La lettre juridique n°402 du 8 juillet 2010 : Affaires

[Textes] Le régime de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée : la notion de patrimoine dans tous ses états

Réf. : Loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (N° Lexbase : L5476IMR)

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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

le 07 Octobre 2010

"Le patrimoine est l'ensemble des biens d'une personne, envisagé comme formant une universalité de droit" : à l'époque où Aubry et Rau écrivaient ces lignes dans leur "Cours de droit civil français", la notion de patrimoine, pierre angulaire du droit commun, était censée constituer une universalité avec cette caractéristique de regrouper un ensemble de droits et de charges, actuels et futurs, dans lesquels les droits répondent des charges. La cohérence du principe imposait, également, que cette universalité entraîne l'unicité du patrimoine qui suppose que ce dernier, attaché indissolublement à la personnalité juridique, puisse n'avoir qu'un titulaire, chaque personne ne pouvant disposer que d'un patrimoine.
La création de l'EIRL par la loi du 15 juin 2010 vient de porter une atteinte majeure à ce principe en établissant, en son article 1er, section 2, que "tout entrepreneur individuel peut affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d'une personne morale". Ainsi, le législateur, pour des raisons propres à l'adaptation de la situation des petits entrepreneurs, notamment en cas de difficulté de l'entreprise, aligne-t-il tardivement notre droit interne sur certains droits étrangers. A l'image des droits suisse et allemand, notamment, il faudra désormais admettre qu'une personne puisse avoir plusieurs patrimoines.
Indépendamment des innombrables réflexions théoriques que cette nouvelle loi va sans doute susciter, on ne peut que s'interroger sur les difficultés pratiques que ce statut d'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) risque de faire naître en droit des affaires. A ce titre, la loi est particulièrement laconique quant à la reformulation inévitable de nombre d'articles du Code de commerce, sans préjudice des conséquences, également considérables, que le texte va entrainer au plan du droit commun. En effet, elle prévoit en son article 8 que le Gouvernement sera autorisé à prendre par voie d'ordonnance, dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution (N° Lexbase : L1298A9X), les dispositions permettant l'adaptation du Code de commerce ainsi que "l'harmonisation" en matière de droit des sûretés, de droit des procédures civiles d'exécution et de règles applicables au surendettement des particuliers . La tâche risque d'être complexe, tant il apparaît que la loi sur l'EIRL présente deux aspects contradictoires : d'un côté, un ensemble de dispositions donne le sentiment que le législateur a surtout entendu permettre à l'entrepreneur individuel de bénéficier de mesures d'insaisissabilité de son patrimoine (I), telles celles qui avaient été imaginées à l'occasion de la loi dite "Dutreil" du 1er août 2003 (loi n° 2003-721, pour l'initiative économique N° Lexbase : L3557BLC), s'agissant de la protection de l'habitation principale par l'insaisissabilité. D'autres dispositions, en revanche, laissent transparaître que la déclaration en question, loin de ne constituer qu'une restriction au droit d'action des créanciers sur le patrimoine privé, suggère l'institution d'une quasi-forme de société unipersonnelle, tant le glissement vers la forme sociale semble patent (II), même s'il est exclusivement dû au souci du législateur d'offrir un régime de protection particulièrement sûr à l'entrepreneur.

I - Un régime dédié, formellement, à l'insaisissabilité du patrimoine privé

Le principe d'insaisissabilité figure au frontispice de la loi dont l'article 1er emporte modification du chapitre VI du titre II du livre V du Code de commerce, y ajoutant une section 1, intitulée "de la déclaration d'insaisissabilité", comprenant les articles L. 526-1 (N° Lexbase : L5330IMD) à L. 526-5. La constitution du patrimoine professionnel revêt, ainsi, avant tout, un aspect déclaratif (A), qui n'est pas sans poser des problèmes quant à la liberté d'affectation des biens offerte à l'entrepreneur. Il est donc tempéré par des dispositions permettant d'offrir une sécurité relative à ses créanciers (B).

A - Un mécanisme déclaratif d'affectation de biens

L'aspect déclaratif du nouveau régime proposé résulte, en premier lieu, des termes choisis par le législateur qui n'institue pas une entreprise à proprement parler mais établit uniquement le régime de protection "de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée". Si on peut imaginer que, dans le langage commun, cette précaution sémantique sera fort peu respectée, et qu'on évoquera souvent abusivement l'entreprise plutôt que l'entrepreneur, il demeure que les termes de la loi sont limpides et ne prêtent pas à interprétation (article 1er, section 2, de la loi précité, nouvel article L. 526-6 du Code de commerce N° Lexbase : L5612IMS). D'une part, le régime n'entraîne pas création d'une personne morale et, d'autre part, il se réduit à l'affectation par l'entrepreneur, à son activité professionnelle, d'un patrimoine distinct. Cette solution consacre, ainsi, définitivement, la reconnaissance textuelle expresse du patrimoine d'affectation en droit interne. Employé pour la première fois par la loi du 23 juillet 1987 à propos de la fondation (loi n° 87-571, sur le développement du mécénat N° Lexbase : L8334AGR), le législateur avait, semble-t-il, en effet, soigneusement évité de l'employer ultérieurement notamment dans la rédaction de la loi du 19 février 2007, instituant la fiducie (loi n° 2007-211 N° Lexbase : L4511HUM).

Cette affectation, en revanche, peut être fort restrictive puisque, si -aux termes du même article- "ce patrimoine est composé de l'ensemble des biens, droits, obligations ou sûretés dont l'entrepreneur individuel est titulaire, nécessaires à l'exercice de son activité professionnelle", l'option est offerte à ce dernier de décider d'affecter uniquement une partie des biens utilisés pour l'activité. La seule restriction est qu'un même "bien, droit obligation ou sûreté" ne pourra entrer dans la composition que d'un seul patrimoine, sachant qu'à compter du 1er janvier 2013 il sera possible de constituer plusieurs patrimoines affectés en vertu de l'article 14 de la loi. Ainsi, à la logique patrimoniale qui supposerait l'affectation de l'ensemble des biens professionnels, le législateur a préféré une logique de protection, en laissant à l'entrepreneur toute latitude pour décider de la consistance des biens qui seront affectés.

Cet aspect du régime applicable à l'EIRL est renforcé par les aspects procéduraux de la déclaration de constitution du patrimoine professionnel qui tendent, par l'information, à rendre l'affectation opposable aux créanciers. Ainsi, cette constitution, aux termes de l'article L. 526-7 nouveau (N° Lexbase : L5611IMR), résulte d'une fiction -pour reprendre la notion développée à propos de la création des personnes morales- puisqu'elle résulte d'un "dépôt de déclaration" au registre de publicité auquel l'entrepreneur est tenu de s'immatriculer, ou, s'il n'y est pas tenu, à un registre tenu au greffe du tribunal statuant en matière commerciale du lieu de son établissement principal.

L'importance accordée au mécanisme d'opposabilité se traduit, enfin, par la mise en oeuvre de règles procédurales, instaurées au nouvel article L. 526-8 (N° Lexbase : L5610IMQ) emportant encadrement de la déclaration, leur non-respect, en effet, entraînant l'inopposabilité de l'affectation (C. com., art. L. 526-9 N° Lexbase : L5598IMB). Quant aux organismes chargés de recevoir cette déclaration, ils sont tenus de n'accepter son dépôt qu'après avoir vérifié que celle-ci comporte "un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l'activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur", ainsi que la mention de l'objet de l'activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté. Lorsque cette affectation porte sur un bien immobilier (C. com., art. L. 526-9) elle doit être, au préalable, reçue par acte notarié et publiée au bureau des hypothèques, puis présentée avec la déclaration d'affectation patrimoniale ou, si cette affectation est postérieure à la constitution du patrimoine professionnel, au moyen d'une déclaration complémentaire.

On ne saurait que souligner les risques que peuvent présenter, pour les créanciers, cette latitude laissée à l'entrepreneur, libre d'affecter n'importe quelle partie ou fraction de ses biens professionnels. Qu'il s'agisse, en effet, des créanciers à titre personnel ou de ceux dont les droits sont nés à l'occasion de l'activité professionnelle, la constitution du patrimoine d'affectation a pour première conséquence de diminuer le gage général dont ils auraient disposé en cas d'unicité. La pluralité de patrimoine pourrait toutefois, selon certains auteurs, permettre, dans certains cas, un renforcement des droits des créanciers. Ainsi, Bruno Dondero de souligner qu'il "n'est pas systématiquement plus intéressant pour un créancier de se partager l'intégralité de l'actif du débiteur avec tous les autres créanciers de celui-ci, plutôt que de n'appréhender qu'une partie de cet actif, mais en concurrence avec des créanciers en nombre réduit" (1). Il demeure que la liberté d'affectation constituait un péril pour les droits des créanciers, ce que le législateur a eu le souci de juguler en offrant à ces derniers des mécanismes formels de protection.

B - Des mécanismes formels de protection des créanciers

Le principe a, d'abord, été posé de la mise en oeuvre d'une évaluation externe du patrimoine affecté. En vertu du nouvel article L. 526-10 (N° Lexbase : L5609IMP), tout élément d'actif, autre que des liquidités, et dont le montant déclaré sera supérieur à un montant fixé par décret, fera l'objet d'une évaluation au vu d'un rapport annexé à la déclaration. Il sera établi sous sa responsabilité par un commissaire aux comptes, un expert-comptable, une association de gestion et de comptabilité ou un notaire désigné par l'entrepreneur individuel. L'évaluation par un notaire ne concernera, cependant, que les biens immobiliers.

Cette évaluation externe, dont le principe est voisin du régime applicable aux apports en nature dans les sociétés à responsabilité limitée, devrait permettre de protéger les tiers contre une surévaluation. Aux termes, en effet, du troisième alinéa de l'article précité, l'entrepreneur individuel sera responsable, au cas où la valeur retenue par l'évaluateur sera inférieure à celle qui sera portée dans la déclaration, à hauteur de la différence constatée, pendant 5 ans envers les tiers, et ce sur la totalité de son patrimoine. La même règle sera applicable en cas d'absence d'évaluation (même article). L'analyse du mécanisme posé par l'article L. 526-10 appelle ainsi une remarque importante : le principe selon lequel l'évaluation ne sera requise qu'à partir d'un certain seuil va, sans doute, inciter les entrepreneurs individuels à ne pas franchir ledit seuil, pour des raisons évidentes d'économie, sans préjudice de l'aversion supposée que la plupart d'entre eux manifestent à l'encontre des formalités juridiques. Il y a là un encouragement tacite à sous-évaluer les biens affectés qui, en soi, ne sera pas attentatoire aux droits des créanciers professionnels (puisque leur gage portera sur une somme supérieure à celle qui sera déclarée), mais qui altèrera d'autant celui des créanciers du patrimoine privé qui, eux, auront potentiellement à souffrir de sa diminution. A ce titre, le montant qui sera fixé par décret sera sans doute un facteur essentiel dans le jeu de cet effet de seuil sans que l'on puisse envisager, pour l'instant, quels montants pourront être retenus par le Gouvernement.

Autre principe protecteur, comparable à celui qui régit les apports en société, celui qui gouverne l'affectation de bien commun ou indivis vise, cette fois, à protéger le patrimoine familial. L'article L. 526-11, nouveau, du Code de commerce (N° Lexbase : L5597IMA) impose, ainsi, la production d'un justificatif émanant du conjoint ou des coïndivisaires en vertu duquel ils consentent expressément à l'affectation et attestent de leur information sur les droits des créanciers sur le patrimoine affecté. Enfin, comme pour le principe de la déclaration d'affectation prévue à l'article L. 526-8, le non-respect de ces formalités est sanctionné par l'inopposabilité (C. com., art. L. 526-11, in fine).

Restait à trancher la délicate question de l'opposabilité de l'affectation réalisée par l'entrepreneur individuel aux créanciers antérieurs. En effet, si l'article L. 526-12 (N° Lexbase : L5608IMN) souligne -d'évidence- que l'affectation sera opposable aux créanciers postérieurs, la solution est particulièrement nuancée pour ceux dont les créances sont nées antérieurement.

Le régime de base soumet l'EIRL à la mention, dans la déclaration d'affectation, des créanciers antérieurs existants et contraint l'entrepreneur à les informer de la constitution du patrimoine professionnel, les détails relatifs à cette double information devant être ultérieurement établis par voie réglementaire. Si ces conditions sont respectées, alors les créanciers antérieurs pourront se voir opposer l'affectation, sauf s'ils forment "opposition à ce que la déclaration leur soit opposable" (sic) dans un délai fixé par décret. Dès lors, cette contestation pourra, soit donner lieu à un rejet par le juge, soit déboucher sur le remboursement de la créance, soit, enfin, aboutir à la constitution de garanties. En cas d'inobservation des sujétions imposées par le jugement, l'affectation sera inopposable au créancier mais, en toute hypothèse, la contestation, même admise judiciairement, ne pourra empêcher la constitution d'un patrimoine professionnel.

Il demeure que, le texte ne précisant pas quels sont les créanciers concernés, cet ensemble de dispositions, dont la logique juridique est, pourtant, inattaquable, risque d'entraîner des difficultés pratiques considérables. En effet, il faut supposer -en l'état actuel des textes- que tous les créanciers du patrimoine antérieur seront concernés et que la mention de leur créance devra figurer dans l'acte d'affectation. Faudra-t-il mentionner, de la sorte, toutes les créances dont le patrimoine initial constituait le gage ? La liste risque d'être longue, fastidieuse, et son établissement propre à rebuter les entrepreneurs. On peut, de la sorte, augurer que les créances mineures ne feront pas l'objet de déclaration, de facto, en raison du peu d'intérêt qu'elles présentent eu égard au degré de protection recherché.

Parachevant, enfin, la protection des créanciers, le même article L. 526-12 établit qu'en cas de fraude ou de manquement grave aux règles prévues au deuxième alinéa de l'article L. 526-6 ou aux obligations prévues à l'article L. 526-13 (N° Lexbase : L5607IMM composition du patrimoine et obligation de la tenue d'une comptabilité : cf. infra), l'entrepreneur sera responsable sur la totalité de ses biens, et qu'il en ira de même en cas de fraude. Cette disposition sera, sans doute, à rapprocher, ultérieurement, des mesures que le Gouvernement adoptera par ordonnance afin d'adapter le droit des entreprises en difficulté, dans la mesure où ce mécanisme semble être le corollaire à la procédure d'extension d'une procédure collective prévue à l'article L. 621-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L3474ICN).

On signalera, pour mémoire, que l'article L. 526-15 (N° Lexbase : L5605IMK) permet à l'entrepreneur individuel de renoncer à l'affectation, que cette dernière disparaît en cas de décès (sauf exceptions : cf. infra) et qu'en cas de cessation de l'activité professionnelle concomitante à la fin de l'affectation, les créanciers ne conservent de droits que sur la partie du patrimoine qui constituait leur gage au moment de la renonciation ou du décès.

Imaginée, ainsi, comme un texte fondé sur l'insaisissabilité, la loi nouvelle soumet, incidemment, fort logiquement l'entrepreneur individuel à respecter les droits des créanciers, mais elle lui consent, également, nombre de prérogatives destinées à faciliter son activité, au point que ce régime patrimonial dérogatoire en vient à se rapprocher singulièrement d'une forme de société unipersonnelle.

II - Un régime matériellement proche de la société unipersonnelle

L'existence d'une société dépourvue de personnalité morale n'est pas, en soi, une nouveauté en droit des sociétés, ainsi qu'en attestent les dispositions des articles 1871 (N° Lexbase : L2069ABA) et suivants du Code civil qui encadrent la société en participation. Evoquer, ainsi, une forme sociale embryonnaire (A) à propos du régime de l'EIRL est d'autant plus envisageable que le patrimoine affecté est, à la différence de la société en participation, obligatoirement identifié aux yeux des tiers. Ce qui heurte, en revanche, la raison est que le passage d'une logique "d'insaisissabilité" initiale à un régime concurrent de l'EURL traduit incontestablement un glissement mal contrôlé vers la constitution d'une quasi forme sociale (B).

A - L'EIRL, une forme sociale embryonnaire

L'un des premiers éléments qui tend à faire du patrimoine affecté une forme d'entreprise proche de la société figure dans l'obligation pour l'entrepreneur d'utiliser une dénomination incorporant son nom, précédé ou suivi, immédiatement, des mots "Entrepreneur individuel à responsabilité limitée" ou des initiales "EIRL" (C. com., art. L. 526-6, al. 3 N° Lexbase : L5612IMS). Conséquence, par ailleurs, de la création d'un patrimoine d'affectation, l'article L. 526-13, alinéa 3 (N° Lexbase : L5607IMM) impose, également, à l'entrepreneur d'ouvrir, dans un établissement de crédit, un ou plusieurs comptes bancaires dédiés à l'exploitation auquel le patrimoine professionnel a été affecté. Le même article impose, au surplus, la tenue d'une comptabilité séparée, l'article L. 526-14 (N° Lexbase : L5606IML) prescrivant, quant à lui, de déposer les documents comptables au registre auquel l'affectation aura été réalisée, où ils y seront annexés, cette obligation, si elle n'est pas respectée, pouvant faire l'objet du prononcé d'une astreinte par le président du tribunal statuant en référé.

Le législateur tire, de la sorte, toutes les conséquences de la création du patrimoine d'affectation en soumettant l'activité à un encadrement juridique largement plus étayé que celui qui régit la société en participation. Alors que la dénomination de société n'est pas contestée pour cette dernière, la tentation sera donc d'autant plus forte de comparer le régime attaché au patrimoine affecté avec celui des sociétés. En effet, dans ses aboutissements patrimoniaux, l'encadrement juridique établi par le législateur foisonne de mesures qui excèdent très largement le domaine de l'insaisissabilité qui devait être, à l'origine, son véritable substratum :

- le premier point concerne ainsi l'aménagement du principe de transmission universelle, posé par l'article L. 526-16 (N° Lexbase : L5604IMI) qui permet, par dérogation, qu'un héritier ou ayant droit de l'entrepreneur individuel décédé, qui manifeste son intention de poursuivre l'activité professionnelle à laquelle le patrimoine était affecté, puisse se voir transmettre le patrimoine professionnel, sous réserve du respect des stipulations et dispositions successorales ;

- le second, qui résulte des dispositions de l'article L. 526-17 (N° Lexbase : L5603IMH), prévoit l'absence de liquidation du patrimoine affecté lorsque l'entrepreneur cède ce dernier à titre onéreux, le transmet à titre gratuit entre vifs où l'apporte à une société. Mieux encore, le III du même article prévoit que les formalités attachées à la cession du fonds de commerce, prévues aux articles L. 141-1 (N° Lexbase : L2517IBT) à L. 141-22 du Code de commerce, ne sont pas applicables lorsque ce fonds est cédé ou apporté, à partir d'un patrimoine affecté. Il n'est que le rappel de la faculté d'opposition -limitée- de certains créanciers (cf. supra) qui vient restreindre cette prérogative de l'entrepreneur individuel. On ajoutera, pour parachever ces comparaisons, que l'article L. 526-18 (N° Lexbase : L5596IM9) incite également au rapprochement entre le régime des sociétés et celui de l'EIRL en tant qu'il dispose que ce dernier "détermine les revenus qu'il verse dans son patrimoine non affecté".

Il reste que le législateur semble, par souci d'incitation à la création d'entreprise, avoir trop avancé dans la voie consistant à rapprocher le régime de l'EIRL de celui des sociétés. En effet, en modifiant, dans sa généralité, le régime d'incapacité commerciale du mineur, le texte risque de donner lieu à des difficultés d'application eu égard aux dispositions spécifiques qui gouvernent la société en nom collectif et la société en commandite.

L'article 2 de la loi introduit, à ce titre, trois nouvelles dispositions donnant la possibilité, pour un mineur, d'affecter une partie de son patrimoine à une activité professionnelle. Ainsi, se trouve, d'abord, créé un nouvel article 389-8 (N° Lexbase : L5712IMI) dans le Code civil, qui permet aux deux parents qui exercent en commun l'autorité parentale ou à l'administrateur légal sous contrôle judiciaire -avec l'autorisation du juge des tutelles- d'autoriser un mineur à accomplir seul les actes d'administration nécessaires à la création et à la gestion d'une EIRL ou d'une société unipersonnelle (l'article 401 du Code civil N° Lexbase : L5711IMH étant, par ailleurs, complété pour conférer cette même autorisation au conseil de famille). Ensuite, le dernier alinéa du nouvel article 389-8 et un nouvel alinéa de l'article 408 du Code civil (N° Lexbase : L5710IMG) régissent les actes de disposition, qui ne pourront, eux, être exercés que par les deux parents ou par le tuteur après autorisation du conseil de famille. A cet aménagement du Code civil, voté en quelques minutes à l'occasion d'un amendement présenté devant le Sénat s'ajoute, au surplus, une disposition majeure qui prévoit que le mineur de 16 ans émancipé peut devenir commerçant. Le nouvel article 413-8 du Code civil (N° Lexbase : L5709IME), comme l'article L. 121-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L5708IMD) établissent donc, désormais, qu'il peut accéder à ce statut sur autorisation du juge des tutelles, au moment de la décision d'émancipation et, s'il formule cette demande après avoir été émancipé, auprès du président du tribunal de grande instance.

B - Un glissement, mal contrôlé, vers une quasi forme sociale

On laissera chacun libre d'apprécier la portée de la mesure, qui paraît d'emblée peu réaliste, mais que la lecture des travaux parlementaires finit par éclairer. Le Gouvernement souhaitait, en premier lieu, fournir un cadre juridique aux mineurs qui utilisent déjà le régime de l'autoentrepreneur et tenait, en second lieu, à matérialiser, à l'occasion du vote de la loi, un engagement pris par le Président de la République le 29 septembre 2009, à Avignon, lors de son discours sur la jeunesse. L'amendement, adopté dans la précipitation, a, toutefois, des conséquences collatérales importantes. En effet, s'il faut comprendre que tout mineur émancipé peut, désormais, devenir commerçant, qu'en est-il des dispositions relatives à la société en nom collectif (SNC) et en commandite qui limitent la participation du mineur à la société ?

Pour mémoire, l'article L. 221-15, alinéa 7, in fine du Code de commerce (N° Lexbase : L5811AI3), qui dispose en cas de décès de l'associé d'une SNC, établit que, en cas de continuation, "la société doit être transformée, dans le délai d'un an à compter du décès, en société en commandite dont le mineur deviendra commanditaire. A défaut elle est dissoute". Or, cette règle, dont la doctrine unanime enseigne qu'elle est justifiée par l'impossibilité pour le mineur d'être commerçant, et, donc, d'être associé de la SNC, est libellée de telle façon (le début de l'alinéa 7 évoque une règle spéciale de responsabilité pour les mineurs émancipés) qu'elle risque d'être difficile à interpréter. Soit il faut considérer que l'emploi du terme "mineur" fait uniquement référence à l'incompatibilité de ce statut avec celui de commerçant, soit il faut estimer qu'il doit être entendu au sens littéral et qu'il ne vise que les personnes de moins de 18 ans.

La même question se pose avec davantage d'ambiguïté encore lorsque l'on analyse la rédaction de l'article L. 222-10 du Code de commerce (N° Lexbase : L5823AII) qui concerne, cette fois, la société en commandite. Le commandité, dont l'article L. 222-1 (N° Lexbase : L5814AI8) nous dit qu'il a le statut d'associé en nom collectif peut, pourtant, être un mineur émancipé, si l'on en croit l'interprétation a contrario des dispositions de l'article L. 222-10, alinéa 2. Ce dernier dispose, en effet, que "s'il est stipulé que malgré le décès de l'un des commandité, la société continue avec ses héritiers, ceux-ci deviennent commanditaires lorsqu'ils sont mineurs non émancipés". On peut donc estimer, dans une analyse littérale, que le mineur émancipé peut être commandité, et, cette interprétation, qui jusqu'ici rencontrait l'obstacle de l'impossibilité d'être mineur et commerçant, pourrait être, dans l'absolu, expressément invoquée. D'ailleurs, l'article L. 221-15, alinéa 7, qui régit la SNC n'est pas d'une lecture plus aisée, car il évoque expressément une responsabilité spécifique pour les mineurs émancipés, ce qui nous promet sans doute d'amples réflexions dans les mois à venir, à moins que le Gouvernement n'intervienne, d'ici là, pour éclairer, par ordonnance, le sens à donner à ces deux dispositions.

On peut, en pratique, émettre, cependant, des réserves d'importance à la reconnaissance pour les mineurs de la qualité d'associé, dans les sociétés en nom collectif comme dans les formes qui y sont rattachés. On objectera, d'une part, que si l'ouverture instituée par la loi l'a prévue, ab initio, dans l'hypothèse où, comme dans le régime de l'entrepreneur individuel, la responsabilité est limitée, rien ne laisse à penser que le législateur a entendu, dans un texte strictement dédié à la protection de l'entrepreneur, que les mineurs, fussent-t-ils émancipés, aient à supporter les désagréments d'une responsabilité illimitée et solidaire. On peut ajouter, d'autre part, que l'articulation du droit commun et du droit spécial, le premier autorisant la minorité, en général, le second l'excluant, en particulier, pour la SNC et la société en commandite, milite en faveur du maintien de la règle ancienne, specialia generalibus derogant. Il demeure que, face à des textes dont l'ambiguïté de la rédaction a été soulignée, la plus grande prudence s'impose à propos de leur interprétation future.

On remarquera, dans un autre registre, que le régime de l'EIRL, s'il devait connaître un succès, risquera de rendre inutile la forme de l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), tant son fonctionnement semble poursuivre les mêmes objectifs. La nouvelle loi prévoit, en effet, en cas de transmission de l'entreprise à travers le patrimoine affecté, des solutions aussi satisfaisantes que celles que l'EURL propose (cf. supra quant au régime de la transmission, des cessions et du principe de l'absence de liquidation du patrimoine affecté). Mieux encore, on peut estimer que sur certains points, l'encadrement juridique de l'EIRL peut offrir davantage de garanties aux créanciers puisque la séparation des patrimoines n'est plus opposable en cas de fraude ou d'infraction aux règles comptables (cf. supra, l'analyse de l'article L. 526-12). Cette disposition ouvre, semble-t-il, davantage de potentialités d'action au bénéfice des créanciers que n'en offre le mécanisme d'extension prévu à l'article L. 621-2 du Code de commerce, même s'il faudra attendre que le droit des entreprises en difficulté soit modifié pour mesurer les données de ce nouvel équilibre. Enfin, et toujours sur la protection des droits des créanciers, la comparaison de la sécurité que leur offre le régime de l'EIRL face à une EURL sous-capitalisée dotée, par exemple, d'un capital de 1 euro, milite également en faveur du nouveau statut offert à l'entrepreneur.

Cette question de la sous-capitalisation, au demeurant, risque de se poser à l'entrepreneur à responsabilité limitée. La pratique quasi-systématique du cautionnement par le chef d'entreprise des dettes de sa société est une réalité incontournable à laquelle le régime de l'EIRL ne devrait pas échapper. Comme a pu le souligner Bruno Dondero (2), "l'entrepreneur individuel étant un sujet de droit unique, il n'est pas concevable qu'il cautionne son patrimoine affecté avec ses autres biens". Si, effectivement, le mécanisme de la caution s'avérait inapplicable en raison des objections soulevées par la doctrine, on pourrait, sans doute, envisager qu'à titre de garantie, l'entrepreneur renonce à l'affectation au profit d'un créancier. La renonciation, toutefois, bien qu'expressément prévue par l'article L. 526-15 ne concerne que l'affectation globale, et non une renonciation opérée au profit d'un créancier particulier. Au cas où la renonciation partielle s'avérerait impossible (ce qui est envisageable en l'état des textes) les créanciers auront sans doute la tentation d'étendre leurs exigences aux proches de l'entrepreneur et de leur imposer la constitution de garanties personnelles ce qui rendra, indirectement, le régime de l'affectation moins protecteur que ne l'avait souhaité le législateur

Qu'on ne s'y trompe pas, cette loi, décidément imparfaite, vient surtout opportunément compléter le dispositif fiscal et social de l'autoentrepreneur, dont il est incontestablement à l'origine. Elle perturbe largement, en revanche, au delà des quelques remarques pratiques qui viennent d'être formulées, un délicat équilibre du droit des sociétés. La notion de personnalité morale, en effet, voit son intérêt s'amenuiser alors même que sa création a eu pour objectif principal de contourner l'obstacle, pour les groupements, que constituait le principe d'unicité du patrimoine. Cet obstacle venant d'être levé, on ne peut constater qu'un affaiblissement de l'outil que constitue la personnalité morale, dont une partie de l'utilité disparaît, ainsi qu'en atteste le peu d'intérêt que présentera, à l'avenir, la forme de l'EURL pour les petits entrepreneurs.


(1) B. Dondero, L'EIRL ou l'entrepreneur fractionné - A propos de la loi du 15 juin 2010, JCP éd. G, 2010, n° 679, p. 1276.
(2) B. Dondero, op. cit., p. 1277.

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