AVIS DE M. BURGAUD, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 67 du 30 janvier 2025 (B) –
Troisième chambre civile Pourvoi n° 23-13.369⚖️ Décision attaquée : 21 décembre 2022 de la cour d'appel de Colmar la société Alfa C/ la société Eurovia Alsace Lorraine _________________
I. Faits et procédure Pour un exposé exhaustif des faits et de la procédure, il convient de se référer aux écritures des parties. Nous ne rappellerons ici que les points essentiels à la compréhension de l'avis. La société Alfa Alsace foncier aménagement a confié à l'entreprise Jean Lefebvre Alsace, aux droits de laquelle vient la société Eurovia Alsace Franche-Comté, la réalisation des lots voirie, assainissement et alimentation en eau potable d'un lotissement. L'entrepreneur a établi un décompte général définitif et le maître de l'ouvrage a, après validation du maître d'oeuvre, réglé le solde demandé le 16 mars 2010. Le 10 novembre 2011, le maître de l'ouvrage a assigné l'entrepreneur aux fins de remboursement d'un trop versé.
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Par jugement du 7 octobre 2016, le tribunal de grande instance de Strasbourg a rejeté ses demandes et retenu qu'une réception tacite était intervenue le 16 mars 2010. Par arrêt du 17 octobre 2018, la cour d'appel de Colmar a infirmé le jugement en ce qui concerne la réception tacite de l'ouvrage et prononcé un sursis à statuer sur les autres demandes. Par arrêt du 21 décembre 2022, la cour d'appel a confirmé le rejet des demandes présentées par le maître de l'ouvrage. C'est la décision attaquée par un pourvoi en date du 15 mars 2023.
II
Identification des questions juridiques :
Le pourvoi présente deux moyens de cassation comprenant chacune deux branches. Dans un premier moyen, la demanderesse au pourvoi reproche à l'arrêt attaqué de rejeter sa demande en restitution formée au titre des travaux payés mais non exécutés. Elle fait valoir, dans une première branche, une violation de l'
article 455 du code de procédure civile🏛 à raison d'un défaut de motivation. Dans une seconde branche, elle argue d'une violation de l'
article 1269 du code de procédure civile🏛 en ce que la cour d'appel a rejeté la demande en restitution de la somme de 38 974,31 euros au motif que le maître de l'ouvrage « ne justifie ni d'une erreur, ni d'une omission, ni d'une présentation inexacte du compte mais conteste le principe et le montant de sa créance,[en raison] de la non-réalisation de travaux », et ce alors qu'aucune demande en révision de compte n'est recevable, sauf si elle est présentée en vue d'un redressement en cas d'erreur, d'omission ou de présentation inexacte et que la prise en compte de travaux qui n'ont pas été exécutés caractérise une erreur de compte. Cette question justifie à elle seule le renvoi de l'examen du pourvoi en formation de section. Dans un second moyen, la demanderesse au pourvoi critique la décision attaquée en ce qu'elle rejette sa demande tendant à ce que l'entrepreneur soit condamné sous astreinte à produire le dossier d'intervention ultérieure sur l'ouvrage et à lui verser des pénalités de retard au motif que les demandes n'apparaissent pas fondées. Elle soutient ainsi, dans une première branche, que la cour d'appel de Colmar a violé l'
article 12 du code de procédure civile🏛 en ne précisant pas le fondement juridique de sa décision alors qu'un juge tranche le litige qui lui est soumis conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, tandis qu'elle fait valoir, dans une seconde branche, que l'arrêt attaqué pêche par un défaut de motivation. Dans le présent avis, nous ne nous attarderons pas sur les griefs disciplinaires tirés de la violation des articles 12 et 455 du code de procédure civile. Nous concentrerons notre analyse, dans la partie réservée à la discussion, à la seconde branche du premier moyen portant sur la recevabilité d'une demande en révision de compte au regard des dispositions de l'article 1269 du code de procédure civile, à savoir la possibilité de révision «en cas d'erreur, d'omission ou de présentation inexacte». C'est à cette question que nous allons à présent nous attacher.
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III
Discussion
Dans son mémoire ampliatif, la demanderesse au pourvoi fait valoir qu'en application des dispositions de l'article 1269 du code de procédure civile, aucune révision de compte n'est recevable sauf si elle est présentée en vue d'un redressement en cas d'erreur, d'omission ou de présentation inexacte. Elle estime que la prise en compte de travaux qui n'ont pas été exécutés caractérise une erreur de compte. Il s'agit là de la question que vous aurez à trancher : la prise en compte de travaux non exécutés dans le décompte général et définitif correspond elle à une erreur au sens de l'article 1269 du code de procédure civile ? Est-elle de nature à faire obstacle à l'intangibilité du décompte ? Pour rappel, l'article 1269 dont il s'agit dispose qu'«aucune demande en révision de compte n'est recevable, sauf si elle est présentée en vue d'un redressement en cas d'erreur, d'omission ou de présentation inexacte».1 La jurisprudence, qu'il s'agisse des décisions du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, interprète strictement l'intangibilité du décompte général. Le Conseil d'Etat retient en effet depuis des décennies une vision très restrictive des possibilités de révision d'un décompte général définitif. Il interprète strictement les exceptions de l'article 1269 du code de procédure civile, comme il le faisait de celles de l'ancien
article 541 du code de procédure civile🏛. Il a ainsi jugé, dans un arrêt de 19892, que des révisions de prix calculées sur le montant des acomptes alors qu'elles auraient dû l'être sur le montant des dépenses effectivement engagées par l'entreprise sur le chantier ne correspondait pas à une erreur matérielle telle que prévue à l'article 1269 du code de procédure civile.
C'est ce qui fait dire aux juristes Olivier Caron et Alexandre Labetoule en 2023 qu'à leur connaissance «le Conseil d'Etat n'a encore jamais accepté de réviser un décompte devenu définitif sur le fondement de l'erreur qui constitue pourtant le motif de redressement le plus souvent invoqué».3 Quant à la Cour de cassation, elle s'est certes moins prononcée que la Haute juridiction administrative mais les solutions qu'elle a pu dégager n'en sont pas moins sévères. 1
Avant l'entrée en vigueur de l'article 1269 le 1er janvier 1982, l'article 541 ancien du code de procédure civile imposait les mêmes exigences quant aux possibilités de révision d'un décompte définitif. Les trois cas retenus pour écarter l'exception de décompte général sont très proches, certains juristes considérant que l'erreur aurait tendance à absorber l'omission et la présentation inexacte. A noter que la jurisprudence ajoute à ces trois cas la fraude et vice du consentement. En ce sens, voir l'arrêt du Conseil d'Etat: CE, 22 octobre 1965, Commune de Saint-Lary, n° 58876. 2
CE, 8 février 1989, n° 85477⚖️, OPAC de Meurthe-et-Moselle.
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Olivier Caron et Alexandre Labetoule, JurisClasseur Contrats et Marchés Publics, Fasc. 145: Décompte général et définitif dans les marchés de travaux,§ 39.
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A titre d'illustration, nous pouvons citer l'arrêt publié le 18 novembre 2009 par votre chambre dans lequel celle-ci juge qu'«il résulte des dispositions susvisées du CCAG que l'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution d'un marché public de travaux est compris dans un décompte général, établi par le maître d'oeuvre, signé par la personne responsable du marché et notifié à l'entrepreneur, dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l'établissement du décompte définitif détermine les droits et obligations des parties» et que «si l'entrepreneur l'accepte, fût-ce partiellement, ce décompte général lie définitivement les cocontractants pour la partie acceptée».4 Cette position n'est pas récente puisque, déjà au début du XXème siècle, la jurisprudence administrative reconnaissait un caractère intangible au décompte général devenu définitif.5 Les règles d'unicité et d'intangibilité du décompte puisent leurs sources dans les stipulations contractuelles et en particulier les cahiers des clauses administratives générales. Il faut sans aucun doute y voir le prolongement du principe de la force obligatoire du contrat. Il convient de ne pas oublier que l'établissement du décompte général est le fruit d'un long processus de validations. Dans ce cadre, le document provisoire peut être contesté dans les délais prévus par le cahier des clauses administratives générales et par le cahier des clauses administratives particulières applicables au marché. Concrètement, à l'issue des travaux, un mémoire ou un projet de décompte définitif est établi par l'entrepreneur afin de récapituler le montant total des sommes auquel il peut prétendre du fait des travaux exécutés. Ce mémoire est remis au maître d'oeuvre qui le vérifie, à la suite de quoi, un projet de décompte général est établi par le maître d'oeuvre et validé par le maître d'ouvrage avant d'être notifié à l'entrepreneur. Si ce décompte général n'est pas contesté, il devient définitif.6 Le règlement définitif des travaux intervient alors sur la base de ce décompte. Il en résulte que le décompte général, dès lors qu'il acquiert un caractère définitif en raison de l'acceptation par les parties dans les délais impartis, interdit, sauf exceptions, toute réclamation ultérieure. Il lie définitivement les cocontractants en ce qu'il détermine les droits et les obligations des parties, selon la formule même du Conseil d'Etat.7 C'est ainsi que ce document unique a été conçu pour retracer les dettes et les créances de chacun des cocontractants, en fixant, pour ne pas dire en figeant une bonne fois pour toute, les droits et obligations nés du marché. Il met alors un terme à la relation contractuelle. Il a par exemple été jugé que les intérêts moratoires sur les acomptes ne pouvaient être revus après acceptation du décompte général.8 4
3e Civ., 18 novembre 2009, pourvoi n° 08-13.676⚖️, Bull. 2009, III, n° 251.
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CE, 10 juillet 1918, n° 47171, Sieur [X…] c/ ville de Limoges, p. 1 et p. 2.
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Voir l'ouvrage de référence: Jean-Bernard Auby, Hugues Périnet-Marquet, Rozen Noguellou, «Droit de l'urbanisme et de la construction», Précis Domat, LGDJ, 12ème édition, 2020, § 875. 7
Voir l'arrêt de la 3e chambre civile du 18 novembre 2009 précitée - pourvoi n° 08-13.676 -. En se prononçant ainsi, la Cour de cassation reprend la formulation utilisée par le
Conseil d'Etat sur le caractère indivisible et intangible du décompte général. CE, 27 janvier 2020, n° 425168⚖️. 8
CE, 4 décembre 1987, n° 56108⚖️, Commune de La Ricamarie.
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De même, toute réclamation ultérieure est interdite dès lors que le décompte final a été approuvé sans réserves9 ou avec des réserves insuffisamment précises.10 Une des parties au contrat n'est pas non plus habilitée à modifier unilatéralement le décompte définitif même en invoquant des erreurs purement matérielles.11 En ce qui concerne le maître de l'ouvrage, celui-ci est lié par le contenu du décompte qu'il notifie. C'est la raison pour laquelle le maître de l'ouvrage doit faire preuve d'une grande rigueur dans l'établissement de ce document. Le décompte définitif est particulièrement important en ce qu'il participe à la sécurité juridique, et, à ce titre, ne doit pouvoir être remis en cause que pour des motifs impérieux. A défaut, le décompte serait privé de son caractère définitif. S'il pouvait être facilement remis en question, il perdrait de manière évidente son intérêt. Le juge administratif limite les cas de rectification aux erreurs matérielles ou de calcul à l'exclusion de toute erreur dans l'application ou l'interprétation des clauses contractuelles.12 En cela, il est suivi par le juge judiciaire. Cependant, la distinction entre l'erreur de fait et l'erreur de droit n'est pas toujours aisée à appréhender.13 Hors accord des parties, qui reste toujours possible, la révision du décompte définitif a néanmoins été admise en cas d'une erreur dans le calcul du montant d'acomptes.14 En revanche, cela n'a pas été le cas lorsque les juges ont eu à connaître d'une mauvaise application des clauses d'un cahier des charges ou bien de l'oubli de l'application d'une clause de révision. Dans ces deux situations, il a été jugé que ces erreurs ne constituaient pas des erreurs matérielles au sens de l'article 1269 du code de procédure civile.15 Il a aussi été jugé par le Conseil d'Etat, dans un arrêt de 2013, que le maître de l'ouvrage ne peut pas réclamer au titulaire du marché de travaux des sommes dont il n'a pas fait état dans le décompte général.16 9
CE, 28 septembre 2001, Entreprise de construction et de prestation de services, n° 213395⚖️.
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CE, 22 octobre 1965, Commune de Saint-Lary, n° 58876⚖️.
CE, 18 novembre 1988, n° 74892⚖️.
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A titre d'illustrations, voir:
CE, 5 juin 1981, n° 14644⚖️, Comsip-entreprise (volonté d'intégration d'une clause de révision des prix par un entrepreneur négligent) et CE, 8 février 1989, n° 85477, OPAC de Meurthe-etMoselle. 13
Ainsi, l'erreur de calcul est-elle nécessairement une erreur matérielle ? Rien n'est moins sûr car elle peut découler de l'application ou de l'interprétation d'une clause contractuelle. De même, l'erreur de droit ne paraît pas être seulement une erreur de calcul. 14
CAA Lyon, 17 mars 2011, n° 09LY01869⚖️.
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CE, 10 juillet 1954, Etablissements Perrin et Cie et CE, 5 juin 1981, n° 14644, Comsip-entreprise.
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CE, 6 novembre 2013, n° 361837⚖️.
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Cette jurisprudence reste très actuelle. En effet, encore en 2020, le juge administratif a jugé que la circonstance que, par négligence, l'entrepreneur ait omis de faire application d'une clause de révision de prix lors de l'établissement de son projet de décompte, ne constituait pas une erreur ou même une omission permettant une révision en vertu de l'article 1269 du code de procédure civile.17 Dans cette hypothèse, l'entrepreneur «doit être regardé comme ayant abandonné la créance dépassant cette somme» et, de fait, ne peut obtenir la révision du décompte. De même, il y a quelques mois seulement, le 16 janvier 202418, la cour administrative d'appel de Paris a jugé qu'en excluant une facture déjà payée du décompte général devenu définitif, la région devait être regardée comme ayant renoncé à compenser les sommes en cause au moment de l'adoption du décompte définitif, et qu'en cela elle ne pouvait obtenir la révision du décompte général et définitif. Il convient toutefois de noter une approche différente de la chambre commerciale, financière et économique qui, en mars 199419, a jugé que «l'erreur ainsi commise ne permettait pas à l'emprunteur de conserver une somme qu'il ne devait pas recevoir». La formulation retenue ne fait pas référence à la nature matérielle de l'erreur et certains observateurs20 se sont interrogés pour savoir s'il ne fallait pas voir là une forme de répétition de l'indu comme exception à l'intangibilité du décompte final. Cette dernière position jurisprudentielle reste pourtant isolée. Mentionnons enfin la motivation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence qui, dans un arrêt du 25 avril 201921, indique que «cette dérogation à la règle d'irrévocabilité du décompte accepté, ne peut être admise que dans des cas très limités, par exemple lorsqu'a été oublié le décompte d'une prestation prévue et exécutée ou si la même prestation a été comptée deux fois, ou si une erreur de calcul purement matérielle a été commise», précisant que «dès que l'erreur peut être regardée comme relevant d'une interprétation des clauses contractuelles, la rectification du décompte est impossible» et qu'«il en est ainsi lorsqu'il a été oublié d'appliquer une clause de pénalités de retard», concluant «que dans ce cas, le décompte ne peut être recalculé». En tout état de cause, la demande en révision ne saurait s'apparenter à un changement de la position de l'une des parties au contrat. * Votre décision devra naturellement s'inscrire dans ce paysage jurisprudentiel. Elle devra faire en sorte que les exceptions limitatives prévues à l'article 1269 du code de procédure 17 18
CAA Douai, 2 avril 2020, n° 18DA01228⚖️, Société ICP.
CAA Paris, 16 janvier 2024, n° 22PA00826⚖️.
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Com., 15 mars 1994, pourvoi n° 91-21.502⚖️, Bulletin 1994, IV, n° 115 (Sommaire: «Ayant retenu qu'une banque prouvait qu'elle avait par erreur versé à un emprunteur le montant d'une décote qu'elle devait conserver selon les termes d'un contrat passé avec la caution réelle de cet emprunt, une cour d'appel a pu décider que l'erreur ainsi commise, même découverte tardivement, ne permettait pas à l'emprunteur de conserver la somme qu'il ne devait pas recevoir et n'a pas violé l'article 1269, alinéa 1er, du nouveau Code de procédure civile»). 20
Voir par exemple le commentaire du professeur Cabrillac: Michel Cabrillac, RTD Com., 1994, p. 759.
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Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 25 avril 2019, n° 18/15507.
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civile reste des exceptions strictes mais aussi qu'il ne soit pas impossible de modifier le décompte définitif dans le cas d'une exception prévue par le code de procédure civile. La notion d'erreur, entendue dans un sens courant comme le simple fait de se tromper, ne peut être retenue dans une matière, celle du droit des travaux, qui est soumise à une réglementation stricte et complète. Il nous semble qu'il est nécessaire que vous limitiez la révision du compte définitif aux erreurs purement matérielles afin d'éviter qu'une des parties ne tentent de revenir sur son acceptation du décompte général et définitif en s'extrayant des obligations du cahier des clauses administratives générales. Dès lors que l'erreur alléguée n'est pas purement matérielle, elle ne devrait plus être corrigée après l'adoption du décompte général et définitif. C'est en ce sens que nous vous invitons une nouvelle fois à statuer. * En l'espèce, la demanderesse au pourvoi soutient que la prise en compte de travaux non effectués serait constitutive d'une erreur au sens de l'article 1269 du code de procédure civile. Or, la facturation de travaux non réalisés intégrée au décompte définitif ne peut correspondre à l'erreur purement matérielle définie par la jurisprudence jusqu'à présent. En jugeant que «la société ALFA ne justifie ni d'une erreur, ni d'une omission ou d'une présentation inexacte du compte mais conteste le principe et le montant de sa créance, au motif de la non-réalisation de certains travaux», la cour d'appel a fait, selon nous, une juste application des dispositions en cause. En cela, la critique du premier moyen mérite d'être rejetée.
Avis de rejet
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