux de la société et à la réaction quasi-nulle de cette dernière après les recommandations découlant desdits contrôles, la Commission bancaire décida de déclencher une procédure disciplinaire à l'encontre de la société. Les principaux griefs à l'appui de cette procédure étaient les suivants : infractions aux règles relatives aux capitaux propres et à la liquidité des entreprises d'investissement, absence en pratique d'un second dirigeant responsable et défaillance des procédures de contrôle interne. La procédure se conclut le 8 octobre 2001 lorsque la Commission bancaire frappa la société d'un blâme. Cette dernière forma un pourvoi en cassation contre cette décision devant le Conseil d'Etat. Son argumentation s'articulait autour de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (N° Lexbase : L7558IAR la "CESDH" ou la "Convention") : la société estimait contraire à cette disposition majeure de notre ordre juridique l'auto-saisine de la Commission bancaire, ainsi que le cumul par celle-ci de fonctions administratives et disciplinaires, susceptible de remettre en cause son impartialité.

La juridiction suprême de l'ordre administratif français ne l'entendit pas de cette oreille ; en témoigne son arrêt du 30 juillet 2003 (6). D'abord, étendant la portée de sa jurisprudence "Société Habib Bank Limited" (7), le Conseil d'Etat estima "qu'il résulte de l'ensemble des dispositions du Code monétaire et financier applicables à la Commission bancaire que celle-ci peut se saisir d'elle-même [...] ; qu'une telle possibilité de se saisir de son propre mouvement d'affaires qui entrent dans le domaine de compétence qui lui est attribué n'est pas, en soi, contraire à l'exigence d'équité dans le procès rappelé par l'article 6 § 1 [de la Convention]" (8). Ensuite, faits et cause furent pris par le Conseil d'Etat en faveur de l'organisation de la Commission bancaire, jugée conforme aux prescriptions de l'article 6 § 1 de la Convention. Enfin, la Haute juridiction administrative rejeta l'idée selon laquelle ce mélange des genres administratifs et juridictionnels serait nécessairement contraire à l'exigence d'impartialité dans le procès dont dispose la Convention, observant notamment que "ni le secrétariat général, chargé des contrôles [...], ni les personnes qui procèdent pour lui à ces contrôles ne prennent part à la décision de la Commission relative à la sanction".

Ayant épuisé les voies de recours internes (9), la société saisit la Cour, toujours en invoquant l'article 6 § 1 de la Convention. Jugeant la requête recevable, la Cour finit par conclure à l'unanimité à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention au motif que, à l'occasion de la procédure disciplinaire décidée par la Commission bancaire, la société "[avait pu] nourrir des doutes objectivement fondés quant à l'indépendance et l'impartialité de la Commission du fait de l'absence de distinction claire entre ses différentes fonctions" (10).

Nous nous proposons de reprendre le raisonnement très pédagogique de la juridiction internationale en étudiant, dans un premier temps, ce qui l'amèna à faire subir à la procédure disciplinaire de la Commission bancaire à l'épreuve de son appréciation de l'impartialité (I), puis, dans un second temps, en réfléchissant à son verdict de partialité (II).

I - L'exigence d'impartialité imposée à la Commission bancaire

C'est en rappelant brièvement le rôle qui lui est dévolu et les principes procéduraux qui prévalent devant elle que l'on pourra se convaincre de la pertinence d'une plainte relative à la partialité éventuelle de la Commission bancaire (A), la notion d'impartialité restant à préciser (B).

A - Les rôles et principes procéduraux de la Commission bancaire

L'arrêt du 11 juin 2009 est l'occasion pour la Cour de revenir tant sur les rôles de la Commission bancaire que sur les règles procédurales applicables devant elle.

Comme le souligne l'arrêt étudié (§ 55) (11), le Code monétaire et financier attribue deux fonctions à la Commission bancaire (12) :

- tout d'abord, une fonction de contrôle du respect par les établissements de crédit et les entreprises d'investissement des règles financières, prudentielles et déontologiques applicables à ces entités (C. mon. fin., art. L. 613-1 N° Lexbase : L1275IC9 et L. 613-2 N° Lexbase : L3118HZI) (13). Pour ce faire, il est possible de faire procéder à des "contrôles sur pièces et sur place" (C. mon. fin., art. L. 613-6 N° Lexbase : L3119HZK). La Commission dispose, également, d'un pouvoir de mise en garde (C. mon. fin., art. L. 613-15 N° Lexbase : L3635HZN) et d'injonction (C. mon. fin., art. L. 613-16 N° Lexbase : L3636HZP). Ces attributions, tout comme la composition qui est la sienne (14), ont amené le Conseil d'Etat à qualifier la Commission bancaire, lorsqu'elle exerce cette fonction de contrôle, d'autorité administrative indépendante (15). Précisément, le déclenchement de l'affaire qui nous intéresse ici était lié à des contrôles sur place et des recommandations de la Commission bancaire ;

- ensuite, une fonction disciplinaire, puisque la Commission bancaire est habilitée à prononcer des sanctions à l'encontre des entités qu'elle contrôle, y compris, d'ailleurs, des sanctions pécuniaires (C. mon. fin., art. L. 613-21 N° Lexbase : L2781IBM). En l'espèce, la sanction infligée à la société fut un blâme : sanction de nature administrative, elle est située au deuxième niveau de l'échelle prévue par le Code monétaire et financier, échelle qui compte six degrés (de l'avertissement à la radiation). Le Code monétaire et financier précise qu'en pareil cas la Commission bancaire "est une juridiction administrative" (C. mon. fin., art. L. 613-23 N° Lexbase : L9184DYS).

Pour résumer : selon qu'elle contrôle ou qu'elle sanctionne, la Commission bancaire est tantôt une autorité administrative indépendante, tantôt une juridiction administrative (16). A ce titre, elle est soumise à l'exigence d'impartialité de l'article 6 § 1 de la Convention.

Puisque est mis en accusation, au sujet de cette fonction juridictionnelle, le non-respect par la Commission bancaire du principe d'impartialité, il est nécessaire d'exposer les règles procédurales en vigueur devant elle. Malheureusement, la moisson est maigre : la Cour, elle-même, souligne d'emblée "l'imprécision des textes qui régissent la procédure devant la Commission bancaire, quant à la composition et aux prérogatives des organes appelés à exercer les différentes fonctions qui lui sont dévolues" (§ 56).

Les rares règles connues en la matière sont issues de la jurisprudence du Conseil d'Etat grâce à laquelle on sait, par exemple :

- que les sanctions prononcées par la Commission bancaire sont des jugements décidant "du bien fondé [d'une] accusation en matière pénale", au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Cela impose, notamment, le respect par la Commission bancaire du principe de publicité des audiences, lequel implique que les décisions soient rendues publiquement (17) ;

- que l'acte d'auto-saisine, valable si impartial (18), n'est pas détachable de la procédure juridictionnelle qui s'ensuit, contrairement à la décision de poursuite qui n'est pas une décision juridictionnelle (19)

- et que le principe du contradictoire prévaut pendant la phase juridictionnelle devant la Commission bancaire (20) et, donc, pendant la phase de mise en état (CE sect., Banque de l'Ile-de-France, 3 décembre 2003).

Néanmoins, ces règles sont trop générales et imprécises pour former un corpus normatif satisfaisant. Le sentiment d'imprécision est à son paroxysme lorsque l'on se penche sur la distinction entre la phase d'instruction et la phase de jugement, distinction que les textes ne font pas clairement. En soi, ce n'est pas une difficulté au regard de l'article 6 § 1 de la Convention, pour autant, toutefois, que la personne en charge de l'instruction "compte tenu de la nature et de l'étendue [de ses] fonctions" ne fasse pas preuve "au regard de sa connaissance approfondie du dossier d'un parti pris quant à la décision à rendre", surtout si cette personne est présente au moment du jugement (21).

Aussi, existe-il un motif crédible permettant de douter de la complète indépendance de la juridiction administrative que peut être la Commission bancaire à l'égard de l'autorité administrative indépendante qu'elle est aussi (22). Le lien entre indépendance et impartialité étant bien connu (23), les soupçons de partialité pesant sur la Commission bancaire sont légitimement de mise. Encore faut-il s'entendre sur la notion d'impartialité.

B - La notion d'impartialité au sens de l'article 6 § 1 de la Convention

Un véritable classique du genre : si l'article 6 § 1 de la Convention dispose vertement que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial", le texte reste muet sur ce que recouvre l'impartialité. Logiquement, il est revenu à la Cour de fournir des éléments adéquats à ce sujet. Sur ce terrain, l'oeuvre principale des juges de Strasbourg a consisté en une distinction entre :

- d'une part, l'impartialité subjective qui suppose concrètement l'absence de conviction personnelle préétablie d'un juge face à un cas particulier qui lui est soumis (CEDH, 26 octobre 1984, Req. 8/1983/64/99, De Cubber c/ Belgique N° Lexbase : A6678AWA) ;

- et, d'autre part, l'impartialité objective qui implique que le ou les juges en charge d'une affaire donnée offrent aux justiciables des garanties procédurales suffisantes pour exclure leur partialité. En conséquence, il s'agit de "se demander si indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité de ce dernier" (CEDH, 24 mai 1989, Req. 11/1987/134/188, Hauschildt c/ Danemark N° Lexbase : A8363AWN).

La distinction est rappelée par la Cour dans l'arrêt commenté (§ 53). Seule l'impartialité objective de la Commission bancaire était mise en cause en l'espèce : la société prétendait que "l'exercice simultané des fonctions de contrôle prudentiel et des fonctions disciplinaires conduit la Commission bancaire à préjuger de l'issue du litige qui lui est soumis" (§ 47).

Sur cette question, reprenant très exactement les termes utilisés dans ses arrêts "Hauschildt" et "Didier" (préc.), la Cour fit valoir que, en matière d'impartialité objective, "même les apparences peuvent revêtir de l'importance" (§ 53). Une fois encore, la Cour choisit ainsi de mobiliser sa "théorie des apparences de partialité" que le célébrissime arrêt "Kress" (24) avait remise au goût du jour. Application scrupuleuse de l'adage anglais "Justice must not only be done : it must also be seen to be done" (25), cette théorie consiste, de manière générale, à admettre que l'exigence d'impartialité ne peut être vérifiée qu'au titre de précautions multiples destinées à ne laisser aucune apparence pouvant laisser croire qu'une once de partialité s'est glissée dans la décision rendue, peu importe que l'impartialité soit effectivement assurée ou pas. A l'évidence, il s'agit d'une position extrême, voire regrettable (26). L'affaire "Société Dubus SA c/ France" voit cette doctrine être mobilisée à plein par la Cour.

Pour la Cour, il semble que la justification profonde de la théorie des apparences réside dans le fait qu'en dépend "la confiance que les tribunaux d'une société démocratique peuvent inspirer aux justiciables". Soit ! Pour autant, fallait-il condamner sur ce fondement la France en raison de la procédure disciplinaire en vigueur devant sa Commission bancaire ? La Cour répond par l'affirmative, sans grande surprise.

II - L'apparente partialité de la Commission bancaire

C'est essentiellement l'impression de confusion régnant au sein de la Commission bancaire qui a amené la Cour à condamner la France le 11 juin 2009 (A). Cela mérite réflexion quant aux les leçons qui pourraient en être tirées (B).

A - La sanction d'une confusion organisationnelle

Dans sa quête de vérité procédurale, la Cour s'attacha à rependre étape par étape le déroulement de la procédure dont fit l'objet la société (§ 59) :

- d'abord, les inspections de 2000 étaient de la responsabilité du secrétariat général de la Commission bancaire, en application de l'article L. 613-6 du Code monétaire et financier ;

- puis, la décision de poursuivre fut prise en séance (27) par le "collège" de la Commission bancaire, lui-même, le 28 septembre 2000, décision notifiée à la société le 24 novembre 2000, par lettre du président de la Commission bancaire (28) ;

- ensuite, la phase d'instruction fut, semble-t-il, conduite sans véritable rail -tout au plus, il apparaît que des échanges d'arguments eurent lieu entre la société et le secrétariat général de la Commission bancaire entre décembre 2000 et juin 2001- ;

- enfin, c'est la Commission bancaire, statuant "en qualité de juridiction administrative" (C. mon. fin., art. L. 613-23 N° Lexbase : L9184DYS), qui prononça le blâme à l'encontre de la société.

La Cour estima que la procédure décrite ci-dessus n'était pas compatible avec l'exigence d'impartialité de l'article 6 § 1 de la Convention dans la mesure où la société "pouvait raisonnablement avoir l'impression que ce sont les mêmes personnes qui l'ont poursuivie et jugée" (§ 60). La raison tient à la confusion qui paraît avoir voix au chapitre devant la Commission bancaire. La principale difficulté semble se concentrer sur son secrétariat général, au moins pour deux aspects.

En premier lieu, le bât semble blesser d'un point de vue procédural. En effet, les conditions d'ouverture de la procédure disciplinaire laissent apparaître une présence fugace du secrétariat général. En la matière, ce qui a pu poser problème c'est que le procès-verbal du 28 septembre 2000 fut établi sur un papier à en-tête faisant mention du secrétariat général de la Commission bancaire (29). C'est avec ce genre de détails que se créé l'apparence que ce sont les mêmes personnes qui ont pu formuler les griefs à l'encontre de la société et qui ont pu décider de la poursuivre.

En second lieu, il faut admettre une réelle incertitude organique puisque le secrétariat général, s'il a en charge les missions d'inspection, les effectue sur instructions de la Commission bancaire (C. mon. fin, art. L. 613-6).

Les arguments développés par la Cour ne manquent pas de convaincre. Oui : il existe un flou bien peu artistique en matière organique (et, partant, procédurale) au sein de la Commission bancaire. Toutefois, il convient d'observer que, en matière de contrôles -une des faiblesses soulignées par la Cour-, les personnels qui les réalisent ne dépendent pas de la Commission bancaire ou de son secrétariat général mais sont mis à sa disposition par la Banque de France (C. mon. fin. art. L. 613-7 N° Lexbase : L3120HZL). D'où, une réalité : il n'y a pas d'identité de personnes entre ceux qui contrôlent, qui formulent les griefs et ceux qui condamnent (la Cour relevant, à ce propos, que le secrétaire général ne semble pas être intervenu dans la prise de décision de sanction). C'est l'argument qu'avait mobilisé le Conseil d'Etat, dans son arrêt du 30 juillet 2003, pour rejeter le pourvoi de la société. Evidemment, la réalité n'exclut pas le jeu des apparences : ce jeu s'est révélé fatal pour la Commission bancaire, la Cour estimant que la société "pouvait nourrir des doutes objectivement fondés quant à l'indépendance et l'impartialité de la Commission du fait de l'absence de distinction claire entre ses différentes fonctions" (§ 61).

B - Les perspectives de rédemption

La solution retenue par la Cour, dans l'arrêt du 11 juin 2009, est rigoriste, mais peu surprenante lorsque l'on se remémore que des solutions similaires avaient été dégagées à l'occasion des affaires "Kress" et "Didier" (préc.). A l'image de la théorie des apparences dont elle dérive, elle ne peut pleinement contenter, par exemple en ce qu'elle pêche quelque peu en termes de cohérence : qu'y a-t-il de logique à condamner la confusion organisationnelle de la Commission bancaire tout en abondant simultanément dans le sens du Conseil d'Etat lorsqu'il valide le principe de l'auto-saisine ? Quant au fait qu'une simple apparence soit prise pour motif de condamnation... avouons que cela charrie quelque chose de dérangeant (30).

La condamnation prononcée (sans grande conséquence pour le contribuable français, puisque l'arrêt estime que "le dommage moral se trouve suffisamment réparé par le constat de la violation [de la Convention]", § 75 (31)), il n'en reste pas moins qu'une réaction devrait s'imposer. Le plus sage et le plus efficace pour remédier aux insuffisances dénoncées par la Cour serait sans doute de procéder à une réorganisation de la Commission bancaire. A cette fin, cette dernière pourrait être dotée d'une commission des sanctions, telle celle de l'Autorité des marchés financiers (32), afin de séparer clairement les fonctions de poursuite et de sanction.

Le hasard fait bien les choses : c'est le sens d'une partie des recommandations du rapport de la mission de réflexion et de propositions sur l'organisation et le fonctionnement des activités financières en France de janvier 2009 (dit "rapport Deletré", p. 33 s. (33)). Sur ce point, les principales suggestions du "rapport Deletré" sur ce point sont les suivantes :

- supprimer le statut de juridiction administrative attribué à la Commission bancaire lorsqu'elle prononce des sanctions ;

- créer une commission des sanctions au sein de la Commission bancaire (ladite commission pouvant être commune avec celle que le "rapport Deletré" propose de créer pour l'Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (34)) ;

- et mettre en place une procédure de récusation devant cette future hypothétique commission des sanctions.

Il est d'intéressant d'apprendre, à la lecture du "rapport Deletré", que le statu quo organisationnel avait la préférence de la Commission bancaire en janvier 2009 : nul doute qu'après la jurisprudence "Dubus", les choses sont différentes.

Au-delà du fait qu'il s'inscrive dans la continuité d'une position jurisprudentielle désormais bien établie au sein de la Cour, l'arrêt "Société Dubus SA contre France" a été rendu dans un climat général de défiance vis-à-vis du bilan des autorités de supervision financière. Aussi, bien qu'elle ne se fonde textuellement que sur des arguments procéduraux, la sévérité dont cette décision fait montre peut laisser penser que les juges de la Cour ont souhaité envoyer un message plus large en faveur d'une amélioration des procédures et des organes de supervision du secteur financier. De cela, on ne se plaindra pas. En France, très ambitieux, le "rapport Deletré" va jusqu'à proposer de transférer à la Commission bancaire les responsabilités actuellement confiées au Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement (p. 38) (35). Le tout devrait, espérons-le, convaincre les juges européens.

Moralité : une seule apparence procédurale vous habite et tout est dépeuplé ? (36) Face à l'article 6 § 1 de la Convention, même devant les instances financières, c'est parfois le cas. Fort heureusement, les solutions existent : le vide juridique a cela de confortable que l'on peut y remédier, contrairement à d'autres (37).


(1) A savoir : une personne morale autre qu'un établissement de crédit qui fournit des services d'investissement à titre de profession habituelle (C. mon. fin., art. L. 531-4 N° Lexbase : L4175APC). Les entreprises d'investissements et les établissements de crédit agréés pour fournir des services d'investissement sont regroupés au sein de la catégorie des prestataires de services d'investissement (C. mon. fin., art. L. 531-1 N° Lexbase : L9338DYI).
(2) La réception et transmission d'ordres pour compte de tiers (RTO, dans le jargon) consiste dans "le fait de recevoir et de transmettre à un prestataire de services d'investissement [...], pour le compte d'un tiers, des ordres portant sur des instruments financiers" (C. mon. fin., art. D. 321-1, 1 N° Lexbase : L5865HZA).
(3) L'exécution d'ordres pour compte de tiers est le service au titre duquel sont conclus "des accords d'achat ou de vente portant sur un ou plusieurs instruments financiers, pour le compte d'un tiers" (C. mon. fin., art. D. 321-1, 2).
(4) La négociation pour compte propre se définit comme "le fait de conclure des transactions portant sur un ou plusieurs instruments financiers en engagent ses propres capitaux" (C. mon. fin., art. D. 321-1, 3).
(5) Cf. C. mon. fin., art. L. 613-2 (N° Lexbase : L3118HZI).
(6) CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 240884, Société Dubus SA (N° Lexbase : A2755C9W). A propos de cette décision et de la décision "Banque d'escompte et Wormser frères réunis" (CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 238169, Banque d'escompte et Wormser frères réunis N° Lexbase : A2747C9M), rendue le même jour sur un sujet de droit tout à fait similaire, voir : A. Laget-Aannamayer, Les pouvoirs de sanction de la Commission bancaire, AJDA, 2004, p. 26.
(7) CE contentieux, 20 octobre 2000, n° 180122, Société Habib Bank Limited, (N° Lexbase : A9139AHX), AJDA, 2000, p. 1071, note P. Subra de Bieusses.
(8) C'est une lecture, certes, de bon sens mais qui n'en demeure pas moins généreuse du Code monétaire et financier : aucune disposition n'est explicitement en ce sens. Dans l'arrêt "Société Habid Bank Limited" (précité), le Conseil d'Etat avait pu s'appuyer sur l'article 17 de la loi n° 90-614 du 12 juillet 1990, relative à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic de stupéfiants (N° Lexbase : L4741AQN, que l'on retrouve, modifiée, sous l'article L. 561-1 N° Lexbase : L7095ICR et suivants du Code monétaire et financier), alors en cause, qui autorisait la Commission bancaire à agir d'office.
(9) Exigence première de saisine de la Cour, comme en dispose l'article 35 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L4770AQQ).
(10) En revanche, la Cour ne fut pas véritablement sensible aux autres arguments développés par la société relatifs à une prétendue rupture de l'égalité des armes devant la Commission bancaire et à l'iniquité de la procédure devant le Conseil d'Etat. Sur ces deux arguments, on peut lire S. Lavric, Procédure devant la Commission bancaire : apparences de partialité, D., 17 juin 2009.
(11) Nous signalons avec la mention "§ [nombre]" les références aux paragraphes de l'arrêt commenté.
(12) Pour ne citer que l'article L. 613-2 (N° Lexbase : L3118HZI), applicable en l'espèce, "la Commission bancaire veille [...] au respect des dispositions législatives et réglementaires prévues par le [Code monétaire et financier] ou qui prévoient expressément son contrôle par les prestataires de services d'investissement [...]. Elle sanctionne les manquements constatés [...]". La Cour ne fait donc qu'une lecture attentive de la loi française. Notons que, au demeurant, dans les faits de l'espèce, la Commission a exercé ses deux fonctions.
(13) En l'espèce, comme signalé plus avant, la société étant une entreprise d'investissement, c'était l'article L. 613-2 du Code monétaire et financier qui était applicable. Exception importante à la compétence matérielle de la Commission bancaire : les entreprises d'investissement exerçant une activité de gestion de portefeuille, placées sous la tutelle de l'Autorité des marchés financiers (C. mon. fin., art. L. 532-9 N° Lexbase : L6973ICA et s.).
(14) Soit : le gouverneur de la Banque de France, le directeur du Trésor, le président de l'Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles, un conseiller d'Etat, un conseiller à la Cour de cassation et deux membres "choisis en raison de leur compétence en matière bancaire et financière" (C. mon. fin., art. L. 613-3 N° Lexbase : L6076HHI).
(15) Les autorités administratives indépendantes, Rapport public du Conseil d'Etat, 2001, p. 304.
(16) Observons que, dans l'affaire en cause, le Gouvernement français avait tenté de contester l'application de l'article 6 § 1 de la Convention (§ 33 et s.) au motif que, la sanction prononcée n'étant ni privative de liberté, ni pécuniaire, la Commission bancaire n'avait pas ici agit en qualité de juridiction. C'est évidemment une lecture très courte et très erronée de la loi française, contraire aux positions du Conseil d'Etat, qui ne parvint pas à emporter la conviction de la Cour, celle-ci se référant à sa célèbre jurisprudence "Sramek c/ Autriche" (CEDH, 22 octobre 1984, Req. 5/1983/61/95, Sramek c/ Autriche N° Lexbase : A6484AW3).
(17) CE contentieux, 29 novembre 1999, n° 194721, Société Rivoli Exchange (N° Lexbase : A3130AT4), Recueil Lebon, 1999, p. 366.
(18) CE contentieux, 20 octobre 2000, n° 180122, préc..
(19) CE 9° et 10° s-s-r., 7 juillet 2004, n° 225937, M. Legris (N° Lexbase : A0594DDD)
(20) CE contentieux, 29 juillet 1994, n° 115930, Société en nom collectif Jean Guiraud et compagnie et autres (N° Lexbase : A1969ASQ), AJDA 1994, p. 755.
(21) CEDH, 27 août 2002, décision, Didier c/ France : l'affaire "Didier" concernait les principes de la procédure disciplinaire valables devant l'ancien Conseil des marchés financiers. Une décision similaire a été rendue par la Cour au sujet de l'ancien Conseil de la concurrence (CEDH, 14 octobre 2003, Req. 53892/00, Lilly c/ France N° Lexbase : A8180C9T).
(22) On frôle le syndrome schizophrène !
(23) D'ailleurs, il est rappelé par la Cour (§ 54 ; cf. aussi CEDH, 6 mai 2003, Req. 39343/98, Kleyn et autres c/ Pays-Bas N° Lexbase : A9169B4D).
(24) CEDH, 7 juin 2001, Req. 39594/98, Mme Kress c/ France (N° Lexbase : A2964AUC), AJDA, 2001, p. 675, note F. Rolin.
(25) Que l'on peut traduire par "il ne faut pas seulement rendre la justice, il faut la rendre visible". L'adage est attribué à Lord Hewart (1870-1943), Lord Chief Justice of England and Wales de 1922 à 1940.
(26) A ce sujet, voir D. Chabanol, Théorie de l'apparence ou apparence de théorie ?, AJDA, 2002, p. 9.
(27) Pour qui s'intéresse aux règles de tenue des séances de la Commission bancaire, elles figurent aux articles L. 613-4 (N° Lexbase : L9165DY4) et L. 613-5 (N° Lexbase : L9166DY7) du Code monétaire et financier.
(28) L'article L. 613-3 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L6076HHI) précise que le président de la Commission est le gouverneur de la Banque de France (ou son représentant).
(29) Pour être parfaitement précis, l'en-tête du document était libellé comme suit : "Commission bancaire, Secrétariat Général, Services des études juridiques".
(30) D. Chabanol, op. cit..
(31) Solution dont le fondement réside dans l'article 41 de la Convention (N° Lexbase : L4777AQY).
(32) C. mon. fin., art. L. 621-2 IV (N° Lexbase : L6344ICX). La création de cette Commission fut une des grandes innovations de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003, de sécurité financière (N° Lexbase : L3556BLB, art. 3).
(33) D'ailleurs, le "rapport Deletré" évoquait l'affaire Dubus et la présentait, peu ou prou, comme une épée de Damoclès : preuve supplémentaire que les insuffisances juridictionnelles de la Commission bancaire sont à l'esprit des experts français.
(34) L'Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM) ainsi dénommée par l'article 14 de la loi n° 2005-1564 du 15 décembre 2005, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'assurance (N° Lexbase : L5277HDS). Cette loi n'a fait que rebaptiser la Commission de contrôle des assurances, des mutuelles et des institutio
ns de prévoyance, née de la fusion en 2003 (par l'oeuvre de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003, de sécurité financière) de la Commission de contrôle des assurances et de la Commission de contrôle des mutuelles et des institutions de prévoyance. C'est une autorité publique indépendante dotée de la personnalité morale, chargée de veiller au bon fonctionnement du secteur des assurances et des mutuelles (C. assur., art. L. 310-12 N° Lexbase : L6959ICQ).
(35) C. mon. fin., art. L. 612-1 (N° Lexbase : L9155DYQ) et s..
(36) Le poète déclamait : "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" (Lamartine, L'isolement in Méditations poétiques, 1820).
(37) Ce modeste article est dédié à la mémoire de ma mère, Véronique Bordenave (1958-2009), partie bien trop tôt.

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Baux commerciaux

[Jurisprudence] De la prescription de l'action en paiement de l'indemnité d'éviction

Réf. : Cass. civ. 3, 8 juillet 2009, n° 08-13.962, Société JBMS "Margot", FS-P+B (N° Lexbase : A7288EIR)

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par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"

Le 07 Octobre 2010

Est prescrite l'action en paiement de l'indemnité d'éviction lorsqu'un délai de plus deux années s'est écoulé entre la date de l'ordonnance de référé désignant un expert en vue de la détermination du montant de l'indemnité d'éviction et les conclusions par lesquelles le preneur a demandé le paiement d'une indemnité d'éviction. Tel est l'enseignement d'un arrêt de la Cour de cassation du 8 juillet 2009 qui permet de revenir sur la prescription de l'action en fixation du paiement de l'indemnité d'éviction, au regard notamment de récentes réformes législatives. En l'espèce, par acte du 27 avril 2001, le propriétaire de locaux à usage commercial donnés à bail avait donné congé à son preneur avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction pour le 31 octobre 2001. Le bailleur avait alors assigné le preneur le 6 novembre 2001 en référé expertise. Par ordonnance du 9 janvier 2002, le juge des référés avait désigné un expert pour évaluer le montant de l'indemnité d'éviction et de l'indemnité d'occupation. Après dépôt du rapport de l'expert, le bailleur avait assigné le locataire à l'effet de faire fixer le montant de l'indemnité d'occupation due par le preneur. Par conclusions signifiées le 26 avril 2004, ce dernier avait demandé le paiement d'une indemnité d'éviction. Le bailleur avait alors, aux termes de conclusions notifiées le 18 octobre 2005, demandé que le preneur soit déclaré déchu de son droit à indemnité d'éviction en raison de la prescription biennale édictée par l'article L. 145-60 du Code de commerce (N° Lexbase : L8519AID).

I - Sur la prescription et la forclusion biennale en matière de baux commerciaux

Aux termes de l'article L. 145-60 du Code de commerce, "toutes les actions exercées en vertu du présent chapitre se prescrivent par deux ans", le chapitre visé étant le chapitre V du Code de commerce intitulé "Du bail commercial".

A cette prescription biennale, s'ajoutait, également, un délai de forclusion d'une même durée. L'article L. 145-9 du Code de commerce, dans son ancienne rédaction (N° Lexbase : L5737AIC), disposait, en effet, "que le locataire qui entend, soit contester le congé, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction, doit, à peine de forclusion, saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date pour laquelle le congé a été donné". En présence d'une demande de renouvellement, l'article L. 145-10 du Code de commerce, dans son ancienne rédaction (N° Lexbase : L5738AID), comportait une disposition similaire : "le locataire qui entend, soit contester le refus de renouvellement, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction, doit, à peine de forclusion, saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date à laquelle est signifié le refus de renouvellement".

La loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), a modifié les articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce afin de soumettre l'action du preneur en contestation du congé ou en paiement de l'indemnité d'éviction au régime de la prescription et non à celui de la forclusion en raison de la sévérité des effets de cette dernière. En effet, la "forclusion constitue une véritable déchéance du droit puisque celui qui a laissé expirer le délai ne peut plus agir directement aux fins d'exécution ni même opposer, par voie d'exception, le droit atteint de forclusion. En outre, et à la différence de la prescription, la forclusion joue de manière inexorable : le délai ne peut pas être interrompu (en matière de prescription, l'interruption arrête le cours du délai et anéantit rétroactivement le temps déjà accompli), ni suspendu (en matière de prescription, la suspension arrête le cours du délai sans anéantir le temps déjà accompli, de telle sorte que si la prescription recommence à courir, le temps déjà écoulé sera pris en compte) lorsque le titulaire se trouve dans l'incapacité d'agir. Surtout, le juge est tenu de soulever d'office ce moyen et ne peut en écarter l'application, alors que la prescription doit être invoquée par son bénéficiaire" (rapport de L. Béteille, E. Lamure et Ph. Marini, déposé le 24 juin 2008, fait au nom de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi, adopté par l'assemblée nationale après déclaration d'urgence, de modernisation de l'économie, p. 183 et 184).

Désormais, les termes "à peine de forclusion" ayant été supprimés dans les nouveaux articles L. 145-9 (N° Lexbase : L2243IBP) et L. 145-10 (N° Lexbase : L2308IB4) du Code de commerce, les actions du preneur en contestation du congé et en paiement de l'indemnité d'éviction se retrouvent soumises au régime général de la prescription biennale de l'article L. 145-60 de ce code, ces actions étant fondées sur des dispositions du statut des baux commerciaux.

Cependant, bien avant cette réforme, la Cour de cassation avait restreint le champ d'application de la forclusion de l'action en contestation du congé ou en paiement de l'indemnité d'éviction. En effet, elle avait précisé que cette forclusion ne s'appliquait pas en présence d'un congé avec offre de payer une indemnité d'éviction (Cass. civ. 3, 3 juillet 1984, n° 83-11.500, Epoux Coueron c/ Epoux Courtin N° Lexbase : A0793AAM, Rev. loyers, 1984, p. 319 ; Cass. civ. 3, 29 septembre 1999, n° 97-21.171, Mme Chrétien c/ Mme Vacher N° Lexbase : A8140AGL), sauf si l'offre d'une indemnité d'éviction est subsidiaire et qu'à titre principal, il a été refusé tout droit au paiement d'une indemnité d'éviction au preneur par le bailleur (Cass. civ. 3, 22 février 1989, n° 87-17.077, Epoux Haget c/ Consorts Arros N° Lexbase : A4388AAR). La forclusion n'a pas vocation non plus à s'appliquer en présence d'un congé offrant le renouvellement (Cass. civ. 3, 12 juin 1985, n° 84-12.299, Brasserie Tigre et Artésienne SA, Etablissements Henninot SARL c/ Mme Pruvost N° Lexbase : A4635AAW ; en ce sens également, voir Cass. civ. 3, 29 avril 2002, n° 01-01.497, F-D N° Lexbase : A5638AYH ; Cass. civ. 3, 29 mars 2000, n° 98-15.315, M. Delaby, agissant en qualité de mandataire-liquidateur de la société c/ M. Luc Andrillon et autres N° Lexbase : A9338ATZ). En raison de l'exclusion de la forclusion dans ces hypothèses, s'est posée la question de la soumission ou non à la prescription biennale des actions concernées. La Cour de cassation s'est récemment prononcée, explicitement, en faveur de l'application de cette prescription en précisant que "la prescription biennale de l'article L. 145-60 du Code du commerce n'est pas soumise à la condition que le droit du preneur à une indemnité d'éviction soit contesté" (Cass. civ. 3, 31 mai 2007, n° 06-12.907, Société civile immobilière (SCI) Les Hirondelles II, FS-P+B N° Lexbase : A5133DWZ).

Dans l'espèce rapportée, le bailleur avait délivré un congé portant refus de renouvellement du bail avec offre d'une indemnité d'éviction. La question de la nature du délai applicable, mais également des textes applicables, à l'action du preneur en paiement de l'indemnité d'éviction n'a pas été posée. Toutefois, compte tenu de la jurisprudence précitée, l'action du preneur en paiement d'une indemnité d'éviction était soumise à un délai de prescription biennale. La solution serait identique sous l'empire des nouveaux articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce qui ont supprimé la référence au délai de forclusion.

Reste, une fois déterminées la nature et la durée du délai sanctionnant l'action du preneur en paiement de l'indemnité d'éviction, à préciser le point de départ de ce délai et les actes susceptibles de l'interrompre.

II - Le régime de la prescription biennale de l'action en paiement de l'indemnité d'éviction

L'article L. 145-60 du Code de commerce est silencieux sur le point de départ du délai de prescription biennale. Il incombe donc à la jurisprudence, en fonction de chacune des actions concernées par ce délai, de déterminer ce dies a quo (sur ce point et pour chaque action, voir, dans l’Ouvrage "baux commerciaux" N° Lexbase : E5374AER). La loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (N° Lexbase : L9102H3I) ne semble pas devoir modifier les solutions prétoriennes élaborées jusqu'à ce jour. En effet, même si le nouvel article 2224 du Code civil (N° Lexbase : L7184IAC) détermine le point de départ du délai de prescription ("à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer"), ce texte est relatif au délai de droit commun, désormais de cinq ans, et il ne devrait pas trouver à s'appliquer aux délais de prescription spéciaux (en ce sens, F. Auque, Réforme de la prescription et droit des baux commerciaux, AJDI, 2009, p. 344).

Cependant, en ce qui concerne l'action en paiement de l'indemnité d'éviction, le point de départ du délai, initialement de forclusion et désormais de prescription, est expressément prévu par les articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce. Dans le premier cas, le délai court à compter de la date d'effet du congé (pour une application, voir Cass. civ. 3, 23 mars 1994, n° 92-13.127, Société La Bourbonnaise c/ Laboratoire de recherches et de parfums Cannes N° Lexbase : A6870AB3 ; Cass. civ. 3, 23 mai 2002, n° 00-22.473, FS-D N° Lexbase : A6989AYI) et dans le second cas, à compter de la date à laquelle est signifié le refus de renouvellement (pour une application, voir Cass. civ. 3, 23 novembre 1982, n° 81-11.780, Epoux Solibieda c/ Epoux Lart N° Lexbase : A7582AGW).

Dans l'espèce rapportée, c'est un congé avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction qui avait été délivré au preneur le 27 avril 2001 pour le 31 octobre 2001. A l'époque des faits, l'action en paiement de l'indemnité d'éviction, compte tenu de la proposition du bailleur de régler cette dernière, était donc soumise, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 31 mai 2007, n° 06-12.907, préc.) à la prescription biennale. Dans son arrêt du 8 juillet 2009, la Haute cour ne se prononce pas expressément sur le point de départ de ce délai. En effet, elle constate qu'il a été interrompu par l'assignation du bailleur délivrée le 6 novembre 2001. Quelle que soit la date à retenir, date de délivrance du congé ou date d'effet du congé, moins de deux années s'étaient écoulées. Le fait que, selon les termes de l'arrêt, le bailleur ait formé lui-même une demande tendant à voir fixer par dire d'expert judiciaire le montant de l'indemnité d'éviction ne doit pas étonner dans la mesure où, compte tenu du droit du preneur à rester dans les locaux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction (C. com., art. L. 145-28 N° Lexbase : L5756AIZ), le bailleur a tout intérêt, pour voir se libérer les locaux, à prendre l'initiative de cette fixation. Il sollicite corrélativement la fixation du montant de l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter de la cessation du bail par l'effet du congé.

Cependant, compte tenu de l'interprétation de l'ancien article 2244 du Code civil (N° Lexbase : L2532ABE) faite par la Cour de cassation, la seule demande du bailleur tendant à voir désigner un expert judiciaire aux fins de fixation de l'indemnité d'éviction ne paraît pas pouvoir interrompre la prescription de cette action à l'égard du preneur. Selon, la Haute cour, en effet, la citation en justice n'interrompt la prescription que si elle a été signifiée par le créancier lui-même au débiteur se prévalant de la prescription (Cass. com., 9 janvier 1990, n° 88-15.354, Société Fumeron et Cie et autres c/ Société européenne d'études et d'engenierie et autres N° Lexbase : A0089ABW ; Cass. com., 14 novembre 1977, n° 76-12.311, Société Malissard Frères-Savarzeix et Cie c/ SA Lempereur et Duparc, SA Comptoir Montbéliardais d'électricité N° Lexbase : A4731CHP). Le preneur aura pu, toutefois, interrompre le délai en formant, même à titre reconventionnel et en référé, une demande d'expertise (Cass. com., 2 avril 1996, n° 93-20.901, Etablissements Steinheil-Dieterlen, Marchal fils c/ Compagnie du Niger français N° Lexbase : A9477ABM). Il doit être noté que le nouvel article 2241 du Code civil (N° Lexbase : L7181IA9), dans sa rédaction issue de la réforme de la prescription en matière civile, a supprimé la précision selon laquelle c'est à l'égard de celui qu'on veut empêcher de prescrire que la citation en justice emporte un effet interruptif.

S'agissant de l'effet interruptif de l'assignation en référé expertise, la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de préciser, au visa de l'article 2444 du Code civil, avant la réforme de la prescription en matière civile, qu'un nouveau délai de prescription, identique à celui interrompu, commençait à courir à compter de l'ordonnance de référé désignant un expert (voir, par exemple, Cass. civ. 3, 11 mai 1994, n° 92-19.747, M Houdard c/ Syndicat des copropriétaires de la résidence Europe N° Lexbase : A7315ABK ; en ce sens, également, à propos de l'action en paiement de l'indemnité d'occupation, voir Cass. civ. 2, 21 novembre 2002, n° 00-21.372, FS-D N° Lexbase : A0553A4A). Cette solution est rappelée par l'arrêt commenté, la Cour de cassation relevant que la prescription interrompue par l'assignation du bailleur avait repris effet à la date de l'ordonnance désignant l'expert. Le preneur ayant formé sa demande de paiement de l'indemnité d'éviction plus de deux ans après la date de cette ordonnance, son action était prescrite. Le caractère radical des effets de la prescription doit conduire à la plus grande vigilance, compte tenu notamment du temps qui peut s'écouler entre la désignation de l'expert judiciaire et le dépôt de son rapport.

Toutefois, pour les instances introduites après l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, la solution est désormais différente. En effet, dans sa rédaction issue de ladite loi, l'article 2239 du Code civil (N° Lexbase : L7224IAS) dispose que la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. Toujours selon ce texte, le délai de prescription recommence alors à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée, soit à compter du dépôt du rapport d'expertise. La prescription ne commencera donc plus à courir à compter de l'ordonnance de référé désignant l'expert, réduisant les risques de prescription engendrés par la durée des expertises.

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] L'obligation pour l'employeur de convoquer l'ensemble des syndicats représentatifs à la négociation collective

Réf. : Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 08-41.507, Fédération Sud des activités postales et des télécommunications et a. c/ Société Téléperformance France et a., FS-P+B (N° Lexbase : A7530EIQ)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


En affirmant, dans un arrêt rendu le 8 juillet 2009, "qu'un accord collectif ne peut être conclu ou révisé sans que l'ensemble des organisations syndicales représentatives dans l'entreprise ou, le cas échéant, dans l'établissement, aient été invitées à la négociation", la Cour de cassation ne fait que reprendre une solution qu'elle a retenu antérieurement à plusieurs reprises. On pourrait, par conséquent, s'étonner que cette décision soit appelée à être publiée au bulletin et fasse l'objet d'un commentaire dans les colonnes de la présente revue. En réalité, cet arrêt est doublement intéressant, dès lors que l'on en fait une lecture attentive. Outre qu'il conduit la Chambre sociale à préciser les conséquences de la méconnaissance par l'employeur de son obligation, il offre d'utiles et précieuses indications sur les conditions de sa mise en oeuvre.


Résumé

Un accord collectif ne peut être conclu ou révisé sans que l'ensemble des organisations syndicales représentatives dans l'entreprise ou, le cas échéant, dans l'établissement, aient été invitées à la négociation.

Commentaire

I - L'obligation de convier à la négociation l'ensemble des syndicats représentatifs

  • Une solution de principe

En affirmant, dans l'arrêt rapporté, qu'"un accord collectif ne peut être conclu ou révisé sans que l'ensemble des organisations syndicales représentatives dans l'entreprise ou, le cas échéant dans l'établissement, aient été invitées à la négociation", la Cour de cassation ne fait que reprendre une solution de principe qu'elle avait antérieurement dégagée (1). On remarquera simplement que la Chambre sociale fait, en l'espèce, application du principe de concordance. Cela doit être approuvé. Dès lors que la négociation se déroule au niveau d'un établissement, ce sont tous les syndicats représentatifs à ce niveau qui doivent être convoqués à la négociation et non ceux qui le sont dans l'entreprise prise dans son ensemble.

L'employeur ne peut, ainsi, pas écarter de la négociation tel ou tel syndicat, quand bien même celui-ci ne serait pas en mesure de signer l'acte ayant fait l'objet de la négociation (2). Il en va du respect de la loyauté dans la négociation en contexte de pluralisme syndical (3), mais aussi du respect du "principe d'égalité de valeur constitutionnelle".

Cette solution nous paraît d'autant plus nécessaire que, désormais, les syndicats représentatifs qui ont participé à la négociation peuvent, dès lors qu'ils n'ont pas signé l'accord collectif, s'y opposer à la condition d'avoir recueilli la majorité des suffrages exprimés lors des élections professionnelles (C. trav., art. L. 2232-12 N° Lexbase : L3770IBA).

  • Une solution rigoureuse

Dans un arrêt rendu le 26 mars 2002, la Cour de cassation avait affirmé que "tous les syndicats représentatifs qui ont un délégué syndical dans l'entreprise doivent être appelés à la négociation des conventions et accords collectifs d'entreprise, y compris lorsque la négociation porte sur des accords de révision" (4). Ce faisant, la Chambre sociale introduisait une limite importante à l'obligation précitée puisque, pour être convoqués à la négociation les syndicats devaient non seulement être représentatifs dans l'entreprise, mais y être également représentés par un délégué syndical. Cette exigence pouvait se comprendre dans la mesure où c'est le délégué syndical qui dispose de la prérogative de négocier et conclure la convention ou l'accord collectif d'entreprise.

Il convient, cependant, de remarquer que cette exigence n'avait pas été reprise dans la décision précitée du 17 septembre 2003 et ne figure pas plus dans l'arrêt sous examen, dont les faits démontrent, par ailleurs, qu'il importe peu que le syndicat représentatif ne soit pas représenté au niveau où a lieu la négociation.

En l'espèce, la société Téléperformance France avait, à l'occasion du projet de fermeture du centre de télémarketing situé à Lyon, ouvert, le 31 juillet 2007, une négociation d'établissement, après consultation du comité d'entreprise de la société, à laquelle participaient les délégués syndicaux d'établissement de quatre organisations syndicales représentatives dans l'entreprise. La Fédération Sud des activités postales et des télécommunications (le syndicat Sud), qui n'avait plus de délégué syndical dans l'établissement de Lyon, s'étant étonnée de ne pas avoir été invitée à participer, par l'intermédiaire de son délégué syndical central, aux réunions de négociation, l'employeur lui avait demandé, le 2 octobre 2007, de faire connaître la composition de sa délégation, puis, à la suite de la désignation par le syndicat Sud de son délégué syndical central pour le représenter dans la négociation, avait convoqué ce dernier aux réunions suivantes. Le syndicat Sud avait, néanmoins, saisi le tribunal de grande instance statuant en référé, le 2 octobre 2007, pour voir dire illicite la négociation du projet, au motif qu'il n'avait pas été invité, dès l'origine, à y participer.

Pour rejeter les demandes du syndicat Sud, la cour d'appel avait énoncé, d'abord, que l'accord sur l'exercice du droit syndical dans l'entreprise prévoit que les organisations syndicales ont la possibilité de désigner des délégués de centre dans chacun des centres de l'entreprise, mais nullement qu'à défaut, les délégués centraux pourront, de droit, mener une négociation d'établissement. Il appartenait donc au syndicat Sud, après le départ de son délégué de centre à Lyon 7, de lui désigner un remplaçant pour que ce dernier puisse, sans désignation spéciale, participer à la négociation considérée. Les juges d'appel avaient relevé, ensuite, que le syndicat Sud, dont le délégué syndical central avait participé à toutes les réunions du comité d'entreprise au cours desquelles avaient été évoqués le projet litigieux et la négociation d'un accord local à laquelle il allait donner lieu ne pouvait donc prétendre ne pas avoir été avisé de ladite négociation.

La décision est censurée par la Cour de cassation au visa des articles L. 2231-1 (N° Lexbase : L3746IBD) et R. 1455-6 (N° Lexbase : L0819IAL) du Code du travail. Selon la Chambre sociale, "en statuant ainsi, par des motifs inopérants, et alors qu'il ressortait de ses constatations que le syndicat Sud, qui était représentatif au niveau concerné, n'avait pas été invité à participer à la négociation engagée au sein de l'établissement Lyon 7 par l'employeur le 31 juillet 2007 et aux réunions successives qui avaient eu lieu les 31 août, 4 septembre, 14 septembre et 4 octobre 2007, ce dont elle devait déduire l'existence d'un trouble manifestement illicite, la cour d'appel a violé les textes susvisés".

Cette solution nous paraît riche d'un double enseignement relativement à la mise en oeuvre concrète de l'obligation rappelée dans le motif de principe de l'arrêt. En premier lieu, elle signifie clairement qu'un syndicat représentatif doit être convoqué à la négociation alors même qu'il n'est pas (ou plus) représenté au niveau où celle-ci a lieu. Cette règle, qui n'est pas sans rappeler les solutions retenues par la Cour de cassation en matière de négociation du protocole d'accord préélectoral, doit être approuvée. Ainsi que le précise l'article L. 2232-16 du Code du travail (N° Lexbase : L2299H9Z), la convention ou l'accord collectif d'entreprise est négocié, du côté des salariés, "par les organisations syndicales de salariés représentatives dans l'entreprise". Le fait de savoir si cette organisation syndicale est, ou non, représentée à ce niveau apparaît, dès lors, secondaire. Mais, à supposer qu'il souhaite y participer, le syndicat devra, néanmoins, être représenté à la négociation. Pour ce faire, il devra certainement avoir recours à la technique du mandat, sans qu'il soit nécessairement à exclure que le mandataire soit étranger à l'entreprise (5). La situation présentement évoquée doit être clairement distinguée des cas dans lesquels la loi organise la négociation en l'absence de délégué syndical (C. trav., art. L. 2232-21 et s. N° Lexbase : L3947IBS). Ces derniers intéressent les entreprises dépourvues totalement de délégués syndicaux, tandis que la situation visée par l'arrêt commenté concerne les entreprises (ou établissements) qui comportent un ou plusieurs délégués syndicaux, mais dans lesquelles un syndicat représentatif n'est pas représenté.

En second lieu, la Cour de cassation paraît signifier que la convocation du syndicat à la négociation doit être entourée d'un certain formalisme. A tout le moins, et contrairement à ce qu'avaient relevé les juges du fond en l'espèce, on ne saurait se contenter que l'un des représentants du syndicat dans l'entreprise (en l'occurrence son délégué central) ait été "au courant" des négociations menées au sein d'un établissement. Il appartient à l'employeur d'inviter expressément le syndicat représentatif à participer à la négociation. S'il est certainement préférable que cette invitation soit adressée au syndicat lui-même, rien ne paraît s'opposer à ce qu'elle soit remise à son délégué syndical central.

II - Les sanctions de la violation de l'obligation

  • La nullité de l'accord conclu

La violation par l'employeur de l'obligation de convoquer à la négociation collective l'ensemble des organisations syndicales représentatives pourrait certainement faire l'objet d'une sanction pénale au titre du délit d'entrave. Mais ce sont surtout les sanctions civiles qui doivent retenir l'attention.

La Cour de cassation considère qu'une convention ou un accord collectif conclu en méconnaissance de l'obligation précitée est nul (6).

Il s'agit d'une nullité absolue que sont recevables à demander ou invoquer les syndicats écartés de la négociation, mais aussi les organisations ayant participé au processus ou tout autre intéressé, qu'il s'agisse d'un salarié ou du ministère public. Une telle nullité est de nature à entraîner de graves conséquences, spécialement si elle intervient longtemps après que l'acte litigieux a été signé. Une telle issue n'a, cependant, rien d'inéluctable compte tenu de la possibilité de saisir le juge des référés.

  • La possibilité de saisir la formation des référés

Ainsi que l'énonce l'article R. 1455-6, "la formation de référé peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent pour prévenir un dommage imminent ou pour faire cesser un trouble manifestement illicite" (7).

On sait qu'il appartient au juge des référés de caractériser "le dommage imminent" ou "le trouble manifestement illicite" qui justifient les mesures qu'il ordonne. Si le premier est une question de fait relevant de l'appréciation souveraine du juge des référés, le second est une notion de droit soumise au contrôle de la Cour de cassation (8).

Dans l'affaire qui nous intéresse, les juges du fond avaient précisément refusé de retenir le trouble manifestement illicite dénoncé par le syndicat Sud et son délégué syndical central. Ainsi qu'il ressort du moyen annexé à l'arrêt, cette décision procédait du constat que le syndicat demandeur ne pouvait, en fait, prétendre qu'il n'avait pas été avisé de la négociation menée au niveau de l'établissement de Lyon. On peut effectivement considérer que le syndicat était informé de cette négociation par l'intermédiaire de son délégué syndical central, qu'il avait, d'ailleurs, fini par désigner pour le représenter à celle-ci. Un tel raisonnement ne saurait, cependant, être admis. Ainsi que nous l'avons vu précédemment, il ne s'agit pas de se demander si tous les syndicats représentatifs sont au courant, par un moyen ou par un autre, qu'une négociation va avoir lieu, mais de constater qu'ils ont été invités en bonne et due forme à y participer par l'employeur. Si tel n'a pas été le cas, on ne peut qu'en déduire que l'on est en présence d'un trouble manifestement illicite (9).


(1) Cass. soc., 17 septembre 2003, n° 01-10.706, Fédération Chimie CGT FO atome c/ Union des industries chimiques (N° Lexbase : A5312C9M) ; Les grands arrêts du droit du travail, Dalloz, 4ème éd., 2008, n° 160. La solution est, en réalité, plus ancienne : Cass. soc., 1er juin 1994, n° 92-18.896, Société des Hôtels Concorde c/ Comité d'établissement de l'Hôtel Concorde Lafayette, et autres (N° Lexbase : A1938AAZ) ; Cass. soc., 10 mai 1995, n° 92-43.822, M. Plé Christian c/ Société Vandenostende (N° Lexbase : A8537CQA).
(2) Il convient, en effet, de rappeler qu'un avenant de révision ne peut être signé que par les syndicats signataires de l'acte initial ou qui y ont adhéré (C. trav., art. L. 2261-7 N° Lexbase : L2430H9U).
(3) V., en ce sens, Les grands arrêts du droit du travail, préc., p. 736, où il est souligné qu'"on peut voir dans cette obligation d'invitation [...] une requête du droit constitutionnel des travailleurs à la négociation collective, dont les titulaires sont les salariés eux-mêmes, plutôt que les syndicats".
(4) Cass. soc., 26 mars 2002, n° 00-17.231, Société Sanofi Synthelabo c/ Syndicat FO Sanofi, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3930AY9).
(5) Là encore, la négociation du protocole préélectoral pourrait servir de source d'inspiration.
(6) Cass. soc., 26 mars 2002, n° 00-17.231, préc. ; Cass. soc., 12 octobre 2006, n° 05-15.069, Fédération nationale des personnels des secteurs financiers CGT Case 537 c/ Fédération des syndicats chrétiens des organismes et professions agricultures CFTC et autres, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7816DRW) et nos obs., La loyauté dans la négociation collective n'interdit pas d'apporter des modifications unilatérales au projet d'accord adressé aux parties pour signature, Lexbase Hebdo n° 233 du 25 octobre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N4277ALY).
(7) Cet article ne fait que reprendre les dispositions plus générales de l'article 809, alinéa 1er, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC). Il convient, en outre, de souligner que, s'agissant de la question qui nous intéresse, c'est évidemment le tribunal de grande instance qui doit être saisi. On peut, par suite, se demander s'il n'aurait pas été plus opportun de viser l'article 809 du Code de procédure civile.
(8) Sur l'ensemble de ces questions, v. L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 5ème éd., 2006, § 633.
(9) Le juge peut alors prendre les mesures conservatoires qui s'imposent et, notamment, interdire la signature de l'acte juridique qui clôt le processus de négociation.


Décision

Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 08-41.507, Fédération Sud des activités postales et des télécommunications et a. c/ Société Téléperformance France et a., FS-P+B (N° Lexbase : A7530EIQ)

Cassation partielle de CA Paris, 14ème ch., sect. A, 30 janvier 2008, n° 07/19071, Fédération Sud des activités postales et des télécommunications et a. c/ Société Téléperformance France SA (N° Lexbase : A6921D44)

Textes visés : C. trav., art. L. 2231-1 (N° Lexbase : L3746IBD) et R. 1455-6 (N° Lexbase : L0819IAL)

Mots-clefs : négociation collective ; parties à la négociation ; obligation de convoquer l'ensemble des syndicats représentatifs ; violation de l'obligation ; sanction ; juge des référés ; trouble manifestement illicite

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Avocats

[Questions à...] Soumission des dividendes de SEL aux cotisations sociales : recours en annulation du décret du 16 avril 2009 - Questions à Maître Jean-Yves Mercier, avocat associé du cabinet CMS Francis Lefebvre

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N1391BL4

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 02 Mars 2012

L'article 22 de la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008, de financement de la Sécurité sociale pour l'année 2009 (LFSS 2009) (N° Lexbase : L2678IC8) a modifié l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L8948HWC), qui détermine l'assiette des cotisations sociales (dont la CSG et la CRDS) dues par les travailleurs non salariés des professions non agricoles. Alors que seul le revenu professionnel retenu pour le calcul de l'impôt sur le revenu entrait dans cette assiette, la loi y soumet, désormais, dans les sociétés d'exercice libéral (SEL), "la part des revenus mentionnés aux articles 108 (N° Lexbase : L2059HLT) à 115 du Code général des impôts [...] et des revenus visés au 4° de l'article 124 (N° Lexbase : L2139HLS) du même code qui est supérieure à 10 % du capital social, des primes d'émission et des sommes versées en compte courant". Autrement dit, les dividendes perçus par les associés des SEL entrent pour partie dans l'assiette des cotisations sociales. Le décret n° 2009-423 du 16 avril 2009 (N° Lexbase : L0987IEB), publié au Journal officiel du 18 avril 2009, insère un nouvel article R. 131-2 (N° Lexbase : L1009IE4) dans le Code de la Sécurité sociale, venant préciser ce qui entre dans la définition des apports et des sommes versées en compte courant, dans le cadre de la détermination de cette franchise d'impôt de 10 %. Ce texte a fait l'objet d'un recours en annulation, introduit le 6 juin dernier, devant le Conseil d'Etat par le Conseil national des barreaux (CNB) et l'association des Avocats conseils d'entreprises (ACE). Ces derniers font valoir, à l'appui de leur critique du décret, la méconnaissance par la modification législative introduite par la LFSS de règles supra-législatives, eu égard au but poursuivi par le législateur, à savoir lutter contre les abus de certains gérants majoritaires de SELARL, consistant à se verser une rémunération dérisoire au titre de leur activité professionnelle et à laisser le surplus dans la caisse de la société, afin d'en récupérer une partie sous forme de dividendes. Ces pratiques créaient un manque à gagner pour les caisses de retraites, qui ne pouvaient appeler de cotisations sur les dividendes distribués et dont les contestations ont été entendues par le législateur.

Lexbase Hebdo - édition privée générale avait fait le point sur le dispositif proposé par la LFSS 2009 avec Maître Jean-Yves Mercier, avocat associé du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre, peu avant l'adoption du projet de loi (1). Celui-ci a été chargé, aux côtés de Maître Stéphane Austry, d'introduire, devant le Conseil d'Etat, le recours en annulation du décret, sur lequel nous avons choisi de revenir avec lui cette semaine.

Lexbase : Que sont venues préciser les dispositions du décret n° 2009-423 du 16 avril 2009 ?

Jean-Yves Mercier : Depuis la LFSS pour 2009, l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale soumet une partie des dividendes distribués dans les SEL aux cotisations sociales. Ainsi, le montant des dividendes distribués supérieur à 10 % du capital social, des primes d'émission et des sommes versées en compte courant entre dans l'assiette des cotisations.

Aux termes de la loi, un décret en Conseil d'Etat devait préciser la nature des apports retenus pour la détermination du capital social, ainsi que les modalités de prise en compte des sommes versées en compte courant. C'est, précisément, l'unique objet du décret n° 2009-423 du 16 avril 2009, insérant l'article R. 131-2 dans le Code de la Sécurité sociale. Le texte définit ce qu'il convient d'entendre par les notions d'"apports retenus pour la détermination du capital social" et de "sommes versées en compte courant d'associé", dans le cadre de la détermination de la franchise d'impôt de 10 %. Il s'agit :

- pour les premiers, des apports en numéraire intégralement libérés et des apports en nature à l'exclusion de ceux constitués par des biens incorporels qui n'ont fait l'objet, ni d'une transaction préalable en numéraire, ni d'une évaluation par un commissaire aux apports ;

- et, pour les secondes, des sommes versées en compte courant qui correspondent au solde moyen annuel du compte courant d'associé (étant précisé que celui-ci est égal à la somme des soldes moyens du compte courant de chaque mois divisée par le nombre de mois compris dans l'exercice).

L'article R. 131-2 précise, enfin, que le montant du capital social, des primes d'émission et des sommes versées en compte courant d'associé est apprécié au dernier jour de l'exercice précédant la distribution des dividendes.

Lexbase : Sur quels fondements repose le recours en annulation du décret n° 2009-423 du 16 avril 2009 ?

Jean-Yves Mercier : Le CNB et l'ACE ont décidé d'intenter un recours devant le Conseil d'Etat en annulation du décret n° 2009-423 du 16 avril 2009.

Ce décret met, en effet, en oeuvre une disposition législative qui est en contradiction, à plusieurs titres, avec les engagements internationaux de la France -en particulier, ceux contractés dans le cadre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH)-.

Le dispositif mis en place porte atteinte au droit au respect des biens (les cotisations sociales revêtant cette qualification) (2), au sens de l'article 1er du Protocole n° 1 à la CESDH (N° Lexbase : L1629AZ9). Il met des cotisations indues à la charge des professionnels libéraux exerçant au sein de SEL en frappant leurs dividendes. En effet, ces sommes ne représentent pas des revenus d'activité, puisqu'elles ne sont pas générées directement par l'activité professionnelle, mais constituent une rémunération de nature patrimoniale, comme l'a d'ailleurs jugé le Conseil d'Etat (3). Or, les cotisations sociales ne doivent être prélevées que sur des revenus d'activité. La loi s'affranchit, donc, de ces principes, afin de lutter contre une prétendue évasion fiscale, ainsi que l'ont indiqué les débats parlementaires. La lutte contre l'abus d'optimisation fiscale et sociale revient comme une incantation dans le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, sur les prélèvements obligatoires des indépendants, publiés en mars 2008, puis dans le rapport "Fouquet" (4). Pourtant, aucun constat réel d'abus, ni aucun exemple chiffré ne vient dans ces documents étayer l'affirmation.

La fixation d'un plafond d'exonération des dividendes à 10 % du montant des apports recueillis par la SEL est inadaptée au but que les auteurs de la loi prétendent poursuivre, à savoir lutter contre la surpondération des dividendes par rapport à la rémunération. Cette mesure ne permet pas, en premier lieu, de réserver la sanction aux titulaires de rémunérations anormalement faibles en comparaison du montant des dividendes prélevés. En second lieu, elle frappe aveuglément aussi bien les associés dont les apports sont à l'origine de la création de la SEL que ceux qui ont acquis leurs titres auprès d'un précédent associé pour un prix dépassant la valeur des apports auxquels correspondaient les titres ainsi achetés : alors que leur investissement est plus élevé que celui réalisé par les premiers, ce qui justifierait que le seuil d'assujettissement de leurs dividendes aux cotisations soit rehaussé, ils vont supporter les mêmes cotisations qu'eux. Enfin, la loi néglige le fait que la SEL, notamment s'il s'agit d'une société ancienne issue de la transformation d'une société commerciale à forme classique, a pu, au fil du temps, constituer d'importantes réserves valorisant son actif net à un montant pouvant atteindre plusieurs fois, voire plusieurs dizaines de fois, le montant des apports qu'elle a recueillis de ses associés : en pareille situation, il n'est pas illégitime que le dividende versé dépasse et de loin la limite fixée à 10 % du montant des apports.

Le régime dérogatoire introduit par l'article 22 de la LFSS pour 2009 présente, également, un certain nombre de discriminations, en violation de l'article 14 de la CESDH (N° Lexbase : L4747AQU), notamment :

- une discrimination entre les différentes formes sociales permettant l'exercice des professions salariées non agricoles (est-il justifié que la loi s'en prenne aux associés des seules SEL sans viser, alors que leur situation est identique, ceux des SCP ayant opté pour leur assujettissement à l'impôt sur les sociétés, ceux des associations d'avocats ayant exercé la même option et ceux des sociétés de capitaux de droit commun constituées par certains professionnels libéraux ?) ;

- une discrimination entre les associés ayant le statut de travailleur indépendant et ceux soumis au régime des salariés (ces deux cas de figure pouvant se rencontrer au sein d'une même structure) ;

- et une discrimination entre les associés exerçants et les associés non exerçants (qui sont soumis au même régime d'assujettissement de leurs dividendes aux cotisations, alors même que leurs situations sont très différentes).

Lexbase : Vous mentionnez l'absence d'optimisation fiscale et sociale significative. Pouvez-vous nous fournir un exemple chiffré ?

Jean-Yves Mercier : Prenons le cas de l'associé d'une SEL unipersonnelle qui, après s'être alloué une rémunération annuelle de 100 000 euros entièrement soumise aux cotisations, s'interroge sur l'opportunité, soit de s'allouer un complément de rémunération de 30 000 euros, soit de maintenir cette somme dans la caisse sociale en vue de se verser un dividende de 30 000 euros. Nous dirons qu'il est avocat.

Coût social et fiscal de la rémunération complémentaire :

Dans la situation considérée, les cotisations sociales additionnelles atteignent globalement un taux de 19,3 % : 5,4 % pour les allocations familiales, 5,9 % pour l'assurance maladie et 8 % pour la cotisation retraite due à la CNBF. Ces cotisations venant en déduction du revenu professionnel formant leur base de calcul, le versement global revenant aux caisses concernées se limiteront à 16,177 % de 30 000 euros, soit 4 853 euros (4 853 représente 19,3 % de 30 000 - 4 853).

Le revenu complémentaire de 30 000 euros donnera prise à la CSG/CRDS au taux de 8 %, soit une charge additionnelle de 2 400 euros (à hauteur de 5,1 %, soit 1 530 euros, la CSG viendra en déduction de la base de l'impôt sur le revenu -IR-).

La base d'imposition de la rémunération complémentaire de 30 000 euros s'établira à : 30 000 - (4 853 + 1 530) = 23 617 euros.

On supposera que ce revenu additionnel donne prise à l'IR au taux de 30 % : l'IR correspondant sera, donc, de 7 085 euros.

A raison de sa rémunération additionnelle de 30 000 euros, l'associé aura supporté en définitive des coûts sociaux et fiscaux s'élevant à 14 338 euros (4 853 + 2 400 + 7 085), somme représentant 47,79 % du montant de ladite rémunération.

Coût fiscal et social du dividende :

Il faut, alors, commencer par déterminer le montant de l'impôt sur les sociétés (IS) que la SEL aura eu à supporter pour dégager le bénéfice nécessaire à la distribution du dividende de 30 000 euros. Même au taux réduit de 15 % applicable à la tranche du résultat fiscal n'excédant pas 38 120 euros, l'IS acquitté par la société pour dégager une marge de distribution de 30 000 euros aura représenté 5 292 euros (il faut un résultat fiscal de 35 292 euros pour qu'après paiement de l'IS de 15 % grevant ce résultat, 5 292 euros, la société dispose d'un bénéfice distribuable de 30 000 euros).

Le dividende de 30 000 euros supportera, lors de son versement, les prélèvements sociaux s'élevant à 12,1 % : 3 630 euros.

La base d'imposition du dividende à l'IR représentera son montant brut, diminué :

- de l'abattement de 40 % : 12 000 euros ;

- de la fraction déductible de la CSG : 1 740 euros (soit 5,8 % de 30 000 euros) ;

- de l'abattement fixe annuel : 3 050 euros (on se place dans le cas le plus favorable où cet abattement n'a pas déjà été épuisé par d'autres dividendes encaissés la même année).

La somme à taxer s'établira donc à 13 210 euros, ce qui, au taux de 30 %, créera une imposition de 3 963 euros, ramenée à 3 743 euros après application du crédit d'impôt de 50 % sur dividendes, plafonné à 220 euros (même hypothèse favorable où aucun autre dividende n'a été encaissé).

A raison du dividende de 30 000 euros, l'associé aura supporté, en définitive, des coûts sociaux et fiscaux s'élevant à 12 665 euros (5 292 + 3 630 + 3 743), somme représentant 42,21 % du montant de ce dividende. Mais en contrepartie du léger allégement que cette formule lui procure, il se sera privé du bénéfice des droits à retraite que, moyennant la cotisation de 8 % (2 400 euros), il se serait constitués en se versant une rémunération plutôt qu'un dividende.

Toutes considérations confondues, les deux solutions font, ainsi, quasiment jeu égal.

Il nous paraît, donc, très aventureux de parler d'abus ou d'optimisation, voire de perte significative de recettes, dès lors que les recettes sont, en fait, transférées de la Sécurité sociale à l'Etat (la diminution des prélèvements revenant aux organismes sociaux s'accompagnant du renforcement des recettes revenant à l'Etat sous la forme de l'IS).

Les caisses de retraites, qui sont à l'origine de la modification législative introduite par la LFSS pour 2009, se sont, en outre, "tiré une balle dans le pied". Certains professionnels qui n'exercent pas au sein de SEL s'acquittaient habituellement des cotisations retraite sur les dividendes qu'ils se distribuent, lorsque les caisses les appelaient. Or, maintenant que la loi énonce expressément le principe selon lequel seuls les associés des SEL, et dans certaines circonstances seulement, sont redevables de ces cotisations, les caisses n'auront plus aucun titre pour appeler des cotisations sur des dividendes provenant des sociétés des autres formes.

Lexbase : Quel est, selon vous, l'avenir de ce dispositif ?

Jean-Yves Mercier : Je ne peux pas, bien entendu, prédire ce que pourra être la position du Conseil d'Etat, même si je considère, évidemment, que les arguments invoqués à l'appui de ce recours sont sérieux.

Le Conseil, s'il prend la décision espérée, ne fera que gommer les effets négatifs du décret et, par là, de la loi, sans, toutefois, faire disparaître ce texte de l'ordonnancement juridique. Ainsi, il demeurera, ce qui n'est pas une mauvaise chose puisqu'il a, au moins, eu le mérite de faire barrage à la jurisprudence de la Cour de cassation issue d'un arrêt de principe du 16 mai 2008 (5). Il aurait pu résulter de cette jurisprudence l'assujettissement automatique et sans limite de l'ensemble des dividendes prélevés dans les sociétés de toute forme par les associés exerçant leur activité professionnelle dans la structure, dès lors qu'ils ont le statut social de travailleur indépendant.

Le recours qui vient d'être déposé se situe essentiellement sur le terrain de la discrimination. Mais on peut, en outre, faire valoir, nous semble-t-il, que la loi critiquée méconnaît certaines exigences constitutionnelles. Il aurait été prématuré d'en faire également état, puisque le droit positif ne le permet pas encore.

(NDLR : L'article 29 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République (N° Lexbase : L7298IAK) instaure la question préjudicielle de constitutionnalité, permettant aux justiciables de contester devant le Conseil constitutionnel une loi promulguée. La saisine du Conseil interviendra à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, lorsqu'il sera soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. L'entrée en vigueur de cette réforme est, toutefois, subordonnée à l'adoption d'une loi organique par le Parlement, afin d'en préciser les modalités d'application.)


(1) Lire, Soumission des dividendes perçus par les associés des sociétés d'exercice libéral aux cotisations sociales : entretien avec Jean-Yves Mercier, avocat associé du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre, Lexbase Hebdo n° 332 du 8 Janvier 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N9167BHY).
(2) CEDH, 21 février 1997, Req. 108/1995/614/702, Van Raalte c/ Pays-Bas (N° Lexbase : A8294AW4).
(3) Not. CE 1° et 6° s-s-r., 14 novembre 2007, n° 293642, Association nationale des sociétés d'exercice libéral (ANSEL) (N° Lexbase : A5808DZ7).
(4) Cotisations sociales : stabiliser la norme, sécuriser les relations avec les Urssaf et prévenir les abus, rapport au ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, présenté par M. Olivier Fouquet, président de Section au Conseil d'Etat, juillet 2008.
(5) Cass. civ. 2, 15 mai 2008, n° 06-21.741, M. Patrice Lagravière, FS-P+B+R (N° Lexbase : A5228D87).

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Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] Cessions d'actions d'un dirigeant à une société ayant pris l'engagement de les racheter dans le cadre d'un plan d'actionnariat au regard de la qualification d'avantage occulte

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 3 juillet 2009, n° 306363, Ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique c/ M. du Plessis de Pouzilhac (N° Lexbase : A5623EI4) ; CE 3° et 8° s-s-r., 3 juillet 2009, n° 301299, M. Hérail (N° Lexbase : A5618EIW)

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par Guy Quillévéré, Rapporteur public près le tribunal administratif de Nantes

Le 07 Octobre 2010

Le Conseil d'Etat, par deux arrêts rendus le 3 juillet 2009 apporte d'utiles précisions sur la qualification de revenus occultes en cas de rachat par une société de titres proposés à un dirigeant dans le cadre d'un plan d'actionnariat. Le Conseil d'Etat rappelle que la valeur vénale d'actions non admises à la négociation sur un marché réglementé doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l'ensemble permet d'obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu'aurait entraîné le jeu normal de l'offre et de la demande à la date où la cession est intervenue. Le Conseil d'Etat invalide la position de l'administration qui a considéré que l'acquisition d'actions à un prix majoré par rapport à la valeur vénale des titres constituait une libéralité représentant un avantage occulte au sens du c de l'article 111 du CGI (N° Lexbase : L2066HL4), ces revenus majorés de 125 % devant être soumis au barème progressif de l'IR entre les mains du bénéficiaire de la libéralité. Dans la première affaire "Plessis de Pouzilhac", les faits sont les suivants : M. P., président du conseil d'administration des sociétés HDM et HDMI, filiales de la société Eurocom, a acquis en 1984, 4 400 actions de la société HDM au prix unitaire de 262 francs (soit 40 euros environ) et en 1987, 4 400 actions au prix unitaire de 752,95 francs (soit 115 euros environ) dans le cadre d'un plan d'actionnariat des cadres de cette société comportant une promesse de rachat de titres. M. P. a cédé à la société HDMI, le 27 février 1989 et le 17 janvier 1990 la totalité de ces actions, par moitiés, à un prix unitaire de 6 985 francs (soit 1 065 euros environ). Postérieurement à une vérification de comptabilité de la société Eurocom, venant aux droits de la société HDMI, l'administration a estimé que le prix payé par cette société avait été délibérément majoré, sans contrepartie, par rapport à la valeur vénale de ces titres et que, par suite, l'écart entre leur valeur réelle et celle dont le cédant avait bénéficié lors de ce rachat devait être regardé comme une libéralité accordée par la société HDMI. En conséquence, elle a notifié à M. P. un redressement des bases de l'impôt sur le revenu au titre des années 1989 et 1990 sur le fondement du c) de l'article 111 du CGI. Le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique se pourvoyait en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai en date du 4 avril 2007 (CAA Douai, 3ème ch., 4 avril 2007, n° 05DA00413 N° Lexbase : A2863DWX) en tant qu'il avait rejeté le recours tendant à l'annulation du jugement en date du 17 décembre 2004 du tribunal administratif de Rouen dès lors que les premiers juges avaient réduit les bases de l'impôt sur le revenu assigné à M. P. au titre de l'année 1989 et prononcé la réduction des droits et des pénalités correspondant à cette réduction.

La décision du Conseil d'Etat "Plessis de Pouzilhac" tout comme l'arrêt "Herail" rendue le même jour, pour le directeur général de la société Eurocom et de ses filiales les sociétés HDM et HDMI, prolonge l'analyse retenue par la cour administrative d'appel de Nancy rendue le 13 mai 2009 (CAA Nancy, 2ème ch., 13 mai 2009, n° 08NC00905, M. et Mme Bleger N° Lexbase : A4052EHK), décision dans laquelle la cour administrative d'appel de Nancy avait retenu que la société actionnaire pouvait avoir un intérêt propre à accroître la valeur des titres de sa filiale en associant les dirigeants à son développement, et considéré que la réalité de l'intention libérale n'était pas établie. L'arrêt du Conseil d'Etat "Plessis de Pouzilhac", dans lequel il ne s'agit pas de vente à un prix minoré mais d'acquisition à un prix majoré, s'inscrit dans un courant jurisprudentiel constant pour ce qui est des critères constitutifs d'une libéralité représentative d'avantage occulte sur le terrain de l'article 111 c du CGI, notamment en matière de cession de valeurs mobilières : l'avantage octroyé ne peut être qualifié de libéralité que si l'écart de prix est significatif et dépourvu de contrepartie.

1. La libéralité représentative d'un avantage occulte est révélée par une intention pour la société d'octroyer et du cocontractant de recevoir

L'existence d'une libéralité constitue l'élément subjectif révélant une distribution occulte et doit ressortir des circonstances de l'espèce.

1.1. La libéralité, élément subjectif nécessaire à la qualification de rémunération ou d'avantage occulte au sens de l'article 111 c du CGI

En cas d'acquisition par une société de titres à un prix que les parties ont délibérément majoré par rapport à la valeur vénale de l'objet de la transaction ou, s'il s'agit d'une vente délibérément minorée, sans que cet écart de prix ne comporte de contrepartie, l'avantage ainsi octroyé doit être requalifié comme une libéralité représentant un avantage occulte constitutif d'une distribution de bénéfices au sens des dispositions du c) de l'article 111 du CGI. La preuve d'une telle distribution suppose que soit établie une intention pour la société d'octroyer et pour le cocontractant de recevoir, une libéralité du fait des conditions de la cession. Dans l'arrêt "Plessis de Pouzilhac" et dans l'arrêt "Herail", le Conseil d'Etat juge que les différences de prix constatées pour des transactions portant sur les cessions d'actions par le président du conseil d'administration des sociétés HDM et HDMI ("Plessis de Pouzilhac") et le directeur adjoint de la société Eurocom et de ses filiales, HDM et HDMI ("Herail"), effectuées à des dates proches ne révèlent pas, par elles-mêmes, l'existence d'une libéralité. Dans les deux cas, une société HDMI s'était engagée dans le cadre du plan d'actionnariat proposé aux dirigeants de la société HDM, à racheter leurs actions à une valeur de marché fixée à dire d'expert.

La mise en oeuvre des dispositions de l'article 111 c du CGI est redoutable et, sans passer par l'acte anormal de gestion, permet de regarder une libéralité comme représentant un avantage occulte. Toutefois, cette libéralité peut être neutralisée. L'administration doit établir l'intention pour la société d'octroyer et pour le cocontractant de recevoir une libéralité du fait des conditions de la cession. Le Conseil d'Etat ne retient pas que cette intention soit établie du fait d'une succession des transactions à des dates proches. En l'espèce, M. P. avait cédé à deux reprises des actions à HDMI, les 27 février 1989 et 17 janvier 1990, il en allait de même pour M. H. les 15 mars 1989 et 17 janvier 1990.

L'existence d'une telle libéralité a été retenue non pas pour des actionnaires mais à propos de sommes comptabilisées en salaires et imposant le détour par l'acte anormal de gestion. La cour administrative d'appel de Marseille a jugé que le versement de sommes par une société à un bénéficiaire n'exerçant aucune fonction dans l'entreprise doit être considéré comme un avantage occulte constitutif d'un revenu distribué au sens de l'article 111, c du CGI, malgré sa comptabilisation comme salaire par la société. Ces sommes doivent, par conséquent, être imposées dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers (CAA Marseille, 4ème ch., 6 janvier 2009, n° 06MA01264, Mme Lesot N° Lexbase : A9143EGQ ; et aussi CE, 28 février 2001, n° 199295, M. Thérond N° Lexbase : A0777ATX). En l'espèce, dans la décision "Plessis de Pouzilhac", le gain né de la majoration du prix d'acquisition, s'il avait été qualifié de libéralité, aurait emporté rehaussement mécanique à l'IR dans la catégorie des revenus de capitaux mobilier en application du 111 c du CGI. Mais autant la libéralité née de la minoration du prix de vente d'action pouvait être neutralisée en faisant valoir qu'il s'agissait de fidéliser un talent comme dans la décision "Bleger" de la cour administrative d'appel de Nancy, autant il était difficile de retenir l'argument s'agissant du rachat par la société des titres cédés au dirigeant dans le cadre du plan d'actionnariat.

Une libéralité peut ne pas représenter un avantage occulte à la condition rarement réalisée d'être pure. La notion de libéralités pures a été précisée dans le cadre de la fiscalité des personnes. Deux conditions sont demandées pour que l'on se trouve en présence d'une pure libéralité. La somme ne doit, tout d'abord, comporter aucune contrepartie pour le donateur, ni pour le passé ni pour l'avenir. Une seconde condition retient que le gain doit avoir un caractère bénévole pour le donateur. L'aide apportée doit l'avoir été sans aucune obligation juridique. Ainsi, n'est pas une libéralité le versement effectué en vertu d'un jugement, d'un contrat ou d'une obligation légale. Pour identifier cette intention bénévole, le Conseil d'Etat paraît tenir compte du comportement du bénéficiaire ; sera considérée comme bénévole la libéralité qui ne découle pas d'un certain comportement adopté par le bénéficiaire de façon à recueillir cette libéralité.

1.2. La charge de la preuve de l'existence de l'intention libérale incombe à l'administration

Lorsqu'il n'est pas démontré que le dirigeant a exercé une activité en dehors du cadre normal de ses fonctions en vue d'en tirer un revenu et que les actionnaires cédants n'étaient pas mus par une intention libérale, il y a lieu de considérer que le supplément de gain obtenu par suite de l'achat ou de la vente de titres à un prix différent de la valeur vénale résulte de la négociation avec les autres actionnaires par le jeu normal de l'offre et de la demande, et se rattache à la catégorie de plus-values de cession de valeurs mobilières.

L'administration a la charge d'apporter la preuve de l'intention libérale du cédant à partir des circonstances de la cession de titres (CE, 3° et 8° s-s-r., 7 février 2007, n° 279588, Société Weil Besançon N° Lexbase : A9638DT7). Lorsque le prix de cession est surévalué mais correspond, pour partie, à une indemnité versée pour mettre un terme à des poursuites pénales engagées à l'encontre de la société acquéreuse, les juges regardent le prix payé comme ne constituant pas une libéralité (CAA Versailles, 3ème ch., 27 mars 2008, n° 06VE02302, Société Finindusco N° Lexbase : A0695D8A). Le service, dans la décision "Plessis de Pouzilhac" tentait bien de démontrer l'intention libérale en faisant valoir que d'autres opérations de rachat d'actions au profit de cadres dirigeants de la société HDM avaient été effectuées sur la base d'un prix par action inférieur à celui des cessions litigieuses, mais le Conseil d'Etat écarte cet argument en faisant valoir, d'une part, que les différences de prix ne suffisent pas à démontrer la surévaluation du prix obtenu par M. P. et en estimant que les différences de prix constatées reflétaient le pouvoir de négociation des vendeurs et leur niveau de connaissance du marché et des données particulières à l'entreprise. L'équation personnelle du dirigeant, sans doute son talent, apparaît ainsi comme un élément d'appréciation de la valeur vénale sur un marché non réglementé.

2. L'écart significatif entre le prix d'acquisition et la valeur vénale présume une distribution occulte faute pour le bénéficiaire d'établir la réalité de contreparties

La distribution occulte est établie lorsque, à l'intention libérale, se conjugue l'élément objectif constitué par un écart significatif de prix de cession ou d'acquisition des actions.

2.1. L'intention libérale est présumée lorsqu'une différence significative existe entre le prix de cession ou d'acquisition et la valeur réelle des titres

Dans les deux affaires du 3 juillet 2009, "Plessis de Pouzilhac" et "Herail", le service ne critiquait pas utilement la pertinence des approches méthodologiques des experts et ne mettait pas, ce faisant, en évidence l'existence d'un écart significatif de prix. Lorsqu'un écart significatif de prix est mis en évidence, l'intention libérale est présumée et le bénéficiaire ne peut neutraliser la libéralité que s'il montre l'existence de contreparties. Dans la décision "Bleger", la cour administrative d'appel de Nancy avait jugé que le service ne pouvait déduire de l'anormalité du prix l'intention de la société d'accorder une libéralité, dès lors qu'elle ne contredisait pas le contribuable lorsque celui-ci faisait état de ce que l'opération visait à fidéliser les cadres de l'équipe de direction. La cour reprochait à l'administration de ne pas avoir recherché, puisque le contribuable l'y invitait, si la minoration de prix, loin d'être un effet de la générosité de l'actionnaire, avait pour objet d'encourager les dirigeants à devenir actionnaires pour renforcer leurs liens avec l'entreprise, ce dont il devait résulter une perspective de gain plus importante pour l'actionnaire. L'administration, sans analyser l'existence de ces contreparties, s'était bornée à déduire l'intention libérale de la société actionnaire de la simple existence d'un écart de prix.

Le service doit, toutefois, dans un premier mouvement, établir la réalité d'un écart significatif de prix, ce qui impose alors aux bénéficiaires de démontrer la réalité de contreparties justifiant le supplément de prix constitutif d'une libéralité. Dans la décision "Herail" du Conseil d'Etat, le service pensait avoir établi la réalité d'un écart significatif de prix en estimant que les évaluations de titres auxquelles concluaient les trois rapports d'expertise devaient être corrigées pour tenir compte d'un abattement pour non-liquidité de 33 % au motif que les titres en cause n'étaient pas admis sur un marché réglementé. Mais les règles de rachat des titres avaient été précisées dans l'engagement permanent pris par la société HDMI vis-à-vis de M. H. et cet engagement ne garantissait nullement une liquidité permanente, pas plus qu'il ne prévoyait d'appliquer, faute d'être étayée, une décote de minorité de 20 %.

De même, dans la décision "Plessis de Pouzilhac", le Conseil d'Etat juge que la surévaluation n'est pas établie. La valeur fixée par les experts n'est pas critiquée utilement et ne révèle pas l'existence d'un écart significatif entre le prix convenu et la valeur vénale des titres. De plus, l'administration n'a pas suffisamment pris en compte dans ses évaluations les perspectives favorables du marché de la publicité jusqu'au début des années 1990 et le développement très rapide de la société HDM, devenue en 1989 le premier groupe français de conseil en communication après avoir multiplié par plus de treize son résultat net consolidé par rapport à 1985. Par ailleurs, le Conseil d'Etat écarte la circonstance que d'autres opérations de rachat d'actions au profit de cadres dirigeants de la société HDM avaient été effectuées sur la base d'un prix par action inférieur à celui des cessions litigieuses. Cette seule circonstance ne suffisant pas à établir la réalité d'un écart de prix. Les différences de prix pour le juge reflétant simplement le pouvoir de négociation des vendeurs et leur niveau de connaissance du marché et des données particulières à l'entreprise.

2.2. Il appartient au bénéficiaire de la cession de titres, lorsque l'écart de prix est significatif, de démontrer l'existence d'une contrepartie

Dans l'arrêt "Plessis de Pouzilhac", le bénéficiaire n'a pas à établir la réalité de la contrepartie puisque l'écart de prix n'est pas significatif. Toutefois, quand les conditions de la transaction font apparaître que le prix de cession s'est écarté de la valeur vénale, c'est au contribuable de faire état de contrepartie mais le juge recherche aussi si le contribuable s'est livré à des diligences particulières qui expliqueraient cette différence, en entraînant la réalisation d'un "profit" au sens fiscal (CE, 8° et 9° s-s-r., 9 novembre 1987, n° 46887 et n° 47894, M. Gentizon N° Lexbase : A2530APE). Dans cette affaire, le contribuable était intervenu en qualité de mandataire de ses coassociés pour permettre le dénouement des cessions de titres qui lui avaient été confiées ; le juge a retenu que la répartition inégalitaire du prix de cession qui s'était faite à son avantage, rémunérait en fait les démarches et diligences auxquelles il s'est livré. Cette contrepartie peut être appréciée de manière large. Ainsi, le Conseil d'Etat a encore jugé qu'une cession de titres pour un prix inférieur à la valeur vénale ne présentait pas un intérêt propre pour le cédant, qui soutenait pourtant que la vente conditionnait la stabilité de l'actionnariat nécessaire au développement de l'activité de la société compte tenu de l'implication personnelle des associés (CE, 8° et 3° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 308449, SARL Financière François Dufour N° Lexbase : A3176EBA). On peut se demander si des motivations économiques sont admises comme contreparties ? De fait, la référence faite par le Conseil d'Etat à "tous les éléments dont l'ensemble permet d'obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui entraîné par le jeu normal de l'offre et de la demande à la date où la cession est intervenue", laisse penser que puisse être inclus parmi les éléments à prendre en compte pour apprécier la réalité de contrepartie, la motivation de ces opérations d'achat d'actions dans le cadre d'un plan d'actionnariat de cadre : fidéliser le cadre et récompenser son talent.

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Sécurité sociale

[Jurisprudence] Fraude au RMI et remise de créance : première application de la loi du 23 mars 2006

Réf. : CE 1° s-s., 15 juin 2009, n° 320040, Département de la Manche c/ Mme Labbey (N° Lexbase : A2851EIG)

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N1406BLN

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la Sécurité sociale"

Le 07 Octobre 2010

La loi n° 2006-339 du 23 mars 2006 (loi pour le retour à l'emploi et sur les droits et les devoirs des bénéficiaires de minima sociaux N° Lexbase : L8128HHI) avait modifié sensiblement le régime des prestations sociales en renforçant le volet de la lutte contre les fraudes (1). Le législateur était parti du constat que le dispositif pénal de répression de la fraude aux minima sociaux était très disparate : les amendes allaient de 3 750 euros pour l'allocation de solidarité spécifique à 375 000 euros pour le RMI ; elles étaient, selon les cas, assorties, ou non, de peines d'emprisonnement (c'est le cas pour le RMI et l'allocation de solidarité spécifique, pas pour l'API) et d'une durée plus ou moins longue (de deux mois pour l'allocation de solidarité spécifique à cinq ans pour le RMI). La loi du 23 mars 2006 s'est attachée à mettre un terme à ce traitement discriminatoire des sanctions. Le fait de bénéficier frauduleusement de l'allocation de RMI ou de la prime forfaitaire devenait passible d'une amende de 4 000 euros (2). Enfin, l'inexactitude ou le caractère incomplet, lorsqu'ils sont délibérés, des déclarations faites pour le bénéfice de l'allocation ou de la prime forfaitaire (3), ainsi que l'absence de déclaration d'un changement dans la situation justifiant ce bénéfice, ayant abouti à des versements indus, pouvaient être sanctionnés par une amende administrative prononcée par le président du conseil général (3 000 euros) (4). La loi du 23 mars 2006 avait introduit, à l'article L. 262-41 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L0902ICE), un alinéa selon lequel la créance peut être remise ou réduite par le président du conseil général ou l'organisme chargé du service du RMI/RSA pour le compte de l'Etat, en cas de bonne foi ou de précarité de la situation du débiteur, sauf si cette créance résulte d'une manoeuvre frauduleuse ou d'une fausse déclaration (5). La jurisprudence s'était déjà prononcée sur le régime de l'indu dans le domaine du RMI, mais pas encore sur celui du RSA, ni sur celui du RMI tel que modifié par la loi du 23 mars 2006 (C. act. soc. fam., art. L. 262-41 N° Lexbase : L0902ICE, devenu L. 262-46 N° Lexbase : L0847ICD). L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 15 juin 2009 est, à cet égard, très précieux. Le Conseil d'Etat rappelle la teneur des textes, selon lesquels le président du conseil général peut, en cas de précarité de la situation du débiteur, faire remise de la créance qui en résulte pour le département. Mais il résulte des dispositions ajoutées à cet alinéa par la loi n° 2006-339 que cette faculté ne peut s'exercer en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, cette dernière notion devant s'entendre comme visant les inexactitudes ou omissions délibérément commises par l'allocataire dans l'exercice de son obligation déclarative. L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat, relatif au RMI, permet opportunément de faire le point sur le régime de l'indu des minima sociaux, en général, pour ensuite, plus spécifiquement, examiner la question de la remise d'un indu dans l'hypothèse d'une fraude. Implicitement, le juge administratif, en l'espèce, s'inspire de l'adage fraus omnia corrumpit, alors même que le législateur renforce les sanctions contre les bénéficiaires de minima sociaux ayant perçu indûment leurs allocations, spécialement, par des manoeuvres frauduleuses. La ligne directrice générale étant que l'exception de précarité et de vulnérabilité sociale ne joue plus, dès lors que le bénéficiaire d'un des minima sociaux a obtenu une allocation frauduleusement.
Résumé

En vertu du premier alinéa de l'article L. 262-41 du Code de l'action sociale et des familles, tout paiement indu d'allocation de revenu minimum d'insertion donne, en principe, lieu à récupération. Si le dernier alinéa de cet article permet au président du conseil général, en cas de précarité de la situation du débiteur, de faire remise de la créance qui en résulte pour le département ou de la réduire, il résulte des dispositions ajoutées à cet alinéa par la loi du 23 mars 2006 que cette faculté ne peut s'exercer en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, cette dernière notion devant s'entendre comme visant les inexactitudes ou omissions délibérément commises par l'allocataire dans l'exercice de son obligation déclarative.

Commentaire

I - Le régime de l'indu des minima sociaux

Il n'existe pas de régime général de l'indu en matière de minima sociaux. Les règles diffèrent, ainsi que leur régime juridique, selon le type d'allocation : RSA, allocation personnalisée d'autonomie, prestations versées aux personnes handicapées, prime de retour à l'emploi, allocation de solidarité spécifique, prime forfaitaire.

  • RSA

La loi n° 2008-1249 du 1er décembre 2008 (6), en généralisant le RSA, a, également, fixé précisément le régime du contrôle et des sanctions, ainsi que de la répétition de l'indu. La loi n° 2008-1249 instaure une faculté pour le président du conseil général de suspendre, totalement ou partiellement, le versement du RSA dans quatre situations :
- lorsque, du fait du bénéficiaire et sans motif légitime, le projet personnalisé d'accès à l'emploi (PPAE, C. trav., art. L. 5411-6-1, al. 3 N° Lexbase : L2116IBY, R. 5411-14 N° Lexbase : L6236IBL à R. 5411-16 N° Lexbase : L6237IBM) ou l'un des contrats relatifs aux engagements en matière d'insertion n'est pas établi ou renouvelé dans les délais ;
- lorsque, toujours du fait du bénéficiaire et sans motif légitime, les dispositions du PPAE ou les stipulations du contrat mentionné à l'article L. 262-34 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L0991ICP), c'est-à-dire passé par le bénéficiaire orienté vers un organisme spécialisé d'insertion professionnelle, ne sont pas respectées ;
- lorsque le bénéficiaire accompagné par Pôle emploi est radié de la liste des demandeurs d'emploi ;
- pour refus de se soumettre aux contrôles prévus par le dispositif du RSA.

L'article L. 262-50 du Code de l'action sociale et des famille (N° Lexbase : L1028IC3) rappelle, d'abord, la possibilité que soit constitué, dans certains cas de fraude, le délit d'escroquerie (C. pén., art. 313-1 N° Lexbase : L3505HWQ), qui est puni de cinq années d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. La loi n° 2008-1249 sanctionne le fait de bénéficier frauduleusement du RSA de l'amende prévue à l'article L. 114-13 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L9471HEI) pour les fraudes aux prestations de Sécurité sociale, soit 5 000 euros. Ce montant est supérieur aux 4 000 euros prévus jusqu'alors, s'agissant de la fraude au RMI, par l'article L. 262-46 en vigueur du Code de l'action sociale et des familles.

Les textes organisent une procédure assez complète. Tout paiement indu de RSA est récupéré par l'organisme chargé du service de celui-ci, ainsi que par les collectivités débitrices du RSA. Toute réclamation dirigée contre une décision de récupération de l'indu, le dépôt d'une demande de remise ou de réduction de créance, ainsi que les recours administratifs et contentieux (y compris en appel) contre les décisions prises sur ces réclamations et demandes, ont un caractère suspensif. Sauf si le bénéficiaire opte pour le remboursement de l'indu en une seule fois, l'organisme créancier procède au recouvrement de tout paiement indu de RSA par retenues sur les montants à échoir. A défaut, l'organisme créancier peut, également, procéder à la récupération de l'indu par retenues sur les échéances à venir dues au titre des prestations familiales et de l'allocation de logement.

Les retenues sont déterminées en application des règles prévues au deuxième alinéa de l'article L. 553-2 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2884ICS). L'article L. 161-1-5 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2949IC9) est applicable pour le recouvrement des sommes indûment versées au titre du RSA. Après la mise en oeuvre de la procédure de recouvrement sur prestations à échoir, l'organisme chargé du service du RSA transmet les créances du département au président du conseil général. La liste des indus fait apparaître le nom de l'allocataire, l'objet de la prestation, le montant initial de l'indu, le solde restant à recouvrer, ainsi que le motif du caractère indu du paiement. Le président du conseil général constate la créance du département et transmet au payeur départemental le titre de recettes correspondant pour le recouvrement (C. act. soc. fam., art. L. 262-46). Lorsque le débiteur d'un indu a cessé de percevoir le RSA, puis en est à nouveau bénéficiaire, le payeur départemental peut procéder au recouvrement du titre de recettes par précompte sur les allocations à échoir (C. act. soc. fam., art. R. 262-93 N° Lexbase : L0820IE4).

Enfin, en cas de fausse déclaration, d'omission délibérée de déclaration ou de travail dissimulé constaté ayant conduit au versement du RSA pour un montant indu supérieur à deux fois le plafond mensuel de la Sécurité sociale, ou en cas de récidive, le président du conseil général peut supprimer pour une durée maximale d'un an le versement du RSA, à l'exclusion des sommes correspondant à la différence entre le montant et les ressources du foyer. Cette sanction est étendue aux membres du foyer lorsque ceux-ci se sont rendus complices de la fraude. La durée de la sanction est déterminée par le président du conseil général en fonction de la gravité des faits, de l'ampleur de la fraude, de sa durée et de la composition du foyer. Cette suppression ne peut être prononcée lorsque la personne concernée a, pour les mêmes faits, déjà été définitivement condamnée par le juge pénal ou a bénéficié d'une décision définitive de non-lieu ou de relaxe déclarant que la réalité de l'infraction n'est pas établie ou que cette infraction ne lui est pas imputable. Si une telle décision de non-lieu ou de relaxe intervient postérieurement au prononcé de la suppression du service des allocations, celles-ci font l'objet d'un versement rétroactif au bénéficiaire. Si, à la suite du prononcé d'une décision prise, une amende pénale est infligée pour les mêmes faits, les montants de RSA supprimé s'imputent sur celle-ci. La décision de suppression du RSA et l'amende administrative (C. act. soc. fam., art. L. 262-52 N° Lexbase : L0846ICC) ne peuvent être prononcées pour les mêmes faits. La décision de suppression prise par le président du conseil général est transmise à la Caisse nationale des allocations familiales et à la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole qui en informent, pour son application, l'ensemble des organismes chargés du versement du revenu de solidarité active (C. act. soc. fam., art. L. 262-53 N° Lexbase : L0986ICI).

  • Allocation personnalisée d'autonomie

Tout paiement indu est récupéré par retenues sur le montant des allocations à échoir ou, si le bénéficiaire n'est plus éligible à l'allocation personnalisée d'autonomie, par remboursement du trop-perçu en un ou plusieurs versements. Les retenues ne peuvent excéder, par versement, 20 % du montant de l'allocation versée. Toutefois, les indus ne sont pas recouvrés lorsque leur montant total est inférieur ou égal à un certain montant (C. act. soc. fam., art. D. 232-31 N° Lexbase : L5529G7W).

  • Personnes handicapées

Lorsque le président du conseil général suspend ou interrompt le versement de la prestation de compensation ou d'un ou plusieurs de ses éléments ou demande la récupération de l'indu (en application des articles R. 245-70 N° Lexbase : L7832HES à R. 245-72 N° Lexbase : L7834HEU du Code de l'action sociale et des familles), il en informe la commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (C. act. soc. fam., art. R 245-69 N° Lexbase : L7831HER). Tout paiement indu est récupéré, en priorité, par retenue sur les versements ultérieurs de la prestation de compensation. A défaut, le recouvrement de cet indu est poursuivi comme en matière de contributions directes, conformément aux dispositions de l'article L. 1617-5 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L2336IEA, C. act. soc. fam., art. R. 245-72 N° Lexbase : L7834HEU).

  • Prime de retour à l'emploi

La récupération de l'indu sur la prime de retour à l'emploi intervient après information écrite de l'intéressé sur la source de l'erreur et expiration du délai de recours (C. trav., art. R. 5133-8 N° Lexbase : L0943ICW).

  • Allocation de solidarité spécifique/Prime forfaitaire

Tout paiement indu de l'allocation peut, si l'allocataire n'en conteste pas le caractère indu, être récupéré par retenue sur le montant de l'allocation à échoir ou par remboursement de la dette selon des modalités déterminées par voie réglementaire. Les retenues ne peuvent dépasser un pourcentage déterminé par voie réglementaire. Les blocages de comptes courants de dépôts ou d'avances ne peuvent avoir pour effet de faire obstacle à son insaisissabilité. Nonobstant toute opposition, le bénéficiaire, dont l'allocation est versée sur un compte courant de dépôts ou d'avances, peut effectuer mensuellement des retraits de ce compte dans la limite du montant de son allocation (C. trav., art. L. 5423-5 N° Lexbase : L2822H9E).

La prime forfaitaire est soumise aux règles applicables à l'allocation de solidarité spécifique relatives au contentieux, à la prescription, à la récupération des indus, à l'insaisissabilité et l'incessibilité (C. trav., art. L. 5425-6 N° Lexbase : L2983H9D).

  • Allocation temporaire d'attente

Tout paiement indu de l'allocation peut, si l'allocataire n'en conteste pas le caractère indu, être récupéré par retenue sur le montant de l'allocation à échoir ou par remboursement de la dette selon des modalités déterminées par voie réglementaire. Les retenues ne peuvent dépasser un pourcentage déterminé par voie réglementaire. Nonobstant toute opposition, le bénéficiaire dont l'allocation temporaire d'attente est versée sur un compte courant de dépôts ou d'avances peut effectuer mensuellement des retraits de ce compte dans la limite du montant de son allocation (C. trav., art. L. 5423-13 N° Lexbase : L2845H9A).

II - Remise d'un indu et fraude : fraus omnia corrumpit

Fraus omnia corrumpit, la fraude corrompt tout : non seulement le bénéficiaire de l'un des minima sociaux perd le droit de remise ou réduction de dette auprès de l'organisme créancier en cas de manoeuvre frauduleuses, mais, en plus, il est susceptible d'être tenu d'acquitter une peine administrative, sous réserve, bien-sûr, d'éventuelles poursuites pénales.

A - Impossibilité de remise d'une créance en cas de fraude

  • RMI/RSA

En l'espèce, un département a demandé au Conseil d'Etat d'annuler la décision par laquelle la commission centrale d'aide sociale a, d'une part, annulé celle de la commission départementale d'aide sociale, ainsi que celle du président du conseil général refusant d'accorder à Mme L. une remise de l'indu de RMI et, d'autre part, a limité cet indu. Pour censurer la décision de la commission départementale, qui avait confirmé la décision du président du conseil général maintenant le montant de la créance dont ce dernier disposait à l'encontre de Mme L., la commission centrale, après avoir constaté que l'allocataire n'avait pas déclaré les salaires qu'elle avait perçus au cours d'une partie de la période de référence, s'est fondée sur ce que les premiers juges n'avaient pas statué sur la précarité de l'intéressée pour lui accorder, une remise d'indu. En faisant, ainsi, application du dernier alinéa de cet article dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2006-339, elle a entaché sa décision d'une erreur de droit. Le département est, alors, fondé à en demander l'annulation.

Le Conseil d'Etat s'en tient à une lecture stricte du premier alinéa de l'article L. 262-41 du Code de l'action sociale et des familles, selon lequel tout paiement indu d'allocation de RMI donne, en principe, lieu à récupération. Mais, si le dernier alinéa de cet article permet au président du conseil général, en cas de précarité de la situation du débiteur, de faire remise de la créance qui en résulte pour le département ou de la réduire, il résulte des dispositions ajoutées à cet alinéa par la loi du 23 mars 2006 que cette faculté ne peut s'exercer en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, cette dernière notion devant s'entendre comme visant les inexactitudes ou omissions délibérément commises par l'allocataire dans l'exercice de son obligation déclarative. Or, l'allocataire n'a pas déclaré les salaires qu'elle avait perçus au cours d'une partie de la période de référence, élément constitutif d'une manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, selon le Conseil d'Etat. Fraus significat eventum et consilium (7).

Cet arrêt s'inscrit dans le prolongement d'une jurisprudence antérieure, selon laquelle le Conseil d'Etat a admis que, s'il est établi que le bénéficiaire du RMI a procédé à des déclarations inexactes ou incomplètes et qu'il n'est, en outre, pas possible, faute de connaître le montant exact des ressources des personnes composant le foyer, de déterminer s'il pouvait ou non bénéficier de cette allocation pour la période en cause, l'autorité administrative est en droit, sous réserve des délais de prescription, de procéder à la répétition de l'ensemble des sommes qui ont été versées à l'intéressé (8). De même, en droit de la Sécurité sociale, la Cour de cassation part du principe posé par l'article 1378 du Code civil (N° Lexbase : L1484ABL) : mais si l'origine de l'erreur reste inconnue, les juges du fond ne peuvent sans contradiction décider que les intérêts légaux doivent être déduits du montant des cotisations, ce qu'ils n'auraient pu faire qu'en cas de mauvaise foi établie (9).

La situation de l'arrêt rapporté est donc radicalement différente de celle visée généralement dans le droit de répéter reconnue au solvens de prestations sociales, qui couvre les erreurs administratives, gestionnaires, informatiques (10). La bonne foi d'un assuré ne saurait priver une caisse d'assurance maladie de son droit à répéter les prestations qu'elle lui a indûment versées. La demande en dommages-intérêts fondée sur une erreur grossière d'une caisse d'assurance maladie ne saurait priver intégralement la caisse du droit qu'elle tient de la loi de répéter l'indu (11). Il a même été admis que l'erreur du solvens (notamment, l'Assedic) est susceptible d'engager sa responsabilité, considérant le préjudice subi par l'accipiens (le chômeur). La Cour de cassation admet qu'une telle responsabilité soit engagée, la répétition des sommes versées par erreur n'exclut pas que le bénéficiaire de cette remise soit fondé à réclamer la réparation du préjudice qui a pu lui être causé par la faute de celui qui les a versées (12).

  • Prime de retour à l'emploi

La solution qui prévaut en matière de RSA a été retenue dans les mêmes termes : tout paiement indu de la prime est récupéré par remboursement en un ou plusieurs versements. La créance peut être réduite ou remise en cas de précarité de la situation du débiteur, sauf en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration (C. trav., art. R. 5133-7 N° Lexbase : L0958IE9).

B - Autres conséquences attachées à la fraude

  • RSA : versement d'une pénalité administrative

Le législateur a renforcé le système des sanctions pour les rendre plus dissuasives et plus efficaces. Ainsi, la fausse déclaration ou l'omission délibérée de déclaration ayant abouti au versement indu du RSA est passible d'une amende administrative prononcée et recouvrée dans les conditions et les limites définies pour la pénalité prévue à l'article L. 114-17 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L0837ICY). La juridiction compétente pour connaître des recours à l'encontre des contraintes délivrées par le président du conseil général est la juridiction administrative.

Aucune amende ne peut être prononcée à raison de faits remontant à plus de deux ans, ni lorsque la personne concernée a, pour les mêmes faits, déjà été définitivement condamnée par le juge pénal ou a bénéficié d'une décision définitive de non-lieu ou de relaxe déclarant que la réalité de l'infraction n'est pas établie ou que cette infraction ne lui est pas imputable. Si une telle décision de non-lieu ou de relaxe intervient postérieurement au prononcé d'une amende administrative, la révision de cette amende est de droit. Si, à la suite du prononcé d'une amende administrative, une amende pénale est infligée pour les mêmes faits, la première s'impute sur la seconde. Le produit de l'amende est versé aux comptes de la collectivité débitrice du revenu de solidarité active (C. act. soc. fam., art. L. 262-52 N° Lexbase : L0846ICC).

  • Allocations chômage

Enfin, dans le champ des allocations chômage, sans préjudice des actions en récupération des allocations indûment versées et des poursuites pénales, l'inexactitude ou le caractère incomplet, lorsqu'ils sont délibérés, des déclarations faites pour le bénéfice des allocations d'aide aux travailleurs privés d'emploi, de la prime de retour à l'emploi (mentionnée à l'article L. 5133-1 du Code du travail N° Lexbase : L0880ICL) et de la prime forfaitaire (mentionnée à l'article L. 5425-3 du même code N° Lexbase : L2975H93), ainsi que l'absence de déclaration d'un changement dans la situation justifiant ce bénéfice, ayant abouti à des versements indus, peuvent être sanctionnés par une pénalité prononcée par l'autorité administrative. Le montant de la pénalité ne peut excéder 3 000 euros.


(1) L. Wauquiez, Rapport Assemblée Nationale, n° 2684 (2005-2006) ; B. Seillier, Rapport Sénat, n° 161 (2005-2006), 18 janvier 2006 ; B. Seillier, Rapport Sénat, n° 196 (2005-2006) ; L. Wauquiez, Rapport Assemblée Nationale n° 2843 ; Cons. const., décision n° 2006-534 DC du 16 mars 2006, Loi pour le retour à l'emploi et sur les droits et les devoirs des bénéficiaires de minima sociaux (N° Lexbase : A5903DNX) ; M. Mercier et H. de Raincourt, Plus de droits et plus de devoirs pour les bénéficiaires des minima sociaux d'insertion, Rapport présenté au Premier ministre, décembre 2005 ; V. Létard, Minima sociaux : mieux concilier équité et reprise d'activité, Rapport d'information n° 334 (2004-2005), Sénat, 11 mai 2005 ; nos obs., Ambivalences de la loi n° 2006-339 du 23 mars 2006 : inciter le retour à l'emploi des bénéficiaires de minima sociaux et renforcer leur contrôle, Lexbase Hebdo n° 209 du 6 avril 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N6656AKQ).
(2) C. act. soc. fam., art. L. 262-11, anc. (N° Lexbase : L1444HIC).
(3) C. act. soc. fam., art. L. 262-11, anc..
(4) De même, la loi du 23 mars 2006 a mis en place un régime de sanctions des fraudes à l'allocation de parent isolé, des fraudes à l'assurance chômage, à l'allocation d'insertion (devenue allocation temporaire d'attente), à l'allocation équivalent retraite et aux régimes particuliers d'indemnisation, ainsi que la fraude aux allocations versées par le fonds national pour l'emploi (FNE).
(5) La loi n° 2008-1249 du 1er décembre 2008, généralisant le RSA (N° Lexbase : L9715IBG) a modifié la numérotation du Code de l'action sociale et des familles, mais cette disposition est restée inchangée (désormais, C. act. soc. fam., art. L. 262-46 N° Lexbase : L0847ICD).
(6) M.-P. Daubresse, Généralisation du revenu de solidarité active et réforme des politiques d'insertion, Rapport Assemblée nationale n° 1113, septembre 2008 ; C. Demuynck et B. Seillier, La lutte contre la pauvreté et l'exclusion : une responsabilité à partager, t. 1, Rapport Sénat n° 445 (2007-2008), 2 juillet 2008 ; E. Doligé, Revenu de solidarité active et politique d'insertion, Avis Sénat n° 32, 2008-2009 ; D. Roman, 20 ans après le RMI : une réforme a minima, JCP éd. S, 2008, n° 1657.
(7) H. Roland, Lexique juridique, expressions latines, Litec, coll. Objectif droit, 2006.
(8) CE 1° et 2° s.-s.-r., 14 mars 2003, n° 246873, M. Massin (N° Lexbase : A5643A77), AJDA, 2003, p. 1506, note F. Tourette.
(9) Cass. soc., 18 octobre 1978, n° 77-11.604, SA Compagnie d'Assurances La Concorde, Gourlay, Jacob c/ CPAM Morbihan (N° Lexbase : A3365AGQ), Bull. civ. V, n° 678.
(10) Nos obs., L'erreur dans le versement des prestations sociales, dans L'erreur, Cahiers des sciences morales et politiques, PUF, 2007, p. 159.
(11) Cass. soc., 8 juin 1983, n° 82-10.248, CPAM Vaucluse c/ Dame Buniet (N° Lexbase : A6195CGK), Bull. civ. V, n° 310, RTDCiv., 1985, p. 168, obs. J. Mestre ; Cass. soc., 10 mai 1979, n° 78-40.296, Société Hazemeyer c/ Loncle (N° Lexbase : A1697ABH), Bull. civ. V, n° 408.
(12) Cass. soc., 30 mai 2000, n° 98-15.153, Assedic de Lyon c/ M. Guitton (N° Lexbase : A6685AH3), Bull. civ. V, n° 209, RD sanit. soc., 2000, p. 472, obs. C.W., Dr. soc., 2000, p. 813, obs. B. Gauriou.


Décision

CE 1° s.-s., 15 juin 2009, n° 320040, Département de la Manche c/ Mme Labbey (N° Lexbase : A2851EIG)

Texte visé : C. act. soc. fam., art. L. 262-41 (N° Lexbase : L0911ICQ)

Mots-clefs : RMI ; indu ; récupération ; précarité du débiteur ; remise de créance ; domaine ; exclusions ; manoeuvre frauduleuse ou fausse déclaration

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