Jurisprudence : Cass. civ. 3, Conclusions, 07-05-2025, n° 23-15.142

Cass. civ. 3, Conclusions, 07-05-2025, n° 23-15.142

A80030RT

Référence

Cass. civ. 3, Conclusions, 07-05-2025, n° 23-15.142. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/119142271-cass-civ-3-conclusions-07052025-n-2315142
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AVIS DE M. STURLÈSE, AVOCAT GÉNÉRAL

Arrêt n° 248 du 7 mai 2025 (FS-B) – Troisième chambre civile Pourvoi n° 23-15.142⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel d'Orléans du 27 février 2023 la société SCEA de [Adresse 5] C/ M. [H] [A] _________________ Sens de l'Avis : REJET On se référera aux Rapports et aux écritures des parties pour l'exposé détaillé des faits, de la procédure et des moyens.

Discussion Ce pourvoi soulève trois questions de principe concernant le contrôle a posteriori de la reprise du bail rural pour exploitation par le bailleur(art.L411-66crprm), en particulier dans le cadre d'une reprise dite différée , c'est à dire lorsque ce contrôle est sollicité par le preneur évincé, à l'issue de la période de prorogation du bail dont ce dernier a bénéficié pour atteindre l'âge de la retraite. 1-Le contrôle peut-il porter à nouveau sur la condition de l'exploitation personnelle du repreneur, alors que cette condition était remplie lors de la validation du congé pour reprise? (M1Br 1)

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2- Une modification des conditions légales relatives au contrôle des structures, intervenue pendant la période de prorogation, peut- elle constituer la force majeure pouvant justifier que le repreneur n'exploite pas personnellement les parcelles reprises?(M1Br2) 3-Le preneur évincé du bail prorogé, lorsqu'il bénéficie d'une réintégration pour sanctionner une reprise exercée illicitement, recouvre- t- il son droit de céder le bail à son fils?(M2br1). Nous rappellerons d'abord ici les seuls éléments constants de cette affaire, qu'il nous parait nécessaire de retenir, pour conduire utilement la discussion. En décembre 2012, le bailleur a adressé au couple de preneurs du bail rural litigieux, un congé pour reprise de l'exploitation par son fils au terme du bail, soit le 31 octobre 2014. Les preneurs ont contesté le congé, sollicité la prorogation de leur bail pour atteindre l'âge de la retraite ainsi que l'autorisation de le céder à leur fils. Par un arrêt irrévocable de mars 2015, la cour d'appel a validé ce congé, autorisé la reprise au profit du fils du bailleur, tout en prorogeant le bail jusqu'au 31 octobre 2016 pour permettre aux preneurs d'atteindre l'âge de la retraite, mais en les déboutant de leur demande de cession du bail à leur fils. Pour autoriser la reprise par le fils du bailleur, la cour d'appel avait notamment relevé qu il était en mesure de remplir l'obligation d'exploiter personnellement le fonds et elle avait considéré que la reprise n'était pas soumise à autorisation préalable d'exploiter, mais à une simple déclaration, compte tenu de la non publication du schéma directeur régional fixant le seuil de surface de déclenchement du contrôle des structures(L331-2II4°). Ce Schéma directeur régional n'a été publié qu'en juin 2016, en fixant un seuil de surface de déclenchement du contrôle des structures, faisant alors relever l'opération de reprise litigieuse du régime de l'autorisation préalable. En avril 2015, en application de l'article 411-58 al.3 le bailleur a adressé aux preneurs un congé itératif, avec effet au 31 octobre 2016. Ce congé itératif n'a pas été contesté par les preneurs évincés, lesquels ont libéré les lieux le 31 octobre 2016. En mars 2019, se fondant sur la non exploitation personnelle du fonds par le bénéficiaire autorisé qui y a installé son épouse pour l'exploiter, les preneurs évincés et leur fils ont agi en réintégration et autorisation de cession du bail au fils ainsi qu'en indemnisation. L'arrêt attaqué a considéré que le bénéficiaire de la reprise avait manqué à son obligation d'exploitation personnelle, manquement qui ne pouvait être justifié par l'intervention du nouveau seuil de surface de déclenchement du contrôle des structures, laquelle ne revêtait pas les caractères de la force majeure.

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La cour d'appel a ordonné la réintégration des preneurs évincés dans leur bail, dont elle a retenu le renouvellement “à compter de la date d'expiration du précédent bail , prorogé jusqu'au 31 octobre 2016 ", en les autorisant à cette date à céder ce bail à leur fils, dont elle a constaté qu'il remplissait les conditions requises, tout en condamnant le bailleur à réparer le préjudice économique subi par ce dernier durant les années de son éviction.

1. Le contrôle a posteriori d'une reprise différée peut-il porter à nouveau sur la condition de l'exploitation personnelle du repreneur, alors que cette condition était remplie lors de la validation du congé pour reprise? (M1Br 1) C'est la question à laquelle invite à répondre le premier moyen du bailleur dans sa première branche, puisque celui ci soutient le contraire , d'une part en postulant l'impossibilité de contester le congé itératif qui ne serait qu'un renouvellement du premier congé lorsque ce dernier a déjà été validé, et d'autre part en se fondant sur un arrêt de1992 1, dont il résulterait l'impossibilité de contrôler à nouveau la condition d'exploitation personnelle dans le cadre du contrôle a posteriori de la reprise, dés lors que cette condition a déjà été examinée lors de la validation du premier congé reprise. Il ne nous paraît pas utile de rentrer ici dans une discussion sur la nature du congé itératif à laquelle invitent les écritures des parties et le Rapport. On sait que le preneur destinataire d'un congé-reprise peut solliciter la prorogation du bail pour atteindre l'âge de la retraire , que cette prorogation du bail lui bénéficie de plein droit et que la reprise ne s'effectue alors qu'à l'expiration de ce délai de prorogation (reprise différée). Mais cette “reprise différée” du bail était jusqu'alors conditionnée par l'obligation du bailleur de délivrer à l'issue de la prorogation un nouveau congé (congé itératif de l'article L411-58 al.3). On soulignera, en effet, comme le relève le Rapport, que depuis le 31 décembre 2022, cette obligation de délivrer un congé itératif a disparu, suite à la censure de la disposition précitée pour inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel et l'absence d'intervention législative ultérieure 2. On soulignera d'abord ici que les preneurs, s'ils avaient contesté le premier congé reprise, ils n'ont pas contesté le congé itératif. Et comme le relève la cour d'appel, l'instance litigieuse porte uniquement sur le contrôle a posteriori de la reprise autorisée lors de la validation du premier congé. Civ.3,15janv.1992,89-20493;

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Décision2021-978 QPC du 11 mars 2022;

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On sait que lors d'une reprise du fonds pour exploitation par le bailleur ou le bénéficiaire désigné, le preneur évincé est protégé par un double contrôle. Un contrôle du congé au regard notamment des conditions légales requises du repreneur par l'article L411-59 crpm (contrôle dit a priori), et la possibilité pour le preneur évincé de faire contrôler ensuite, sans limite de délai, l'exécution de la reprise au regard de ces même conditions, en vertu de l'article L41166crpm(contrôle dit a posteriori). Ces rappels mettent en lumière le caractère inopérant et infondé des motifs développés au soutien du grief. L'intervention ici du congé itératif nous semble sans portée sur la question à trancher, puisque l'objet de l'instance est un contrôle a posteriori de l'exercice de la reprise sur le fondement de l'article L411-66 précité , lequel ne saurait être interdit au motif qu'un congé itératif serait venu confirmer, dans le cadre d'une reprise différée, la reprise du bailleur à l'issue du délai de prorogation pour âge du bail. Non seulement une reprise différée doit pouvoir être contrôlée sur le fondement de l'article 411-66, nonobstant l'intervention d'un congé réitéré, mais c'est la philosophie même de ce contrôle de permettre de vérifier l'exécution effective des conditions légales de la reprise, lorsque celles ci sont susceptibles de changer dans le temps. L'exploitation personnelle du repreneur pendant neuf années à compter de la reprise qui est une condition capitale, est ainsi par nature susceptible d'évoluer dans cette période. Votre jurisprudence relative à cette condition, lorsqu'elle est contrôlée après la reprise, est rigoureuse. Vous avez jugé que cette condition doit être remplie lors de la reprise, immédiatement et de façon continue 3. D'une façon générale, la Cour a admis que le juge du contrôle a posteriori doit prendre en compte les éléments intervenus après la date d'effet du congé 4. Quant à l'arrêt précité de 1992, invoqué dans le mémoire ampliatif, sa solution ne saurait ici être transposée. Est- il nécessaire de souligner les circonstances très particulières de celui ci? En effet, la contestation soulevée lors du contrôle a priori qui avait fait l'objet d'une péremption d'instance par désistement du preneur, portait sur la qualité légale du Civ.3,13oct.2004,01-03201⚖️;

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Civ.3,13oct.1999,Bull.204;

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bénéficiaire de la reprise, celle d'enfant adoptif. L'arrêt de 1992 valide le refus de permettre à ce preneur de contester à nouveau cette qualité dans le cadre d'un contrôle ultérieur de la reprise. En revanche, des éléments nouveaux doivent pouvoir justifier, dans le cadre d'un contrôle a posteriori, un réexamen de certaines conditions de la reprise déjà examinées lors du contrôle du congé-reprise, lorsque ces conditions sont susceptibles de changer dans le temps. La cour d'appel a donc pu, ici, a bon droit examiner, dans le cadre de cette instance du contrôle de la reprise différée, si le bénéficiaire de la reprise remplissait effectivement la condition tenant à son obligation d'exploiter personnellement les parcelles reprises. Le grief sera écarté comme infondé.

2. Une perte du bénéfice du régime déclaratif intervenue pendant la période de prorogation, peut- elle constituer la force majeure pouvant justifier que le repreneur n'exploite pas personnellement les parcelles reprises? (M1Br2) On sait qu'il résulte de la jurisprudence qu'un manquement aux obligations légales de la reprise peut être justifié par la force majeure et faire ainsi échapper le repreneur aux sanctions édictées par l'article 411-66.Tel peut être parfois le cas d'un état de santé imprévisible et irrésistible, incompatible avec l'exploitation personnelle de la ferme 5. On a vu que dans cette affaire, lors de la validation du premier congé reprise, le premier arrêt de la cour d'appel avait considéré que l'opération n'était pas soumise au régime d'autorisation préalable du repreneur, le seuil de surface déclenchant un tel régime n'ayant pas été fixé par le schéma directeur régional prévu par la loi(L331-2-II 4°). Ce dernier est intervenu seulement en juin 2016, soit après la délivrance du congé itératif(avril 2016), mais avant la fin de la période de prorogation du bail(31 octobre 2016) Comme devant les juges du fond, le repreneur continue à soutenir dans son pourvoi que son manquement était justifié par la force majeure tenant au fait qu'il aurait été contraint d' installer son épouse pour exploiter les parcelles reprises pour ne pas se mettre en infraction avec le contrôle des structures qui résultait d'une modification du régime de celui ci, intervenue après la délivrance de son congé itératif.

Civ.3,22nov.1995,93-20442⚖️;

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L'arrêt attaqué a considéré que ce changement de réglementation n'était, ni imprévisible, la loi ayant institué ce nouveau dispositif avant la date d'effet du premier congé et son dispositif d'application étant également antérieur à la fin de la période de prorogation du bail, ni irrésistible puisque le repreneur avait bénéficié ainsi d'une période de 4 mois pour solliciter l'autorisation administrative désormais requise. Nous sommes d'avis que la date du congé itératif est d'abord ici inopérante pour apprécier la force majeure qui résulterait de la perte du bénéfice du régime déclaratif. En effet, la date effective de la reprise, dans le cadre d'une reprise différée, suivie d'un congé réitératif non contesté, est celle de la fin de la période de prorogation du bail (ici 31 oct 2016). Dès lors, la cour d'appel s'est à bon droit placée à cette dernière date pour apprécier le caractère imprévisible et insurmontable du fait invoqué par le repreneur. Et c'est à bon droit qu'elle a pu retenir les éléments rappelés ci dessus pour dénier le caractère de force majeure à la perte du bénéfice du régime déclaratif, intervenu quatre mois avant la reprise effective des parcelles. Le grief sera donc écarté.

3. Le preneur évincé du bail prorogé, lorsqu'il bénéficie d'une réintégration pour sanctionner une reprise exercée illicitement, recouvre- t- il son droit de céder le bail à son fils? (M2br1) Le moyen soutient que la cession du bail ne peut pas être sollicitée par le preneur prorogé pour âge dans le cadre de la contestation de la reprise. On sait que selon l'article L411-58, lorsque le preneur sollicite la prorogation de plein droit de son bail pour atteindre l'âge de la retraite, aucune cession de son bail n'est possible “pendant cette période” de prorogation 6. La doctrine a estimé que le preneur proche de l'âge de la retraite doit donc faire un choix stratégique face à un congé pour reprise : proroger ou ne pas solliciter la prorogation, afin de ne pas perdre la possibilité de solliciter une cession de son bail. Mais cette perte du droit de céder son bail est-elle applicable au preneur prorogé qui est réintégré dans son bail au titre d'une sanction d'une reprise illicite? Nous ne le pensons pas, pour de nombreuses raisons.

Civ.3,16dec.1998,97-10844⚖️;

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Les deux arrêts anciens 7, cités par l'arrêt attaqué et le Rapport ne nous paraissent pas, à eux seuls, de nature à fonder cette cessibilité du bail retrouvée pour le preneur prorogé et réintégré. En effet, dans ces deux affaires, il ne semble pas que la réintégration du preneur évincé concernait un preneur prorogé. En revanche, il nous semble admissible de considérer que l'illicéité de la reprise conduit à anéantir rétroactivement le congé-reprise et tous les effets subséquents qui lui sont attachés . Il faut alors raisonner comme si ce congé était dépourvu d'effets. Or, selon la jurisprudence, cela signifie que le bail initial est renouvelé à compter de l'expiration de son terme. Vous l'avez explicitement affirmé dans le §9 de votre décision du 15 décembre 2021 8. En cas de prononcé de la réintégration du preneur prorogé pour sanctionner une reprise illicite, ce dernier est réintégré dans tous ses droits conférés par le bail renouvelé, et il recouvre donc nécessairement celui de céder ce bail. En outre , une telle solution est la seule susceptible de permettre d'assurer le respect a posteriori du contrôle des structures 9, en cas d'éviction d'un preneur âgé, en lui donnant ainsi, même au delà de la période de prorogation, un intérêt à agir pour solliciter une réintégration-cession, laquelle constitue alors pour lui la seule sanction alors utile qui lui reste parmi celles prévues dans le cadre d'un contrôle fondé sur l'article 411-6610. La cour d'appel a donc pu, à bon droit, en ordonnant la réintégration des preneurs évincés, accueillir leur demande de cession, au profit de leur fils, du bail initial qui s'était retrouvé ainsi renouvelé à compter de son terme. Le grief sera écarté. Tous les autres griefs inopérants ou dénués de sérieux le seront également, sans plus ample discussion, pour les raisons indiquées dans le Rapport . Avis de REJET Civ.3,16nov.1976,Bull.404;Civ.3, 7oct1987,86-12355;

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Civ.3,15dec.2021,21-14775;

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En dehors de l'hypothèse de l'article 331-7crpm prévoyant une injonction préfectorale, sanctionnée pécuniairement, de cesser l' exploitation lorsqu'elle est poursuivie malgré un refus d'autorisation. 9

Les deux autres sanctions que sont le maintien dans les lieux ou les dommages et intérêts sont en effet sans objet lorsque le preneur évincé a libéré les lieux et agit après la fin de la prorogation de son bail . 10

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