Lexbase Droit privé n°465 du 8 décembre 2011 : Régimes matrimoniaux

[Jurisprudence] Le principe de cogestion et la cession de parts sociales de société civile par un époux marié sous le régime légal *

Réf. : Cass. civ. 1, 9 novembre 2011, n° 10-12.123, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8905HZT)

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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 07 Décembre 2011

En droit des régimes matrimoniaux, le législateur a mis en place une répartition des pouvoirs sur les biens communs des époux mariés sous le régime légal qui repose sur trois modes de gestion qui varient en fonction de la nature des biens dont il s'agit. Afin d'assurer l'indépendance et l'égalité des époux, le principe est celui d'une gestion dite concurrente dont le siège est l'article 1421, alinéa 1er, du Code civil (N° Lexbase : L1550ABZ) qui dispose que "chacun des époux a le pouvoir d'administrer seul les biens communs et d'en disposer". Toutefois, concernant les gains et salaires, la jurisprudence, prenant appui sur l'article 223 du Code civil (N° Lexbase : L2395ABC), aux termes duquel "chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s'être acquitté des charges du mariage", considère que chaque époux a le pouvoir d'en disposer librement, sans aucune distinction suivant le régime matrimonial adopté, instituant de la sorte une gestion exclusive (1). Enfin, le législateur fait parfois prévaloir l'association des époux sur leur indépendance ; certains actes requièrent alors l'accord des deux époux, soit parce qu'ils sont dépourvus de contrepartie (C. civ., art. 1422 N° Lexbase : L1370HIL), soit parce qu'ils portent sur des biens dont la valeur financière est importante (C. civ., art. 1424 N° Lexbase : L2300IBS et 1425 N° Lexbase : L1554AB8). Ainsi, l'article 1424 du Code civil institue-t-il ce principe de gestion conjointe ou cogestion pour les immeubles, les fonds de commerce et exploitation de la communauté, les meubles corporels dont l'aliénation est soumise à publicité et les droits sociaux non négociables. Ces biens ne peuvent être ni aliéné, ni grevé de droit réel par l'un des époux sans le consentement de l'autre ; ils ne peuvent non plus, depuis la loi du 4 août 2008 (loi n° 2008-776, de modernisation de l'économie N° Lexbase : L7358IAR), être transférés dans un patrimoine fiduciaire.
C'est ce rappel qu'opère la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 9 novembre 2011, publié au Bulletin et sur son site internet, concernant des parts sociales d'une société civile. En l'espèce, une femme, mariée sous le régime légal, ayant constitué avec une tierce personne une société civile immobilière, a cédé à sa co-associée les parts qu'elle détenait dans la SCI. Le mari de la cédante et celle-ci ont poursuivi la nullité de cette cession. La cour d'appel d'Orléans, saisie du litige, a rejeté la demande, relevant que le mari n'avait jamais notifié à la SCI son intention d'être personnellement associé et que les parts sociales souscrites au seul nom de l'épouse sont des droits sociaux négociables qui pouvaient parfaitement être cédés par elle puisqu'était entrée en communauté la valeur des parts, et non les parts elles-mêmes (CA Orléans, 14 décembre 2009, n° 08/02903 N° Lexbase : A7342GPM). La Cour de cassation censure la solution des juges du fond au visa de l'article 1424 du Code civil : "en se déterminant, par ces motifs inopérants, alors que l'épouse ne pouvait céder sans l'accord de son mari les parts sociales d'une telle société, qui ne sont pas des droits sociaux négociables, la cour d'appel a violé, par refus d'application, le texte susvisé".

Les pouvoirs des époux en matière de cession de droits sociaux sont donc déterminés en fonction de leur négociabilité, la cogestion ne s'appliquant qu'aux droits sociaux non-négociables.

I - Les parts sociales de société civile sont des droits sociaux non-négociables

L'article 1424 du Code civil n'impose le consentement de l'époux commun en biens à l'acte de cession des droits sociaux que lorsque ces derniers ne sont pas négociables. La négociabilité est définie de manière générique comme "la qualité attachée à certains titres représentatifs d'un droit ou d'une créance, qui en permet une transmission plus rapide et plus efficace que les procédés du Droit civil" (Vocabulaire Cornu, PUF, 2000, "négociabilité"), c'est-à-dire sans être tenu de recourir aux formalités de le cession civile pour qu'elle soit opposable aux tiers (C. civ., art. 1690 N° Lexbase : L1800ABB).

Dans l'espèce qui nous intéresse, les droits sociaux concernés étaient des parts de société civile et on ne peut que s'étonner de la décision de la cour d'appel d'Orléans qui y a vu des droits sociaux négociables. A s'en tenir à la définition donnée par le Vocabulaire Cornu, le caractère non-négociable des parts sociales de société civile ne fait aucun doute, dans la mesure où l'opposabilité aux tiers de leur cession est expressément soumise aux formalités prévues par l'article 1690 du Code civil. L'article 1865 du Code civil (N° Lexbase : L2062ABY) dispose ainsi que "la cession de parts sociales doit être constatée par écrit. Elle est rendue opposable à la société dans les formes prévues à l'article 1690 ou, si les statuts le stipulent, par transfert sur les registres de la société. Elle n'est opposable aux tiers qu'après accomplissement de ces formalités et après publication". Au demeurant, l'article 1841 du même code (N° Lexbase : L6094ICP) interdit aux sociétés n'y ayant pas été autorisées par la loi d'émettre des titres négociables, à peine de nullité des contrats conclus ou des titres émis. Les sociétés civiles immobilières ne sont pas autorisées à émettre de tels titres, les parts sociales représentant leur capital sont donc nécessairement des droits sociaux non-négociables.

Il en sera de même des parts sociales de SNC, de SARL et de SCS. A l'inverse les actions qui sont des droits sociaux négociables peuvent donc être librement cédées par un époux commun en biens sans qu'il n'ait l'obligation de recueillir le consentement de son conjoint. Il en est donc ainsi des titres représentant le capital des SA, des SAS et des SCA. D'ailleurs, la Cour de cassation a récemment énoncé, au visa des articles 1421, 1424 et 1427 du Code civil, que les actions d'une société anonyme constituent, en principe, des titres négociables que chaque époux a le pouvoir d'aliéner seul, sauf à répondre, le cas échéant, d'une fraude dans l'exercice de ce pouvoir (Cass. civ. 1, 27 mai 2010, n° 09-11.894, F-D N° Lexbase : A7260EX8).

II - Le consentement du conjoint du cédant

Après avoir rappelé que les parts sociales de sociétés civiles sont des droits sociaux non-négociables, la Cour de cassation en déduit fort logiquement que, dépourvue de consentement du conjoint de l'associé cédant, leur cession est nulle en application de l'article 1424 du Code civil.

Il s'agit là aussi d'un rappel puisque les juges du fond, comme la Cour de cassation, ont déjà statué en ce sens à de nombreuses reprises (2). Relevons que l'intervention du conjoint de l'associé cédant n'a pas pour conséquence de lui conférer la qualité de covendeur et corrélativement de le soumettre, au besoin sur ses biens propres, aux obligations qui incombent au vendeur, notamment à la garantie (3). L'époux ne donne pas son assentiment à l'acte translatif de propriété des titres en qualité d'associé mais bien en sa qualité de conjoint commun en biens du cédant. La cour d'appel d'Orléans, outre l'affirmation erronée selon laquelle les parts sociales sont des droits sociaux négociables, motivait sa solution par le fait que le mari de la cédante n'avait pas manifesté sa volonté d'être associé de la société. On rappellera, en effet, qu'un époux ne peut employer des biens communs pour faire un apport à une société ou acquérir des parts sociales non-négociables sans que son conjoint en ait été averti et sans qu'il en soit justifié dans l'acte (C. civ. art. 1832-2 N° Lexbase : L2003ABS), la qualité d'associé étant alors reconnue à celui des époux qui fait l'apport ou réalise l'acquisition. La qualité d'associé est également reconnue, pour la moitié des parts souscrites ou acquises, au conjoint qui a notifié à la société son intention d'être personnellement associé. Selon les juges du fond, l'absence de consentement du mari ne remettait pas en cause la validité de la cession, dès lors, notamment, qu'il n'avait pas effectué cette notification à la société. Là encore, l'analyse contra legem de la cour d'appel est fort surprenante. Les dispositions de l'article 1424 du Code civil qui exigent le consentement du conjoint du cédant, associé de la société, sont totalement indépendantes de celles de l'article 1832-2. Si le mari avait notifié sa volonté d'être associé de la SCI, il aurait dû intervenir à l'acte de cession en tant que cessionnaire et son consentement n'aurait pas suffi, à défaut de mandater expressément son conjoint pour le représenter à l'acte de cession.

Aussi et dès lors que le conjoint intervient seulement à l'acte pour donner son consentement à la vente, son intervention a le même objet que celle qui était requise avant que la loi du 23 décembre 1985 (loi n° 85-1372 N° Lexbase : L9080HS4) ne substitue à la condition exigeant le consentement du conjoint celle interdisant aux époux d'agir l'un sans l'autre. Il s'ensuit que la présence des deux époux à l'acte n'est pas obligatoire, le consentement du conjoint pouvant être donné aussi bien avant la conclusion du contrat de vente (Cass. civ. 1, 29 juin 1983, n° 82-13.058, publié N° Lexbase : A7599AGK, Bull. civ. I, n° 192, à propos d'une donation mais transposable pour une vente) qu'après cette conclusion (Cass. civ. 1, 17 mars 1987, n° 85-11.507, publié N° Lexbase : A1403AA9, Bull. civ. I, n° 95). Dans ce dernier cas, le consentement postérieur joue comme une ratification de l'acte de cession.

Par ailleurs, l'exigence de ce double consentement à la cession interdit au cessionnaire de recevoir les capitaux provenant de cette opération sans le conjoint commun en biens (C. civ., art. 1427, al 1er, dernière phrase). La Cour de cassation en alors déduit que lorsqu'un époux commun en biens a perçu, sans l'autre, les capitaux provenant de l'aliénation de droits sociaux non-négociables dépendant de la communauté, l'autre époux en demandant un second paiement, il appartient à celui qui a payé, afin de s'y soustraire, de démontrer que la communauté a profité du paiement (4).

Il existe néanmoins des cas dans lesquels le consentement de l'époux commun en biens du cédant de parts sociales ne sera pas exigé. Il s'agit du jeu exceptionnel des article 217 (N° Lexbase : L2386ABY), 219 (N° Lexbase : L2388AB3), 220-1 (N° Lexbase : L7169IMH), 1426 (N° Lexbase : L1555AB9) et 1429 (N° Lexbase : L1558ABC) du Code civil qui organisent des transferts de pouvoirs ou prévoient des autorisations judiciaires pour les cas où l'un des époux est hors d'état de manifester sa volonté, gère ses biens de façon inadaptée ou frauduleuse, ou encore refuse de passer un acte contrairement à l'intérêt de la société.

Dans l'arrêt rapporté les époux, la cédante et son mari commun en biens, demandent donc la nullité de l'acte de cession, à défaut pour ce dernier d'avoir consenti à la cession des parts sociales de la SCI. En effet, la sanction du non-respect des dispositions de l'article 1424 du Code civil ressort de l'article 1427 du Code civil qui édicte une nullité, lorsque l'un des époux a outrepassé ses pouvoirs sur les biens communs. La Cour de cassation l'a expressément rappelé dans le cadre d'une vente de droits sociaux non-négociables, énonçant que l'acte accompli hors des limite de ses pouvoirs relève des articles 1424 et 1427 du Code civil et non des textes frappant les actes frauduleux d'un époux, lesquels ne trouvent à s'appliquer que subsidiairement à défaut d'autre sanction (Cass. civ. 1, 30 mars 1999, n° 97-16.252, publié N° Lexbase : A5181AYK, Bull. civ. I, n° 111).

Si dans l'arrêt du 9 novembre 2011 la nullité est invoquée par les deux époux, il importe de rappeler qu'en l'espèce l'épouse n'est pas recevable à agir. En effet, il est acquis que cette nullité est une nullité relative qui ne peut être alléguée que par le conjoint victime du dépassement du pouvoir, c'est-à-dire, en ce qui concerne la cession de droits sociaux non-négociables, par le conjoint qui n'a pas donné son consentement à l'acte (5). Au demeurant, l'acquéreur ne peut, non plus, se prévaloir de ladite nullité.

Enfin, l'action accordée par l'article 1427 du Code civil à l'époux victime du dépassement des pouvoirs tend non à l'inopposabilité de l'acte à ce dernier, mais à une nullité, sanction qui prive l'acte litigieux de ses effets non seulement à l'égard du conjoint, mais aussi dans les rapports du cédant avec le cessionnaire (6), peu important que l'acquéreur soit de bonne foi (7). L'action en nullité peut être intentée pendant deux ans à partir du jour où le conjoint victime a eu connaissance de l'acte, sans pouvoir jamais être intentée plus de deux ans après la dissolution de la communauté (C. civ., art. 1427, al. 2). Il s'agit d'un délai de prescription qui court, concernant un acte de cession de droits sociaux, à compter du jour de la cession, et qui s'étend à la clause de porte-fort elle-même (8).

En guise de conclusion, et compte tenu de ces développements, la cour d'appel de renvoi n'aura pas d'autre choix que de prononcer la nullité de la cession des parts de la SCI. Cette cession annulée, les parties seront remises dans l'état où elle se trouvaient antérieurement, de sorte que l'épouse redeviendra associée de la SCI et devra rembourser à la cessionnaire le prix des parts sociales. Enfin, on peut envisager que si l'acte de vente a été rédigé par un professionnel, notamment un notaire, faute de s'être assuré du consentement du conjoint de la cédante, ce dernier a commis une faute professionnelle qui pourra engager sa responsabilité (9).


* Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans Lexbase Hebdo n° 275 du 1er décembre 2011


(1) Cass. civ. 1, 29 février 1984, n° 82-15.712, publié (N° Lexbase : A0390AAP), Bull. civ. I, n° 81 ; GAJC, 12ème éd., n° 89 ; D., 1984, 601, note D. Martin ; JCP éd. G, 1985, II, 20443, note Le Guidec ; Defrénois, 1984, 1074, obs. Champenois.
(2) Cass. civ. 1, 28 février 1995, n° 92-16.794, publié (N° Lexbase : A4391AGQ), Bull. civ. I, n° 104 ; D., 1995. Somm. 326, obs. Grimaldi ; RTDCiv,. 1996, 462, obs. Vareille ; JCP éd. G, 1995. I. 3869, n° 11, obs. Simler ; adde Cass. civ. 1, 30 mars 1999, n° 97-16.252, publié (N° Lexbase : A5181AYK), Bull. civ. I, n° 111.
(3) Cf. Mémento pratique Francis Lefebvre, Sociétés civiles, 2006, n° 21211.
(4) Cass. civ. 1, 30 octobre 2006, n° 03-20.589, FS-P+B (N° Lexbase : A1934DSG) ; D., 2007, 2126, obs. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; RTDCom., 2007, 182, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ; JCP éd. G, 2007, I, 142, n° 23, obs. Ph. Simler ; JCP éd. N, 2007, 1158, étude J.-G. Mahinga ; RJPF, 2007-1/17, note F. Vauvillé ; Bull. Joly Sociétés 2007. 401, note J.-P.Garçon ; RJDA, 2007, n° 488.
(5) Cass. civ., 1, 17 juin 1981, n° 80-11.140 (N° Lexbase : A3548AGI), JCP éd. G, 1982, II, 19809, note Patarin ; Cass. civ. 1 20 janvier 1998, n° 96-10.433 (N° Lexbase : A3956CXS).
(6) Cass. civ., 1, 17 juin 1981, n° 80-11.140, préc. ; Cass. civ. 1, 28 mars 1984, n° 83-10.848 (N° Lexbase : A0727AA8), JCP éd. G, 1984, II, 20430, note Henry.
(7) Cass. civ. 1, 6 février 1979, n° 77-15.232, publié (N° Lexbase : A2853CGR) ; JCP éd. N, 1979, II, 229 (2ème esp.), note Thuillier.
(8) Cass. civ. 1, 15 juillet 1993, n° 91-18.368 (N° Lexbase : A3727ACZ) ; Dr. sociétés, 1994, n° 219.
(9) CA Paris, 3ème ch., sect. A, 28 juin 1994, n° 92/003935 (N° Lexbase : A9217C8U) ; Bull. Joly, 1994, p. 1230, note G. Lesguillier.

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