Le Quotidien du 1 septembre 2020 : Avocats

[Questions à...] « Lorsqu’un État s’en prend aux avocats, il n’y a plus d’État de droit », Entretien avec la Présidente du Conseil national des barreaux, Christiane Féral-Schuhl, à la suite du décès de l’avocate turque incarcérée, Ebru Timtik

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[Questions à...] « Lorsqu’un État s’en prend aux avocats, il n’y a plus d’État de droit », Entretien avec la Présidente du Conseil national des barreaux, Christiane Féral-Schuhl, à la suite du décès de l’avocate turque incarcérée, Ebru Timtik. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/60019363-questions-a-lorsqu-un-etat-s-en-prend-aux-avocats-il-n-y-a-plus-d-etat-de-droit-entretien-avec-la-p
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par La rédaction

le 03 Septembre 2020


Mots-clefs : avocat • procès équitable • droits de la défense • impartialité •  indépendance • Conseil national des barreaux

 

À la suite du décès en détention de l'avocate turque Ebru Timtik intervenu ce 27 août 2020, la Présidente du Conseil national des barreaux (CNB) a accepté de nous accorder un entretien dans lequel elle rend hommage à sa consœur et revient sur les nombreuses arrestations d'avocats intervenues en Turquie depuis le coup d'État de 2016 ainsi que sur la situation de l'avocate iranienne incarcérée Nasrin Sotoudeh. À cette occasion, Christiane Féral-Schuhl nous a présenté les différentes mesures prises et envisagées par le CNB pour soutenir les avocats persécutés en raison de l'exercice de leurs fonctions.


 

 

Lexbase : Cet entretien intervient à la suite de l’annonce du décès, alors qu’elle était incarcérée, de l’avocate turque Ebru Timtik après 238 jours de grève de la faim. Pourriez-vous nous rappeler le contexte de son arrestation ?

Christiane Féral-Schuhl : Depuis de nombreuses années et avec une intensité renouvelée après la tentative de coup d’État de 2016, plusieurs centaines d’avocats turcs sont toujours emprisonnés, poursuivis, harcelés dans l’exercice de leur fonction. Les avocats turcs, nos confrères, sont jugés dans des conditions qui ne garantissent pas les droits de la défense et un procès équitable. L’ensemble du système judiciaire a été mis sous contrôle du pouvoir turc.

En ce qui concerne plus particulièrement Ebru Timtik, jeune avocate défenseure des droits de l’homme en Turquie, elle faisait partie des 18 avocats de l’association des avocats progressistes (CHD) et du Bureau des droits du Peuple (HHB) à être condamnés à des peines de prison extrêmement lourdes pour des infractions présumées liées au terrorisme. Elle-même a été condamnée à une peine lourde de treize ans pour appartenance à une organisation terroriste. Son dossier était en cours d’examen devant la Cour suprême turque. Son seul crime en réalité, c’est d’avoir défendu des personnes poursuivies pour terrorisme et donc d’avoir exercé la profession d’avocat puisque la défense en toutes circonstances est dans l’ADN de l’avocat.

Dès le début de son procès, il y a eu plusieurs incidents qui nous ont beaucoup inquiétés quant à l’impartialité et l’indépendance de la procédure. Ces incidents ont pu être observés lors d’une mission d’enquête à laquelle a participé le Conseil national des barreaux à l’automne 2019. Cette mission d’enquête réunissait 15 avocats de plusieurs pays européens qui se sont rassemblés à Istanbul pour clarifier les circonstances juridiques ayant conduit à la condamnation de ces avocats turcs.

À la suite de leur condamnation, Ebru Timtik et un autre avocat turc, Aytaç Ünsal, ont entamé une grève de la faim pour réclamer la tenue d’un procès équitable alors que leur recours était examiné par la Cour suprême. Nous suivons ce dossier depuis le début. Nous avons des élus qui ont pu rencontrer Ebru Timtik alors qu’elle était emprisonnée à la prison de Silivri. Il ne faut pas oublier notre confrère Aytaç Ünsal qui fait partie de la même équipe de défense. Il est lui aussi en grève de la faim depuis plus de 210 jours et, comme Ebru Timtik qui est malheureusement est décédée, il est en danger de mort et nous restons pleinement mobilisés pour obtenir sa libération.

Lexbase : Vous souhaitiez également évoquer le cas de l’avocate iranienne Nasrin Sotoudeh ?

Christiane Féral-Schuhl : Cette tragédie fait nécessairement écho à la situation dramatique d’une autre consœur médiatiquement très connue qui est l’avocate iranienne Nasrin Sotoudeh. C’est également une défenseure des droits de l’homme. Elle a consacré une partie de sa carrière à la défense de femmes et d’enfants victimes de violences familiales. Elle s’est également chargée de la défense de plusieurs activistes et journalistes iraniens. En 2017 et 2018, elle a défendu plusieurs jeunes filles iraniennes qui avaient enlevé leur voile en public. Elle a été arrêtée à son domicile pour purger une peine de cinq ans de prison. Cette arrestation faisait suite à l’adoption d’une liste limitant le choix des accusés de crimes politiques à 20 avocats approuvés par le gouvernement : Nasrin Sotoudeh s’est exprimée à plusieurs reprises pour condamner cette liste en considérant que le libre choix de l’avocat était absolument indispensable, et que ça revenait à refuser le droit à la défense aux prisonniers politiques iraniens puisqu’ils étaient contraints de passer par cette liste de 20 avocats.

En mars 2019, le mari de Nasrin Sotoudeh, Reza Khandan, a annoncé dans un message publié sur Facebook qu’elle était condamnée à trente-trois ans d’emprisonnement et 148 coups de fouet prononcés sur le fondement de plusieurs chefs d’accusation dont la propagande contre le système politique, l’atteinte à l’ordre public et au calme, l’encouragement à la prostitution. En tout, sept chefs d’accusation au total qui ont conduit à cette condamnation hors normes.

Cette condamnation a été prononcée quelques jours après la journée internationale des droits des femmes et, ici encore, comme pour notre consœur turque, elle est manifestement liée au seul exercice de sa profession d’avocate auprès de ses clientes.

Si la mobilisation internationale a permis d’empêcher l’exécution de la peine de châtiments corporels, Nasrin Sotoudeh est toujours incarcérée dans des conditions sanitaires déplorables, et, avec plusieurs codétenus, elle a entamé une grève de la faim pour dénoncer les conditions de détention catastrophiques, qui ont encore été aggravées par le contexte sanitaire que nous connaissons.

Évidemment, depuis mars 2019, la pandémie de Covid-19 s’est répandue en Iran comme partout ailleurs et a déjà tué plusieurs milliers de personnes. Le virus se propage également et nécessairement au sein des prisons. Dans la prison iranienne d’Evin où Nasrin se trouve être actuellement détenue, nous avons appris qu’au moins 5 détenus avaient contracté le virus. Le centre pénitentiaire est à cours de fournitures médicales, sanitaires, hygiéniques et l’accès des prisonniers à la nourriture et aux médicaments est également réduit. Dans le cadre des efforts du gouvernement iranien pour prévenir la propagation du virus, beaucoup de prisonniers ont été temporairement libérés. Quatre-vingt-cinq mille prisonniers auraient bénéficié de cette libération, mais la moitié des prisonniers politiques dont Nasrin Sotoudeh n’a pas obtenu de remise en liberté. En août 2020, nous avons appris que Nasrin avait entamé une nouvelle grève de la faim pour réclamer la libération des prisonniers politiques durant la crise sanitaire que traverse le pays. Par ailleurs, sa fille, en août également, a été arrêtée et arbitrairement détenue pendant plusieurs heures avant de pouvoir être libérée.

On voit à travers ces exemples qu’être avocat(e), défenseur(e) des droits de l’homme, n’est pas simple à travers le monde et que c’est un véritable engagement qui mérite un soutien. Il est inacceptable, où que ce soit dans le monde, qu’on meurt parce qu’on est avocat ou avocate. C’est d’autant plus inacceptable, dans le cas d’Ebru Timtik, que notre consœur turque est morte alors qu’elle était hospitalisée de force, après que sa libération ait été refusée une nouvelle fois. Lorsqu’un État s’en prend aux avocats, il n’y a plus d’État de droit.

La mort d’Ebru Timtik ne doit évidemment pas faire oublier tous les autres avocats turcs emprisonnés qui sont eux aussi en danger de mort, ni tous les avocats emprisonnés et menacés dans le monde ailleurs qu’en Turquie dont le premier symbole est Nasrin Sotoudeh, avocate emprisonnée en Iran.

Lexbase : Quelles sont les actions mises en place par le Conseil national des barreaux pour soutenir ses confrères à l’étranger ?

Christiane Féral-Schuhl : Nous avons notamment adopté une motion au cours d’une assemblée générale en mars 2019. Nous avons lancé une pétition en ligne qui au moment où je vous parle ne doit pas être très loin des 500 000 signatures. Nous avons aussi écrit un courrier au président de la République pour lui demander de mener toute action au soutien de Nasrin Sotoudeh. Nous avons accroché son portrait sur la façade du Conseil national pour sensibiliser le public. Nous avons proposé aussi avec la Délégation française du Conseil des barreaux européens et des barreaux membres de l’OIAD (Observatoire international des avocats en danger) que Nasrin Sotoudeh reçoive le prix des droits de l’homme du CCBE (Conseil des barreaux européens) de 2019 pour son engagement et son sacrifice hors du commun afin de préserver les valeurs fondamentales de la profession. Nous avons alerté les autorités françaises et européennes compétentes. Avant-hier, j’ai eu au téléphone un député français mobilisé qui m’a indiqué rallier plusieurs députés. Nous avons saisi le groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU.

Nous n’oublions pas les autres confrères et notamment les avocats turcs, puisqu’il y a eu plusieurs déplacements en Turquie. Nous avons été observateurs pendant les procès. Nous essayons symboliquement de rappeler qu’un avocat emprisonné, c’est inacceptable. Ça ne peut pas perdurer. La démocratie est en danger dès lors qu’un avocat ne peut pas librement défendre une personne indépendamment de ce que cette personne a fait. L’avocat ne se substitue pas au client, il est là pour expliquer un contexte. Quelles que soient la faute et les raisons pour lesquelles la personne est mise en cause ou suspectée, il faut que l’avocat puisse librement exercer sa mission.

Lexbase : L’un des points communs dans ces affaires semble donc être l’assimilation des avocats aux idées de leurs clients ?

Christiane Féral-Schuhl : Il y a plusieurs idées. Il y a le libre choix de l’avocat. Dans le cas de Nasrin Sotoudeh, contraindre les prisonniers politiques à choisir un avocat sur une liste de 20 avocats choisis par le gouvernement, ce n’est pas possible. Il y a donc déjà le libre choix de l’avocat. Il y a ensuite la liberté de la défense et le droit à la défense. Être défenseur des droits dans un État de droit, c’est pouvoir porter une parole libre pour l’avocat. Ce qu’on constate, c’est que, que ce soit en Iran, que ce soit en Turquie – mais c’est vrai aussi le cas dans d’autres pays malheureusement –, il y a beaucoup de tentatives d’intimidation pour faire taire les avocats.

Lexbase : Souhaitez-vous réagir au projet de réforme du gouvernement turc visant à fonder des barreaux concurrents ?

Christiane Féral-Schuhl : Aujourd’hui le barreau n’est plus libre. L’ensemble du système judiciaire, y compris le barreau, est placé sous le contrôle du pouvoir turc, et on sait bien que l’indépendance de l’avocat est quelque chose d’absolument essentiel pour sa mission. Tout cela participe de l’action qui consiste à faire taire les avocats.

Lexbase : Des actions du Conseil national des barreaux sont-elles envisagées à la suite du décès d’Ebru Timtik ?

Christiane Féral-Schuhl : La question est à l’ordre du jour de notre bureau. Nous avons déjà fait plusieurs tentatives. Je suis allée voir personnellement l’ambassadeur de Turquie. Nous avons manifesté devant l'ambassade. Nous avons fait plusieurs actions. Nous allons voir si nous pouvons faire une action plus large. Nous avons notamment la volonté d’alerter le plus largement possible. Nous sommes en train d’examiner comment vraiment manifester notre soutien aux avocats turcs et tout particulièrement notre émotion à la suite du décès d’Ebru Timtik.

Lexbase : Plusieurs organisations internationales dont l’ONU dénoncent depuis un certain nombre d’années les méthodes du gouvernement turc. La médiatisation est-elle un levier d’action efficace face aux actions de l’État turc ?

Christiane Féral-Schuhl : Oui, mais cela n’a pas empêché la mort de notre consœur. C’est un échec en soi. Il faut que tous les avocats s’alignent et manifestent leur désapprobation et leur désaccord avec cette stratégie de l’État, cette volonté de faire disparaître les avocats. Aujourd’hui, encore une fois, il est inacceptable, où que ce soit dans le monde, en Turquie, comme en Iran, comme ailleurs, qu’on puisse mourir parce qu’on est avocat ou avocate.

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