La lettre juridique n°249 du 22 février 2007

La lettre juridique - Édition n°249

Éditorial

Plaute, Molière, Hugo et les autres : de la marmite au prétoire

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction

Le 27 Mars 2014


Neuf personnes ont, sur les recommandations d'une société exerçant l'activité de conseil financier, acquis des parts de deux sociétés luxembourgeoises, auprès de ses deux associés. Ces opérations s'accompagnaient d'un rachat immédiat de ces parts à un prix supérieur payable à terme. Postérieurement à ces mêmes opérations, certaines de ces personnes ont aussi remis à l'un des associés cédant des sommes moyennant des reconnaissances de dettes signées par ce dernier. Les vendeurs, ayant détourné les fonds confiés dans ce cadre, ont fait l'objet de diverses condamnations civiles et pénales, et les investisseurs, constatant l'insolvabilité des auteurs de l'infraction, se sont retournés alors contre la société intermédiaire qui les avait conseillés. Or, cette dernière était assurée auprès d'une compagnie d'assurance qui refusait sa garantie au motif que les opérations réalisées ne correspondaient pas à l'activité assurée. Et Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan et Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), de citer avec facétie, dans le commentaire que nous vous proposons de lire cette semaine, Précisions de la Cour de cassation sur la qualification du contrat de portage : prêter n'est pas porter, Plaute : "Si vous redemandez l'argent que vous avez prêté, vous trouverez souvent que d'un ami votre bonté vous a fait un ennemi". En fait d'amis, nos investisseurs étaient plutôt confrontés à des "fesse-mathieu" ! Entendons-nous bien, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans cet arrêt du 23 janvier dernier, estime qu'en qualifiant de portage des opérations par lesquelles les cessionnaires revendaient, le jour même de leur acquisition, les actions de deux sociétés, à celles-ci ou à leurs représentants, sans qu'aucune stipulation ne vienne retarder le transfert de propriété, de telle sorte que les donneurs d'ordre ne perdaient pas la propriété des actions cédées et les cessionnaires n'en devenaient pas propriétaires, la cour d'appel a violé l'article 1134 du Code civil. Par suite, le juge du droit rend sa décision au visa des dispositions de l'article 1892 du Code civil, en concluant que le contrat par lequel une somme est mise à disposition afin de la restituer à une échéance, et moyennant une rémunération, ne saurait être analysé que comme une opération de prêt. L'absence de transfert véritable de propriété, témoignage d'une absence d'investissement réel, et la revente immédiate des actions en cause, laissent plus à penser à une spéculation financière sans contrepartie véritable ou proportionnée, proche de ce qu'au XVIIe siècle l'on condamnait avec véhémence : l'usure. Le mot est, ici, et bien entendu, provocateur ; mais, si l'Harpagon de Molière augmente son capital, il ne produit rien. Il rend éventuellement service... et, quel qu'il soit, "un service vaut ce qu'il coûte" concluait Hugo.

Hugo, le même, qui ne pensait pas voir si juste, lorsqu'il clamait : "Créer, c'est se souvenir". C'est ce qu'a fait François Ceresa en publiant, aux éditions Plon, deux ouvrages Cosette ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif, présentés comme la suite du "véritable monument de la littérature mondiale", oeuvre "à jamais achevée" procédant "d'une démarche philosophique et politique", Les Misérables. Crime de lèse-majesté (pardon Hugo), pour la cour d'appel ! La Cour de cassation, en revanche, plus soucieuse du bon droit que du bon goût littéraire, a considéré, le 30 janvier dernier, qu'une telle suite, qui se rattache au droit d'adaptation, relève, en outre, de la liberté de création, laquelle "sous réserve du respect du droit au nom et de l'intégrité de l'oeuvre adaptée", peut s'exercer à l'expiration du monopole d'exploitation dont l'auteur ou ses héritiers ont bénéficié. Et Nathalie Baillon-Wirtz, Maître de conférences à l'Université de Reims Champagne-Ardenne, de rappeler, au sein de ses observations, Suite et fin (?) des Misérables, que le droit moral de l'auteur, sorte de "cordon ombilical" qui lie le créateur à son oeuvre, entre parfois en conflit avec le progrès artistique et les intérêts de la collectivité, notamment à mesure que le temps passé érode ce lien personnel.

Doit-on jeter la première pierre à François Ceresa coupable de se souvenir pour créer ? Rappelons que le 18 juillet 1668, Molière, lui-même, s'était hautement inspiré de Plaute et plus particulièrement de l'Aularia ou La comédie de la marmite, pour créer L'avare. Au héros de Plaute, Euclion, Molière emprunte son caractère soupçonneux, sa méfiance maladive à l'égard de la servante Staphyla (devenue le valet La Flèche), et le monologue après le vol de son trésor. Et pourtant, L'avare n'est-il pas un "véritable monument de la littérature mondiale", une oeuvre "à jamais achevée" procédant "d'une démarche philosophique et politique" ? Et nous-même, manquant de suite dans les idées, n'avons-nous pas emprunté, la semaine dernière à La comtesse d'Escarbagnas, pour mieux rendre la monnaie, cette semaine, au père de la Comédie Française... bon droit a besoin d'aide ou d'inspiration.

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Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

[Jurisprudence] Péages et TVA, nouvel épisode

Réf. : CE, 8° et 3° s-s., 22 novembre 2006, n° 290350, Société des Transports Hattet-Preaux c/ Sociétés concessionnaires (N° Lexbase : A5504DSN), et n° 286699, Cofiroute et autres c/ Louis Mazet (N° Lexbase : A5494DSB)

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Le 07 Octobre 2010

Le feuilleton TVA-Péages continue ! En témoignent les arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 22 novembre 2006. Depuis une décision de la CJCE du 12 septembre 2000 (1), il est acquis que les péages autoroutiers relèvent de la TVA, avant, comme après 2001. Néanmoins, l'exigibilité et la déductibilité de la TVA pour la période antérieure à 2001 soulèvent encore beaucoup de difficultés. Les acteurs de cette relation triangulaire, Etat, concessionnaires privés d'autoroutes et usagers cherchent à ne pas supporter le coût définitif de la TVA exigible, laquelle serait d'un montant avoisinant les 900 millions d'euros. Tout commence par un recours en manquement de la Commission contre la France devant la CJCE. La Cour de Luxembourg suit la Commission le 12 septembre 2000 et condamne la France pour ne pas avoir soumis ses péages à la TVA. Elle considère que les concessionnaires accomplissent une activité économique, au sens de la sixième Directive, lorsqu'ils mettent à la disposition des usagers, moyennant contrepartie, une infrastructure routière. Pour se conformer à cette décision, la loi de finances rectificative en date du 30 décembre 2000 (2) a abrogé les textes contraires au droit communautaire (3). Ainsi, en France, depuis le 1er janvier 2001, les péages des infrastructures autoroutières sont officiellement soumis à TVA. S'agissant de la période antérieure à l'année 2001, la question demeure conflictuelle quoique l'assujettissement des péages à la TVA ne soit pas discutable.

Les transporteurs routiers ont tenté de récupérer la TVA supposée avoir grevé leurs frais de péages avant 2001. Pour empêcher ces derniers d'exercer leur droit à déduction, l'administration fiscale a publié une instruction et adressé des courriers aux protagonistes (4). Par un arrêt en date du 29 juin 2005 (5), le Conseil d'Etat a considéré qu'au titre de la période s'étendant du 1er janvier 1996 au 31 décembre 2000, les sociétés concessionnaires d'autoroutes étaient tenues de délivrer aux transporteurs routiers qui leur en feraient la demande une facture mentionnant la TVA, dès lors que cette taxe était exigible au titre des péages acquittés par les usagers. Il appartenait ainsi aux usagers, dans le cadre de leurs relations avec les sociétés concessionnaires, de s'adresser à elles afin d'obtenir lesdites factures.

Pour contrecarrer les effets de cette décision, notamment sur le budget de l'Etat, l'article 111 de la loi de finances rectificative pour 2005 a subordonné la déduction à la "présentation d'une facture rectificative attestant que son montant a été payé en sus du prix figurant sur la facture initiale" (6). Le 29 décembre 2005, le Conseil constitutionnel a censuré cet article pour inconstitutionnalité (7).

Cette décision n'a pas signé la fin du feuilleton. Il a connu un nouvel épisode avec la décision du Tribunal des conflits en date du 20 novembre 2006 (8). Les préfets, à la demande des concessionnaires ont, en effet, présenté des déclinatoires de compétence afin de saisir le Tribunal des conflits. Ce dernier ne rejette pas la compétence de la juridiction administrative. Il affirme en effet qu'"Une société concessionnaire de la construction et de l'exploitation d'une autoroute a pour activité l'exécution d'une mission de service public administratif, sans qu'y fasse obstacle la circonstance que les péages, qui ont le caractère de redevances pour service rendu, sont assujettis à la TVA ; que les usagers de l'autoroute, même abonnés, sont dans une situation unilatérale et réglementaire à l'égard du concessionnaire ; qu'il en résulte que les litiges pouvant naître entre ces usagers et le concessionnaire quant au principe et au montant du péage, y compris quant à la délivrance de factures afférentes à ce péage, relèvent de la compétence de la juridiction administrative". En conséquence, les juridictions judiciaires, dont les tribunaux de commerce, sont incompétentes pour connaître des actions introduites pour obtenir des sociétés concessionnaires la délivrance de factures rectificatives correspondant aux péages acquittés avant 2001.

Malgré ces nombreuses décisions et l'unanimité des ordres juridictionnels (communautaire, administratif, judiciaire), constitutionnel et même du Tribunal des conflits, des questions restent en suspens : comment les transporteurs vont-ils pouvoir contraindre les concessionnaires à leur délivrer des factures rectificatives ? Ces derniers vont-ils pouvoir gérer les flux de leurs demandes ? Qui va supporter le coût financier de cette TVA : les entreprises de transports routiers, les concessionnaires ou la collectivité nationale ?

Actuellement, de nombreux recours sont pendants devant les juges du fond. A cet égard, les arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 22 novembre 2006 sont essentiels. Des actions ont été introduites par les sociétés de transports routiers pour enjoindre aux concessionnaires d'autoroutes de leur délivrer des factures rectificatives. Le Conseil d'Etat rappelle que les prises de position (9) qui faisaient obstacle à la déduction de la TVA acquittée avant 2001 ont été retirées de l'ordonnancement juridique par la décision du 29 juin 2005 (10). En conséquence, aucune mesure d'exécution sous la forme d'astreinte n'apparaît nécessaire.

Quant aux concessionnaires, afin de ne pas supporter le coût définitif de la TVA, ils ont présenté devant le Conseil d'Etat un recours en tierce opposition à l'encontre de sa décision en date du 29 juin 2005. La Haute juridiction administrative n'y fait pas droit (11). L'annulation de la décision du 27 février 2001 du secrétaire d'Etat au Budget qui refuse "par principe aux entreprises de transport routier le droit de déduire la taxe sur la valeur ajourée afférent aux péages autoroutiers acquittés avant le 1er janvier 2001" n'a pas préjudicié aux droits des sociétés requérantes (12).

Le Conseil d'Etat répond pareillement à propos de l'annulation de la décision du 15 janvier 2003 du directeur de la législation fiscale selon laquelle les sociétés concessionnaires d'autoroutes n'étaient pas fondées à délivrer aux transporteurs des factures rectificatives comportant la mention de la TVA exigible au titre de la période antérieure au 1er janvier 2001 (13). La Haute juridiction administrative écarte, tout d'abord, le principe de proportionnalité puis énonce que "les péages perçus par les sociétés concessionnaires d'autoroutes avant le 1er janvier 2001 devront être regardées comme ayant été soumis à la taxe sur la valeur ajoutée, l'assiette de la taxe est égale au prix des péages, diminuée de la taxe exigible".

Enfin, le Conseil d'Etat renvoie les concessionnaires à invoquer devant le juge de l'impôt le moyen selon lequel le droit communautaire, le principe de la confiance légitime et l'article 1 du Protocole additionnel feraient obstacle à ce que l'Etat réclame aux sociétés concessionnaires d'autoroutes la TVA figurant sur les factures rectificatives qui seraient émises. Ces arguments demeurent sans incidence sur la légalité de la décision du 15 janvier 2003, laquelle n'a trait qu'à l'interdiction faite aux concessionnaires de délivrer des factures rectificatives.

Ces deux arrêts clarifient l'exécution de la décision du Conseil d'Etat du 29 juin 2005 (14). En effet, ils confirment l'obligation pesant sur les concessionnaires de délivrer des factures rectificatives à la demande des usagers (I) et la nécessité pour les transporteurs routiers, usagers des autoroutes, d'obtenir des factures rectificatives pour exercer leur droit à déduction de la TVA, supposée collectée entre 1996 et 2000 (II).

1. L'obligation pesant sur les concessionnaires de délivrer des factures rectificatives à la demande des usagers-transporteurs routiers

1.1 Une obligation de facturation imposée par le droit communautaire et le CGI

Le Conseil d'Etat, dans son arrêt du 22 novembre 2006, affirme que sa décision en date du 29 juin 2005, "se borne à annuler des prises de position faisant obstacle, d'une part, à la déduction par les transporteurs routiers de la taxe sur la valeur ajoutée afférente aux péages acquittés avant le 1er janvier 2001, et, d'autre part, à la délivrance par les sociétés concessionnaires d'autoroutes aux transporteurs routiers des factures rectificatives comportant mention de la taxe sur la valeur ajoutée exigible au titre de la période antérieure au 1er janvier 2001" (15).

Par sa décision du 29 juin 2005 (16), la Haute juridiction administrative a constaté que les usagers assujettis ayant acquitté des péages entre 1996 et 2000 pouvaient déduire la TVA dès lors que les concessionnaires leur adresseraient des factures rectificatives faisant apparaître la taxe. Confrontés aux refus des concessionnaires de leur délivrer lesdites factures, les usagers assujettis ont à nouveau saisi le Conseil d'Etat pour les obliger à répondre positivement à leurs demandes, au besoin sous astreinte. La Haute juridiction administrative n'y fait pas droit au motif que la décision du 29 juin 2005 (17) ne fait qu'annuler les prises de position qui apparaissaient illicites. Ce constat d'annulation a pour effet d'imposer aux concessionnaires de délivrer des factures rectificatives.

Aux termes de l'article 22 § 3 de la 6ème Directive-TVA (N° Lexbase : L9279AU9), devenu article 220 de la Directive 2006/112/CE (N° Lexbase : L7664HTZ), transposé sous l'article 289-I-1 du CGI (N° Lexbase : L5593HLQ), tout assujetti doit facturer les biens livrés et les services rendus à un autre assujetti ou à une personne morale non assujettie. Cependant, comment concilier cette obligation avec les règles fiscales tendant à exclure les péages du champ d'application de la TVA entre 1996 et 2001 (18) ? Les concessionnaires doivent-ils prendre en charge la réparation d'une erreur d'interprétation du champ d'application de la TVA commise par l'Etat ? A juste titre, Monsieur Yohann Benard souligne que la délivrance de factures rectificatives soulève la question de savoir si les concessionnaires seront tenus à terme d'acquitter la TVA mentionnée sur les factures rectificatives, conformément à l'article 283-3 du CGI (N° Lexbase : L2534HN8) (19).

Afin d'éviter le reversement de la TVA supposée collectée entre 1996 et 2000, les concessionnaires ont avancé un argument intéressant : le principe communautaire de confiance légitime. Ce principe, d'origine allemande, procède du principe constitutionnel de sécurité juridique. En effet, selon le Professeur Simon, d'une part, "la confiance légitime est le versant subjectif du principe objectif de sécurité juridique', son sous-ensemble tendant à la protection des situations légitimement acquises par les particuliers en cas de mutation de la règle ; il est la sécurité juridique vue sous l'angle du particulier', un aspect de celle-ci, un peu comme la garantie des droits de la défense est un aspect du principe du contradictoire. D'autre part, il peut arriver que le rejeton contredise l'aïeul, puisque la protection de la confiance légitime, en tant que limitation du pouvoir d'agir dans l'intérêt général au nom de la défense d'intérêts particuliers, peut aboutir à l'annulation d'actes par ailleurs légaux et induire ainsi un risque d'insécurité juridique" (20).

Corollaire de la sécurité juridique, le prince de confiance légitime doit contribuer à la stabilité des règles juridiques. Il s'oppose à tout changement brutal et imprévisible du droit. Or, s'il s'avérait que les concessionnaires soient obligés de reverser une TVA non effectivement facturée lors de l'exécution des prestations en cause, conformément à la loi française alors en vigueur, il y aurait peut-être manquement au principe de confiance légitime. Soulignons que la CJCE vient d'affirmer que "dans le cadre du système de taxe sur la valeur ajoutée, les autorités fiscales nationales sont tenues de respecter le principe de la protection de la confiance légitime" (21). Selon une jurisprudence communautaire constante, les principes de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique font partie de l'ordre juridique communautaire et partant, du système juridique de chaque Etat membre.

Le 14 septembre 2006 (22), la CJCE a précisé les conditions d'application du principe de confiance légitime, notamment en matière de TVA : "en ce qui concerne le principe de la confiance légitime du bénéficiaire de l'acte favorable, il convient dans un premier temps de déterminer si les actes des autorités administratives ont créé, dans l'esprit de l'opérateur économique prudent et avisé une confiance raisonnable. Si la réponse à cette question s'avère positive, il y a lieu, dans un second temps, d'établir le caractère légitime de cette confiance".

Ainsi, les concessionnaires pourraient, à bon escient, utiliser cette jurisprudence pour justifier leur absence d'obligation de reverser une TVA non facturée sur ordre de la loi applicable au moment des faits. L'exclusion des péages du champ d'application de la TVA par le CGI leur laissait légitimement penser que les péages n'étaient pas soumis à la TVA. Il ne fait aucun doute que dans l'esprit du concessionnaire "prudent et avisé", aucune taxe sur la valeur ajoutée ne devait être facturée. Ils apprécient déjà certainement que le Conseil d'Etat refuse de faire droit à la demande des transporteurs routiers d'enjoindre aux concessionnaires, sous astreinte, de délivrer des factures rectificatives.

1.2 Le refus du Conseil d'Etat d'assortir l'obligation de facturation d'une astreinte

Par sa décision en date du 29 juin 2005 (23), la Haute juridiction administrative a autorisé les usagers assujettis à récupérer la TVA supposée acquittée sur les péages entre 1996 et 2000, dès lors que les concessionnaires leur adresseraient des factures rectificatives faisant apparaître la taxe. Les usagers assujettis ont, alors, saisi une nouvelle fois le Conseil d'Etat afin que celui-ci oblige, sous astreinte, les concessionnaires à leur délivrer lesdites factures rectificatives.

L'article L. 911-5 du Code de la justice administrative (N° Lexbase : L3333ALZ) énonce qu'"en cas d'inexécution d'une décision rendue par une juridiction administrative, le Conseil d'Etat peut, même d'office, prononcer une astreinte contre les personnes morales de droit public ou les organismes de droit privé chargés de la gestion d'un service public pour assurer l'exécution de cette décision". Cependant, dans sa décision du 29 juin 2005, le Conseil d'Etat a simplement annulé les prises de position qui apparaissaient illicites. En aucun cas, il n'a ordonné aux concessionnaires de délivrer des factures rectificatives.

Cette décision apparaît justifiée. En effet, l'arrêt en date du 29 juin 2005 ne concernait que les usagers des autoroutes (transports routiers) et l'Etat. Les concessionnaires n'étaient ni parties à l'instance, ni appelés à la cause. L'arrêt du Conseil d'Etat précité leur est simplement opposable et ne crée pas d'obligation à leur égard.

A ce sujet, le Tribunal des conflits précise la compétence juridictionnelle (24). Comme on a pu le constater en 2005, plus d'un millier d'affaires relatives à la TVA autoroutière étaient, et le sont toujours, pendantes devant les juges du fond. Une majorité de juridictions du fond avait admis la compétence du juge judiciaire à propos des demandes de factures rectificatives. Par cet arrêt, le Tribunal des conflits rappelle qu'"une société concessionnaire de la construction et de l'exploitation d'une autoroute a pour activité l'exécution d'une mission de service public administratif, sans qu'il y fasse obstacle la circonstance que les péages, qui ont le caractère de redevances pour service rendu, sont assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée. Ainsi, les usagers de l'autoroute, même abonnés sont dans une situation unilatérale et réglementaire à l'égard du concessionnaire ; par conséquent, les litiges pouvant naître entre ces usagers et le concessionnaire quant au principe et au montant du péage, y compris quant à la délivrance de factures afférentes à ce péages, relèvent de la compétence de la juridiction administrative".

Même si les concessionnaires peuvent agir sous la forme de sociétés commerciales, il est néanmoins indéniable que l'utilisation et l'aménagement des autoroutes est un service public. Les trois éléments caractéristiques du service public sont présents : une mission d'intérêt général, assurée soit par une personne publique ou privée (25) et soumise à un régime de droit public particulier.

S'il apparaît que les concessionnaires sont obligés de délivrer des factures rectificatives à la demande des transporteurs routiers, reste à se demander si elles sont réellement indispensables.

2. L'obligation pesant sur les usagers-transporteurs routiers de présenter des factures rectificatives justifiant leur droit à déduction

2.1 La naissance du droit à déduction

Selon l'article 17 § 1 de la 6ème Directive-TVA, devenu article 167 de la Directive 2006/112/CE, transposé sous l'article 271-I-2 du CGI (N° Lexbase : L1812HNG), le droit à déduction prend naissance lorsque la taxe déductible devient exigible chez le redevable. La naissance du droit à déduction n'est pas suspendue à la présentation d'une facture. Cela explique que le Conseil d'Etat ait annulé, le 29 juin 2005, les deux prises de position de l'administration fiscale destinée à paralyser le droit à déduction des transporteurs routiers et reconnu à ces derniers le droit de déduire, au titre de la période s'étendant du 1er janvier 1996 au 31 décembre 2000, la TVA supposée acquittée sur les péages.

Pour la même raison, le législateur avait anticipé les restitutions éventuelles de TVA. La loi de finances rectificative pour 2005 avait complété l'article 272, alinéa 3, du CGI (N° Lexbase : L5383HLX) selon lequel "La TVA qui aurait dû grever le prix d'une opération non soumise à la taxe en application de dispositions jugées incompatibles avec les règles communautaires ne peut être déduite que sur présentation d'une facture rectificative attestant que son montant a été payé en sus du prix figurant sur la facture initiale". Le Conseil d'Etat réitère son refus d'admettre une telle manipulation.

Il considère, en effet "qu'aux termes de l'article 266 du Code général des impôts [N° Lexbase : L0809HPN] : 1. La base d'imposition est constituée : / a) Pour les livraisons de biens, les prestations de services et les acquisitions intracommunautaires, par toutes les sommes, valeurs, biens ou services reçus ou à recevoir par le fournisseur ou le prestataire en contrepartie de ces opérations, de la part de l'acheteur, du preneur ou d'un tiers, y compris les subventions directement liées au prix de ces opérations [...] ; qu'aux termes de l'article 267 du même code [N° Lexbase : L5338HLB] : I. Sont à comprendre dans la base d'imposition : / 1° Les impôts, taxes, droits et prélèvements de toute nature à l'exception de la taxe sur la valeur ajoutée elle-même [...] ; qu'il résulte de ces dispositions, qui ne sont en rien incompatibles avec celles du A de l'article 11 de la sixième Directive du 17 mai 1977, dont elles assurent la transposition, que, les péages perçus par les sociétés concessionnaires d'autoroutes avant le 1er janvier 2001 devant être regardés comme ayant été soumis à la taxe sur la valeur ajoutée, l'assiette de la taxe est égale au prix des péages, diminué de la taxe exigible ; que, par suite, le moyen tiré par la Compagnie financière et industrielle des autoroutes Cofiroute et autres de ce que le principe selon lequel la taxe sur la valeur ajoutée est incluse dans le prix stipulé chaque fois qu'elle n'a pas été expressément facturée est contraire au droit interne et à la sixième Directive ne peut qu'être rejeté".

Ainsi, lorsque la TVA n'a pas été, à tort, facturée lors de l'exécution des prestations imposables, son montant doit être calculé "en dedans". Cette méthode de calcul avait déjà été préconisée par le Conseil d'Etat le 14 décembre 1979 (26) : "lorsqu'un assujetti réalise une affaire moyennant un prix convenu qui ne mentionne aucune taxe sur la valeur ajoutée dans des conditions qui ne font pas apparaître que les parties seraient convenues d'ajouter au prix stipulé un supplément de prix égal à la taxe sur la valeur ajoutée applicable à l'opération, la taxe due au titre de cette affaire doit être assise sur une somme égale au prix stipulé, diminué notamment du montant de ladite taxe".

Cette méthode de calcul de la TVA exigible respecte la liberté contractuelle et le droit commun. Le prix dû par les usagers des autoroutes, mesure de l'assiette de la TVA demeure celui stipulé, conformément à une jurisprudence communautaire constante (27). Néanmoins, comment exercer un droit à déduction de la TVA sans facture mentionnant le montant exigible ?

2.2 L'exercice du droit à déduction

Les transporteurs routiers souhaitent légitimement récupérer la TVA exigible sur les péages acquittés au titre des années 1996 à 2000. L'exercice de ce droit se heurte à l'absence de factures mentionnant la TVA en cause et à la prescription.

L'article 18 § 1 de la 6ème Directive-TVA, alors applicable, devenu l'article 178 de la Directive 2006/112/CE et transposé sous l'article 271 II a du CGI suspend l'exercice du droit à déduction à la détention d'une facture comportant les mentions obligatoires. Ces dernières concernent, notamment, aux termes de l'article 22 b de la 6ème Directive-TVA, maintenant article 226 de la Directive 2006/112/CE et transposé sous l'article 242 nonies A de l'annexe II au CGI (N° Lexbase : L1041HNU) le prix hors taxe, le taux de la TVA et le prix TTC. A supposer que les transporteurs routiers obtiennent les factures rectificatives nécessaires, doivent-ils compter avec la prescription ?

Aux termes de l'article 224-1, alinéa 2, de l'annexe II au CGI (N° Lexbase : L0878HNT), le droit à déduction doit être exercé avant le 31 décembre de la deuxième année qui suit celle de l'omission. Reste à déterminer la date de départ du délai de prescription. Le droit à déduction de la TVA naissant avec son exigibilité, il faut rechercher la date exacte de la livraison de biens concernée ou celle de l'encaissement ou de la facturation de la prestation de services. S'agissant des péages supportés entre 1996 et 2000, le délai est manifestement dépassé.

Cependant, en cas de réclamation, l'article R. 196-1 du LPF (N° Lexbase : L6486AEX) prévoit que "les réclamations relatives aux impôts autres que les impôts directs locaux et les taxes annexes à ces impôts doivent être présentées à l'administration au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivant celle [...] de la réalisation de l'événement qui motive la réclamation". Cet événement peut être "une décision de justice révélant la non-conformité de la règle de droit dont il est fait application à une règle de droit supérieure constitue un événement motivant la réclamation" (28). Ainsi, l'arrêt de la CJCE, en date du 19 septembre 2000, peut être considéré comme un événement permettant de rouvrir le délai. Cette réouverture ne résout pas le problème des transporteurs routiers car leur droit de déduire la TVA sur les péages autoroutiers acquittés avant 2001 aurait dû être réclamé avant le 31 décembre 2003.

Toutefois, le 23 juin 1976, le Conseil d'Etat a considéré que "la facture rectificative que reçoit une société immobilière après cessation de son activité et après l'expiration du délai normal de réclamation, et qui porte mention d'une taxe sur la valeur ajoutée non facturée initialement, constitue pour cette société un événement lui ouvrant un nouveau délai de réclamation pour obtenir la restitution du trop versé de taxe apparaissant en conséquence" (29). Afin d'exercer leur droit à déduction, à la prescription, les transporteurs routiers pourraient opposer à l'administration fiscale leurs factures rectificatives. Il leur faudra néanmoins surmonter les difficultés de délivrance. A cet égard, soulignons que l'autofacturation n'est d'aucun secours car elle suppose l'accord du cocontractant, en l'espèce, évidemment exclu.

Il convient de préciser que cette ouverture d'un nouveau délai de réclamation, au titre de l'article L. 170 du LPF (N° Lexbase : L8523AEE) interprété a contrario reste sans incidence sur la date d'exigibilité (30). Ainsi, les concessionnaires pourront opposer à l'administration fiscale la prescription.

Un dernier point mérite d'être soulevé. La multiplication des obstacles d'origine étatique à la récupération de la TVA sur les péages par les transporteurs routiers pour la période antérieure à 2001 ne constitue-t-elle pas un cas de responsabilité de l'Etat français l'obligeant à réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire qui lui sont imputables ?

Par Yolande Sérandour, Professeur à la Faculté de droit de Rennes, Directrice du Master de Droit Fiscal des Affaires de Rennes et du département Droit fiscal du CDA et Sabrina Lenormand, doctorante, CDA


(1) CJCE, 12 sept. 2000, aff. C-276/97, Commission c/ République française (N° Lexbase : A7082AHR) : Dr. fisc. 2000, n° 45-46, comm. 862, spéc. § 32 ; RJF 12/00, n° 1536 ; RTD com. 2001, p. 277, obs. F. Deboissy.
(2) Loi n° 2000-1353 du 30 décembre 2000 (N° Lexbase : L1397AXZ) : Dr. fisc. 2001, n° 4, comm. 35.
(3) CGI, art. 266-1-h (N° Lexbase : L5325HLS) et 273 ter (N° Lexbase : L5390HL9) anciens.
(4) Par une instruction du 27 février 2001 (BOI n° 3 A-4-01, 16 mars 2001 N° Lexbase : X7554AAZ : Dr. fisc. 2001, n° 15, 12611), le secrétaire d'Etat au Budget a précisé les modalités de mise en oeuvre de ces dispositions applicables aux exploitants d'ouvrages de circulation routière à péage, ainsi que les conditions dans lesquelles les usagers peuvent déduire la taxe supportée. Par un courrier adressé le 27 février 2001 au délégué général de la fédération nationale des transports routiers, le secrétaire d'Etat au Budget a précisé que les entreprises de transport routier sont autorisées à déduire dans les conditions de droit commun la taxe qu'elles supportent depuis le 1er janvier 2001, mais ne peuvent se voir rembourser la taxe à laquelle les services qu'elles ont utilisés n'ont pas été soumis. Par un courrier du 15 janvier 2003, adressé au nom du ministre au président du comité des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes, le directeur de la législation fiscale a indiqué qu'à l'exception de celles qui ont sollicité et obtenu une restitution de taxe conformément aux dispositions du VII de l'article 2 de la loi de finances rectificative pour 2000, les sociétés concessionnaires ne sont pas fondées à délivrer des factures rectificatives faisant apparaître la taxe sur la valeur ajoutée au titre des péages acquittés avant le 1er janvier 2001.
(5) CE, 3° et 8° s-s-r., 29 juin 2005, n° 268681, SA Etablissements Louis Maze et autres (N° Lexbase : A0231DKR), lire S. Dubost, TVA : déductibilité de la taxe sur les péages autoroutiers payés avant 2001, Lexbase Hebdo n° 183 du 29 septembre 2005 (N° Lexbase : N8817AIE).
(6) Loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 (N° Lexbase : L6430HEU).
(7) Cons. const., décision n° 2005-531 DC (N° Lexbase : A1205DML) : RJF 3/06, n° 291 ; Yohann Benard, Highway to Hell ou quand l'Etat passe au péage, RJF 4/06, p. 267.
(8) T. confl., 20 novembre 2006, SA Transports Gautier et SAS Transports Merret, n° 3599 (N° Lexbase : A5439DSA).
(9) Courrier du 27 février 2001 préc.
(10) Arrêt préc.
(11) CE, n° 286699, Cofiroute et autres c/ Louis Mazet, préc.
(12) Courrier du 27 février 2001 préc.
(13) Courrier du 15 janvier 2003 préc.
(14) Préc.
(15) CE, n° 290350 préc.
(16) Arrêt préc.
(17) Arrêt préc.
(18) Instruction du 27 février 2001 préc.
(19) Décision préc.
(20) M. Puissochet (J-P) et Legal (H.), Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11, Le principe de sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes.
(21) CJCE, 14 septembre 2006, aff. jointes C-181/04 à C-183/04, Elmeka NE c/ Ypourgos Oikonomikon (N° Lexbase : A9705DQI).
(22) Arrêt préc.
(23) Arrêt préc.
(24) T. confl., 20 novembre 2006, préc.
(25) En cas de concession.
(26) CE, sect., 14 décembre 1979 n° 11798, Comité de Propagande de la banane (N° Lexbase : A2871AKK) : RJF 2/80 n° 99, chr. J-F Verny p. 42 ; CE 7° et 8° s-s-r., 30 novembre 1990 n° 73449, S.A. "Groupe Immobilier Lenchener" (G.I.L.) (N° Lexbase : A4821AQM) : RJF 1/91 n° 44 ; CE sect., 28 juillet 1993 n° 62865, SA Mitsukoshi (N° Lexbase : A9274B8Y).
(27) Y. Sérandour, Le contrat, outil d'interprétation de la sixième directive TVA, Mélanges B. Bouloc, Dalloz, 2006.
(28) CE, 9° et 10° s-s-r., 14 février 2001, n° 202967, SA Champagne Beaumet (N° Lexbase : A8870AQL) : RJF 5/01, n° 671 (suites de l'arrêt "Alitalia" n° 74052 du 3 février 1989 N° Lexbase : A0651AQ8, par lequel le Conseil d'Etat avait prononcé l'illégalité des dispositions de l'article 236 de l'annexe II au CGI N° Lexbase : L0912HN4 issues du décret du 29 décembre 1979).
(29) CE, 9° et 7° s-s-r., 23 juin 1976, n° 97388 et n° 97389 (N° Lexbase : A6064B84) : RJF 9/76 et doc. adm. 13-0-2122 n° 9 du 30 avril 1996.
(30) J. Benard, chron. préc.

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Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Suite et fin ( ?) des Misérables

Réf. : Cass. civ. 1, 30 janvier 2007, n° 04-15.543, Société Plon, FS-P+B (N° Lexbase : A7034DTP)

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N0709BAI

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Le 07 Octobre 2010

La première chambre civile de la Cour de cassation s'est prononcée, dans un arrêt du 30 janvier 2007, sur les conditions dans lesquelles une "suite" peut ou non être apportée à une oeuvre littéraire, à l'occasion d'un litige opposant la société Plon, éditeur de deux ouvrages se présentant comme la suite des Misérables de Victor Hugo, et l'un de ses héritiers qui invoquait l'atteinte ainsi portée au respect dû à l'oeuvre. A l'inverse de la cour d'appel, la Cour de cassation a considéré qu'une telle suite, qui se rattache au droit d'adaptation, relève, en outre, de la liberté de création, laquelle "sous réserve du respect du droit au nom et de l'intégrité de l'oeuvre adaptée", peut s'exercer à l'expiration du monopole d'exploitation dont l'auteur ou ses héritiers ont bénéficié. Le droit moral de l'auteur, sorte de "cordon ombilical" (1) qui lie le créateur à son oeuvre, entre parfois en conflit avec le progrès artistique et les intérêts de la collectivité, notamment à mesure que le temps passé érode ce lien personnel. C'est un de ces conflits que les juges du fond ont eu à connaître, à l'occasion de la publication par la société Plon de deux ouvrages Cosette ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif, écrits par François Ceresa et présentés comme la suite de l'oeuvre de Victor Hugo Les Misérables. Pierre Hugo, descendant de l'auteur, invoquait, en sa qualité d'héritier, le droit d'agir à l'encontre de l'éditeur pour atteinte au droit moral de l'auteur et, plus précisément, au droit au respect de l'oeuvre que protège l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3346ADB) selon lequel "l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur [...]". Il fut débouté en première instance, son action ayant été jugée irrecevable pour défaut de qualité à agir (2). Mais, en appel, il obtint un euro symbolique de dommages et intérêts, la cour d'appel de Paris ayant considéré que Les Misérables, "véritable monument de la littérature mondiale", oeuvre "à jamais achevée" procédant "d'une démarche philosophique et politique", ne pouvait pas connaître de suite (3).

C'est cet arrêt qui est, ici, censuré par la Cour de cassation au visa des articles L. 121-1, L. 123-1 (N° Lexbase : L3373ADB) du Code de la propriété intellectuelle et de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ). Si la Cour admet que les juges du fond aient pu accueillir l'action d'un héritier éloigné pour défendre le droit moral de l'auteur (I) ainsi que l'intervention volontaire de la Société des gens de lettres à l'instance (II), elle estime, en revanche, que la liberté de création, sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée, permet de donner une suite à une oeuvre littéraire tombée dans le domaine public (III).

I - La dévolution du droit moral

L'extrapatrimonialité et le caractère personnel du droit moral de l'auteur suggèrent son rattachement à la catégorie des droits de la personnalité. Néanmoins, la fonction du droit moral commande une approche spécifique et différente de celle des autres droits. Comme le précise l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, ce droit, "attaché à la personne" de l'auteur, est, parce qu'il est "perpétuel", "transmissible à cause de mort" à ses héritiers ou "conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires". La perpétuité du droit moral implique donc la possibilité d'une transmission à cause de mort, discréditant finalement l'intransmissibilité de principe des droits de la personnalité (4).

Toutefois, la dévolution du droit moral se présente sous un double aspect : tout d'abord, la dévolution ab intestat ou testamentaire du droit au respect et à l'intégrité de l'oeuvre telle qu'on la retrouve habituellement en droit des successions, et, ensuite, la dévolution du droit de divulgation, fondée sur un ordre spécifique censé reposer sur une présomption de fidélité à l'auteur (5).

Le présent arrêt est intéressant pour la réponse qu'il apporte à la question de la recevabilité de l'action pour atteinte au droit au respect et à l'intégrité de l'oeuvre. La Cour de cassation confirme, en effet, la décision des juges du fond d'avoir accueilli, par application des règles du droit successoral, l'action formée, sans le concours des autres cohéritiers, par le descendant de l'auteur. Cette action ne pouvait être jugée irrecevable dans la mesure où le défunt n'avait, selon la cour d'appel, pas entendu priver ses héritiers de l'exercice du droit au respect et à la paternité de l'oeuvre. La solution, même si elle n'est pas nouvelle, est opportune dans la mesure où elle évite que la perpétuité du droit moral ne soit totalement vaine (6).

II - L'intervention volontaire de la Société des gens de lettres

La décision de la Cour de cassation est également intéressante quant à l'intervention volontaire de la Société des gens de lettres (SGDL) à l'instance. Il est, en effet, donné raison à la cour d'appel d'avoir accueilli, par application de l'article 31 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2514ADH), l'intervention volontaire de la SGDL, sur l'observation que l'instance "pose la question de principe de la licéité des 'suites' apportées aux ouvrages romanesques, lesquelles étaient susceptibles de porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession".

Même si la Cour de cassation n'entend pas reconnaître à la SGDL le droit de se substituer aux héritiers, ni d'exercer à titre personnel le droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre, cette décision n'en constitue pas moins un réel progrès pour la défense du droit moral de l'auteur par rapport à l'analyse retenue par la Cour de cassation qui, le 6 décembre 1966, avait jugé que la SGDL n'avait pas qualité pour ester en justice afin de protéger le droit moral de Choderlos de Laclos (7).

III - La prédominance du droit d'adaptation et de la liberté de création

Une fois réglée la question de la recevabilité de l'action en défense du droit moral de l'auteur décédé, il s'agissait d'évoquer le fond du litige, en l'espèce, l'atteinte que pouvait constituer une "suite" à l'oeuvre originale, tombée dans le domaine public.

L'attendu de la Cour de cassation est explicite : "la suite d'une oeuvre littéraire se rattache au droit d'adaptation". Autrement dit, il est désormais possible de voir dans la suite d'une oeuvre littéraire une adaptation, bien qu'en l'espèce, ce soient plutôt les personnages des Misérables qui aient été adaptés -le caractère de certains d'entre eux ayant été modifié-, que l'oeuvre première elle-même. Le droit d'adaptation étant un droit patrimonial, il en résulte alors l'obligation de requérir l'autorisation de son titulaire ou de ses héritiers pendant les 70 ans qui suivent son décès (8), pour pouvoir rédiger une suite (9). Au-delà, une telle exigence disparaît. C'est ce que vient rappeler la Cour de cassation en affirmant : "la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'oeuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite soit donnée à l'expiration du monopole d'exploitation dont ils ont bénéficié". Liberté est donc offerte à chacun d'utiliser les oeuvres tombées dans le domaine public et les personnages qui en font l'essence pour trouver l'inspiration. Dans une société où la production culturelle a une forte valeur économique, on peut aisément supposer que l'arrêt de la Cour de cassation aura un impact financier important pour les auteurs et éditeurs qui craindraient encore aujourd'hui de proposer une suite à des romans que l'on aurait pu, comme la cour d'appel, croire achevés.

Cependant, consciente de la liberté ainsi accordée, la Cour de cassation limite le principe édicté par l'exercice du droit moral, notamment par le "respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée". En l'espèce, l'arrêt de la cour d'appel est cassé pour ne pas avoir constaté une atteinte tant au nom qu'à l'intégrité de l'oeuvre. Les juges du fond s'étaient, en effet, à tort, prononcés par référence au genre et au mérite de l'oeuvre (lui déniant la qualité de "simple roman" pour en faire "un véritable monument de la littérature mondiale"), sans examiner les romans en cause ni constater que ceux-ci avaient altéré l'oeuvre de Victor Hugo ou qu'une confusion serait née sur leur paternité.

Il faudra donc que la cour d'appel de Paris, autrement composée, caractérise une atteinte au droit moral, en se demandant, notamment, si l'exercice post mortem de ce droit est bien conforme à la volonté de l'auteur, ce qui n'est guère évident eu égard aux pensées bien arrêtées de ce dernier : "Qu'est-ce qu'un livre ? L'auteur le sait. Il l'a écrit. La société le sait. Elle le lit. L'héritier ne le sait pas. Cela ne le regarde pas" (10).

Nathalie Baillon-Wirtz
Maître de conférences à l'Université de Reims Champagne-Ardenne


(1) P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, Coll. Droit fondamental, 4ème éd., 2001, p. 31, n° 15.
(2) TGI Paris, 12 septembre 2001, JCP éd. G, 2001, II, 10636, note C. Caron ; A. Lucas-Schloetter, Cosette ou le temps des désillusions : de la prétendue perpétuité du droit moral en droit français, Dr. fam. 2002, chron. n° 6 : le décès de Victor Hugo étant survenu plus de 70 ans avant la consécration légale du droit moral de l'auteur (loi du 11 mars 1957), les juges parisiens avaient estimé que la demande du descendant de l'auteur devait être appréciée au regard du droit commun des successions en vigueur à la date du décès. Ce dernier devait ainsi démontrer qu'aucune renonciation à la succession n'avait eu lieu dans la ligne successorale remontant jusqu'à Victor Hugo. L'héritier ne faisant pas cette démonstration, sa demande fut rejetée.
(3) CA Paris, 4ème ch., sect. A, 31 mars 2004, n° 2003/06582, Monsieur Pierre Hugo c/ SA Plon (N° Lexbase : A4585DCS), D. 2004, p.2028, note B. Edelman.
(4) Voir à ce sujet : N. Baillon-Wirtz, La famille et la mort, Defrénois, coll. Doctorat et notariat, 2006, n° 410 et s.
(5) Art. 19, al. 2, de la loi du 11 mars 1957.
(6) C. Caron, Les Misérables : oeuvre figée pour l'éternité ?, Communication, Commerce, électronique, mai 2004, comm. n° 50.
(7) Cass. civ. 1, 6 décembre 1966 (N° Lexbase : A2293DUH), D. 1967, p.381, note H. Desbois.
(8) C. prop. int., art. L. 123-1.
(9) C. prop. int., art. L. 122-4 (N° Lexbase : L3360ADS).
(10) V. Hugo, Discours d'ouverture du Congrès littéraire international de Paris, Le domaine public payant, Ed. Calmann-Lévy, 1878, p. 20.

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Entreprises en difficulté

[Chronique] La chronique mensuelle de Pierre-Michel Le Corre

Lecture: 20 min

N0608BAR

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Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Se trouvent, au premier plan de cette actualité, la question de l'application dans le temps de la loi de sauvegarde en matière d'extensions sanctions, ainsi que le régime de la réclamation à l'état des créances et, enfin, l'obligation qui pèse sur le créancier, auquel la forclusion est inopposable, d'avoir à déclarer sa créance pour pouvoir agir contre la caution.
  • De nouveau la suppression des extensions sanctions et l'application de la loi de sauvegarde dans le temps (Cass. com., 30 janvier 2007, n° 05-17.125, F-D N° Lexbase : A7809DTE)

Il était à peu près évident que les premières grandes difficultés d'application de la loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845, 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT) se situeraient sur le terrain des dispositions transitoires. Une jurisprudence déjà importante s'est formée sur la question des sanctions, car ce pan de la loi de sauvegarde des entreprises comporte des règles particulières au regard de l'application de la loi dans le temps, dans lesquelles n'ont pas hésité à s'engouffrer les plaideurs, pour éviter, par un véritable effet d'aubaine dont la constitutionnalité peut être discutée pour les sanctions patrimoniales tout au moins (V. notre article, Les dispositions transitoires de la loi de sauvegarde, la suppression des extensions sanctions et l'application de l'obligation aux dettes sociales, D. 2006, p. 2737), telle ou telle sanction recherchée contre eux.

Au rang de ces dispositions, figurent celles qui régissent la question de la disparition des extensions sanctions. La législation du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98, relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises N° Lexbase : L7852AGW) en contenait spécialement deux : le redressement et la liquidation judiciaires à titre personnel, soit pour inexécution de la condamnation à combler le passif, soit pour les faits visés à l'article L. 624-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L7044AIQ). L'article 191 de la loi du 26 juillet 2005 commence par poser un principe de survie de la loi ancienne pour les procédures engagées avant le 1er janvier 2006 en disposant que, "lors de son entrée en vigueur, la présente loi n'est pas applicable aux procédures en cours". Il faut évidemment entendre par "procédure" celle engagée contre la personne morale qui va permettre le jeu de la sanction contre son dirigeant. Ce même article 191 poursuit en indiquant que, toutefois, s'appliqueront aux procédures en cours "5° Les chapitres Ier et II du titre V, à l'exception de l'article L. 651-2 (N° Lexbase : L3792HB3)". Cela signifie, notamment, qu'il sera possible d'appliquer aux procédures en cours au 1er janvier 2006, la sanction de l'obligation aux dettes sociales prévues par l'article L. 652-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L3796HB9). L'article 192 de cette loi, pour sa part, indique que "les procédures ouvertes en vertu des articles L. 621-98 (N° Lexbase : L6950AIA), L. 624-1 (N° Lexbase : L7040AIL), L. 624-4 (N° Lexbase : L7043AIP) et L. 624-5 du Code de commerce, dans leur rédaction antérieure à la présente loi, ne sont pas affectées par son entrée en vigueur". Il faut donc comprendre que les procédures de redressement et de liquidation judiciaires ouvertes à titre de sanction sur le fondement de l'article L. 624-5 avant le 1er janvier 2006 ne sont pas affectées par l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.

Ainsi deux situations doivent-elles être distinguées : celle dans laquelle la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire à titre de sanction a été ouverte avant le 1er janvier 2006 et celle dans laquelle, à cette même date, la procédure n'a pas été ouverte. Mais il peut exister une situation intermédiaire, qui n'est pas celle de la procédure "entr'ouverte" car la procédure est ouverte ou ne l'est pas, mais celle de la procédure ouverte qui est suivie d'une décision de cour d'appel la mettant à néant, alors que la Cour de cassation est amenée à statuer après le 1er janvier 2006. C'est précisément la situation de l'espèce ici commentée.

Après la mise en liquidation judiciaire d'une société, le tribunal prononce, à titre de sanction, la liquidation judiciaire de son dirigeant. En avril 2005, la décision du tribunal est annulée par la cour d'appel. Le liquidateur de la société forme un pourvoi en cassation. La question qui se pose est de savoir si, après l'annulation du jugement ouvrant la procédure de liquidation judiciaire à titre personnel et l'intervention de la loi de sauvegarde des entreprises, il est encore possible après le 1er janvier 2006, date d'entrée en vigueur de cette loi, de prononcer un redressement ou une liquidation judiciaire à titre personnel.

A cette question, la Chambre commerciale de la Cour de cassation répond négativement en énonçant qu'"il résulte de la combinaison des articles 190 et 192 de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises que les instances aux fins de sanctions engagées à l'égard des dirigeants des personnes morales sur le fondement de l'article L. 624-5 du Code de commerce dans sa rédaction antérieure à cette loi, ne peuvent plus être poursuivies si la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire n'a pas été ouverte avant le 1er janvier 2006 ; que M. Bernard ayant été remis à la tête de ses biens avant cette date, jour de l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005, le pourvoi est devenu sans objet".

Il résulte clairement de l'article 192 de la loi du 26 juillet 2005 que, si la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire à titre personnel a été ouverte avant le 1er janvier 2006, sur le fondement de l'article L. 624-5 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi de sauvegarde des entreprises, l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005, le 1er janvier 2006, est sans incidence et la sanction reste valablement prononcée (Cass. com., 4 janvier 2006, n° 04-19.868, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A1224DMB, D. 2006, AJ p. 142, obs. A. Lienhard ; JCP éd. E, 2006, chron. 1569, p. 669, n° 1, obs. P. Pétel ; JCP éd. E, 2006, 1570, p. 675, note J.-P. Legros ; Act. proc. coll. 2006/2, n° 20, note C. Régnaut-Moutier ; Gaz. proc. coll. 2006/2, p. 52, obs. T. Montéran ; RJC 2006/1, p. 55, note J.-P. Sortais ; Defrénois 2006/11, p. 931, chron. 38407, n° 3, note D. Gibirila ; P.-M. Le Corre, Entreprises en difficulté : panorama bimestriel - janvier/février 2006 (1ère partie), Lexbase Hebdo n° 203 du 23 février 2006 - édition affaires N° Lexbase : N4683AKN ; Cass. com., 16 mai 2006, n° 05-16.668, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A3948DPW, D. 2006, AJ p. 1149, obs. A. Lienhard ; Rev. proc. coll. 2006/3, p. 257, n° 8, obs. Ph. Roussel Galle). La Cour de cassation a, en outre, précisé qu'il importait peu que la saisine de la juridiction ayant conduit à la sanction soit intervenue d'office (Cass. com., 16 mai 2006, n° 05-16.668, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A3948DPW, D. 2006, AJ p. 1149, obs. A. Lienhard), alors même que ce mode de saisine a été supprimé par la loi de sauvegarde des entreprises, non seulement pour l'action en obligation aux dettes sociales, mais encore pour l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif. Il importe également peu que la décision d'ouverture ait été frappée d'appel et que l'exécution provisoire de la décision ait été arrêtée. La solution a été posée à propos de l'ouverture de la procédure contre les associés ou membres du groupement dont ils sont solidairement et indéfiniment responsables du passif en application de l'article L. 624-1 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du 26 juillet 2005 (Cass. com., 27 juin 2006, n° 05-16.200, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A1171DQG, D. 2006, AJ p. 1890, obs. A. Lienhard ; Gaz. proc. coll. 2006/4, p. 11, note Ch. Lebel ; JCP éd. E, 2007, chron. 1004, p. 23, n° 9, obs. Ph. Pétel). Elle est évidemment transposable à la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ouverte à titre de sanction puisque, comme cette dernière, la pseudo extension aux membres et associés a été supprimée par loi de sauvegarde des entreprises et que l'article 192 de la loi de sauvegarde lui est identiquement applicable.

Si la procédure à titre de sanction n'est pas ouverte contre le dirigeant avant le 1er janvier 2006, elle ne peut l'être après cette date (Cass. com., 7 mars 2006, n° 04-20.252, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A4796DNX, D. 2006, AJ p. 856, obs. A. Lienhard ; D. 2006, pan. comm. p. 2252, obs. F.-X. Lucas ; JCP éd. E, 2006, chron. 2331, p. 1530, n° 1, obs. Ph. Pétel ; Act. proc. coll. 2006/8, n° 95, note C. Régnaut-Moutier ; Dr. sociétés 2006, n° 88, obs. J.-P. Legros ; P.-M. Le Corre, Entreprises en difficulté : panorama bimestriel - mars/avril 2006 (1ère partie), Lexbase Hebdo n° 212 du 27 avril 2006 - édition affaires N° Lexbase : N7539AKG ; Cass. com., 30 mai 2006, n° 05-12.311, M. Gilles Gauthier c/ M. Antoine Piromalli, F-D N° Lexbase : A7578DPD, Gaz. proc. coll. 2006/4, p. 37, note Th. Montéran). Le raisonnement a contrario à partir de l'article 192 de la loi du 26 juillet 2005 conduit à cette solution.

L'intérêt de l'arrêt rapporté est de préciser que cette dernière solution, qui consiste à rendre impossible l'ouverture de la procédure sanction après le 1er janvier 2006 s'applique si, à cette même date, la décision qui avait accepté l'ouverture de la procédure à titre de sanction a été annulée ou réformée par la cour d'appel. La solution s'impose puisque, au 1er janvier 2006, ne subsiste plus de procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ouverte à titre de sanction. Ainsi, la situation intermédiaire que nous présentions en tête de ces lignes est imaginaire. La procédure à titre de sanction est, au 1er janvier 2006, ouverte ou ne l'est pas ou ne l'est plus.

Terminons en indiquant que la loi nouvelle a créé l'action en obligation aux dettes sociales, en substitut au redressement et à la liquidation judiciaires personnels pour faits visés à l'article L. 624-5 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du 26 juillet 2005. Cette sanction pourra seule être prononcée en remplacement de la "procédure sanction" à l'encontre des dirigeants à compter du 1er janvier 2006, et cela même pour les procédures ouvertes contre les personnes morales avant l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005 (loi du 26 juillet 2005, art. 191-5°), si à cette même date la "procédure sanction" n'a pas été ouverte (Circ. min., n° CIV 2006-02, du 9 janvier 2006, relative aux mesures législatives et réglementaires applicables de la loi de sauvegarde des entreprises applicables aux procédures en cours N° Lexbase : L3711HP7, Gaz. Pal. 22-24 janvier 2006, p. 38. Service de documentation et d'études de la Cour de cassation, Q/R n° 2). Cela ne sera toutefois pas sans faire naître de sérieuses difficultés. L'occasion nous sera prochainement donnée, à n'en pas douter, d'approfondir cette question. Aussi gardons pour l'instant le suspens pour nos lecteurs fidèles.

P.-M. Le Corre

  • La réclamation à l'état des créances, une voie de recours ouverte aux personnes "intéressées" qui ne sont pas les parties (Cass. com., 30 janvier 2007, n° 06-10.707, F-D N° Lexbase : A7905DTX)

Le juge-commissaire est amené, au cours d'une procédure collective, à rendre un certain nombre de décisions, des ordonnances, qui ont par principe une valeur juridictionnelle et relèvent tantôt de la matière gracieuse -les habilitations- tantôt de la matière contentieuse, lorsqu'il tranche un litige. Rentrent dans cette deuxième catégorie les ordonnances par lesquelles il statue sur l'admission et le rejet des créances déclarées au passif.

A l'encontre de telles décisions, la voie de recours de principe ouverte aux parties est l'appel, tant sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985 que sous celui de la loi du 26 juillet 2005. Par exception, la voie de recours sur ces décisions sera le pourvoi en cassation, lorsque le juge-commissaire aura statué en dernier ressort (C. com., art. L. 621-106 N° Lexbase : L6958AIK [anct L. 25 janv. 1985, art. 105], devenu C. com., art. L. 624-4, depuis la loi de sauvegarde N° Lexbase : L3850HB9). Il en sera ainsi si la valeur de la créance en principal n'excède pas le taux de compétence en dernier ressort du tribunal qui a ouvert la procédure, lequel est déterminé par l'article R. 411-4 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L9550G89). Ce taux est fixé à 4 000 euros depuis le décret du 13 mai 2005 (décret n° 2005-460, relatif aux compétences des juridictions civiles, à la procédure civile et à l'organisation judiciaire N° Lexbase : L4764G8X). L'appel serait donc irrecevable (CA Rennes, 15 juillet 1987, Gaz. Pal. 16-17 septembre 1987, p. 10).

Les personnes qui ne sont pas les parties, et qui sont appelées les "personnes intéressées" autres que les parties, sont évidemment irrecevables à former appel. Elles ne peuvent davantage former une tierce opposition, mais disposent, pour contester les décisions rendues par le juge-commissaire sur les créances déclarées, d'une voie de recours particulière, la réclamation à l'état des créances, variété de tierce opposition -qui, sous l'empire de la législation antérieure, devait être formée dans la quinzaine de la publication au Bodacc d'un avis d'insertion émanant du greffier du tribunal de la faillite indiquant que l'état des créances a été déposé au greffe-. L'article 109, alinéa 4, du décret du 28 décembre 2005 (N° Lexbase : L3297HET), tout en conservant le point de départ, allonge le délai de réclamation pour le porter à un mois.

Il reste, et c'est la question posée dans l'arrêt, de savoir ce qu'est une personne intéressée recevable à former réclamation à l'état des créances.

En l'espèce, une société est déclarée en redressement judiciaire. Un créancier chirographaire déclare une créance au passif et est admis audit passif. Le tribunal arrête un plan de continuation au profit de la société débitrice. Le gérant de la société, après s'être fait céder une créance détenue contre la société débitrice par un autre créancier, entend contester l'admission de celle-ci et forme une réclamation à l'état des créances. La question essentielle soulevée par l'arrêt est de savoir si le cessionnaire d'une créance chirographaire a qualité et intérêt à agir en réclamation à l'encontre de l'état des créances.

La Cour de cassation répond à cette question en énonçant que, "si un créancier autre que celui dont la créance est en cause a la faculté, comme toute personne intéressée au sens de l'article 103 de la loi du 25 janvier 1985 (N° Lexbase : L6481AHI), de former une réclamation contre les décisions du juge-commissaire portées sur l'état des créances, c'est à la condition d'invoquer un intérêt personnel et distinct de celui des autres créanciers pour discuter de l'existence, du montant ou de la nature de la créance, que le représentant des tranchées soit ou non toujours en fonction ; que l'arrêt relève que M. K. ne peut exciper que d'un intérêt à voir réduit le passif de la société B. D. et augmenter ses chances d'être réglé de la créance dont il est le cessionnaire, intérêt qui n'est rien d'autre que l'intérêt collectif des créanciers sans aucun caractère propre ou indépendant des autres créanciers".

La réclamation à l'état des créances est une variété de tierce opposition (Cass. com., 10 mars 2004, n° 01-00.860, F-D N° Lexbase : A6170DB7). Les conditions de recevabilité de toute tierce opposition doivent, en conséquence, être réunies. Le réclamant doit donc, d'une part, avoir qualité à agir et, d'autre part, intérêt à agir.

La qualité à agir n'était pas, en l'espèce, contestable. La réclamation à l'état des créances est ouverte à toute personne qui n'est pas une partie. Il en est ainsi, comme le rappelle ici la Cour de cassation et ainsi quelle l'avait déjà jugé (Cass. com., 16 juin 2004, n° 02-18.470, Mme Marie-Léa Calsac, épouse Mouton c/ Société civile professionnelle (SCP) Crozat-Barault Maigrot, F-D N° Lexbase : A7356DCG ; Cass. com., 16 juin 2004, n° 02-18.472, Mme Marie-Léa Calsac, épouse Mouton c/ Société civile professionnelle (SCP) Crozat-Barault-Maigrot, F-D N° Lexbase : A7358DCI), d'un créancier autre que celui dont la créance est discutée.

Ce qui faisait difficulté était l'autre condition de recevabilité de la réclamation, à savoir l'intérêt à agir. Il importe au demeurant de remarquer que l'article 103 de la loi du 25 janvier 1985 évoque les personnes intéressées, cependant que l'article 109, alinéa 4, du décret du 28 décembre 2005 vise l'intéressé.

On comprend bien la stratégie du dirigeant social. Il s'est fait céder pour un certain prix une créance et, en essayant de remettre en cause l'admission d'un autre créancier, il espère pouvoir obtenir plus. Le gâteau est inchangé, mais le nombre de convives autour du gâteau ayant diminué, la part de chacun devrait s'en trouver augmentée. Malheureusement, en procédant de la sorte, ainsi que l'analyse la Cour de cassation, il ne fait que défendre l'intérêt collectif des créanciers. C'est bien d'ailleurs pour cela que la vérification des créances est toujours l'oeuvre de l'organe ayant en charge l'intérêt collectif des créanciers. En contestant la créance de l'un des créanciers, l'organe qui assure la défense de l'intérêt collectif des créanciers contribue à augmenter les droits des autres créanciers.

Un créancier chirographaire, fut-ce par subrogation ou, comme en l'espèce, à la suite d'une cession de créance, n'a par principe aucun intérêt distinct de celui de la collectivité des créanciers. Le fait qu'il remette en cause une créance n'entraîne aucune modification de sa situation particulière par rapport à la collectivité des créanciers.

Il en ira tout différemment si le créancier réclamant change sa situation particulière en contestant par la voie de la réclamation une créance. Il en sera, par exemple, ainsi d'un créancier hypothécaire de second rang qui aura intérêt à faire réclamation à l'encontre de la décision d'admission d'un créancier hypothécaire de premier rang, puisqu'il pourra alors venir en premier rang. Il pourrait encore en être ainsi, depuis l'ordonnance du 23 mars 2006 portant réforme des sûretés (ordonnance n° 2006-346, relative aux sûretés N° Lexbase : L8127HHH), pour un créancier gagiste en possession, qui serait entré en possession après l'inscription d'un gage sans dépossession prise par un autre créancier. Le premier aurait intérêt à contester la créance du second pour pouvoir opposer son droit de rétention.

De même, il a pu être jugé qu'un banquier actionné en responsabilité avait un intérêt distinct de celui des autres créanciers à former réclamation à l'état des créances puisque, en faisant diminuer le passif, il diminue par là même le montant de sa condamnation.

Il a encore été jugé qu'un créancier nanti a intérêt et qualité à former réclamation à l'état des créances lorsque sa créance est portée sur l'état avec la précision qu'elle est primée par d'autres créances, alors que le prix de vente du fonds de commerce avait été séquestré avant le jugement d'ouverture, de sorte que le prix de vente ne pouvait être appréhendé et donc réparti par le liquidateur. Ce créancier se trouvait dans l'obligation de former réclamation pour éviter que l'autorité de la chose jugée attachée aux décisions du juge-commissaire ne l'oblige à respecter le classement effectué par le juge-commissaire, alors même que ce dernier avait excédé ses pouvoirs à classer les créanciers dans sa décision d'admission, le privant ainsi de son droit exclusif sur le prix du fait du séquestre (Cass. com., 26 septembre 2006, n° 05-14.487, F-D N° Lexbase : A3482DRE, D. 2007, pan. comm., p. 47, obs. P.-M. Le Corre ; Gaz. proc. coll. 2007/1, p. 34, note M. Sénéchal).

Mais, émanant d'un créancier chirographaire, par principe, la réclamation sera irrecevable pour défaut d'intérêt à agir.

Un argument intéressant avait été soulevé par le réclamant. Il tenait au fait que le représentant des créanciers n'était plus en fonction. Il n'y avait donc plus d'organe de défense de l'intérêt collectif des créanciers. Cela ne doit pas conduire, selon la Cour de cassation, à modifier la solution posée. S'il n'y a plus d'organe de défense de l'intérêt collectif des créanciers, en revanche, cet intérêt collectif des créanciers demeure. Or, si le réclamant ne fait qu'invoquer un préjudice commun à la collectivité des créanciers, l'obstacle à la recevabilité de la réclamation subsiste.

Profitons des présentes lignes pour attirer l'attention de nos lecteurs sur une précision importante apportée par le décret du 23 décembre 2006, qui a modifié le décret du 28 décembre 2005 (décret n° 2006-1709, 23 décembre 2006, pris en application de la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises et portant diverses dispositions relatives aux administrateurs judiciaires et aux mandataires judiciaires N° Lexbase : L9070HT4). Dans la version d'origine, nous avions signalé (V. Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz Action 2006/2007, n° 683.23) une difficulté sur la voie de recours ouverte sur l'ordonnance du juge-commissaire qui statue sur la réclamation. Sous l'empire de la législation du 25 janvier 1985, la voie de recours est expressément prévue : l'appel. Cette précision avait disparu sous l'empire de la législation de sauvegarde. Le décret du 23 décembre 2006, d'une manière que nous considérons interprétative, prévoit explicitement que la voie de recours sur la décision vidant la réclamation sera l'appel (décret du 28 décembre 2005, art. 111, al. 3, réd. décret 23 décembre 2006, art. 50-2°).

Remarquons, pour terminer, que cette notion d'intérêt distinct du créancier, qui est une condition de recevabilité de la réclamation, laquelle rappelons-le est une variété de tierce opposition, conditionne aussi la recevabilité de la tierce opposition d'un créancier à l'encontre du jugement d'ouverture de la procédure et il n'est pas étonnant qu'elle soit centrale dans le cadre de l'analyse de la recevabilité des tierces opposition à l'encontre des jugements d'ouverture des procédures de sauvegarde (pour illustration, CA Lyon, 3ème ch., 31 mai 2006, n° 06/02245, Société Euler Hermes SFAC SA c/ Société Intexa SA N° Lexbase : A9343DQ4, Gaz.proc. coll. 2006/4, p. 5, note Ch. Lebel ; JCP éd. E, 2006, 379, p. 1509, note Ph. Roussel Galle ; Rev. proc. coll. 2006, p. 253, obs. Ph. Roussel Galle ; RTD com. 2006/3, p. 675, n° 12, obs. J.-L. Vallens ; CA Versailles, 13ème ch., 15 juin 2006, n° 06/01994, SA Euler Hermes SFAC c/ Maître Patrick Canet mandataire judiciaire de SA Photo Service N° Lexbase : A9344DQ7, JCP éd. E, 2006, 2440, p. 1693 ; JCP éd. E, 2006, 379, p. 1510, note Ph. Roussel Galle ; JCP éd. E, 2007, chron. 1004, p. 19, n° 1, obs. Ph. Pétel ; Rev. proc. coll. 2006/3, p. 225, obs. J.-J. Fraimout et Ph. Roussel Galle ; LPA 22 décembre 2006, n° 255, p. 14, note S. Prigent ; Defrénois 2006/24, chron. 38507, p. 1917, n° 7, note D. Gibirila).

P.-M. Le Corre

  • L'obligation pour le créancier auquel la forclusion est inopposable de déclarer sa créance pour agir contre la caution (Cass. com., 30 janvier 2007, n° 05-13.751, FS-P+B N° Lexbase : A7795DTU)

Si la forclusion n'est pas opposable au créancier titulaire d'un contrat de crédit-bail publié dès lors qu'il n'a pas été averti personnellement d'avoir à déclarer sa créance, celui-ci reste néanmoins tenu de déclarer sa créance pour agir contre la caution. Sous l'empire de la législation antérieure à la loi de sauvegarde des entreprises, les créanciers titulaires d'une sûreté publiée ou d'un contrat de (crédit-) bail publié devaient être rendus destinataires d'un avertissement d'avoir à déclarer leurs créances émanant du représentant des créanciers (C. com., art. L. 621-43, al. 1 anc. N° Lexbase : L6895AI9). L'article L. 621-46, alinéa 2, du Code de commerce  (N° Lexbase : L6898AIC) prévoyait qu'en l'absence d'avertissement, ces créanciers n'ayant pas déclaré leur créance ne pouvaient se voir opposer la forclusion. Fallait-il en déduire que le créancier visé par ces textes qui n'avait pas déclaré sa créance dans la procédure collective du débiteur -mais à l'égard duquel la forclusion était inopposable- pouvait néanmoins poursuivre la caution ? C'est à cette intéressante question que la Chambre commerciale de la Cour de cassation est venue apporter une réponse dans un arrêt du 30 janvier 2007.

En l'espèce, un crédit-bailleur avait accordé un contrat à une société ultérieurement mise en liquidation judiciaire. Le créancier titulaire d'un contrat publié n'avait pas été averti d'avoir à déclarer sa créance dans la procédure collective de l'entreprise débitrice. Bien que n'ayant, en conséquence, procédé à aucune déclaration de créance, le crédit-bailleur sollicitait néanmoins de la caution qu'elle exécute son engagement. La Chambre commerciale de la Cour de cassation, rejetant le pourvoi formé par le crédit-bailleur à l'encontre de l'arrêt d'appel (CA Versailles, 10 février 2005 ; dans le même sens CA Paris, 15ème ch., sect. A, 2 avril 2002, n° 2000/14556, Banque Populaire Nord de Paris c/ Monsieur Jaoui Philippe N° Lexbase : A9786AY4, RD Banc. et fin. 2002/3, n° 95, p. 130, note F.-X. Lucas) ayant rejeté la demande du créancier, énonce de façon parfaitement claire le principe selon lequel, "si la forclusion n'est pas opposable au créancier titulaire d'un contrat de crédit-bail publié dès lors qu'il n'a pas été averti personnellement d'avoir à déclarer sa créance, celui-ci reste néanmoins tenu de le faire pour agir contre la caution". Ainsi, même si la forclusion lui est inopposable, il n'en demeure pas moins que le créancier doit déclarer sa créance au passif pour agir contre la caution.

La solution est rendue dans des termes généraux qui concernent tant la caution simple que la caution solidaire. La position adoptée par la Cour de cassation est tout à fait logique au regard des termes de l'ancien article L. 621-46, alinéa 4, du Code de commerce applicable en l'espèce, disposant que "les créances qui n'ont pas été déclarées et n'ont pas donné lieu à relevé de forclusion sont éteintes". Le texte ne s'est pas contenté d'indiquer que les créanciers forclos voient leurs créances éteintes. Il a, au contraire, précisé que les créances non déclarées sont éteintes. Sans cette précision, il aurait pu être soutenu, dans le contexte qui nous intéresse ici, que le crédit-bailleur à l'égard duquel la forclusion aurait été inopposable n'aurait pas davantage pu se voir opposer l'extinction de sa créance. Mais au regard de la lettre du texte, c'est l'absence de déclaration de la créance qui entraîne son extinction, peu important que la forclusion soit ou non opposable au créancier. En l'absence d'avertissement, grâce au jeu de l'inopposabilité de la forclusion, le créancier n'est en théorie soumis à aucun délai pour déclarer sa créance... mais encore faut-il qu'il la déclare avant la clôture de la procédure. En effet, faute de pouvoir déclarer dans une procédure qui n'existe plus du fait de sa clôture, le créancier verra sa créance éteinte, avec les conséquences salvatrices qui en découlent, par voie d'accessoire, pour la caution.

Qu'en est-il sous l'empire de la législation nouvelle ? Sous empire de la loi de sauvegarde des entreprises, le créancier -en l'occurrence le crédit-bailleur-, doit-il avoir impérativement déclaré sa créance pour poursuivre la caution ? Deux modifications législatives conduisent à répondre à cette dernière question par la négative.

D'une part, on cherchera, en vain, dans la loi de sauvegarde des entreprises, toute référence à une "inopposabilité de la forclusion". Cela est fort logique : puisque le point de départ du délai de déclaration des créanciers titulaires d'une sûreté ou liés au débiteur par un contrat publié est désormais celui du jour de l'avertissement (C. com., art. L. 622-24, al. 1 N° Lexbase : L3744HBB), aucune forclusion ne peut venir atteindre ces créanciers tant qu'ils n'ont pas été avertis, de sorte qu'a fortiori aucune inopposabilité de celle-ci ne peut être prévue par le texte.

D'autre part, et surtout, le défaut de déclaration de la créance ne peut plus être sanctionné par l'extinction de celle-ci. L'article L. 622-26 du Code de commerce (N° Lexbase : L3746HBD) précise, désormais, que les créanciers n'ayant pas déclaré leur créance "ne sont pas admis dans les répartitions et les dividendes [...]". La sanction proposée par la doctrine est celle de l'inopposabilité de la créance à la procédure collective (P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action, 2006/2007, n° 665.75). Il en résulte que, désormais, la caution pourra être poursuivie par le créancier nonobstant l'absence de déclaration par ce dernier de sa créance. Pour tenter de résister, la caution pourra-t-elle, tout au plus, reprocher au créancier le fait qu'il n'ait pas déclaré sa créance pour se prétendre déchargée à hauteur des sommes que le créancier aurait pu prétendre percevoir dans le cadre des répartitions. Mais encore faudra-t-il que le créancier ait commis une faute. Or, la démonstration d'une telle faute du créancier sera sans doute difficile à rapporter par la caution dès lors que le mandataire judiciaire n'aura pas rempli l'obligation qui est la sienne d'adresser au créancier titulaire d'une sûreté ou d'un contrat publié l'avertissement d'avoir à déclarer sa créance...

E. Le Corre-Broly

Pierre-Michel Le Corre
Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, CERDP
Emmanuelle Le Corre-Broly
Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var
Enseignante du Master 2 Banque de la Faculté de droit de Toulon

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Baux commerciaux

[Jurisprudence] L'action en réajustement du loyer : ce qu'il faut garder en... mémoire !

Réf. : Cass. civ. 3, 7 février 2007, n° 05-20.252, M. Alain Cayeux, FS-P+B (N° Lexbase : A9522DTT)

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par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris

Le 07 Octobre 2010

La contestation relative à la fixation du prix du bail renouvelé portée par un preneur devant le juge des loyers commerciaux étant distincte de la demande d'augmentation du loyer en raison de l'existence d'une sous-location, une telle demande ne peut être valablement formée par le bailleur qu'en notifiant un mémoire, puis en saisissant le juge des loyers dans les conditions prévues par la loi. Tel est l'enseignement de la Cour de cassation dans un arrêt sa troisième chambre civile du 7 février 2007 qui semble trancher, à notre connaissance, pour la première fois, la question de la compétence, et subséquemment celle de la procédure, relative à l'action en réajustement du loyer du bail principal en raison d'une sous-location. En l'espèce, par acte du 12 octobre 2000, le propriétaire de locaux à usage commercial avait donné congé au preneur pour le 15 avril 2001. Les parties ne s'étant pas accordées sur le prix du bail renouvelé, le juge des loyers commerciaux avait été saisi par le preneur. Les bailleurs avaient alors invoqué l'existence d'une sous-location pour demander une augmentation du loyer.

Le prix du nouveau bail avait été ainsi fixé à une certaine somme par les juges du fond au motif que le juge des loyers commerciaux avait été saisi par les preneurs eux-mêmes d'une action en fixation du loyer du bail commercial et que ce juge n'avait pas outrepassé ses pouvoirs en examinant le moyen tiré de l'existence d'une sous-location invoqué par le bailleur dans ses différents mémoires.

Le preneur s'est alors pourvu en cassation pour contester la possibilité pour le juge des loyers ainsi saisi par eux pour connaître de l'action en réajustement du loyer du bail principal.

La Cour de cassation a ainsi été amenée à se prononcer sur les règles régissant la procédure relative à cette action. Avant d'aborder ce point, il convient, au préalable, d'effectuer un rappel sur les conditions de l'action en réajustement.

I - L'action en réajustement du loyer principal en raison d'une sous-location

Aux termes de l'article L. 145-31, alinéa 3, du Code de commerce (N° Lexbase : L5759AI7), "lorsque le loyer de la sous-location est supérieur au prix de la location principale, le propriétaire a la faculté d'exiger une augmentation correspondante du loyer de la location principale, augmentation qui, à défaut d'accord entre les parties, est déterminée selon une procédure fixée par décret en Conseil d'Etat, en application des dispositions de l'article L. 145-56 (N° Lexbase : L5784AI3)".

Cette faculté ouverte au bailleur a pour but de faire obstacle au caractère spéculatif de certaines sous-locations.

Ce texte, assez lapidaire, a appelé plusieurs précisions jurisprudentielles.

Tout d'abord, pour que l'action en réajustement soit possible, il faut, d'une part, être en présence d'une véritable sous-location. Le bailleur ne pourra, en effet, exiger une augmentation du prix du bail si la convention consentie par le preneur à un tiers est une convention accordant un droit de jouissance limité dans le temps et assortie de prestations (Cass. civ. 3, 13 février 2002, n° 00-17.994, FS-P+B+R N° Lexbase : A0011AY3) ou une sous-location de meublés, l'activité du bail principal étant celle de débit de boissons mais aussi de meublés pour des petites maisons (Cass. civ. 3, 22 octobre 2003, n° 02-15.975, Centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille c/ M. Bendhamane Bennebri, FS-D N° Lexbase : A9446C9Q).

D'autre part, selon la formule presque tautologique de la Cour de cassation, l'article L. 145-31 du Code de commerce est sans application "lorsque la chose louée est autre que la chose louée" (Cass. civ. 3, 6 décembre 1972, n° 71-13.197, SA La réunion foncière c/ Société civile de l'immeuble 1-3-5 rue Lord Byron N° Lexbase : A6819AGN). Dans cette décision, la Haute cour a jugé l'action du bailleur en réajustement du loyer irrecevable dans la mesure où le bail, qui portait sur un terrain et des constructions, prévoyait la destruction de ces dernières et l'édification d'un nouvel immeuble par le preneur dont le bailleur deviendrait propriétaire en fin de bail. En conséquence, la sous-location portait, non pas sur la chose louée, le terrain nu, mais sur l'immeuble dont le preneur était propriétaire. Ce qui semble déterminant, sous cet angle, c'est le droit de propriété du preneur sur l'objet de la sous-location. Une solution analogue doit également trouver application en présence de modifications et d'améliorations (Cass. civ. 3, 2 décembre 1992, n° 91-11.252, Consorts Lavigne c/ Ets Boissay, N° Lexbase : A4940CLK).

Ensuite, le prix de la sous-location devra être supérieur au prix de la location principale. La comparaison entre les prix de ces deux baux ne présente pas, en principe, de difficultés lorsque la sous-location est totale.

En revanche, en présence d'une sous-location partielle, il sera nécessaire d'appliquer un coefficient de proportionnalité en prenant comme base de comparaison, par exemple, le prix du mètre carré de chacun des baux (Cass. civ. 3, 28 mai 1997, n° 95-18.894, Société Cannes La Bocca industries c/ Société Occidentale, financière et immobilière et autres N° Lexbase : A7982AGQ). Il a, notamment, été jugé que, lorsque le preneur principal percevait au titre de sous-locations partielles des loyers dont le total était sensiblement égal au loyer du bail principal, le prix de la sous-location, au sens de l'article L. 145-31 du Code de commerce, était supérieur à celui de la location principale (Cass. civ. 3, 2 mars 1988, n° 86-15.380, M. Biot c/ Consorts Nébout N° Lexbase : A7721AA9). En outre, le prix de la sous-location pourra être majoré du fait que le locataire principal n'assure à son sous-locataire aucune prestation (Cass. com., 19 décembre 1961, n° 60-10.897, Haik c/ Société Immobilière, 9 rue du Hanovre N° Lexbase : A9631AGS. En l'espèce, le sous-locataire était tenu de régler les impôts, de supporter toutes les réparations à l'exclusions de celles visées à l'article 606 du Code civil  N° Lexbase : L3193ABU, d'assurer l'entretien, le ménage et la garde de jour et de nuit des locaux).

Si les conditions de l'action en réajustement du loyer du bail principal sont remplies, l'augmentation, à défaut d'accord des parties, est déterminée selon la procédure fixée par décret en application des dispositions de l'article L. 145-56 du Code de commerce (C. com., art. L. 145-31, al. 3).

Il faudra bien sûr veiller à ne pas laisser se prescrire l'action en réajustement. En effet, dans la mesure où elle est fondée sur une disposition du statut des baux commerciaux (C. com., art. L. 145-31, al. 3), cette action est soumise à la prescription biennale de l'article L. 145-60 du Code de commerce (N° Lexbase : L8519AID) qui court à compter de la date à laquelle le bailleur a eu connaissance du prix de la sous-location (Cass. civ. 3, 1er avril 1998, n° 96-18.245, M. Beauvais c/ M. Guerineau N° Lexbase : A2808ACY).

II - La procédure de réajustement du prix de la location principale

L'article L. 145-57 du Code de commerce (N° Lexbase : L5785AI4), auquel l'article L. 145-31 du même code renvoie, dispose que les règles de compétence et de procédure des contestations relatives au bail sont fixées par décret en Conseil d'Etat.

Dans leur rédaction préalable à leur codification à l'article L. 145-31 du Code de commerce, les dispositions de l'article 21 du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953 (N° Lexbase : L3433AHM) renvoyaient à celles des articles 29 à 30-1 du même décret qui sont toujours applicables tant que la codification de la partie réglementaire du Code de commerce ne sera pas intervenue.

A l'issue de ce renvoi, la question se pose de la juridiction compétente pour connaître de l'action en réajustement.

En effet, l'article 29 du décret n° 53-960 du 30 septembre 1960 dispose que :

"Les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées, quel que soit le montant du loyer, devant le président du tribunal de grande instance ou le juge qui le remplace. Il est statué sur mémoire.

Les autres contestations sont portées devant le tribunal de grande instance qui peut, accessoirement, se prononcer sur les demandes mentionnées à l'alinéa précédent".

Si une conception restrictive de la notion du "prix du bail révisé" devait être retenue, à savoir ne concerner que la révision triennale (C. com., art. L. 145-37 N° Lexbase : L5765AID et suiv.), le président du tribunal de grande instance, ou "juges des loyers", ne devrait pas être compétent.

Toutefois, il est également renvoyé, notamment, aux articles 29-1 (N° Lexbase : L3452AHC) et 29-2 (N° Lexbase : L3453AHD) du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953 relatifs à la procédure sur mémoire qui est propre à la procédure de fixation du prix du bail devant le juge des loyers.

La question du juge compétent a ainsi divisé tant la jurisprudence que la doctrine.

Certains juges du fond ont, ainsi, opté pour la compétence du tribunal de grande instance (CA Paris, 9 mai 1973, Rev. Loyers 1973, p. 391), tandis que d'autres ont opté pour celle du juge des loyers (CA Paris, 16ème ch., sect. B, 21 novembre 1986, Loyers et copr. 1987, comm. n° 92). La doctrine est également partagée (en faveur de la compétence du président du tribunal de grande instance : J.-P. Blatter, Droit des baux commerciaux, Le Moniteur, 4ème édition, n° 91. En faveur de la compétence du tribunal de grande instance : J.-Cl. Civil, art. 1708 à 1762, Fasc. 1300, n° 22 et les références citées).

L'arrêt rapporté semble trancher le débat. En effet, en l'espèce, le juge des loyers avait été saisi par le preneur afin qu'il fixe le montant du loyer du bail renouvelé. C'est au cours de cette instance en fixation du loyer en renouvellement, initiée par le preneur, que le bailleur avait demandé, dans ses mémoires, la majoration du prix du bail principal en raison d'une sous-location.

C'est pour avoir accueilli cette demande que les juges du fond ont été censurés au motif que la demande d'augmentation du loyer en raison de l'existence d'une sous-location "ne pouvait être valablement formée qu'en notifiant un mémoire puis en saisissant le juge des loyers dans les conditions prévues par la loi".

Certes, la question posée n'était pas directement celle de la compétence du juge des loyers pour connaître de l'action en réajustement, mais celle de la régularité de sa saisine au regard des règles spécifiques de procédure applicables devant ce juge.

Selon l'arrêt commenté, en effet, la demande d'augmentation de loyer doit être formée par mémoire et le juge des loyers ne pourra être saisi qu'à l'expiration du délai de un mois suivant la réception par son destinataire du premier mémoire établi, conformément à l'article 29-2 du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953 au visa duquel, notamment, la décision a été rendue. En l'espèce, le bailleur n'ayant pas saisi le juge des loyers en notifiant préalablement un mémoire, sa demande de réajustement n'avait pas été régulièrement formée.

Il pourrait être soutenu que la Cour de cassation n'avait pas été saisie d'une contestation relative au principe même de la compétence du juge des loyers, incompétence qu'elle n'aurait d'ailleurs pu soulever d'office (NCPC, art. 92 N° Lexbase : L3234AD7).

Cependant, au soutien de la solution énoncée, la Haute cour vise, notamment, l'article 29, alinéa 1er, du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953 qui prévoit la compétence du juge des loyers en matière de prix du bail révisé ou renouvelé. Ce visa ne peut, en l'espèce et rapproché de l'exigence énoncée de la nécessité d'un mémoire préalable, s'expliquer autrement que par la reconnaissance de la compétence de ce juge pour les actions en réajustement.

Elle consacre, ainsi, une acception large de la notion de "prix du bail révisé", en y incluant la majoration du prix du bail en raison d'une sous-location.

En outre, et pour la même raison, l'alinéa 2 de l'article 29 du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953, qui dispose que le tribunal de grande instance peut se prononcer accessoirement sur les demandes mentionnées à "l'alinéa précédent", devrait également s'appliquer. Il en sera ainsi, par exemple, s'il existe une contestation sur l'existence d'une sous-location ou sur la prescription de l'action en réajustement du loyer.

Si, en l'espèce, c'est le bailleur qui avait saisi le juge des loyers d'une action en fixation du loyer du bail renouvelé, son action en réajustement concomitante aurait peut-être été recevable, à la condition, néanmoins, qu'elle ait été formée dans son mémoire préalable.

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Contrats et obligations

[Jurisprudence] La mesure de l'obligation d'information et de conseil de l'expert-comptable en matière d'obligation déclarative

Réf. : Cass. com., 6 février 2007, n° 06-10.109, M. Jean-Marc Vercruysse, F-P+B (N° Lexbase : A9582DT3)

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Le 07 Octobre 2010

L'occasion a, à quelques reprises déjà, été donnée d'insister, dans le cadre de cette chronique, sur l'importance de l'émergence de l'obligation d'information et de conseil en matière contractuelle, dont on a déjà dit qu'elle constituait, parmi d'autres, l'un des traits les plus remarquables de l'évolution contemporaine du droit des contrats en ce qu'elle traduit, fondamentalement, une mutation profonde de la notion même de contrat et, en l'occurrence, le passage d'une conception subjective qui avait pu être celle des rédacteurs du Code civil à une conception plus objective prenant en compte l'inégalité naturelle qui peut exister entre les contractants. Et l'on n'ignore pas, précisément, qu'en admettant que le dol puisse être constitué par le silence gardé par l'un des contractants sur un élément déterminant du consentement de son partenaire qui, s'il l'avait connu, n'aurait pas contracté ou, à tous le moins, à des conditions différentes (1), la jurisprudence a ainsi favorisé l'émergence d'une obligation générale d'information -autrement dit en dehors des cas dans lesquels celle-ci serait expressément posée par un texte (2). De fait, prononcer la nullité d'un contrat en raison de la réticence dolosive de l'une des parties "revient à faire peser après coup sur celui qui s'en rend coupable une obligation d'information" (3) : c'est en ce sens que l'on peut dire que l'admission de la réticence dolosive porte en germe une telle obligation (4). La mise en oeuvre de cette obligation n'est pas, bien entendu, sans soulever un certain nombre d'interrogations. Celles-ci peuvent, d'abord, concerner son domaine d'application, et l'on s'est ainsi, notamment, demandé si l'acquéreur était ou non tenu d'une obligation d'information à l'égard du vendeur : le silence de l'acquéreur sur un élément déterminant du consentement du vendeur peut-il constituer une cause de nullité de l'engagement pour réticence dolosive ? A cette interrogation, la Cour de cassation paraît répondre négativement, comme en témoigne au demeurant un arrêt ici même récemment commenté de la troisième chambre civile en date du 17 janvier dernier (5), posant en principe, sous le visa de l'article 1116 du Code civil (N° Lexbase : L1204AB9), que "l'acquéreur, même professionnel, n'est pas tenu d'une obligation d'information au profit du vendeur sur la valeur du bien acquis". A côté de cette question relative au domaine de l'obligation d'information, c'est la question relative à la mesure ou, si l'on préfère, à l'intensité de l'obligation qui retient l'attention et fait l'objet de nombreuses décisions, dont un arrêt de la Chambre commerciale du 6 février 2007, à paraître au Bulletin, constitue un nouvel exemple.

En l'espèce, l'apporteur à une société holding de titres qu'il détenait dans diverses sociétés, et qui avait reçu en contrepartie des actions de la holding, avait souhaité bénéficier du report de l'imposition de la plus-value réalisée, conformément aux dispositions du Code général des impôts. Aussi bien le notaire rédacteur de l'acte avait-il sollicité ce report auprès de l'administration fiscale, ce à quoi il avait été répondu qu'une loi nouvelle était intervenue subordonnant le report d'imposition à la condition que le contribuable en fasse la demande et déclare le montant de la plus-value réalisée tant sur sa déclaration de revenus que sur une déclaration spéciale. Or, l'intéressé ayant déposé une déclaration de revenus quelques mois plus tard sans y mentionner ladite plus-value, l'administration fiscale lui a notifié un redressement. C'est dans ce contexte qu'il a décidé d'assigner son expert-comptable en réparation de son préjudice, au motif que celui-ci, chargé de la rédaction de sa déclaration de revenus, aurait commis une faute à l'origine du redressement qu'il avait subi en ne faisant pas figurer la plus-value litigieuse. Alors que les premiers juges avaient fait droit à cette demande, la cour d'appel d'Amiens ne l'a pas entendu ainsi et, pour infirmer le jugement, a fait valoir que l'expert-comptable n'avait commis aucune faute puisqu'il n'avait reçu qu'une mission ponctuelle de rédaction de déclarations fiscales n'incluant pas la déclaration de la plus-value sur cession de titres confiées à un tiers, sur les conseils duquel le contribuable avait estimé qu'il n'était pas assujetti aux nouvelles obligations déclaratives permettant de bénéficier du report d'imposition. En clair, selon la cour d'appel, s'il est exact que le rédacteur d'acte est tenu d'une obligation de conseil, cette obligation ne s'exercerait que dans les limites de la mission qui lui a été fixée. Toujours est-il que cette argumentation n'a pas convaincu la Cour de cassation qui casse l'arrêt de la cour d'appel, sous le visa de l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), en énonçant qu'"en statuant ainsi, alors que l'expert-comptable qui accepte d'établir une déclaration fiscale pour le compte d'un client doit, compte tenu des informations qu'il détient sur la situation de celui-ci, s'assurer que cette déclaration est, en tout point, conforme aux exigences légales".

La Cour confirme, ainsi, la rigueur dont fait preuve la jurisprudence à l'égard des professionnels lorsqu'il s'agit d'apprécier l'intensité de l'obligation d'information et de conseil qui pèse sur eux. Et les experts-comptables, effectivement tenus d'une telle obligation (6), ne dérogent pas à cette tendance. Comme le relève la Cour, l'obligation d'information n'est pas limitée à la seule mission confiée : rejetant une appréciation restrictive et même, disons le, étriquée, de l'obligation d'information, la Haute juridiction en privilégie une approche extensive qui permet de la faire déborder du cadre de la mission stricto sensu dans lequel l'expert-comptable est amené à intervenir. C'est que, en effet, le client de l'expert-comptable est sans doute en droit d'attendre que l'intervention du professionnel garantisse la conformité de la déclaration aux exigences légales, et même, précise justement l'arrêt, la conformité "en tout point", de la déclaration à ces exigences. Cette rigueur s'accorde du reste assez bien avec la solution consistant à poser en principe que le débiteur de l'obligation d'information n'est pas déchargé par les compétences professionnelles du créancier, pas plus qu'il ne l'est par le fait que ce dernier se soit fait assister par une personne compétente, solution assez fréquemment rappelée par la Cour de cassation (7).

David Bakouche
Professeur agrégé des Facultés de droit


(1) Cass. civ. 3, 15 janvier 1971, n° 69-12.180, Société l'Union pour la construction immobilière UCIM c/ Société M. et S. Bezanger (N° Lexbase : A5733AWA), RTDCiv. 1971, p. 839, obs. Y. Loussouarn.
(2) Voir not., dans les rapports entre professionnels et consommateurs, les articles L. 111-1 à L. 111-3 du Code de la consommation (N° Lexbase : L6518ABZ), ou, même, dans les rapports entre professionnels, l'article 1er de la loi du 31 décembre 1989, dite loi "Doubin" (N° Lexbase : L8129AIW).
(3) Ch. Larroumet, Droit civil, Les obligations, Le contrat, Economica, 1998, n° 362.
(4) Voir not., sur cette question, J. Ghestin, Traité de droit civil, La formation du contrat, LGDJ, 3ème éd., 1993, n° 565.
(5) Cass. civ. 3, 17 janvier 2007, n° 06-10.442, M. Didier, André, Edouard Theuillon, FS-P+B (N° Lexbase : A6928DTR), et nos obs., Pas d'obligation d'information à la charge de l'acquéreur sur la valeur du bien acquis, Lexbase Hebdo n° 247 du 8 février 2007 - édition privée générale (N° Lexbase : N9992A9X).
(6) Voir not., pour des applications, Cass. com., 29 janvier 1991, n° 89-16.511, Cabinet Jean Vitte et associés c/ Société Mattéi sports et autre (N° Lexbase : A4644AHH), Bull. civ. IV, n° 46 ; Cass. com., 25 mars 2003, n° 99-16.669, Société Domaine Brusset c/ Société rhodanienne d'expertise comptable (SREC), FS-P (N° Lexbase : A5799A7W), Bull. civ. IV, n° 52 ; Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, n° 02-12.415, M. Michel Donsimoni c/ Société d'expertise comptable BPERC, F-P+B (N° Lexbase : A8415DDZ), Bull. civ. I, n° 256.
(7) Voir not. Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, préc..

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Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Affaires "Pages jaunes" : nouvelle victoire de l'entreprise, et du bon sens !

Réf. : Cass. soc., 14 février 2007, n° 05-45.887, M. Jean-Michel Caillens, FS-P+B (N° Lexbase : A2203DU7)

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N0740BAN

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

Un an après la validation du plan de réorganisation commerciale de l'entreprise Pages Jaunes (Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 05-40.977, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3522DME ; lire nos obs., Un nouveau pas en avant pour le licenciement économique fondé sur la sauvegarde de la compétitivité des entreprises, Lexbase Hebdo n° 198 du 19 janvier 2006 - édition sociale N° Lexbase : N3341AKX), la Chambre sociale de la Cour de cassation, statuant dans le cadre du même contentieux, donne de nouveau raison à la société Pages Jaunes et apporte deux précisions d'importance concernant la validité des plans de sauvegarde de l'emploi. La première est que le plan peut contenir une procédure d'actualisation des offres d'emploi qu'il prévoit (1) ; la seconde est que la dispense d'activité peut constituer une mesure favorisant utilement le reclassement des salariés (2).
Résumé

1. La pertinence du plan doit être appréciée en fonction de l'ensemble des mesures qu'il contient et en tenant compte de la procédure d'actualisation des offres d'emploi qu'il prévoit.

2. Constitue une mesure de reclassement licite la mise en situation de recherche de reclassement pendant une période déterminée avec dispense d'activité et maintien de la rémunération dès lors que, pendant cette période, l'employeur remplit son obligation de recherche de reclassement et que le plan prévoit les mesures nécessaires à cet effet.

Décision

Cass. soc., 14 février 2007, n° 05-45.887, M. Jean-Michel Caillens, FS-P+B (N° Lexbase : A2203DU7)

Cassation sans renvoi (CA Versailles, 17ème ch., 27 octobre 2005)

Textes visés : C. trav., art. L. 321-4-1 (N° Lexbase : L8926G7Q) ; C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC).

Mots-clefs : plan de sauvegarde de l'emploi ; pertinence des mesures ; procédure d'actualisation des offres d'emploi ; dispenses d'activité favorisant le reclassement.

Liens bases : ; ;

Faits

1. La société "Pages jaunes", membre du groupe France Télécom, a élaboré un plan d'évolution commerciale de la société portant, notamment, sur la modification des contrats de travail de 930 conseillers commerciaux. Le plan de sauvegarde de l'emploi a été présenté au comité d'entreprise le 31 octobre 2001, qui a émis son avis définitif le 8 février 2002.

MM. Caillens, Langlois et Weissenbacher ainsi que Mmes Cohen, Rolin et Seneschal, conseillers commerciaux, ont été licenciés pour motif économique par la société après avoir refusé la modification de leurs contrats de travail, proposée le 13 février 2002.

2. Contestant notamment le plan, ils ont saisi la juridiction prud'homale.

Pour déclarer non conforme aux exigences de l'article L. 321-4-1 du Code du travail le plan de sauvegarde de l'emploi, la cour d'appel retient, d'abord, que parmi la liste des 266 postes offerts au reclassement annexée au plan social présentée le 31 octobre 2001, seuls 67 constituaient des offres réelles et concrètes de reclassement susceptibles d'être proposées aux salariés après l'expiration du délai d'acceptation de la modification du contrat de travail, ce qui n'est pas proportionné à la taille de l'entreprise et du groupe auquel elle appartient ; que, d'autre part, la période de dispense partielle puis totale d'activité prévue dans le plan au titre des mesures de reclassement interne avait pour objet de permettre au salarié de consacrer l'essentiel de son activité à la recherche de ce reclassement, ce qui ne satisfait pas aux exigences de l'article L. 321-4-1 du Code du travail, dès lors qu'elle transfère au salarié une obligation pesant sur l'employeur et, qu'au surplus, les salariés n'avaient ainsi plus accès au réseau intranet de l'entreprise sur lequel était diffusée la liste des emplois disponibles ; qu'enfin, ni les autres dispositions du plan sur le reclassement interne relatives à l'accompagnement par un relais conseil mobilité, ainsi que les mesures d'accompagnement de la mobilité, ni celles portant sur le reclassement externe ne sont suffisantes au regard des exigences de ce texte.

Solution

1. Vu les articles L. 321-4-1 du Code du travail et 1134 du Code civil ;

"La pertinence du plan doit être appréciée en fonction de l'ensemble des mesures qu'il contient et en tenant compte de la procédure d'actualisation des offres d'emploi qu'il prévoit".

"Constitue une mesure de reclassement licite la mise en situation de recherche de reclassement pendant une période déterminée avec dispense d'activité et maintien de la rémunération dès lors que, pendant cette période, l'employeur remplit son obligation de recherche de reclassement et que le plan prévoit les mesures nécessaires à cet effet".

2. "En statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; par ces motifs, et sans qu'il soit nécessaire de statuer sur le pourvoi de M. Caillens : casse et annule, dans toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 27 octobre 2005, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; vu l'article 627, alinéa 2, du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2884AD8) ; dit n'y avoir lieu à renvoi ; confirme les jugements du conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt rendus les 11 septembre et 16 octobre 2003 ; condamne la société Pages jaunes aux dépens de cassation et à ceux afférents aux instances suivies devant les juges du fond".

Commentaire

1. L'appréciation de la pertinence du plan de sauvegarde de l'emploi

  • L'affaire

Dans les arrêts "Pages Jaunes" rendus le 11 janvier 2006 (préc.), la Cour de cassation devait statuer sur la validité même du plan présenté par l'entreprise dans le cadre d'une stratégie de prévention de difficultés économiques à venir et de sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise.

Cette fois-ci, l'affaire concernait non pas le motif économique des licenciements prononcés, mais la validité du volet reclassement du plan de sauvegarde de l'emploi.

La cour d'appel de Versailles, qui avait invalidé le plan, considérait que, parmi la liste des 266 postes offerts au reclassement, seuls 67 constituaient des offres réelles et concrètes de reclassement susceptibles d'être proposées aux salariés après l'expiration du délai d'acceptation de la modification du contrat de travail, ce qui n'est pas proportionné à la taille de l'entreprise et du groupe auquel elle appartient. L'entreprise se défendait en indiquant avoir mis en place une cellule chargée d'actualiser la liste des postes disponibles, en d'autres termes en arguant que le plan avait mis en place les moyens d'augmenter la liste des emplois disponibles pour le reclassement, sans en figer le nombre au jour de l'adoption du plan.

L'argument n'avait pas convaincu la cour d'appel de Versailles, mais il satisfait pleinement la Chambre sociale de la Cour de cassation qui casse, sans renvoi, l'arrêt et valide donc purement et simplement le plan, après avoir relevé que "la pertinence du plan doit être appréciée en fonction de l'ensemble des mesures qu'il contient et en tenant compte de la procédure d'actualisation des offres d'emploi qu'il prévoit".

  • Une solution parfaitement justifiée

La première partie de l'argumentation ne doit pas surprendre puisqu'elle reprend presque de manière identique une formule déjà présente dans l'un des arrêts rendus le 11 janvier 2006 ("la cour d'appel, après avoir constaté que les dispositions du plan social comportaient un ensemble de mesures de reclassement interne et externe, a pu en déduire qu'elles répondaient aux exigences légales et étaient proportionnées aux moyens de l'entreprise").

Mais c'est la première fois, à notre connaissance, que la Chambre sociale formule le principe selon lequel "la pertinence du plan doit être appréciée en fonction de l'ensemble des mesures qu'il contient", même si l'idée était déjà très présente dans la jurisprudence antérieure. La Cour avait certes affirmé, à partir d'un arrêt en date du 18 novembre 1998 (Cass. soc., 18 novembre 1998, n° 96-22.343, Union locale CGT de Saint-Priest et des environs c/ Société Tea Corbas et autre, publié N° Lexbase : A7553AXZ), que "la pertinence d'un plan social doit être appréciée en fonction des moyens dont dispose l'entreprise", mais jamais formellement "en fonction de l'ensemble des mesures qu'il contient".

Cette précision est utile car elle impose très justement une analyse in globo de la pertinence du plan, le juge ne devant pas se focaliser sur tel ou tel type de mesure, mais devant, au contraire, apprécier l'ensemble des efforts consentis par l'entreprise pour éviter ou limiter le nombre des licenciements, ou pour assurer le reclassement, en interne ou en externe, des salariés dont l'emploi aurait été supprimé.

Cet arrêt montre, également, la volonté de la Cour de cassation de contrôler l'activité des juridictions d'appel, et de casser les décisions qui condamnent avec une sévérité excessive les plans de reclassement.

2. La licéité de la dispense d'activité

  • Les mesures litigieuses

Le plan de sauvegarde de l'emploi, mis en place par la société Pages Jaunes, prévoyait, outre la mise à disposition d'un certain nombre d'emplois disponibles pour les salariés ayant refusé la modification de leur contrat de travail, des mesures de dispense d'activité, assorties d'un certain nombre d'aides de l'entreprise, pour favoriser des recherches d'emploi à l'extérieur de l'entreprise. Les salariés demandeurs contestaient que la mise en place de dispenses d'activité puisse caractériser des mesures de reclassement, au sens où l'entend l'article L. 321-4-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8926G7Q), "dès lors qu'elle transfère au salarié une obligation pesant sur l'employeur", et avaient convaincu, d'ailleurs, la cour d'appel de Versailles sur ce point.

  • Une interrogation inédite

C'était la première fois que la Cour de cassation avait à prendre parti sur la question. Certes, on savait déjà que le salarié bénéficiaire d'une dispense totale d'activité n'est maintenu dans l'effectif de l'entreprise que s'il continue à toucher son salaire. La Cour de cassation avait, également, considéré que la mise en disponibilité des salariés ne constituait pas une modification de leur contrat de travail, nécessitant, dans le cadre de la jurisprudence "Framatome" (Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-17.352, Société Framatome connectors France et autre c/ Comité central d'entreprise de la société Framatome connectors, publié N° Lexbase : A2180AAY) et "Majorette" (Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-20.360, Syndicat Symétal CFDT c/ Société nouvelle Majorette et autre, publié N° Lexbase : A2182AA3), la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi.

Certaines cours d'appel, dans le cadre du litige concernant France Télécom, avaient, pour leur part, statué dans un sens contraire à la cour d'appel de Versailles, dans cette affaire, et considéré que la dispense d'activité rémunérée constitue une modalité de la recherche de reclassement interne.

  • Une solution justifiée

La Cour de cassation a décidé, ici, de contredire la cour d'appel de Versailles et de considérer qu'en l'espèce la dispense d'activité constituait une "mesure de reclassement licite", mais en entourant l'affirmation de garanties. Il est d'ailleurs intéressant de constater que la Cour ne parle pas de "dispense d'activité", pour ne pas créer de confusion dans l'esprit des justiciables sur la validité de toute mesure allant dans ce sens, mais de "mise en situation de recherche de reclassement", ce que l'on peut qualifier de "dispense dynamique d'activité".

Cette mise en disponibilité s'accompagnait dans cette affaire du maintien de la rémunération, était limitée dans le temps et impliquait fortement l'entreprise qui aidait le salarié dans ses démarches, au travers, notamment, d'une cellule de reclassement.

Cette solution nous paraît heureuse car elle encourage les entreprises à multiplier les initiatives en matière de reclassement et à faire confiance aux salariés pour chercher utilement un nouvel emploi.

L'examen de la jurisprudence en matière de plans de reclassement démontre, ici, que la Cour de cassation se montre extrêmement sensible aux efforts développés par les entreprises dans le cadre de leurs obligations de reclassement, bien loin de l'image d'Epinal d'un juge, sourd à toute considération économique.

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Libertés publiques

[Jurisprudence] Une manifestation peut être interdite du fait de sa nature même : commentaire de l'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 janvier 2007

Réf. : CE référé, 5 janvier 2007, n° 300311, Ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire c/ Association "Solidarité des français" (N° Lexbase : A3701DTA)

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N0518BAG

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Le 07 Octobre 2010

Par une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d'Etat a rejeté la demande de l'association "Solidarité des Français" tendant à la suspension de l'arrêté du préfet de police du 28 décembre 2006 interdisant à Paris, pendant quelques jours, les rassemblements envisagés par cette association en vue de la distribution sur la voie publique d'une soupe contenant du porc, dénommée "soupe au cochon". En première instance, le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait, à la demande de l'association "Solidarité des Français", suspendu l'arrêté du préfet de police en application de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT). Cet article prévoit une procédure, dite de "référé-liberté", qui permet au juge des référés de prendre en urgence, à titre provisoire, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale, lorsqu'il est porté à cette liberté, par une autorité administrative, une "atteinte grave et manifestement illégale". Saisi de l'appel formé par le ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire contre l'ordonnance rendue en première instance, le juge des référés du Conseil d'Etat a rappelé que, selon un principe traditionnel en matière de police administrative, le respect dû à la liberté de manifestation, qui était invoqué par l'association "Solidarité des Français", ne fait pas obstacle à ce que l'autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l'ordre public. En l'espèce, il a estimé, contrairement au juge des référés du tribunal administratif de Paris, que, eu égard au fondement et au but des distributions de "soupe au cochon", portés à la connaissance du public par le site internet de l'association, le préfet de police n'avait pas, en interdisant provisoirement ces distributions, porté une "atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de manifestation. Il a, par conséquent, annulé l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris et rejeté la demande de suspension de l'arrêté du préfet de police présentée par l'association "Solidarité des Français".

La solution rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat, qui, tout en validant l'arrêté du préfet en raison des risques de "contre-manifestations", se réfère indirectement à la notion de dignité de la personne humaine, n'est cependant pas dépourvue d'ambiguïté et ne préjuge pas de la solution que rendra la Haute Assemblée au fond.

I. Le juge des référés du Conseil d'Etat se réfère indirectement à la notion de dignité de la personne humaine

A. La contradiction entre le caractère discriminatoire d'une manifestation et la liberté de manifestation

1) La liberté de manifestation constitue une liberté fondamentale

La manifestation peut se définir comme un groupe de personnes utilisant la voie publique pour exprimer une volonté collective : si elle est mobile, c'est un cortège ; si elle est immobile, c'est un rassemblement. La manifestation se distingue, ainsi, de l'attroupement qui est spontané et non prémédité et de la réunion qui est organisée dans des lieux privés et non sur des voies publiques. Elle s'en distingue, également, en ce que son régime est plus libéral que celui du premier, mais moins que celui de la seconde. Les manifestations sont régies par le décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l'ordre et modifié en dernier lieu par la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 (1).

De même que la liberté de réunion (2), la liberté de manifestation constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative relatif au référé-liberté : le juge des référés du tribunal administratif de Paris l'a indiqué de manière explicite tandis que le juge des référés du Conseil d'Etat, en statuant sur le fond de la requête, l'a confirmé de manière implicite.

2) La contradiction de motifs relevée par le juge des référés du Conseil d'Etat

Pour annuler l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris (JRTA), le juge des référés du Conseil d'Etat (JRCE) a relevé que celui-ci "ne pouvait, sans entacher son ordonnance de contradiction de motifs, d'une part retenir le caractère discriminatoire de l'organisation sur la voie publique [...] des distributions d'aliments contenant du porc et d'autre part estimer que l'arrêté portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale de manifester".

Ce faisant, le JRCE a donc implicitement considéré que l'organisation d'une manifestation à caractère discriminatoire était illégale et que cette illégalité était plus grave et plus manifeste que l'interdiction de la manifestation en cause et l'atteinte ainsi portée à la liberté de manifestation. En outre, en confrontant la liberté de manifestation à la protection des citoyens contre la discrimination, le JRCE nous semble avoir implicitement admis que la protection des citoyens contre la discrimination constitue, également, une liberté fondamentale au sens des dispositions de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, ce dans la mesure où elle peut précisément faire échec à la liberté de manifestation qui est elle-même une liberté fondamentale au sens de ces dispositions. Rappelons, à cet égard, que la discrimination est pénalement répréhensible (3) et que le juge administratif prend en compte le droit pénal pour déterminer si un acte administratif a respecté les prescriptions établies par ce droit (4). Dès lors qu'une volonté délictueuse est proclamée et assumée comme mobile à une manifestation, pourquoi dire qu'il est illégal et disproportionné de l'interdire ? Dans une délibération en date du 6 février 2006 (cas n° 30), la Haute Autorité de Lutte contre la Discrimination et pour l'Egalité (HALDE), saisie par un député au Parlement européen, des distributions de "soupe au cochon" organisée à Strasbourg et interdites à plusieurs reprises, a considéré que dans la mesure où le service du dessert, du café ou de friandises était subordonné au fait de manger du "cochon", le choix du cochon comme aliment principal de la soupe n'était pas neutre mais avait "manifestement pour fondement et pour but l'exclusion des personnes appartenant à des confessions qui prescrivent ou recommandent de ne pas consommer de porc". Rappelant à cet égard que "l'acte discriminatoire au sens de l'article 225-2 4° du Code pénal peut être explicite ou simplement implicite, la répression s'appliquant aussi aux comportements qui, sans être explicitement discriminatoires, expriment une préférence procédant du même esprit" (ce qui signifie que la HALDE envisage l'hypothèse d'une discrimination potentielle et non uniquement effective), la Haute Autorité a décidé d'informer le procureur de la République des faits portés à sa connaissance et susceptibles de constituer un délit. Relevons, cependant, qu'à la différence du JRTA, le JRCE n'a fait aucune référence à cet avis et ne s'est donc pas prononcé sur le caractère illégal d'une discrimination potentielle ou indirecte : il faut, en effet, souligner que la soupe distribuée par l'association Solidarité des Français n'est pas refusée en principe aux personnes de confession juive ou musulmane ; or, la discrimination ne serait effective que si ces personnes, à la suite de leur demande, se voyaient refuser cet aliment au seul motif de leur confession.

En tout état de cause, en relevant une contradiction de motifs dans l'ordonnance du JRTA, le JRCE a considéré que le juge des référés ne pouvait sanctionner deux illégalités à la fois (une première illégalité tenant au caractère discriminatoire de la distribution, une deuxième illégalité tenant à l'atteinte portée à la liberté de manifestation) : pour fonder une solution juridictionnelle, l'une de ces deux illégalités doit, en effet, prendre le pas sur l'autre. Enfin, il faut souligner qu'à la différence du JRTA, le JRCE n'a pas fondé sa solution sur le caractère discriminatoire de la distribution de soupe au porc.

B. La solution rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat est fondée sur une référence indirecte à la notion de dignité de la personne humaine

1) Le respect de la dignité de la personne humaine est une composante de l'ordre public

Ce principe, affirmé avec force par la décision "Commune de Morsang-sur-Orge" (5), mais issu de solutions bien établies en droit positif (6), signifie que la dignité humaine n'a pas seulement à être respectée par les autorités, mais qu'elle doit l'être aussi par les individus dans leurs rapports entre eux et par chacun pour soi-même. Le Conseil d'Etat a ainsi considéré que l'absence de mesures au niveau national pour une atteinte à l'ordre public qui peut se produire sur tout le territoire ne prive pas les autorités locales de police du pouvoir de prendre celles qui sont nécessaires pour assurer le respect de la dignité de la personne humaine. Autrement dit, la protection de la dignité de la personne humaine permet à l'autorité de police d'interdire une réunion ou une manifestation, même en l'absence de circonstances locales, alors qu'en général, en matière de protection de l'ordre public (sûreté ou tranquillité, sécurité publique, salubrité publiques voire moralité publique (7)), l'existence de circonstances locales est nécessaire pour que l'interdiction d'une réunion, d'une manifestation ou encore d'une projection cinématographique soit légale.

Face au risque ou à l'existence d'une atteinte à la dignité de la personne humaine, l'autorité investie du pouvoir a, donc, le devoir (8) (et non pas seulement la faculté) de prendre toute mesure destinée à prévenir ou à faire cesser cette atteinte. Ainsi que le relèvent les commentateurs des "Grands arrêts de la jurisprudence administrative" à propos de la décision "Commune de Morsang-sur-Orge", l'interdiction "paraît s'imposer particulièrement en cas d'atteinte à la dignité de la personne humaine".

2) La solution rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat n'est cependant pas fondée sur le constat d'une atteinte à la dignité de la personne humaine

Dans son ordonnance, le JRCE relève que l'arrêté d'interdiction pris par le préfet de police de Paris "prend en considération les risques de réactions à ce qui est conçu comme une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées du secours proposé". Ce faisant, le JRCE note que l'arrêté ne se réfère donc pas à l'existence d'une atteinte à la dignité de la personne humaine mais au constat de l'intention, de la part de l'association organisatrice de la distribution de soupe au porc, d'y porter atteinte. En d'autres termes, l'atteinte à la dignité de la personne humaine est subjective (à la fois de la part de l'association, qui est l'auteur et le coupable de cette atteinte, et de la part des personnes de confession juive ou musulmane, qui en sont les victimes potentielles) et non objective. En d'autres termes encore, cette atteinte existe plus dans les consciences que dans les faits ou "la réalité" (si tant est que celle-ci n'inclue pas ces consciences). Le JRCE ne se prononce pas sur le caractère de la manifestation mais sur la conception que peut s'en faire autrui. Il s'agit, d'ailleurs, moins de la conception des promoteurs de la manifestation que de celle de ses éventuels adversaires. L'administration peut ainsi fonder une interdiction sur la représentation que se fait autrui d'un acte (en l'espèce une manifestation), et non pas sur l'acte lui-même.

L'ordonnance a toutefois le mérite de tenter de définir cette atteinte à la dignité de la personne humaine. Alors que le JRTA avait considéré que la distribution de soupe au porc était, de par la discrimination qu'elle imposait, "constitutive d'une forme de dégradation de la dignité humaine", le JRCE estime que certaines personnes ont été "privées du secours proposé". L'ordonnance rappelant que l'association proposait sans discrimination la soupe à qui la réclamait, la seule façon de considérer que certains étaient "privés du secours" est d'admettre que la présence de viande de porc rendait en pratique impossible aux personnes juives ou musulmanes le bénéfice du secours. Notons que cette considération ne sert pas à motiver pas l'ordonnance du JRCE qui aurait donc pu juridiquement s'en dispenser (9). Celui-ci indique, cependant, que proposer un service ou un droit en imposant aux bénéficiaires de renoncer à l'exercice de leur liberté religieuse conduit à priver ces personnes de ce droit. L'analyse est intéressante en ce que, si elle était reprise ou confirmée, elle ne manquerait pas de modifier substantiellement l'équilibre de la laïcité à la française puisque le prestataire d'un secours ou d'une aide -voire plus- devrait s'assurer que les bénéficiaires ne seraient pas discriminés à raison de leur pratique religieuse. Une telle solution aurait ainsi vocation à être transposée aux repas servis par les cantines scolaires et à la détermination des jours de repos.

Soulignons, cependant, pour terminer, que selon le JRCE, la manifestation est seulement susceptible de porter atteinte à la dignité, ce qui signifie que l'existence d'une atteinte n'est pas véritablement constatée et qualifiée. Au total, la référence à la notion de dignité de la personne humaine est donc à la fois subjective et implicite : si elle sous-tend l'analyse du JRCE, elle n'est pas un motif de son ordonnance.

II. Fondée sur les risques de réactions à la manifestation en cause et sur la nature de cette manifestation, l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'Etat ne peut cependant préjuger de l'analyse du juge du fond

A. La solution rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat est ambiguë

1) Une solution fondée sur les risques de réactions à la manifestation en cause

Nous l'avons vu, ce sont les risques de réactions qui sont pris en compte par l'arrêté et non pas la manifestation elle-même. Ainsi, les troubles à l'ordre public ne résultent pas, selon l'arrêté préfectoral, du caractère discriminatoire de la manifestation mais de l'éventualité de réactions hostiles. Cette analyse nous paraît contestable. En effet, selon la jurisprudence relative à la liberté de réunion, mais qui nous semble transposable à la liberté de manifestation, la menace d'une contre-manifestation ne légitime pas une interdiction. Le Conseil d'Etat a, ainsi, annulé un jugement qui se fondait en partie sur l'annonce d'une contre-manifestation pour retirer l'autorisation de disposer d'une salle municipale (10). Comme l'écrit G. Vedel, "l'autorité de police ne peut interdire la réunion que dans la mesure où elle n'aurait pas les moyens nécessaires pour assurer l'ordre, sinon ce serait une prime à la contre-manifestation ; on pourrait empêcher toutes les réunions simplement en menaçant d'y manifester" (11). Il faut, à cet égard, relever que, dans l'ordonnance rendue le 5 janvier 2007, les contre-manifestations ou réactions ne sont qu'éventuelles.

Par ailleurs, il y a lieu de s'interroger sur la notion de "risques de réactions". En effet, il ne semble pas que ces risques se confondent avec les circonstances locales qui sont en général au fondement de toute décision de police. Dans son ordonnance, le JRTA avait, ainsi, considéré que le préfet de police n'établissait pas que "les circonstances particulières de lieu et de temps de la manifestation" comportaient "un risque de trouble plus grand que dans les précédentes occasions" : autrement dit, le JRTA avait estimé que les circonstances locales ne justifiaient pas l'interdiction de la manifestation. Le JRCE n'infirme ni ne confirme cette analyse : il paraît, donc, faire abstraction des circonstances locales, et, plus précisément, de la nécessité pour l'autorité de police de justifier de l'existence de telles circonstances, se plaçant ainsi dans le cadre de la jurisprudence "Commune de Morsang-sur-Orge".

2) Une solution fondée également sur la nature de la manifestation en cause

Selon le JRCE, l'interdiction de la manifestation ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation "eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet [12] de l'association".

C'est donc la nature et la motivation de cette manifestation ainsi que son caractère ostentatoire qui justifient la décision d'interdiction prise par le préfet de police ou plutôt qui expliquent l'absence d'atteinte à la liberté de manifester. L'ordonnance du JRCE est donc ambiguë en ce qu'elle semble à la fois se fonder sur la "réception" de la manifestation (la manière dont elle est perçue et les réactions qu'elle peut entraîner) et sur sa nature même. Il semble, toutefois, que le JRCE ait souhaité mettre en avant la nature de cette manifestation. Il faut, en effet, rappeler que si l'ordonnance mentionne les "risques de réactions" à cette manifestation, c'est en faisant référence à l'arrêté attaqué : à strictement parler, l'ordonnance et le raisonnement du JRCE ne sont donc pas fondés sur ces risques de réactions. Cette analyse nous conduit à nouveau à rapprocher l'ordonnance du 5 janvier 2007 de la décision "Commune de Morsang-sur-Orge" dans laquelle le Conseil d'Etat a également été confronté à une "manifestation" (au sens de spectacle cette fois) qui était contestable en elle-même et non pas seulement à raison des réactions qu'elle risquait d'entraîner. Ce rapprochement est d'ailleurs cohérent avec le fait que le dernier considérant de l'ordonnance ne fait nullement référence à l'existence de circonstances locales de nature à justifier l'interdiction.

Le JRCE se fonde, donc, implicitement mais nécessairement, sur cette décision selon laquelle : "il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l'ordre public ; [...] le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l'ordre public ; [...] l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut, même en l'absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine". Dans cette décision, le Conseil d'Etat semble, en effet, vouloir privilégier l'étude de la nature de l'opération interdite sur celle du résultat auquel aurait conduit sa tenue. Il s'agit d'étudier la raison d'être, la motivation, la nature au sens large du rassemblement en question et non pas seulement de se borner à envisager l'insécurité susceptible d'en découler. Or, l'ordonnance du 5 janvier 2007 est fondée sur le "fondement" et le "but", plutôt que sur les "troubles" et les "effets" de la manifestation. Au total, il y a donc tout lieu de croire que l'organisation d'une distribution de soupe au porc, lorsqu'elle est motivée par une volonté de discrimination, constitue en elle-même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

B. L'ordonnance du 5 janvier 2007 ne peut préjuger de l'approche du juge du fond

1) Le juge du fond pourrait fonder sa solution sur la jurisprudence habituelle en matière de pouvoir de police

Au fond, il appartiendra au Conseil d'Etat de se demander si l'interdiction était la seule mesure appropriée : notons, en effet, que le juge des référés saisi en application des dispositions de l'article L 521-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3057ALS) n'est pas compétent pour répondre à cette question. Dans ce cadre, le juge du fond pourra se fonder sur la jurisprudence habituelle en matière de pouvoir de police et vérifier si des circonstances locales imposaient que la manifestation fût interdite et si les effectifs de police dont disposait le préfet de police étaient insuffisants pour que d'éventuels troubles à l'ordre public résultant de cette manifestation eussent pu être contenus.

Dans ce cadre, il nous semble peu vraisemblable que la même solution que celle rendue par le juge des référés s'imposerait. En effet, il paraît difficile d'envisager que le préfet de police ne disposait pas de suffisamment de policiers pour éviter d'éventuels troubles à l'ordre public, ce au regard à la fois du caractère assez restreint de la manifestation et de l'importance des effectifs de police de la capitale.

2) Le juge du fond pourrait fonder sa solution sur l'existence d'une atteinte à la dignité de la personne humaine, atteinte devant être prévenue quelle que soient les circonstances locales

Nous l'avons vu, le constat de l'existence d'une atteinte à la dignité de la personne humaine permet d'interdire une manifestation, même en l'absence de circonstances locales particulières. Il faut cependant rappeler qu'en l'espèce, l'atteinte n'est que potentielle alors que dans la décision "Commune de Morsang-sur-Orge", cette atteinte était bien effective même si elle était accompagnée du consentement des personnes visées.

En tout état de cause, il appartiendra, alors, au Conseil d'Etat de définir véritablement l'atteinte portée à la dignité humaine, alors que le JRCE, loin de constater l'existence d'une telle atteinte, s'est borné à relever sa possibilité. Cette atteinte, si elle devait être définie comme le fait de priver une personne du secours proposé, obligerait le Conseil d'Etat à tenir compte des prescriptions religieuses interdisant aux juifs et aux musulmans de consommer de la viande de porc et démontrerait ainsi la volonté, de la part du juge administratif, de promouvoir une laïcité de reconnaissance plutôt qu'une stricte laïcité d'abstention.

Conclusion

La solution rendue par le JRCE, bien qu'elle repose sur de solides précédents jurisprudentiels (qui ont d'ailleurs quelque peu de mal à se combiner), est également justifiée par des considérations d'opportunité : il ne fait pas de doute que le juge des référés a cherché à mettre fin à des manifestations qui n'avaient d'autre but que d'exclure un certain type de population et qui étaient essentiellement animées par une volonté de discrimination.

Ce faisant, cette solution, reposant à la fois sur la jurisprudence traditionnelle en matière de prévention des troubles à l'ordre public et sur la jurisprudence plus récente en matière d'atteinte à la dignité de la personne humaine, paraît davantage être une solution d'espèce, du moins une solution d'opportunité, qu'une solution de principe. C'est donc au juge du fond qu'il appartiendra d'apporter cette solution de principe, en précisant si la distribution de soupe contenant du porc doit toujours être interdite (du fait de son caractère attentatoire à la dignité de la personne humaine) ou si elle peut être interdite en fonction des circonstances locales (violences lors des précédentes distributions, menaces de contre-manifestations, effectifs de police insuffisants pour contenir les débordements...).

Frédéric Dieu
Commissaire du Gouvernement près le Tribunal administratif de Nice (1ère ch.)


(1) L'article 1er du décret-loi soumet à l'obligation d'une déclaration préalable "tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique".
(2) CE, référé, 19 août 2002, n° 249666, Front national et autres (N° Lexbase : A2256AZL), AJDA 2002, p. 665 et p. 1017 note Braud ; DA 2002 actu. 56 ; Gazette du Palais 2003 somm. p. 1168 ; Dalloz 2002 inf. rap. P. 2452.
(3) Selon l'article 225-1, alinéa 1, du Code pénal (N° Lexbase : L3332HIA), "constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, [...] de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". L'article 225-2, 4°, du Code pénal (N° Lexbase : L0449DZN), dispose que la discrimination est punissable lorsqu'elle consiste à "subordonner la fourniture d'un bien ou d'un service à une condition fondée sur l'un des éléments visés à l'article 225-1" étant précisé que le caractère discriminatoire d'une telle l'offre ne nécessite pas que les cocontractants virtuels soient entrés en relation, la simple émission de l'offre discriminatoire suffisant à déclencher l'application des dispositions ci-dessus visées.
(4) CE Assemblée, 6 décembre 1996, n° 167502, Société Lambda (N° Lexbase : A4681B7I), au Recueil p. 466 : RFDA 1997 p. 173 conclusions Piveteau ; AJDA 1997 p. 152 chronique Chauvaux et Girardot ; Dalloz 1997 p. 57 note Dobkine ; JCP 1997 II.22752 note Hérisson ; RA 1997 p. 27 note Lemoyne de Forges et p. 155 note Degoffe ; RDP 1997 p. 567 note J.-M. Auby.
(5) CE Assemblée, 27 octobre 1995, n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge (N° Lexbase : A6382ANP), au Recueil p. 372 : RFDA 1995, conclusions Frydman ; RFDD 1996 n° 3 conclusions Frydman et observations Vigouroux ; RTDH 1996 p. 657 conclusions Frydman et note Deffains ; AJDA 1995 p. 878 chronique Stahl et Chauvaux ; Dalloz 1996 p. 177 note Lebreton ; JCP 1996 II.22630 note Hamon ; RDP 1996 p. 536 notes Gros et Froment.
(6) Article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4764AQI), l'essence même de la convention étant, selon la CEDH, "le respect de la dignité et de la liberté humaines" (CEDH, 22 novembre 1995, req. 47/1994/494/576, SW c/ Royaume-Uni, Série A 335 B § 44 N° Lexbase : A8378AW9). Article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. En droit interne, cf. Cons. const., 27 juillet 1994, n° 94-343/344 DC (N° Lexbase : A8305ACL), au Recueil p. 100 : Dalloz 1995 J p. 237 note Mathieu et SC p. 299 observations Favoreu ; RDP 1994 p. 1647 commentaire Luchaire ; RFDA 1994 p. 1019 commentaire Mathieu, RFDC 1994 p. 799 commentaire Favoreu). Selon cette décision, "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnel". Cf. aussi CE Assemblée, 2 juillet 1993, n° 124960, Milhaud (N° Lexbase : A0325AND), au Recueil p. 1994 : RDSS 1994 p. 52 conclusions Kessler ; RFDA 1993 p. 1002 conclusions Kessler ; AJDA 1993 p. 530 chronique Maugüe et Touvet ; Dalloz 1994 p. 74 note Peyrical ; JCP 1993 II.22133 note Gonod. Selon cet arrêt, "les principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine qui s'imposent au médecin dans ses rapports avec son patient ne cessent de s'appliquer avec la mort de celui-ci". Cf. aussi Cass. civ. 1, 20 décembre 2000, n° 98-13.875, Société Cogedipresse et autre c/ consorts Xet autre (N° Lexbase : A2096AIH) : Bull. civ. I n° 341 p. 220 ; Dalloz 2001 p. 1990 observations Lepage ; à propos de la publication de la photographie du corps de la victime d'un assassinat.
(7) Cf. CE Section 18 décembre1959, n° 36385, Société "Les films Lutétia" et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films (N° Lexbase : A2581B84) : au Recueil p. 693 ; AJDA 1960 I p. 21 chronique Combarnous et Galabert ; Dalloz 1960 p. 171 note Weil ; JCP 1961 II.11898 note Mimin ; RA 1960 p. 31 note Juret.
(8) Aux termes de la décision "Commune de Morsang-sur-Orge", "il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l'ordre public".
(9) Il pourrait donc s'agir d'un simple obiter dictum.
(10) CE 29 décembre 1997, n° 164299, Maugendre (N° Lexbase : A5639ASN).
(11) Vedel et Delvolvé, Droit administratif, tome II, 1990, p. 684.
(12) On pouvait ainsi lire, dans la "fiche pratique" figurant sur le site de l'association : "Pas de file d'attente, ni d'ordre de passage : ambiance gauloise oblige ! Seule condition requise pour manger avec nous : manger du cochon. En cas de doute, demander la carte d'adhérent à l'association Solidarité Des Français. Si la personne n'est pas en possession de sa carte, prendre ses coordonnées et lui signifier que son adhésion sera accordée lorsqu'elle fournira ses 2 parrainages d'adhérents à cours de cotisation. Bien faire comprendre que nous n'avons déjà pas assez pour les nôtres. Attention, fromage, dessert, café, vêtements, friandises, vont avec la soupe au cochon : pas de soupe, pas de dessert... Le seul mot d'ordre de notre action : les nôtres avant les autres".

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