La lettre juridique n°394 du 13 mai 2010 : Droit des étrangers

[Jurisprudence] Chronique de droit des étrangers - Mai 2010

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N0669BPH

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 21 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de droit interne de droit des étrangers, rédigée par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, un arrêt du 7 avril 2010 dans lequel le Conseil d'Etat considère qu'un demandeur d'asile politique ayant commis un "meurtre d'honneur" dans son pays d'origine lorsqu'il était mineur peut se voir accorder cet asile politique eu égard à sa situation particulière au moment des faits qui l'exposait aux pressions de toute nature de son entourage et qui excluait toute action délibérée de sa part. Le deuxième arrêt, rendu le 16 avril 2010, rappelle que, si la venue en France de ressortissants étrangers a été autorisée au titre du regroupement familial, l'autorité consulaire peut toujours refuser leur visa d'entrée en se fondant sur des motifs d'ordre public. L'épouse d'un étranger en situation de polygamie peut, ainsi, voir son visa au titre du regroupement familial refusé en ce sens sauf si sa venue ne conduit pas effectivement l'étranger à vivre en France en situation de polygamie. Dans les deux derniers arrêts, rendus le 7 avril 2010, la section du Conseil d'Etat procède, s'agissant des étrangers malades, à un revirement de jurisprudence en reconnaissant que, dans l'appréciation de la nature et de la gravité des risques qu'entraînerait un défaut de prise en charge médicale en cas de retour dans le pays d'origine ou de renvoi, un étranger malade peut se prévaloir du fait que, même si des possibilités de traitement existent en théorie, il ne pourrait en bénéficier effectivement compte tenu de son inaccessibilité socio-économique ou de circonstances exceptionnelles liées à sa situation personnelle.
  • Asile politique accordé à un demandeur ayant participé à un "meurtre d'honneur" dans son pays d'origine lorsqu'il était mineur (CE 9° et 10° s-s-r., 7 avril 2010, n° 319840, M. Hassan Ahmed, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5670EUK)

Si le droit d'asile trouve sa source dans les traditions les plus anciennes de l'humanité, il a toujours été conçu comme excluant de son bénéfice ceux qui avaient commis un crime. En ce sens, l'article 1er, F, de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 (N° Lexbase : L6810BHP) exclut de son champ d'application des personnes dont il existe des raisons sérieuses de penser, même en établissant des persécutions, qu'elles se sont rendues coupables d'un certain nombre de comportements jugés incompatibles avec le statut de réfugié politique. Parmi ceux-ci, le fait d'avoir commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil est l'une des clauses d'exclusion prévues par la Convention de Genève. Il est rare que cette disposition soit appliquée, mais il est encore plus rare que, pour un crime avéré, celui-ci ne soit pas considéré comme une cause d'exclusion.

Il ressort des faits de l'espèce que M. X, de nationalité irakienne, a demandé à bénéficier de l'asile politique en se prévalant, d'une part, de son militantisme au sein du parti politique dénommé "PKK", qu'il a quitté et qui le recherche, et, d'autre part, de sa participation à un "meurtre d'honneur" s'inscrivant dans un conflit entre familles qui l'expose à des risques de vengeance, sans qu'il puisse, à aucun de ses deux titres, se prévaloir de la protection des autorités irakiennes. Plus précisément, il résulte des déclarations de l'intéressé qu'il avait participé, alors qu'il était âgé de 15 ans et muni d'une arme, à la recherche d'un membre d'une famille envers laquelle la sienne entretenait donc ce "conflit d'honneur", et qu'il était présent lors de l'assassinat du membre de cette famille par son propre frère qui a, depuis, été condamné à la prison à perpétuité pour ce crime. Il est, ensuite, établi, qu'après ces faits, il a rejoint le PKK au sein duquel il a eu diverses activités durant huit ans et qu'il a quitté l'Irak pour échapper aux conditions de vie très difficiles que son appartenance à ce parti lui imposait. Si l'OFPRA a reconnu que le demandeur s'exposait, en cas de retour en Irak, à être recherché par le PKK en raison de son abandon du parti et que sa sécurité dans le nord de l'Irak ne pouvait être assurée par les autorités irakiennes, la commission de recours des réfugiés lui a, néanmoins, refusé le bénéfice de la protection conventionnelle en raison de sa participation au crime précédemment décrit. Elle a considéré que, même si l'individu pouvait avoir agi sous la contrainte, sa minorité à l'époque des faits ne l'exonérait pas de sa responsabilité. C'est cette décision que conteste M. X en se pourvoyant en cassation (1).

Pour le Conseil d'Etat, il est d'abord acquis que la cause d'exclusion s'applique à l'auteur comme au complice d'un crime grave de droit commun qui, sans commettre lui-même les actes criminels, a participé à leur préparation et a assisté à leur exécution sans chercher, à aucun moment, à les prévenir ou à s'en dissocier. Pour autant, la Haute cour relève une contradiction dans le raisonnement de la commission de recours des réfugiés, et estime que celle-ci a commis une erreur de droit en estimant qu'il y avait, en l'espèce, responsabilité entière de l'individu sans rechercher si, d'une part, la contrainte familiale avait pu réduire son libre arbitre et si, d'autre part, sa minorité avait pu le rendre plus accessible à cette contrainte. Tout en réglant l'affaire au fond, les juges suprêmes estiment que les circonstances de l'espèce ne font pas apparaître de raisons sérieuses de penser que le demandeur s'est personnellement rendu coupable, ni qu'il peut être regardé comme complice de ce crime grave eu égard au fait de sa situation particulière au moment des faits qui l'exposait aux pressions de toute nature de son entourage, et qui excluait toute action délibérée de sa part. En conséquence, un tel motif ne peut servir, en l'espèce, de cause à l'exclusion du statut de réfugié (2).

Le Conseil d'Etat applique rarement la clause d'exclusion relative à la commission d'un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil (3). Elle vise essentiellement à éviter que le refuge constitue le biais par lequel l'auteur d'un crime pourrait quitter son pays à la seule fin d'échapper aux poursuites judiciaires de droit commun auxquelles il s'expose en raison de son acte (4). Par "crime de droit commun" au sens de la Convention, il y a lieu d'entendre toute infraction qui n'est pas commise à l'occasion de la lutte de l'intéressé contre les autorités responsables des persécutions dont l'intéressé est, ou a été victime, sans qu'il y ait lieu, d'ailleurs, de donner au mot "crime" le sens précis qui lui prête le droit interne français.

La disposition a, par exemple, été appliquée, au titre de la responsabilité morale, au membre fondateur d'un mouvement terroriste dès lors qu'il a participé à la prise de décision ayant conduit à des crimes graves de droit commun, sans que ses activités diplomatiques et sa participation à des négociations l'aient conduit à se désolidariser des buts et des moyens employés par ce mouvement (5). Il en a été, de même, pour un pourvoyeur de fonds qui a assuré, en toute connaissance de cause, le financement logistique d'individus qui se sont eux-mêmes rendus coupables de crimes graves de droit commun (6).

A l'inverse, même si les exemples sont encore plus rares, le juge n'applique pas la clause d'exclusion lorsqu'il y a rupture avec un mouvement terroriste (7), ou lorsque le demandeur est en situation de particulière vulnérabilité et de contrainte (8). La Cour nationale du droit d'asile a, par exemple, pu juger que l'engagement du requérant dans un gang de 2001 à 2003 ne pouvait conduire à l'exclure du bénéfice de l'asile compte tenu de son âge, des évènements particulièrement traumatisants vécus, et de sa situation de vulnérabilité à cette époque (9). C'est en ce sens qu'a jugé en l'espèce le Conseil d'Etat, opérant, ainsi, un équilibre entre les garanties nées du droit des réfugiés et les exigences de police. La Commission de recours des réfugiés, en excluant, par principe, le mineur auteur d'un "meurtre d'honneur" dans son pays d'origine, rompt cet équilibre.

  • Un visa peut être refusé au titre du regroupement familial à l'épouse d'un étranger en situation de polygamie dans son pays d'origine, sauf si sa venue ne conduit pas effectivement l'étranger à vivre de la sorte en France (CE 1° et 6° s-s-r., 16 avril 2010, n° 318726, M. Dieng, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0159EWS)

On l'a vu récemment dans l'affaire de l'époux de cette femme verbalisée pour avoir conduit un véhicule en voile intégral, la polygamie suscite actuellement des passions en lien avec le débat qui a agité la France sur "l'identité nationale", et avec la volonté de procéder à une interdiction législative absolue du voile intégral dans les espaces publics, malgré les doutes qu'elle suscite sur sa conformité à la CESDH, voire à la Constitution. L'interdiction de la polygamie est en France un principe d'ordre public dont la violation est sanctionnée par l'annulation du mariage irrégulier et constitue un délit prévu et réprimé par l'article 433-20 du Code pénal (N° Lexbase : L2336AMH), le Conseil d'Etat veillant, pour sa part, à faire respecter ce principe par l'administration, tout particulièrement en matière de délivrance de visas dans le cadre du regroupement familial pour les conjoints et enfants d'étrangers.

Il ressort des faits de l'espèce que M. X a contracté deux mariages au Sénégal sous le régime de la polygamie. De ces deux mariages sont nés quatre enfants, respectivement un fils pour le premier mariage, et deux fils et une fille pour le second. La venue en France de la première épouse et des quatre enfants a été autorisée au titre du regroupement familial mais le consul général de France à Dakar a refusé de leur délivrer les visas d'entrée et de long séjour en France à ce titre. La Commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a, par la décision attaquée, confirmé le refus de visa qui leur a été opposé au motif que le requérant était polygame et qu'il ne pouvait, de ce fait, bénéficier des dispositions relatives au regroupement familial.

Pour le Conseil d'Etat, la commission a entaché sa décision d'une erreur de droit en se fondant sur la seule circonstance que le requérant était polygame pour refuser le visa, la délivrance du visa ne pouvant légalement être refusée pour la venue d'un conjoint que lorsqu'elle conduirait l'étranger à vivre en France en situation de polygamie. Le visa ne peut, ainsi, être refusé à la première conjointe et à ses enfants ayant bénéficié d'une autorisation de regroupement familial. En revanche, l'administration est fondée, le cas échéant, à opposer un refus de visa à la seconde conjointe et, par voie de conséquence, aux enfants de cette autre conjointe, sauf si cette dernière est décédée ou déchue de ses droits parentaux.

Le regroupement familial constitue, aujourd'hui encore, la source la plus importante de l'immigration régulière en France mais les conditions en ont été progressivement rendues plus difficiles. La Cour européenne des droits de l'Homme rappelle, tout d'abord, que les Etats conservent le droit de contrôler l'entrée des non-nationaux sur leur sol et l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR) ne saurait s'interpréter comme comportant, pour un Etat, l'obligation générale de respecter le choix, par des couples mariés, de leur résidence commune et de permettre le regroupement familial sur leur territoire (10). Le Conseil d'Etat avait considéré, à l'origine, qu'en matière de polygamie, il convenait d'appliquer la loi personnelle de l'étranger, et que si celle-ci admettait la polygamie, il n'était pas possible de faire obstacle à une demande de regroupement familial pour les différents conjoints (11). L'article L. 411-7 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5760G44) prévoit, désormais, que lorsqu'un étranger polygame réside en France avec un premier conjoint, le regroupement familial ne peut être accordé à un autre conjoint sauf si cet autre conjoint est décédé ou déchu de ses droits parentaux, ses enfants ne pouvant pas non plus en bénéficier (12).

En ce sens, la polygamie reste un obstacle à la prise en compte du droit à une vie familiale normale et l'interprétation du juge est assez stricte. Ne peut s'en prévaloir, par exemple, une ressortissante marocaine, mariée avec un compatriote avec lequel elle a un enfant, dès lors que son mari est resté marié avec sa première épouse, et alors même qu'il en est séparé (13). De même, les dispositions qui interdisent la délivrance ou prévoient le retrait de titres de séjour aux étrangers vivant en état de polygamie et à leurs conjoints (14) n'établissent pas de distinction entre le "premier conjoint" d'un étranger polygame et les autres. Si l'article L. 411-7 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, précité, impose, à propos de la procédure de regroupement familial, le refus ou le retrait des titres de séjour sollicités ou obtenus par un autre conjoint que "le premier", ainsi que le retrait du titre détenu par le ressortissant étranger à l'origine de la procédure, sans mentionner d'éventuelles mesures concernant le premier conjoint, il ne prévoit, au bénéfice de celui-ci, aucune obligation pour l'administration de délivrer ou de renouveler des titres. Commet donc une erreur de droit le juge des référés qui retient que le moyen tiré de ce qu'aucune disposition législative ou réglementaire ne permettait au préfet de refuser le renouvellement du titre de séjour détenu par le premier conjoint d'un ressortissant étranger polygame, au motif de la polygamie de ce dernier était de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision litigieuse de refus de renouvellement d'une carte de séjour temporaire (15).

Pour autant, le juge veille à ce que les principes relatifs au regroupement familial ne soient pas contournés par la généralisation des refus de visa. Si le bénéfice du droit au regroupement familial n'exclut pas son titulaire de l'obligation d'obtention du visa pour entrer en France (C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 211-1 N° Lexbase : L5819G4B), le visa ne peut être refusé que pour des motifs d'ordre public. La polygamie est une situation au nombre des motifs d'ordre public susceptibles d'être pris en considération, mais encore faut-il que la venue de l'une des épouses soit en mesure de créer une situation de polygamie sur le territoire français. S'il est prouvé que le mari réside seul en France, il n'y a pas de situation contraire à l'ordre public.

  • La prise en compte, en matière d'éloignement et de refus de titre de séjour, des possibilités socio-économiques d'accès effectif aux soins dans le pays de renvoi ou de circonstances exceptionnelles liées à la situation personnelle de l'intéressé (CE Contentieux, 7 avril 2010, deux arrêts, Ministre de l'Intérieur, publiés au recueil Lebon, n° 301640 N° Lexbase : A5643EUK et n° 316625 N° Lexbase : A5665EUD)

Lors de l'examen de la situation d'un étranger malade quant au bénéfice de la protection contre l'éloignement, le Conseil d'Etat a toujours vérifié s'il existait des structures médicales de nature à permettre à l'étranger de recevoir un traitement approprié dans son pays d'origine, mais il ne s'est jamais préoccupé de la question de savoir s'il pourra, une fois sur place, concrètement en bénéficier, tant sur le plan financier que géographique. C'est en ce sens qu'il fait évoluer sa jurisprudence dans les décisions d'espèce, tant en matière d'éloignement qu'en matière de refus de séjour, la solution à retenir dans le premier cas emportant celle qui doit prévaloir dans le second cas.

Dans la première espèce (n° 301640), un ressortissant tunisien, M. X, a fait l'objet d'une décision de reconduite prononcée à la suite de son maintien sur le territoire consécutivement à un refus de séjour. Le juge de la reconduite à la frontière du tribunal administratif de Paris a annulé la mesure d'éloignement. La cour administrative d'appel de Paris a rejeté la requête en appel du préfet de police en relevant, notamment, que le requérant a pu "utilement soutenir que, faute de disposer de revenus en Tunisie, il ne pourrait pas bénéficier effectivement des soins, particulièrement coûteux, qui lui sont nécessaires" (16).

Dans la seconde affaire (n° 316625), Mme Y, de nationalité ivoirienne, a été admise provisoirement au séjour après avis favorable du médecin-chef alors qu'elle souffrait d'un diabète insulinodépendant mais, consulté à nouveau sur l'état de santé de l'intéressée, le même médecin a estimé que cette dernière pouvait bénéficier d'un traitement approprié en Côte d'Ivoire, même si elle nécessitait une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner des conséquences d'une exceptionnelle gravité. La cour administrative d'appel de Paris a estimé que le refus de séjour devait être annulé, eu égard au fait qu'en l'absence de protection sociale en Côte d'Ivoire, la requérante ne pourrait pas bénéficier effectivement du traitement médical approprié dans son pays d'origine en raison de son coût particulièrement élevé et de l'absence de revenus de l'intéressée, âgée de 62 ans et sans qualification professionnelle (17).

Sur les pourvois des ministres de l'Intérieur et de l'Immigration, le Conseil d'Etat estime, dans la première espèce, que la décision de la cour administrative d'appel n'était pas entachée d'une erreur de droit, jugeant que le requérant pouvait utilement invoquer, à l'encontre de l'arrêté de reconduite, le moyen tiré de ce qu'il ne disposait pas des ressources suffisantes pour bénéficier effectivement en Tunisie des soins nécessaires. S'agissant de la seconde espèce, il confirme la décision de la cour en se fondant sur la circonstance que l'intéressée n'est pas en mesure, compte tenu du coût global du traitement et de la faiblesse de ses ressources en Côte d'Ivoire, de bénéficier effectivement d'un traitement approprié dans son pays (18).

Avant les deux décisions précitées, le Conseil d'Etat, s'agissant du respect de la condition tenant au bénéfice d'un traitement approprié dans le pays d'origine, vérifiait l'offre de soins disponible dans le pays de renvoi, et en aucun cas la disponibilité financière de l'étranger renvoyé. Il a, ainsi, pu constater l'existence de structures médicales au Maroc permettant de traiter le diabète (19) ou, en sens contraire, relever l'impossibilité, pour un étranger atteint d'une grave insuffisance rénale chronique de bénéficier, au Maroc, d'une opération de transplantation rénale (20). Le juge a pu, également, tenir compte de la situation sanitaire prévalant dans le pays d'origine pour voir si les médicaments nécessaires au traitement étaient disponibles dans le pays d'origine (21), ou si les stocks de médicaments des pharmacies permettaient une prise en charge satisfaisante de la maladie (22).

Mais le Conseil d'Etat a aussi pu clairement préciser, de manière assez rigoureuse et en sens contraire, que la circonstance que le requérant serait originaire d'une région éloignée des structures médicales appropriées, et qu'il aurait des difficultés financières à assumer la charge d'un traitement de sa maladie dans son pays d'origine était sans incidence sur l'appréciation de l'existence de soins appropriés dans ce pays (23). Son raisonnement étant identique concernant les difficultés de traitement que l'intéressé pouvait rencontrer du fait de son isolement géographique et le coût financier du traitement, ceux-ci étant sans effet sur la légalité de la décision (24), ou concernant la modicité des ressources de l'étranger et des éventuelles difficultés de prise en charge des dépenses médicales dans le pays, celles-ci étant sans incidence sur la légalité de l'arrêté attaqué (25), voire, encore, concernant le fait que le régime de Sécurité sociale en vigueur dans le pays de renvoi ne prévoyait pas la prise en charge des examens prescrits en raison de la situation de crise du pays (26).

A la décharge du Conseil d'Etat, il fallait, néanmoins, relever que la Cour européenne des droits de l'Homme n'était pas plus protectrice en la matière, estimant que, même si l'éloignement de l'étranger aboutissait à une dégradation importante de sa situation et, notamment, à une réduction significative de son espérance de vie, ces circonstances n'étaient pas suffisantes pour révéler une violation de l'article 3 de la CESDH (N° Lexbase : L4764AQI). La Cour avait, ainsi, considéré qu'alors même que le traitement dont avait besoin la requérante n'était disponible dans le pays de renvoi qu'à un prix très élevé, et qu'il n'existait, en particulier, aucun financement public, pas de soins infirmiers de base ou de Sécurité sociale, l'éloignement de l'intéressé ne constituait pas une violation de la Convention (27).

En jugeant de la sorte, la Cour a pu se prononcer à l'encontre du caractère absolu de l'article 3 de la CESDH et de la nature même des droits garantis par la Convention, préférant les limiter en vertu de facteurs politiques tels que les contraintes budgétaires (28). Le revirement de jurisprudence du Conseil d'Etat est, à cet égard, d'autant plus important qu'il voit, ainsi, le Conseil et le droit français devenir plus protecteur que le droit européen des droits de l'Homme, montrant à quel point a été étendu et approfondi le contrôle de la légalité des mesures concernant les étrangers. Le Conseil d'Etat, comme il a pu déjà être souligné, ne se bornant pas à faire preuve de "discipline juridictionnelle" vis-à-vis de la Cour européenne et n'hésitant pas à aller au-delà des standards européens contrairement aux idées reçues.

En abandonnant le refus de contrôler l'effectivité de l'accès au traitement approprié, la Haute juridiction administrative a franchi un grand pas justifié par la logique même du dispositif de protection. Comme le note le Rapporteur public, Mattias Guyomar, dans ses conclusions sous les arrêts d'espèce, la protection "serait factice si l'administration puis, le cas échéant, le juge, s'en tenaient, pour apprécier si l'état de santé de l'étranger implique ou non qu'il reste en France, à l'offre de soins existante dans le pays de renvoi sans prendre en compte la faculté d'y accéder concrètement". Reste à espérer, comme ont pu le souligner les juges européens, que cette façon de caractériser les droits garantis des étrangers en France ne fasse peser une charge trop lourde sur le pays en ouvrant trop loin "les vannes de l'immigration médicale" (29), tout en faisant de la France "l'infirmerie du monde" (30).

Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz


(1) Le requérant conteste, également, une seconde décision par laquelle la Cour nationale du droit d'asile lui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire, défini à l'article L. 712-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5911G4P). La protection subsidiaire, lorsqu'elle est accordée, ne conduit pas à l'octroi du statut de réfugié. En conséquence, elle permet seulement à son bénéficiaire de se voir délivrer un titre de séjour "vie privée et familiale" d'une durée d'un an alors que le réfugié se voit délivrer une carte de résident d'une durée de dix ans.
(2) Le statut de réfugié étant accordé, par voie de conséquence, la décision de la Cour nationale du droit d'asile octroyant la protection subsidiaire devient sans objet.
(3) L'on peut, néanmoins, citer certains cas marquants de rejet du statut de réfugié sur ce fondement comme celui de Jean-Claude Duvalier qui avait couvert de son autorité les graves violations des droits de l'Homme commises en Haïti pendant la période où il exerçait les fonctions de Président de la République (CE, 31 juillet 1992, n° 81963, Duvalier N° Lexbase : A7571ART), ou celui, plus récent, de la veuve du président rwandais Juvénal Habyarimana pour avoir été suspectée de complicité de génocide en jouant un rôle central au sein du premier cercle du pouvoir rwandais et en prenant part, à ce titre, à la préparation et à la planification du génocide (CE, 16 octobre 2009, n° 311793, Mme Agathe Kanziga, veuve Habyarimana N° Lexbase : A2341EMN).
(4) Cf. CE, Ass., 18 avril 1980, n° 13915, M. Mac Nair Melvin (N° Lexbase : A7501AIN). Il s'agit ici d'un refus d'octroi de la qualité de réfugié à un citoyen américain qui s'était rendu coupable d'un détournement d'avion, la circonstance que ce détournement avait un caractère politique ne saurait impliquer que les poursuites auxquelles ce crime expose ses auteurs soient constitutives d'une persécution du fait d'opinions politiques au sens des stipulations de la Convention de Genève.
(5) CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2005, n° 254882, Altun (N° Lexbase : A4973DLR).
(6) CNDA, 9 janvier 2003, n° 406014, Awobajo, Rapport annuel du Conseil d'Etat, 2003, p. 168-174.
(7) Cf., CNDA, 13 septembre 2005, n° 509227, T., où la clause d'exclusion ne s'applique pas à une ressortissante sri-lankaise qui s'est désolidarisée des Tigres libérateurs de l'Eelam tamoul.
(8) Cf., CNDA, 28 janvier 2005, n° 448119, C., où la clause d'exclusion n'a pas été appliquée en raison d'un enrôlement de force en Sierra Léone.
(9) CNDA, 15 janvier 2009, n° 594649, R..
(10) CEDH, 21 décembre 2001, Req. 31465/96, Sen c/ Pays-Bas (N° Lexbase : A9035AXW), RFDA, 2002, p. 1103, AJDA, 2002, p. 505.
(11) CE, Ass., 11 juillet 1980, n° 16596, Ministre de l'Intérieur c/ Montcho (N° Lexbase : A8094AIM), Rec. CE, p. 315.
(12) Il est, ainsi, prévu que l'étranger et son conjoint doivent présenter la copie intégrale de leur acte de naissance, afin de mettre à même l'administration, en cas de mariages antérieurs, de vérifier qu'une situation de polygamie n'est pas susceptible d'être créée sur le territoire français. Lorsque l'étranger demandeur du regroupement familial est ressortissant d'un Etat reconnaissant la polygamie, il doit remplir une déclaration sur l'honneur certifiant que le regroupement familial ne créera pas une situation de polygamie et fournira, s'il y a lieu, le (ou les) acte(s) de divorce le concernant, ainsi que son conjoint afin de contrôler que la dissolution des liens matrimoniaux a été effective.
(13) CAA Bordeaux, 5ème ch., 4 juin 2007, n° 05BX02403, Mme Mina Ouchene, épouse Asrar (N° Lexbase : A8602DXU).
(14) En particulier les articles L. 313-11 (N° Lexbase : L6388IGP) et L. 314-5 (N° Lexbase : L1269HPP) du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en ce qui concerne respectivement la carte de séjour temporaire et la carte de résident.
(15) CE 2° et 7° s-s-r., 2 oct. 2006, n° 288582, Ministre de l'Intérieur c/ Mme Kanoute, épouse Touré (N° Lexbase : A6895DRS).
(16) Si la cour a admis le caractère opérant du moyen, elle l'a, néanmoins, écarté sur le fond en estimant qu'il existe, dans ce pays, un dispositif assurant la prise en charge des soins pour les démunis et que le requérant ne faisait état d'aucune circonstance exceptionnelle tirée des particularités de sa situation personnelle qui l'empêcherait d'en bénéficier (CAA Paris, 15 décembre 2006, n° 06PA00482, Préfet de Police c/ M. Jahnoun N° Lexbase : A4384DTK).
(17) CAA Paris, 3 avril 2008, n° 07PA04394, Mme Diallo épouse Kallet Bialy (N° Lexbase : A4859D8H).
(18) A noter que le Conseil profite des cas d'espèce pour déterminer, d'une part, le mode de partage de la charge de la preuve en la matière, qui repose en partie sur les épaules de l'étranger qui doit prendre l'initiative d'alléguer l'inaccessibilité du traitement ou des éléments de sa situation personnelle, quitte à devoir lever le secret médical à l'égard des agents préfectoraux et, d'autre part, les critères pouvant être pris en compte par le préfet pour réaliser son appréciation, sous le contrôle du juge.
(19) CE, 31 janvier 2000, Préfet d'Ille et Vilaine c/ Farzouz (N° Lexbase : A1215B9U), Rec. CE, Tables, p. 1041.
(20) CE 2° et 7° s-s-r., 30 avril 2004, n° 252135, Préfet de Police c/ Aich (N° Lexbase : A0274DC7), Rec. CE, Tables, p. 725.
(21) CAA Paris, 2 décembre 2008, n° 08PA01692, Préfet de Police (N° Lexbase : A1286EXW).
(22) CAA Paris, 2 décembre 2008, n° 08PA02263, M. Shahin Miah (N° Lexbase : A1287EXX).
(23) CE 2° et 7° s-s-r., 13 février 2008, n° 297518, Ministre de l'Intérieur c/ M. Ben Jilani Antir (N° Lexbase : A9143D4E).
(24) CAA Lyon, 2ème ch., 27 mai 2009, n° 08LY01375, Mme Djida Hocini (N° Lexbase : A1787EKE).
(25) CE, 28 septembre 2005, n° 258262, Préfet de police c/ Mme Ngami (N° Lexbase : A6052DKD).
(26) CE, 28 décembre 2005, n° 275880, Préfet de Police c/ Gnali (N° Lexbase : A1976DM7).
(27) CEDH, 27 mai 2008, Req. 26565/05, N. c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A7403D8P), RTD, 2009, p. 261, note J. Laferrière ; voir, dans le même sens, CEDH, 15 novembre 2001, Req. 47531/99, Karagoz c/ Turquie (N° Lexbase : A1275EXI), ou encore CEDH, 29 juin 2004, Req. 7702/04, Salkic c/ Suède (N° Lexbase : A1276EXK).
(28) Cf. l'opinion dissidente des juges Tulkens, Bonello et Speilmann sous CEDH, 27 mai 2008, Req. 26565/05, N. c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A7403D8P), où la Cour a eu peur qu'une solution différente ouvre "les vannes de l'immigration médicale et risque [...] de faire de l'Europe l'infirmerie du monde" (§ 8).
(29) Comme le souligne le rapporteur, en termes statistiques, les effets de cette évolution devraient être limités compte tenu des effectifs susceptibles d'être concernés.
(30) Cf. note 28.

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