La lettre juridique n°415 du 4 novembre 2010 : Éditorial

Petit "Protagoras" illustré de la loi de régulation bancaire et financière

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Le jour se lève à peine, quand le jeune Hippocrate frappe à la porte de Socrate, son ami et lui annonce la formidable nouvelle : "Vient d'être publiée au Journal officiel du 23 octobre 2010, la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010, de régulation bancaire et financière. Avec la publication de cette loi, la France tourne le dos à la finance dérégulée !", reprenant, ainsi, les propos du ministre en charge du dossier, relayés à grand renfort d'affichages publics. C'est que le ministre n'est pas seul ; il est accompagné d'un groupe de vingt Hautes personnalités aux dons politiques qui ne sont plus à démontrer, arrivées au sommet de leur art, que ce soit à Pittsburgh hier, à Séoul demain...

Socrate comprend l'enthousiasme du jeune citoyen, avide de croissance et de développement économique, pressé de tourner la page de la dernière crise systémique bancaire et financière, n'en tenant plus de trouver un vrai "boulot" pour commencer à cotiser ses 42 annuités, en vue d'une retraite à taux plein à 62 ou 67 ans selon les accidents de la vie professionnelle -enthousiaste mais pas trop tout de même-.

Socrate n'est certes pas un pince-sans-rire, mais il ne veut pas non plus décourager son jeune acolyte ; alors il lui propose d'aller à la rencontre du ministre, pour entendre la bonne parole et, qui sait, pouvoir dialoguer avec lui sur le nouveau capitalisme, puisque telle est la promesse que fait cette nouvelle loi de régulation. Sur le chemin, Socrate en profite pour demander à Hippocrate ce qu'il attend, véritablement, d'une telle loi, outre les aspects techniques dont un savant juriste saura faire l'inventaire à la Prévert. Tout de go, Hippocrate parle de vertu, de morale : "Renforcer la régulation et l'encadrement du système financier, c'est assurément le rendre plus vertueux, introduire une certaine morale proche du bien commun dans l'organisation, aujourd'hui très virtuelle, de la finance". Socrate est, de prime abord, surpris ; il ne savait pas que la morale avait droit de cité dans l'économie spéculative ; il ne s'agit pas de crier haro sur une prétendue immoralité de la finance et du système bancaire ; il lui semble simplement plus juste de parler d'amoralité d'un système non responsable, non individualisable, non personnalisable -sauf à prendre la main dans le sac un trader en mal d'adrénaline-. Mais enfin, les deux compères s'affairent quai de Bercy et attendent la conférence de presse du ministre.

La foule encartée répondant présente, le ministre dressé derrière son pupitre peut, dès lors, commencer à discourir sur la genèse, les ambitions et les actions gouvernementales ayant conduit à la publication de la loi tant glorifiée. Tout y passe, donc : l'encadrement des ventes à découvert (l'Autorité des marchés financiers -AMF- pourra interdire les ventes à découvert sur tous instruments financiers en cas de circonstances exceptionnelles et imposer la transparence sur ces opérations) ; la régulation des marchés dérivés et credit default swaps (CDS) (l'Autorité des marchés financiers pourra, désormais, sanctionner les abus de marchés, comme par exemple les manipulations de cours, sur les marchés dérivés, notamment les CDS. Les marchés dérivés étaient jusqu'à présent non régulés) ; le contrôle des agences de notation (l'Autorité des marchés financiers pourra, désormais, agréer, contrôler et sanctionner les agences de notation) ; le renforcement du contrôle du secteur financier (la loi ratifie la création d'une autorité unique de contrôle et de surveillance des secteurs de la banque et de l'assurance, l'Autorité de contrôle prudentiel, et crée un Conseil de la régulation financière et du risque systémique, tour de guet du secteur financier, qui permettra de mieux prévenir les risques) ; le renforcement les pouvoirs de sanctions des gendarmes du secteur financier ; l'encadrement de la rémunération des opérateurs de marchés, des frais bancaires...

Socrate s'incline devant tant de dispositions régulatrices et devant l'esprit vif du ministre en charge d'un dossier qu'il semble maîtriser. Il est simplement surpris que les mots "vertu" et "morale" n'apparaissent pas clairement dans ce discours. Serait-il inconvenant, finalement, de parler de vertu et de morale à l'approche des secteurs bancaires et financiers ? La vertu ne s'insuffle-t-elle pas ? La morale ne se décrète-t-elle pas ?

Il est vrai que, lorsqu'une discussion porte sur un sujet technique (médecine, cordonnerie, construction navale...), seuls les spécialistes sont habilités à parler et à donner leur avis. Lorsqu'il s'agit de régulation bancaire et financière, sujet technique s'il en est, il n'y a pas de différence : et, à écouter, certains spécialistes, "la régulation bancaire risque de nuire aux pauvres" nous dit le directeur général de la banque américaine Citigroup, Vikram Pandit ; "les nouvelles règles bancaires envisagées pour 2012 dans le cadre de Bâle 3 coûteraient six points de croissance à l'Europe", selon Jean-Laurent Bonnafé, le directeur général de BNP Paribas ; sans oublier Alain Jouyet, Président de l'AMF, qui avoue devant la Commission des finances qu'il n'a pas les moyens de suivre en temps réel toutes les transactions, qu'il est impossible, selon lui, de donner deux cents instructions à la seconde sur un même titre avec une durée de validité de 25 microsecondes pour chaque ordre passé, 95 à 99 % de ces ordres n'étant pas exécutés, et que le pouvoir de sanction renforcé risque d'être bien difficile à mettre en oeuvre...

"Et, la vertu dans tout cela ?" s'indigne Socrate. Qui peut en parler ? N'importe quel Citoyen, parce qu'il aurait en lui le génome du bien commun, le sens collectif ? Mais, alors eureka ! Le système bancaire et financier est bien animé par des Hommes, des Citoyens lambda -plutôt alpha et oméga, à vrai dire-, non ? Donc la vertu et la morale n'ont pas besoin d'être décrétées. L'autorégulation est, par conséquent, toujours de mise dans notre cher système économique... CQFD !

Le ministre qui a suivit les pérégrinations de Socrate l'interrompt, dès lors, et réfute les prétentions de l'autorégulation ; c'est justement contre une telle vision que les Hautes autorités politiques mondiales se sont levées.

D'abord, le ministre reprend le bon vieux mythe de Prométhée et de son frère Epiméthée. A la création du monde, Epiméthée, qui devait distribuer les qualités et les dons physiques parmi les êtres vivants, oublia de pourvoir l'Homme, resté nu et sans défense. Prométhée, pour réparer l'erreur de son frère, vola les secrets du feu et des arts aux dieux. Mais, pour éviter que les Hommes, détenteurs de ces dons exceptionnels, ne s'entretuent, Zeus leur accorda aussi les sentiments de la Pudeur et de la Justice, fondateurs de la conscience politique et de la vie en communauté. Aussi, chaque homme a en lui la notion de la politique, le sens de la Cité... la vertu en somme.

Ensuite, le ministre rappelle que toute société humaine tend à punir les hommes ayant fait preuve d'injustice et de perversion vis-à-vis du reste de la communauté. Le châtiment du coupable est alors censé servir d'exemple, et enseigner la vertu tant à l'intéressé qu'aux autres citoyens.

Enfin, si les banquiers et financiers du XXIème siècle ne sont pas plus vertueux, après la loi nouvellement publiée, c'est parce qu'ils ne sont tout simplement pas conscient des impératifs sociaux d'une moralisation de leur métier. Toutefois, de même qu'un mauvais joueur de flûte sera malgré tout meilleur que quelqu'un n'en ayant jamais fait, les nouveaux banquiers et financiers pauvres en vertu paraîtront tout de même des modèles de moralité par rapport aux "barbares" des contrées lointaines n'ayant, eux, jamais publié de loi tendant à la régulation bancaire et financière.

En clair, le ministre ne peut échapper au dogme de l'autorégulation contrôlée à base de pédagogie, remontrances et sanctions, et hésite à s'engouffrer dans la régulation pleine et entière.

Et ce dernier de clore son argumentation en comparant la vertu bancaire et financière à une langue maternelle : si on peut apprendre cette dernière sans maître particulier (simplement en écoutant et imitant), ce n'est pas pour autant une raison pour affirmer qu'elle n'est pas un savoir susceptible d'être enseigné ou promulgué. La loi nouvelle a une vocation pédagogique. Par la force de l'exemple, les multiples organismes de contrôle, les sanctions contre certaines dérives, elle remplit son office : promulguer la vertu bancaire et financière. CQFD !

Socrate est subjugué par l'argumentaire. Mais, il se demande aussitôt, le ministre mêlant les concepts de "régulation", "vertu", "morale", "sanction contre l'injustice", si la vertu est une en soi, ou si les autres composantes citées en sont des parties distinctes et autonomes ? Le ministre agacé répond aussitôt que la vertu bancaire et financière est une, mais ces composantes en sont des parties distinctes, au même titre que le visage est un, tout en étant composé des yeux, du nez ou des oreilles. Aussi l'on peut parler de régulation bancaire et financière, de sanction contre les dérives et les fraudes, de contrôle des transactions, sans invoquer les mânes de la vertu et de la morale pour autant.

Socrate conteste, alors, cette vision des choses : on ne peut faire de ces composantes de la vertu bancaire et financière des éléments aussi distincts que le nez et les oreilles. Pourrait-on dire qu'une régulation n'est pas vertueuse ? Que la régulation n'a rien à voir avec la morale ? La régulation peut-elle exister sans sanction contre l'injustice ? La vertu et la régulation sont une seule et même chose.

Le ministre louvoie, tente de reprendre le dessus tant il est dangereux de parler "vertu" et "morale" à propos du secteur bancaire et financier, sans écorner le mythe de Prométhée et de l'autorégulation cher au système économique tout entier. Il pourrait heurter certaines Hautes susceptibilités. Alors, s'il est vrai que, parmi les composantes de la régulation, la vertu, la justice, la morale ont quelques similitudes, le ministre préfère biaiser sur le courage politique. Et du courage politique, le ministre tente d'en faire montre à foison pour louer l'action gouvernementale entreprise.

Mais, Socrate rebondit alors : le courage, quand il prend son fondement dans la folie, n'est plus du courage mais de la témérité. Un homme, pour être courageux, doit donc aussi faire preuve d'une certaine vertu. Il est dans la nature de l'homme de rechercher ce qu'il juge agréable et de fuir ce qu'il juge désagréable. Les lâches, ainsi, ne sont lâches que par ignorance de ce qui est réellement à craindre et de ce qui ne l'est pas. Partant, le courage est la science des choses à craindre et de celles qui ne le sont pas ; et il n'est point de vertu sans courage, ni de courage sans vertu. Or, il est à craindre que les mêmes causes produisent les mêmes effets. L'une des réponses à la Crise de 1929, fut la promulgation, aux Etats-Unis, du Glass-Steagall Act ou Banking Act en 1933. Cette loi instaurait, notamment, une incompatibilité entre les métiers de banque de dépôt, c'est-à-dire les activités de prêts et de dépôts, et ceux de banque d'investissement, c'est-à-dire les opérations sur titres et valeurs mobilières, afin qu'une crise financière ne soit pas doublée d'une crise bancaire et, ce faisant, d'une crise de l'économie dite "réelle". Mais, la nature de l'Homme est ainsi faite que ce dernier cherche toujours l'expansion : le Banking Act favorisait des banques d'investissement de grande taille mais sans réelle surface financière et des banques de dépôt qui, pour participer à l'essor de la croissance mondiale et en tirer quelques substantifiques et rentables fruits, contournaient l'obstacle et s'installaient, par filiales interposées, sur des places financières trop heureuses de voir la garantie des dépôts des épargnants s'adosser aux titrisations et autres investissements financiers. Au final, dans la course mondiale à la croissance bancaire et financière, le Banking Act fut abrogé le 12 novembre 1999 par le Financial Services Modernization Act. La vertu imposée par la loi pendant 60 ans aura vécu, sa déliquescence attendra ces jours funestes d'octobre 2008.

"Aussi, la vertu, fille de la science, s'apprend, cher ministre ! Et quand on sort des bancs de l'école, elle s'impose avec force de loi" lance tout net Socrate, applaudi plus volontiers par le banc gauche de la salle de conférence de presse. Sur ces bonnes paroles, le ministre prend congé... s'exclamant qu'il est plus facile de promulguer un décret relatif à la prévention du risque sismique, qu'une loi contre les risques systémiques...

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