Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 10-07-2024, n° 22-22.803

Cass. soc., Conclusions, 10-07-2024, n° 22-22.803

A98676B3

Référence

Cass. soc., Conclusions, 10-07-2024, n° 22-22.803. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112300727-cass-soc-conclusions-10072024-n-2222803
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AVIS DE Mme LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 796 du 10 juillet 2024 (FS-B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-22.803⚖️ Décision attaquée : 15 septembre 2022 de la cour d'appel de Paris l'établissement [4] C/ M. [H] [V] _________________

Pour les raisons développées par le rapport, dont je rejoins l'analyse, je suis d'avis de rejeter le premier moyen par une décision non spécialement motivée. Mon avis portera sur le second moyen, selon lequel le constat d'une situation de harcèlement moral au préjudice d'un salarié ne porte pas atteinte à l'intérêt collectif de la profession. Le mémoire en défense soulève l'irrecevabilité du second moyen qui critique l'arrêt de la cour d'appel, statuant comme cour de renvoi après cassation, qui n'aurait fait que se conformer à la doctrine de la Cour de cassation, laquelle par arrêt du 10 juillet 2019 a cassé les dispositions de l'arrêt de la cour d'appel ayant, le 7 novembre 2017, rejeté la demande indemnitaire du syndicat au titre du préjudice causé à la profession. Il est soutenu que ce moyen, qui ne fait que remettre en cause ce droit à indemnisation, est irrecevable. Néanmoins l'argument ne peut être retenu dans la mesure où la cassation intervenue l'a été pour défaut de réponse à conclusions. Je conclus donc à sa recevabilité.

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1. Considérations générales sur la notion d'intérêt collectif de la profession Le principe de l'action en justice des organisations syndicales pour la défense de l'intérêt collectif de la profession a été reconnu par la jurisprudence dès 1913 1 et consacré par la loi 12 mars 19202. La formulation législative est restée quasiment inchangée depuis lors: “les syndicats professionnels ont le droit d'agir en justice. Ils peuvent devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent” (aujourd'hui article L. 2132-3 du code du travail🏛). L'action en défense de l'intérêt collectif est l'une des premières prérogatives reconnues aux organisations syndicales. Elle est aujourd'hui rattachée à la liberté syndicale3 et elle participe sans nul doute au respect des règles du droit du travail4. La remarquable stabilité de l'énoncé du principe n'exclut pas que l'application de cet article a toujours suscité un contentieux régulier pour déterminer ce qui relève de l'intérêt collectif de la profession. Les difficultés d'application apparaissent consubstantielles à la coexistence de l'action dans l'intérêt collectif avec celles dans l'intérêt individuel et dans l'intérêt général, à la variété des situations où les organisations syndicales agissent et à la diversité d'objets des demandes. De manière générale, l'intérêt collectif, en tant qu'il est l'intérêt d'un groupe (distinct du syndicat qui va agir) est distinct des intérêts individuels des membres. L'intérêt collectif n'est donc pas la somme des intérêts individuels des salariés constituant une collectivité5. L'intérêt collectif est caractérisé lorsque se pose une question de principe ou de portée générale intéressant l'ensemble de la collectivité professionnelle6. La frontière entre ce qui relève de l'intérêt collectif de la profession et ce qui relève de la situation individuelle de chaque salarié reste difficile à tracer en raison des liens qui existent nécessairement entre intérêt collectif et intérêt individuel qui ne s'excluent pas l'un l'autre pas plus qu'ils ne se confondent. Ainsi, l'action collective peut trouver sa source dans l'atteinte d'un intérêt individuel révélateur d'une atteinte au groupe dont il fait partie. Autre source de difficulté, la défense de l'intérêt collectif 1

Cass. ch. réunies, 5 avril 1913, D. 1914, I, 65.

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L. 12 mars 1920, sur l'extension de la capacité civile des syndicats professionnels : JO 14 mars 1920, n° 73, p. 4179, art. 5. 3

Voir Soc., 5 juin 2013, pourvoi n° 12-27.478, Bull. 2013, V, n° 147, QPC.

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F. Guiomard, “L'action en justice des syndicats dans l'entreprise: “vieille lune” toujours actuelle?”, DS 2020, p. 130. 5

Y. Ferkane, Syndicats professionnels: prérogatives et action. Répertoire de droit du travail, Dalloz, § 104. 6

J.-M. Verdier, Syndicats et droit syndical, 2 édition, volume I, Dalloz, Droit du travail, dir. G.H. Camerlynck, 1987, § 196 et suivants.

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emporte souvent des conséquences qui relèvent de la défense de l'intérêt individuel7. Si la ligne de partage entre intérêt collectif et intérêt individuel n'est pas aisée à tracer, la chambre sociale s'emploie, depuis 2013, à délivrer les différents éléments à prendre en compte pour permettre de délimiter cette ligne de démarcation entre intérêt collectif et intérêt individuel. Une commentatrice des derniers arrêts de la Cour de cassation du 22 novembre 20238 notait que le contentieux semblait s'être déporté ces dernières années sur la question de la recevabilité de la demande et non de l'action9. Effectivement, lorsque par exemple le principe d'égalité de traitement est en jeu, il y a indéniablement atteinte à l'intérêt collectif de la profession. Cela ne signifie pas que toutes les demandes des organisations syndicales seront recevables. L'intérêt des deux arrêts du 22 novembre 2023 est de définir une ligne directrice pour opérer les distinctions nécessaires selon l'objet de la demande de l'organisation syndicale. Ainsi, selon la lettre de la chambre sociale, ces deux arrêts ont été l'occasion, “pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, à l'aune de l'évolution de sa jurisprudence depuis 2013, de séparer les demandes relevant effectivement de l'intérêt collectif de la profession de celles qui relèvent de la sphère individuelle des salariés et ne peuvent donc pas être présentées par un syndicat. Cette distinction entre les demandes relevant de l'action des syndicats de celles ne relevant que de la liberté individuelle des salariés permet également de prévenir de nombreuses difficultés, tant pour l'application des règles de prescription que pour l'exécution des décisions de justice. Dans la ligne d'arrêts récents (Soc., 7 septembre 2017, pourvoi n° 16-11.495⚖️, Bull. 2017, V, n° 131 ; Soc., 15 décembre 2021, pourvoi n° 19-18.226⚖️, publié ; Soc., 30 mars 2022, pourvois n° 20-15.022 et 20-17.230⚖️, publié ; Soc., 6 juillet 2022, pourvoi n° 21-15.189⚖️, publié), la Chambre sociale écarte la possibilité pour le syndicat de demander au juge d'enjoindre à l'employeur de procéder à des régularisations de situations individuelles, en précisant que cela empiéterait sur la liberté personnelle des salariés, à laquelle la Chambre sociale a déjà fait expressément référence dans une décision de non-lieu à renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité (Soc., 20 avril 2023, QPC n° 23-40.003⚖️, publié). La Chambre sociale admet toutefois que la demande du syndicat puisse, dans son principe même, viser le passé, à condition qu'elle ne porte que sur la réparation du préjudice causé à l'intérêt collectif de la profession. Elle admet également que le syndicat puisse demander pour l'avenir qu'il soit enjoint à l'employeur de mettre fin de façon générale à l'irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte”. La question soulevée par le pourvoi ne renvoie cependant pas ici à l'objet de la demande, qui ne pose pas de difficulté, dans la mesure où le syndicat a engagé une action en réparation du préjudice du fait de l'atteinte alléguée à l'intérêt collectif de la profession. Elle est préalable puisqu'il s'agit de déterminer si l'action même du 7

B. Gauriau, “De la qualité à agir du syndicat”, JCP 2017 éd. S, n° 5-6, 1045.

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Soc., 22 novembre 2023, pourvoi n° 22-11.238, FS-B⚖️ et Soc., 22 novembre 2023, pourvoi n° 2214.807, FS-B. 9

O. Levannier-Gouël, “Comment faire cesser une atteinte à l'intérêt collectif de la profession?”, Semaine Sociale Lamy, n°2073-2074, 25 déc. 2023.

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syndicat est recevable : une situation alléguée de harcèlement moral porte-t-elle atteinte à l'intérêt collectif de la profession ? En ces termes, la question est inédite devant la chambre sociale10. Les arrêts qui retiennent l'existence ou non d'un intérêt collectif de la profession sont nombreux. Pour répondre à la question soulevée par le pourvoi, je vais reprendre quelques exemples de cette jurisprudence pour tenter de dégager une ligne directrice.

2. L'analyse de la jurisprudence Dans certaines hypothèses, la reconnaissance d'une atteinte à l'intérêt collectif de la profession ne soulève pas de difficultés particulières. En revanche, lorsqu'est simplement en jeu une violation d'une disposition légale, la jurisprudence est difficile à synthétiser, les arrêts se contentant souvent d'admettre ou de rejeter la recevabilité de l'action syndicale. 2.1. La violation d'une norme collective, l'atteinte au droit syndical et au droit de la représentation La première hypothèse, qui ne soulève pas de difficulté, est celle de la violation d'une convention ou d'un accord collectif11, d'un engagement unilatéral de l'employeur12 ou des statuts des personnes dans les entreprises à statut13. Les violations du statut collectif constituent, en effet, nécessairement une atteinte à l'intérêt collectif de la profession, dont tout syndicat, a vocation à réclamer le respect en justice, qu'il soit ou non signataire. On retrouve cette idée dans les arrêts du 23 novembre 2023, selon lesquels, “un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l'existence d'une irrégularité commise par l'employeur au regard de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ou au regard du principe d'égalité de traitement”. Mais la formulation de la chambre sociale ne doit pas prêter à confusion. Si le non respect d'une convention ou d'un accord collectif (ou plus généralement du statut 10

Dans un arrêt du 29 novembre 2006, dans une hypothèse où un harcèlement moral était reconnu, la chambre sociale a admis l'intérêt à agir du syndicat mais en motivant sa décision au regard de l'entrave aux fonctions de représentant du personnel qui avait par ailleurs été reconnue par les juges du fond (Soc., 29 novembre 2006, pourvoi n° 04-48.086⚖️, inédit). 11 Les exemples sont très nombreux par exemple: Soc., 28 novembre 1995, pourvoi n°92-43.742⚖️, Bull. 1995 V n°321; Soc., 20 janvier 2021, pourvoi n° 19-16.283, FS-P+I⚖️; Cass. Soc. 15 février 2023, n°21-22.030⚖️. 12 Soc., 14 juin 1984, pourvoi n°82-14.385⚖️, Bull. 1984 V n°251; Soc., 25 juin 1987, pourvoi n°83-45.592⚖️, Bull. 1987 V, n°432. 13 Soc., 6 juillet 2022, pourvoi n° 20-21.777 et suivants, FP-B, sur la violation du statut des personnels des industries électriques et gazières.

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collectif de l'entreprise) porte nécessairement atteinte à l'intérêt collectif de la profession, il n'en est pas de même du non respect de dispositions légales. En d'autres termes, la seule violation de dispositions légales ne suffit pas à admettre l'atteinte à l'intérêt collectif de la profession. En effet, si l'on peut admettre que l'atteinte à la loi porte atteinte à l'intérêt général, l'atteinte à la loi ne porte pas nécessairement atteinte à l'intérêt collectif de la profession représenté par l'organisation syndicale. Un deuxième champ ne soulève pas de difficultés particulières. Il s'agit des contentieux où sont en jeu le droit syndical ou le droit de la représentation. Au-delà de la situation individuelle en cause, on peut admettre alors qu'il y a atteinte aux droits collectifs des salariés et que la mesure individuelle en cause a un impact sur la collectivité des salariés. Ainsi, le licenciement d'un délégué syndical, sans respect des règles relatives à la rupture du contrat de travail d'un salarié protégé, porte un préjudice à l'intérêt collectif de la profession représentée par le syndicat à l'origine de la désignation14. La solution résulte également du principe posé par la jurisprudence, selon laquelle, la protection légale est instaurée non dans l'intérêt des représentants du personnel mais dans celui de l'ensemble des salariés de l'entreprise15. La Cour de cassation a également considéré que dès lors que “le litige concernait les modalités d'exercice et les limites du droit de grève”, il était de nature à affecter l'intérêt collectif de la profession16. Le défaut d'information et de consultation des représentants du personnel porte également atteinte à l'intérêt collectif de la profession 17. Le licenciement d'un salarié, dès lors qu'il est soutenu qu'il a été prononcé de façon discriminatoire en considération de l'appartenance ou de l'activité syndicale du salarié, est également de nature à porter un préjudice à l'intérêt collectif de la profession18. En synthétisant, l'atteinte à l'intérêt collectif de la profession est reconnue lorsque sont en jeu, le droit au respect des dispositions des accords et conventions collectives, le droit syndical et le droit de la représentation.

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Soc., 24 septembre 2008, pourvoi n° 06-42.269⚖️, Bull. 2008, V, n° 184. Voir également sur le licenciement d'un médecin du travail, Soc., 7 mai 1987, pourvoi n° 84-41.005⚖️, Bulletin 1987 V N° 274. 15 Soc., 10 juillet 2002, pourvoi n° 00-40.301⚖️, Bull. 2002, V, n° 249. 16 Soc., 14 avril 1999, pourvoi n° 97-20.648⚖️, inédit. 17 Soc., 21 septembre 2022, pourvoi n° 21-10.718⚖️, B+R.: “un syndicat est recevable à demander en référé que soit suspendu le règlement intérieur d'une entreprise en raison du défaut d'accomplissement par l'employeur des formalités substantielles tenant à la consultation des institutions représentatives du personnel, en l'absence desquelles le règlement intérieur ne peut être introduit, dès lors que le non-respect de ces formalités porte un préjudice à l'intérêt collectif de la profession qu'il représente”. Voir également, Soc., 24 juin 2008, pourvoi n° 07-11.411⚖️, Bull.

2008, V, n° 140 18 Soc., 13 janvier 2021, pourvoi n° 19-17.182, F⚖️- P+B.

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2.2. D'autres exemples La jurisprudence fournit d'autres nombreux exemples d'atteintes reconnues à l'intérêt collectif de la profession en cas de violation d'une disposition législative.

On doit admettre néanmoins que les formules retenues sont souvent affirmatives sans être démonstratives, les décisions se contentant d'admettre (ou de refuser) la recevabilité de l'action syndicale sans autre motivation19. L'impression qui ressort est d'une certaine casuistique. Certaines décisions sont motivées en qualifiant la règle en cause de “règle d'ordre public social”. Ont ainsi été qualifiées, la règle sur le repos dominical20 ou encore les règles en matière de durée maximale du travail21. Les atteintes à la santé et à la sécurité des salariés peuvent également atteinte à l'intérêt collectif de la profession22. Le non-respect des règles de recours au travail temporaire et aux contrats à durée déterminée porte également atteinte aux intérêts collectifs de la profession23, car ce non-respect, au-delà de la situation individuelle en cause, diminue la possibilité d'embauche de travailleurs permanents. Là est, selon les termes de l'arrêt du 23 mars 2016, l'atteinte à l'intérêt collectif de la profession. On peut y voir une référence à la directive sur le travail à durée déterminée et sur la jurisprudence de la Cour de Justice qui en est issue, desquelles ressort le principe selon lequel la forme normale du travail doit être le contrat à durée déterminée 24. La violation des règles relatives 19

Voir par exemple, Soc., 18 mars 1986, pourvoi n° 83-41.739⚖️, Bulletin 1986 V N° 96,

https://www.courdecassation.fr/decision/6079b0ee9ba5988459c50cb4?search_api_fulltext=8 341739&op=Rechercher&date_du=&date_au=&jurelatif à la violation des dispositions légales sur le montant de l'indemnisation du repos compensateur et sur l'information des salariés; ou Soc., 12 juillet 2017, pourvoi n° 16-10.460⚖️, Bull. 2017, V, n° 121, “la violation des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail🏛 ayant pour objet le maintien des droits des travailleurs en cas de transfert de leur contrat de travail porte atteinte à l'intérêt collectif des salariés concernés”. 20 Soc., 22 janvier 2014, pourvoi n° 12-27.478⚖️, Bull. 2014, V, n° 31 21 Soc., 9 juillet 2015, pourvoi n° 14-11.752⚖️ 22 Voir par exemple, Soc., 5 juillet 2023, pourvoi n° 21-24.122, FS-B⚖️ relatif au manquement de l'employeur à son obligation de contrôle de la durée du travail. Soc., 8 février 2023, pourvoi n° 20-23.312, FP-B+R⚖️, où le syndicat était intervenu à l'instance engagée par un salarié en réparation de son préjudice d'anxiété. 23 Soc., 23 mars 2016, pourvoi n° 14-23.276⚖️, Bull. 2016, V, n° 55. : Soc., 23 mars 2016, pourvoi n° 14-22.250⚖️, Bull. 2016, V, n° 54. 24

Directive 1999/70 du Conseil du 28 juin 1999 concernant l'accord-cadre sur le travail à durée déterminée et le point 3 des considérations générales de l'accord-cadre selon lequel “les parties à l'accord-cadre reconnaissent que, d'une part, les CDI sont et resteront la forme générale des relations d'emploi, dès lors qu'ils contribuent à la qualité de vie des travailleurs concernés et à l'amélioration de leurs performances” et l'arrêt de la Cour de Justice du 23 avril 2009, C-378/07 à C-

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au temps partiel, plus précisément des dispositions encadrant le délai de prévenance devant être respecté lors de la modification de la répartition de la durée du travail d'un salarié à temps partiel, est également de nature à porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession. Il n'est pas exclu que l'admission d'une atteinte à l'intérêt collectif en matière de CDD ait conduit à cette position de la chambre sociale25. “La violation des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail ayant pour objet le maintien des droits des travailleurs en cas de transfert de leur contrat de travail porte atteinte à l'intérêt collectif de la profession”26. Au-delà de la situation individuelle du salarié, la solution intéresse les autres salariés concernés par le transfert d'entreprise. Il s'agit simplement là de quelques exemples que l'on pourrait multiplier. Comme nous l'avons indiqué, beaucoup d'arrêts se contentent d'admettre la recevabilité ou l'irrecevabilité de l'action syndicale sans autre motivation et la seule formulation d'un critère de distinction se trouve dans les arrêts faisant référence à la violation d'une règle d'ordre public, ce qui ne paraît pas vraiment pertinent. Est-il possible de poser un critère plus général qui permettrait de tracer la frontière entre recevabilité et irrecevabilité de l'action syndicale ? Dans la continuité des arrêts de section mixte du 22 novembre 2023, il serait possible d'admettre la recevabilité de l'action syndicale lorsque la mesure en cause est susceptible, au-delà du salarié directement impacté, d'affecter l'ensemble de la communauté de travail ou une catégorie de salariés. Qu'en est-il en matière de harcèlement moral ?

3. Le harcèlement moral Si la chambre sociale ne s'est pas prononcée directement 27, la chambre criminelle a rendu quelques arrêts sur cette question, l'un publié concernant le harcèlement sexuel et deux autres non publiés relatifs au harcèlement moral. Dans un arrêt du 23 janvier 2002, concernant un délit de harcèlement sexuel, la chambre criminelle a considéré que l'action du syndicat qui s'était constitué partie 380/07 Angelidaki selon lequel l'interprétation de la directive doit se faire au regard de sa finalité “qui est de protéger les travailleurs contre l'instabilité de l'emploi” (§99 de la décision). Voir également, CJUE, 15 avril 2008, aff. C-268/06⚖️, Impact et CJUE 26 janvier 2012, § 86, Kücük, aff. C-586/10, § 37. 25

Soc., 21 septembre 2017, pourvoi n°16-14.282, Bull.2017, V, n°158.

26 Soc., 12 juillet 2017, pourvoi n° 16-10.460, Bull. 2017, V, n° 121 27 Dans un arrêt du 29 novembre 2006, dans une hypothèse où un harcèlement moral était reconnu, la chambre sociale a admis l'intérêt à agir du syndicat mais en motivant sa décision au regard de l'entrave aux fonctions de représentant du personnel qui avait par ailleurs été reconnu par les juges du fond (Soc., 29 novembre 2006, pourvoi n° 04-48.086, inédit).

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civile était irrecevable au motif qu'un syndicat professionnel n'est recevable à se porter partie civile que pour la défense des intérêts collectifs de la profession qu'il représente et que tel n'est pas le cas d'une organisation syndicale qui s'est constituée partie civile à la suite d'un délit de harcèlement sexuel dont l'un des salariés du secteur de la profession qu'il représente aurait été victime sur le lieu de son travail de la part de son supérieur hiérarchique 28. La doctrine est partagée quant à l'interprétation de cet arrêt, maintenant ancien, alors que c'est peu de dire que l'appréhension des questions de harcèlement sexuels a beaucoup évolué ces dernières années. Deux arrêts plus récents mais non publiés adoptent une position différente en matière de harcèlement moral. Dans une décision du 15 mars 201129, la chambre criminelle admet la recevabilité de l'action civile du syndicat en relevant que les faits commis par le prévenu constituaient des manquements volontaires et inexcusables à des règles d'ordre professionnel et déontologique et que, d'autre part, le délit de harcèlement moral a pour objet de protéger les personnes dans leurs conditions de travail. La même solution est retenue dans un deuxième arrêt du 5 février 2013, la chambre criminelle relevant que les agissements poursuivis, en ce qu'ils ont eu pour effet de porter atteinte, à l'occasion de la réorganisation de l'entreprise, aux conditions d'emploi et à la santé au travail d'un salarié de cette entreprise, ont nécessairement porté atteinte aux intérêts collectifs de la profession30. La chambre criminelle a donc admis que des faits de harcèlements puissent porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession. Mais la portée précise de ces arrêts est incertaine. Si l'on retient qu'il y a atteinte à l'intérêt collectif de la profession lorsque la mesure en cause et la solution du litige est susceptible, au-delà de la situation individuelle du salarié, d'affecter l'ensemble de la communauté de travail ou une catégorie de salariés, il est indéniable que certaines formes de harcèlement portent atteinte à l'intérêt collectif de la profession. Ce sera le cas en présence d'un harcèlement managérial ou institutionnel ou d'organisation31. Ce type de harcèlement se caractérise par une dimension collective soit que l'auteur du harcèlement vise plusieurs salariés, que le harcèlement soit provoqué par des méthodes de gestion applicables à tout ou partie des salariés, soit encore que le harcèlement soit le produit d'une politique de l'entreprise. Si ces catégories sont essentiellement doctrinales et que l'on ne retrouve pas ces termes dans les décisions de la Cour de cassation, celle-ci a admis ces formes de 28

Crim., 23 janvier 2002, pourvoi n° 01-83.559⚖️
, Bull. crim. 2002, n° 12.

29 Crim., 15 mars 2011, pourvoi n° 09-88.627⚖️ 30 Crim., 5 février 2023, pourvoi n° 11-89.125. A. Maron et M. Haas, Droit pénal 2013, comm. 81. M. Segonds, Droit pénal n° 11 du 1er novembre 2013, chron. 10. 31

Voir A. Carillon, “Le Harcèlement moral managérial et le harcèlement moral institutionnel”, JCP S 2022, 1208.

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harcèlement32. La Cour de cassation a également reconnu un harcèlement managérial émanant d'un tiers exerçant une autorité de fait sur le salarié33. L'atteinte aux intérêts collectifs de la profession sera caractérisée par la dimension collective du harcèlement, qui peut exister même si une action n'est engagée que par un seul salarié. Dès lors que le salarié qui se prétend harcelé est détenteur d'un mandat de représentation, je pense également qu'il faut admettre la recevabilité de l'action de l'organisation syndicale, car l'atteinte portée aux droits du salarié affecte nécessairement son mandat et donc l'ensemble des salariés de l'entreprise. Ce sera également le cas si un harcèlement est allégué du fait de l'appartenance syndicale du salarié ou de l'exercice de fonctions de représentation. La situation est similaire à celle de l'arrêt du 13 janvier 2021 où la chambre sociale a admis que le licenciement d'un salarié, dès lors qu'il est soutenu qu'il a été prononcé de façon discriminatoire en considération de l'appartenance ou de l'activité syndicale du salarié, est de nature à porter un préjudice à l'intérêt collectif de la profession34. Peu importe alors qu'une entrave ou une discrimination aient été reconnues. Cela sera également le cas si un harcèlement discriminatoire est alléguée du fait de l'appartenance syndicale du salarié ou de l'exercice de fonctions de représentation. Plus généralement, quel que soit le critère de discrimination, on peut admettre qu'un acte discriminatoire, et donc un harcèlement discriminatoire, s'il touche un salarié est susceptible d'affecter la catégorie de salariés susceptible de subir un même comportement discriminatoire. L'action syndicale devrait donc être recevable. Dans la mesure où l'atteinte à la sécurité des personnes ou la violation des règles en matière de santé/sécurité constitue également un domaine où l'action syndicale sera recevable, dès lors que le harcèlement affecte la santé et la sécurité du salarié, on devrait également admettre la recevabilité de l'action syndicale à l'instar de la chambre criminelle dans son arrêt de 2013. Faut-il aller plus loin et admettre que toute forme de harcèlement est susceptible de porter atteinte aux intérêts collectifs de la profession? Certains auteurs le soutiennent. Ainsi selon P. Adam, “il semble alors possible de considérer que des faits de harcèlement moral autorisent une action syndicale fondée sur l'article L. 2132-3 du code du travail”35. La première raison tient à ce que, toujours selon P. Soc., 10 novembre 2009, pourvoi n°07-45.321⚖️, Bull. 2009, V, n° 247, “Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel”. 32

33 Soc., 1 mars 2011, pourvoi n° 09-69.616⚖️, Bull. 2011, V, n° 53. Soc., 22 octobre 2014, pourvoi n° 13-18.862⚖️, Bull. 2014, V, n° 247; Soc., 3 mars 2021, pourvoi n° 19-24.232⚖️ 34 Soc., 13 janvier 2021, pourvoi n° 19-17.182, F- P+B. 35

P. Adam, Harcèlement Moral, Répertoire du droit du travail, Dalloz, § 531 et suivants, notamment §§ 535 et 536.

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Adam, “il serait tout de même fort surprenant, et fort critiquable, de considérer que des pratiques qui portent atteinte à la dignité du salarié ne mettent en jeu, et en cause, que ses intérêts individuels”. “Deuxième raison, les pratiques de harcèlement moral conduisent toujours, ou presque, à une dégradation de l'état de santé (mentale et, parfois, physique) du salarié victime. Or, la « sécurité » du salarié fait partie de ces domaines où, traditionnellement, l'action syndicale en défense des intérêts collectifs est largement admise par la jurisprudence”. En considérant la définition du harcèlement moral ne faudrait-il pas admettre la recevabilité de l'action syndicale ? Selon l'article L. 1152-1 du code du travail🏛, “Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel”. L'atteinte aux conditions de travail, à la dignité du salarié et sa santé, qui est consubstantielle au harcèlement, ne donne-telle pas une dimension collective à un harcèlement ? En d'autres termes, au-delà du salarié harcelé, une situation de harcèlement, parce qu'elle peut révéler un dysfonctionnement dans l'organisation du travail et un risque pour la santé et la sécurité de tous les salariés (ou d'une catégorie de salariés), serait de nature porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession36. Cette approche serait assez similaire à celle adoptée en matière de travail temporaire et de CDD. Elle présenterait l'intérêt de sortir d'une certaine casuistique, car distinguer un harcèlement qui reste “individuel” d'un harcèlement “collectif” peut ne pas être aisé. On peut également penser que l'impact de cette solution serait limitée. La recevabilité de l'action n'emporte pas une appréciation du bien-fondé de la demande pas plus qu'elle ne conduit à admettre n'importe quelles demandes des organisations syndicales. Dans ce contexte, les distinctions effectuées par les arrêts du 22 novembre 2023 selon l'objet des demandes restent bien sûr opérantes. Une autre solution consiste à distinguer entre un harcèlement “interdividuel” qui ne concerne que deux individus et un harcèlement qui a une dimension collective. Dans le premier cas, l'action du syndicat sera irrecevable contrairement à la seconde hypothèse. En l'espèce, le harcèlement allégué peut être rattaché à un type de harcèlement affectant l'ensemble de la communauté de travail ou une catégorie de salariés pour deux raisons : le salarié était détenteur d'un mandat et le risque en matière de santé, lié à une organisation du travail, était invoqué.

Voir P. Adam, op.cit. § 36: “Le harcèlement moral fut d'abord envisagé sous un angle psychologique (le harceleur étant appréhendé sous les traits d'un pervers) et individualisant (facilité par la tendance naturelle à mettre un visage sur sa souffrance et à la lui imputer, ce que l'on nomme classiquement « le raccourci par l'explication de la personnalité »). Discours savants et combats militants ont progressivement déconstruit cette façon d'approcher le phénomène du harcèlement moral. Loin de se réduire à un conflit interindividuel, le harcèlement moral a souvent des racines profondes dans l'organisation du travail, dans les formes de management. Il est généralement le fruit gâté d'organisations du travail « malsaines »”. 36

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La cour d'appel a relevé que le salarié était membre du CHSCT et avait des fonctions représentatives. La cour d'appel a également relevé, une “aggravation de sa mise à l'écart à compter de sa désignation en qualité de membre du CHSCT en avril 2014". Dans ses conclusions, le syndicat faisait valoir que le salarié “a été victime de faits de harcèlement moral notamment à raison de ses mandats de représentants du personnel”. Il indiquait également que ces agissements répétés ont eu “pour conséquences une grande souffrance au travail, ainsi que la dégradation des conditions de travail et une altération grave de l'état de santé physique et mentale du salarié. Le syndicat indique enfin qu'il considère que cette situation est imputable aux conditions et à l'organisation du travail au sein de l'établissement. Selon moi la recevabilité de la demande devait donc être admise. Je conclus donc au rejet du second moyen.

Avis de rejet

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