AVIS DE Mme LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 129 du 5 février 2025 (FS-B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 22-24.000⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Bordeaux du 28 septembre 2022 La société ArianeGroup C/ M. [Z] [C]
1. Rappel des faits et de la procédure Le salarié a été engagé en 2010 par la société SME. Le 1er mai 2012, la société SME a absorbé la société SPS, qui prend alors la dénomination sociale de société Héraklès, aux droits de laquelle vient la société ArianeGroup. Un accord relatif à la période transitoire a été conclu le 27 juin 2012, qui prévoit que les salariés des sociétés fusionnées, SME comme SPS, conservent leurs statuts sans “cumul ni simultanéité des accords entre ceux de SME et ceux de SPS”. Il est conclu pour une durée déterminée et doit cesser de s'appliquer à la date de conclusion des accords d'adaptation et/ou de substitution sur l'harmonisation des statuts dans le cadre de l'
article L. 2261-14 du Code du travail🏛 et au plus tard après la réalisation de la fusion soit le 1er août 2013 (article 7 de l'accord). Le 10 juin 2013, un accord d'entreprise à durée déterminée a prorogé la durée de survie des accords mis en cause du fait de la fusion et prolongé de fait la période transitoire.
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Le 20 novembre 2013, une convention d'entreprise Héraklès à durée indéterminée, a été signée, prenant effet au 1er janvier 2014. Son article 4.5.5, relatif à l'indemnisation des frais de transport, prévoit qu'à compter de l'entrée en vigueur de la présente convention, “les dispositions de l'article 4.9.6 de l'accord d'entreprise du 22 février 1982 du périmètre “ex SPS” relatif à “l'indemnisation des frais de transport”, s'appliquent exclusivement aux salariés du périmètre “ex SPS” qui bénéficient de leur versement au jour de la mise en oeuvre de la présente convention, ou qui ont bénéficié du dit versement antérieurement et dans le cadre des règles de dégressivité précédemment appliquées. En outre, dans ce cadre, la Direction s'engage à réunir les partenaires sociaux au cours de l'année 2014 afin d'étudier un dispositif concernant les nouveaux arrivants dans ces secteurs”. Le 1er mars 2014, le salarié a été muté sur le site [Localité 3] (“ex-SPS”). En juin 2016,il a saisi le conseil de prud'hommes de Bordeaux d'une demande de remboursement de ses frais de transport en application de l'accord d'entreprise (exSPS). Le conseil de prud'hommes de Bordeaux, par jugement rendu en formation de départage le 3 juillet 2019, l'a débouté de l'ensemble de ses demandes. La cour d'appel de Bordeaux dans son arrêt du 28 septembre 2022 a infirmé le jugement et, statuant à nouveau, condamné l'employeur à payer au salarié une certaine somme à titre de remboursement des frais de transport exposés de mars 2014 à février 2019 inclus. Selon le moyen unique, la cour d'appel de Bordeaux a violé le principe d'égalité de traitement et l'
article L. 1224-1 du code du travail🏛 en ne considérant pas comme justifiée la différence de traitement entre des salariés découlant du maintien d'un avantage acquis suite à la mise en cause d'un accord collectif dans les conditions prévues par l'article L. 2261-14 du code du travail. Le pourvoi soulève la question de l'application du principe d'égalité de traitement à un accord collectif maintenant la prise en charge de frais de déplacement au profit des seuls salariés issus de la société absorbée.
2. Discussion La dénonciation d'un accord ou sa mise en cause dans le cadre d'un transfert d'entreprise n'entraînent pas la disparition immédiate des accords collectifs applicables, le législateur ayant organisé une période de transition pouvant déboucher sur un nouvel accord (l'accord de substitution) ou le maintien de certains droits (garantie de rémunération aujourd'hui, avantages individuels acquis avant l'entrée en vigueur de la
loi n° 2016-1088 du 8 août 2016🏛). L'application de ces règles peut conduire à ce que des salariés bénéficient de droits spécifiques, qu'il s'agisse des salariés transférés au sein d'une nouvelle entité ou des salariés engagés avant la dénonciation d'un accord collectif.
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La question de l'articulation de ces règles avec le principe d'égalité de traitement, reconnu par la Cour de cassation avec l'arrêt Ponsolle du 29 octobre 1996 1, s'est donc posée. Dans deux arrêts de 2007, la Cour de cassation a ainsi considéré que le bénéfice des avantages individuels acquis au seul profit des salariés engagés avant la dénonciation d'un accord ne constitue pas une inégalité de traitement sans qu'il soit besoin de distinguer selon que les avantages individuels acquis résultent de l'application d'un accord de substitution ou non 2. L'application du principe d'égalité de traitement a fait l'objet d'une évolution importante à partir des arrêts du 27 janvier 2015 qui ont posé une présomption de justification des différences de traitement opérées par voie conventionnelle, de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle 3. Cette présomption de justification n'est pas générale, comme l'a précisé la chambre sociale dans l'arrêt du 3 avril 2019. Elle est ainsi exclue dans les domaines où est mis en oeuvre le droit de l'Union. Il en résulte qu'une différence de traitement opérée par voie conventionnelle ne saurait être présumée justifiée lorsqu'elle repose sur un critère prohibé de discrimination 4. Il revient alors à l'employeur de justifier la clause par des éléments objectifs et pertinents. Il est donc désormais nécessaire d'appliquer aux accords de substitution la grille d'analyse issue des arrêts rendus par la chambre sociale depuis 2015 pour déterminer si une clause est contraire au principe d'égalité de traitement. Ainsi que le relève le rapport complémentaire, c'est ce qui ressort de l'arrêt de la chambre sociale du 4 octobre 2017 5 qui a appliqué “de facto à un accord de substitution, prévoyant le maintien d'avantages individuels acquis au bénéfice des salariés de la société absorbée, la règle de la présomption simple de conformité des accords collectifs au principe d'égalité de traitement”. L'accord collectif conclu fait donc l'objet, comme tout accord collectif (sauf si l'on est dans un domaine où le droit de l'Union européenne est mis en oeuvre) d'une présomption de conformité que le salarié peut renverser en prouvant que l'avantage en cause est étranger à toute considération de nature professionnelle. La chambre sociale exerce son contrôle sur la notion de “différence de traitement étrangère à toute considération de nature professionnelle”, mais elle n'a pas précisé ce qu'il fallait entendre plus précisément. Les décisions se contentent soit de rappeler aux juges du fond qu'ils ne peuvent écarter la présomption de justification 1
Soc., 29 octobre 1996, pourvoi n° 92-43.680⚖️, Bulletin 1996, V, n° 359.
Soc. 11 juillet 2007, pourvoi n° 06-42.128 et autres, Bull. 2007, V, n°119 et
Soc., 4 décembre 2007, pourvoi n° 06-44.041⚖️, Bull. 2007, n°203.
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Soc., 27 janvier 2015, pourvoi n° 13-14.773, 13-14.908⚖️, Bull. 2015, V, n° 8.
4 3 avril 2019, pourvoi n°
17-11.970⚖️, FP-P+B+R+I.
Soc. 9 octobre 2019, pourvoi n°17-16.642, FS-P+B⚖️.
Soc. 9 décembre 2020, n°19-17.092, FS-P+B⚖️. 5
Soc., 4 octobre 2017, pourvoi n°16-17.517, 16-17.518⚖️, Bull. 2017, V, n°170.
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que si le salarié prouve que la différence entre bien dans cette catégorie soit de considérer que la différence de traitement en cause n'est pas étrangère à toute considération de nature professionnelle 6. S'agissant d'une clause d'un accord de substitution, dont l'objet est de préserver des droits dont les salariés avaient pu bénéficier en vertu d'un accord antérieur, on peut se demander si la différence instaurée n'est pas nécessairement étrangère à toute considération de nature professionnelle. Ne doit-on pas admettre que le maintien d'un avantage conventionnel, qui résulte d'un tel accord, a bien une considération professionnelle ? 7 Les restructurations d'entreprise sont des événements très fréquents de la vie des entreprises. L'harmonisation des droits des salariés est souhaitée notamment parce qu'elle est de nature à favoriser des relations sociales de qualité. Néanmoins, cette harmonisation n'est pas toujours possible parce qu'il est difficile de revenir sur des droits des salariés et parce qu'il est rarement possible de s'aligner sur les solutions les plus favorables dans chacune des entités touchées par la restructuration. Le maintien de certains avantages au profit de salariés qui en ont déjà bénéficié par le passé, maintien qui sera nécessairement temporaire, semble ainsi être une solution pour parvenir à un équilibre. Il en résulte que ces clauses ne sont pas étrangères à toute considération de nature professionnelle. On aboutirait ainsi à une solution similaire à celle issue de l'arrêt de 2007 selon lequel le maintien des avantages individuels acquis en cas de mise en cause de l'application d'un accord collectif que ce maintien résulte d'une absence d'un accord de substitution ou d'un tel accord, mais avec une formulation en ligne avec l'évolution de la jurisprudence relative au principe de l'égalité de traitement depuis 2015. En l'espèce, la cour d'appel a considéré que l'accord d'entreprise en cause “crée donc à la fois une différence de traitement d'ordre “géographique” en distinguant les salariés du site [Localité 3] auxquels est accordé un avantage dont les salariés des autres sites ne bénéficient pas mais également, au sein de l'établissement [Localité 3], une différence de traitement d'ordre “temporel” en fonction de la date de présence des salariés sur ce site, et ce alors même que la société Héraklès employait déjà M. [C] avant la signature de l'accord de substitution, même si celui-ci n'a été muté sur le site [Localité 3] que postérieurement à cet accord”. Elle a ensuite considéré que s'agissant d'un accord d'entreprise, “la différence de traitement instaurée par l'accord d'entreprise Héraklès doit être considérée comme présumée justifiée en ce qu'elle concerne des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements ou sites distincts” et qu'il appartenait dès lors au salarié “d'établir qu'elle est étrangère à toute considération de nature professionnelle”. Elle a ensuite admis que le salarié établissait que la différence était étrangère à toute considération de nature professionnelle au motif suivant : “cette différence 6 Soc., 30 mai 2018, pourvoi n°17-12.925 et autres, Bull. 2018, V, n°94. Soc., 27 janvier 2015, pourvoi n° 1314.773, 13-14.908, Bull. 2015, V, n°8.
Soc., 28 septembre 2022, pourvoi n° 20-23.510⚖️. 7
En ce sens, le commentaire d'Y. Ferkane de l'arrêt du 4 octobre 2017, RDT, 2018, p. 67.
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concerne le coût des déplacements domicile-travail, lesquels sont exclus du champ du temps de travail effectif outre que le montant de l'avantage consenti varie selon le lieu de domicile choisi librement par le salarié. Elle repose ainsi entièrement sur des caractéristiques personnelles du salarié, relevant de sa vie privée et est donc étrangère à toute considération de nature professionnelle”. Selon moi, la cour d'appel n'a pas tenu compte de la nature de l'accord en cause, qui est un accord de substitution et du fait que la clause, dont le bénéfice est revendiqué par le salarié, avait pour objet le maintien d'une disposition d'un accord collectif dont les salariés avaient pu bénéficier. Elle n'était donc pas étrangère à toute considération de nature professionnelle. Je suis donc d'avis de casser la décision de la cour d'appel. AVIS DE CASSATION
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