Jurisprudence : Cass. civ. 3, Conclusions, 30-05-2024, n° 22-16.447

Cass. civ. 3, Conclusions, 30-05-2024, n° 22-16.447

A20016C4

Référence

Cass. civ. 3, Conclusions, 30-05-2024, n° 22-16.447. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112311303-cass-civ-3-conclusions-30052024-n-2216447
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AVIS DE Mme MOREL-COUJARD, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 275 du 30 mai 2024 (B+R) – Troisième chambre civile Pourvoi n°22-16.447⚖️ Décision attaquée : 24 février 2022 de la cour d'appel d'Aix-enProvence La société Nice Cimiez C/ La société Monoprix exploitation _________________

Avis de cassation Le présent avis a bénéficié des travaux du service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation.

Je me réfère pour le rappel des faits et de la procédure à l'exposé très complet fait au rapport et ne reprendrai que quelques précisions factuelles et chronologiques : Le bail initial date de 1966, il a été conclu pour une durée de 25 ans, renouvelable pour deux périodes de 12 années chacune. C'est par un avenant du 8 mars 1979 qu'a été introduite la clause de loyer binaire 1. 1

Dans le cadre du présent avis, je ne discuterai pas la question de la qualification de loyer binaire de la clause stipulée au bail, me rapportant sur ce point aux propositions de rejet non spécialement motivé faites par Mme la conseillère rapporteure sur les première, deuxième et neuvième branches du second moyen.

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Le premier renouvellement a donné lieu, faute d'accord des parties, à une procédure devant le juge des loyers pour une fixation judiciaire du loyer de renouvellement par une décision du 7 juin 1996. Le deuxième renouvellement est intervenu sur la base d'un accord quant au montant du loyer renouvelé, pour une durée de 12 ans, accord matérialisé par un avenant du 30 juin 2003. J'en déduis que rien n'avait été stipulé dans la perspective du 3ème renouvellement, dont l'échéance était au 1er avril 2015. Le 24 mars 2015, la société preneuse a adressé une demande de renouvellement pour une durée de 12 ans. La société bailleresse a répondu le 23 juin 2015 par une acceptation de principe, moyennant un loyer d'un montant de 800 000 euros et, le 29 mars 2017, a notifié un mémoire préalable à la société preneuse, puis a délivré le 18 octobre 2018 une assignation en fixation judiciaire du prix du bail renouvelé devant le juge des loyers commerciaux. La société preneuse a répliqué par deux mémoires successifs, le premier, du 30 novembre 2018, sollicitait la fixation du prix du loyer à 545 000 euros, en se prévalant d'un rapport d'expertise amiable, et demandait en outre l'application de la règle du lissage du déplafonnement par paliers de 10 %. Dans le second mémoire, du 11 avril 2019, elle a soulevé l'incompétence du juge des loyers commerciaux au motif que le loyer en cause était un loyer binaire et a demandé l'irrecevabilité de la demande en fixation judiciaire du prix du bail renouvelé. La société bailleresse a opposé à cette demande la règle de l'estoppel et a soutenu par ailleurs qu'à la suite de la fixation judiciaire du loyer du bail renouvelé en 1996, circonstance rappelée par les avenants signés depuis, il était établi que les parties avaient manifesté la volonté de donner compétence au juge des loyers en cas de désaccord. Par une décision du 9 octobre 2019, le juge des loyers a déclaré la demande de fixation du prix du bail renouvelé irrecevable, non sur le fondement de l'exception d'incompétence mais sur celui de la fin de non-recevoir, tirée du défaut de pouvoir juridictionnel de la juridiction du juge des loyers commerciaux. Il a relevé à cet égard que le bail stipulait une clause de loyer binaire et que les parties n'avaient pas expressément prévu la compétence du juge des loyers commerciaux pour statuer, en cas de désaccord, sur la fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative. L'arrêt attaqué a confirmé le jugement en toutes ses dispositions.

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Pour motiver l'irrecevabilité pour défaut de pouvoir et rejeter aussi l'argument de la société preneuse intimée, qui soulevait la thèse de la défense au fond, il a, tout comme le jugement, appliqué en combinaison les jurisprudences de la Cour de cassation rappelées au rapport, dites “Théâtre Saint Georges” (10 mars 1993), suivant laquelle les clauses de loyer binaires échappent aux dispositions du statut des baux commerciaux et “Marveine” (3 novembre 2016) qui a admis que, lorsque les parties ont prévu de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative, ce juge peut statuer, selon les critères de l'article L. 145-33 du code de commerce🏛. A hauteur d'appel, la société bailleresse avait invoqué le moyen tiré de l'inconventionnalité de la règle jurisprudentielle résultant de la combinaison des jurisprudences Théâtre Saint Georges et Marveine au regard du droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6§1 de la convention européenne des droits de l'homme🏛 2. Pour rejeter ce moyen, l'arrêt relève que le simple fait que la demande a été examinée démontre que la société bailleresse a disposé d'un droit d'accès au juge. Il retient qu'une décision d'irrecevabilité ne constitue pas forcément une entrave au droit d'accès à un tribunal, dès lors que les limitations de compétence du juge des loyers poursuivent des buts légitimes “qui se rattachent aux principes de la bonne administration de la justice et de la sécurité juridique”. Il rappelle ensuite que les parties peuvent éluder la règle jurisprudentielle posée par l'arrêt Théâtre Saint Georges en prévoyant conventionnellement de soumettre la fixation du loyer de renouvellement aux dispositions de l'article L. 145-33 du code de commerce. Il poursuit enfin en énonçant que le défaut d'accès au juge n'est pas constitué, la partie en demande pouvant valablement soumettre leur contentieux au tribunal judiciaire et disposant ainsi d'une autre voie de recours judiciaire effective et disponible. Le second moyen du pourvoi, essentiellement dans ses troisième, quatrième et cinquième branches remet en cause, à la lumière des exigences conventionnelles, les règles posées depuis 1993, à l'occasion des arrêts Théâtre Saint Georges et Marveine. Se présente donc l'opportunité de revisiter les solutions adoptées, les suites qui leur ont été réservées et d'évaluer si les arrêts Marveine notamment, qui visaient à concilier la jurisprudence Théâtre Saint Georges et l'impératif de l'accès au juge, ont tenu leurs promesses.

Ainsi que le rappelle le rapport, un précédent pourvoi, ayant donné lieu à un arrêt du 9 septembre 2014 ( n° 1314.448), avait soutenu le même moyen fondé sur l'article 6§1, mais n'avait alors constitué qu'une occasion manquée. 2

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I - Le débat entre exception d'incompétence et fin de non-recevoir La distinction entre exception d'incompétence et fin de non-recevoir est souvent qualifiée à bon droit de délicate, ce qu'accentue l'éclatement du contentieux du bail commercial, lequel peut relever de juridictions différentes suivant l'objet du litige 3. Il en résulte une complexité soulignée par la doctrine 4, qui relève la porosité entre les deux notions tout en proposant certains principes pour les distinguer. A cet égard, elle est unanime à insister sur les différences de régime découlant de cette distinction et leurs effets sur les justiciables, notamment le fait que la saisine d'une juridiction incompétente interrompt la prescription, ce qui n'est pas le cas dans l'hypothèse d'une fin de non-recevoir. S'agissant d'une action relative au bail commercial, le délai de prescription n'est que de deux ans : dans ce cas précis, la qualification de fin de non-recevoir a un effet particulièrement rigoureux. La doctrine propose donc des clefs d'analyse pour affiner cette distinction, que dans un rapport complémentaire relatif à un pourvoi n°21-15.378⚖️ (arrêt chambre commerciale du 18 octobre 2023, Mme la conseillère rapporteure Valérie Michel Amsellem synthétise ainsi : “schématiquement, une concurrence entre juges pour la compétence et une aptitude particulière à juger seulement certains litiges au regard des règles de droit qui leur sont propres pour le pouvoir juridictionnel” 5. Le juge des loyers commerciaux a une compétence exceptionnelle, d'application stricte, pour fixer le loyer du bail renouvelé ou révisé 6. Il a vocation à débloquer une situation qui ne peut trouver d'issue contractuelle. La procédure suivie devant lui est une procédure particulière, conçue pour permettre la recherche d'un accord (échanges de mémoires, délai de réflexion notamment). Au sens propre, ce juge tranche le conflit en cas de désaccord des parties, mais il ne peut faire que cela.

Tribunal judiciaire en sa compétence exclusive, président du tribunal judiciaire ou juge désigné par lui en sa compétence exclusive pour fixer le loyer du bail révisé ou renouvelé, tribunal judiciaire de droit commun en sa compétence de droit commun, tribunal de commerce.

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Notamment Philippe Théry « Le désordre des moyens de défense : exception d'incompétence et fin de nonrecevoir... » RTD Civ. 2012 p.566; Rafael Amaro Dalloz 2018, n° 39, p. 2171; Julien Théron Jcl. Proc. Civ. Fasc. 600-30-Moyens de défense § 74. 4

Rapport complémentaire p.4.Dans cette décision, opérant un revirement de jurisprudence, la chambre commerciale a considéré que là où la saisine erronée d'une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives de concurrence était sanctionnée par une fin de non-recevoir pour défaut de pouvoir juridictionnel, la méconnaissance de la compétence exclusive instituée par l'article L. 442-1 du c.com. au profit des tribunaux de commerce spécialisés devait être sanctionnée par une exception d'incompétence. 5

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Article R. 145-23 du code de l'organisation judiciaire.

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Cette limitation milite en faveur de la qualification de fin de non-recevoir, qui tient au défaut de pouvoir juridictionnel. D'ailleurs, l'expression “pouvoir du juge”, tout comme celle d' “office du juge des loyers” se retrouve dans nombre de vos décisions7. Cette analyse, qui peut sembler conforter la position de l'arrêt, mérite cependant d'être nuancée et complétée par celle de Antoine Bolze 8, également citée par le même rapport de Mme Michel Amsellem : “ mis à part la compétence territoriale, le choix d'une juridiction n'est pas un problème de compétence. Soit on saisit la juridiction du provisoire, soit on saisit la juridiction au fond (...). L'erreur n'est pas sanctionnée par une exception d'incompétence mais par une fin de non-recevoir. Inversement, l'attribution de la matière litigieuse en fonction du droit applicable, qui fonde notre organisation judiciaire, ne soulève pas un problème de juridiction. Plaider la validité d'un contrat de travail, d'un contrat administratif, d'un contrat commercial ou de droit privé est une action au fond qui doit être exercée devant la juridiction compétente”9.

II - Les conséquences de la qualification de fin de non-recevoir L'arrêt ayant retenu la qualification de fin de non-recevoir, ceci justifie à mon avis les griefs articulés par les quatrième et cinquième branches du second moyen, tirés de la violation de l'article 6 §110. En effet, cette option, contraignant à envisager une autre instance, accentue la difficulté d'agir sans encourir la courte prescription de deux ans, avec en outre des risques d'erreur compte tenu de la complexité du dispositif juridictionnel en matière de baux commerciaux11. 7 3ème Civ. 11 janvier 2024, n°22-20.872: “⚖️ à défaut de convention contraire, le renouvellement du bail commercial s'opère aux clauses et conditions du bail venu à expiration, sauf le pouvoir reconnu au juge en matière de fixation de prix”; 3ème Civ. 25 janvier 2023, n° 21-21-943⚖️, à propos du lissage des loyers, reprenant l'avis du 9 mars 2018, n° 17-70-040 “ il n'entre pas dans l'office du juge des loyers commerciaux d'arrêter l'échéancier du loyer”.

M. Antoine Bolze commentaire de 2ème Civ.; 25 mars 2021, n° 19-16.216 “⚖️Attributions du juge de la mise en état : juridiction ou compétence”; Dalloz actualité du 15 avril 2021. 8

9 Ce point de vue se retrouve chez d'autres auteurs, ainsi Julien Théron Jcl. Proc. Civ. Fasc. 600-30Moyens de défense § 141 ("Les " fausses " fins de non-recevoir, véritables défenses au fond).

Pour la complétude du propos, les griefs des 6ème et 7ème branches du second moyen me semblent également bien fondés : d'une part, il résulte de la jurisprudence de la CEDH exposée au rapport que le droit d'accès au juge doit être effectif, supposant que le juge soit apte à trancher un différend, condition qui n'est pas constituée du seul fait que la demande soit examinée. D'autre part, renvoyer les parties à leur propre imprévoyance, faute de stipulation de clause expresse attribuant compétence au juge des loyers, me semble contraire à l'exigence de sécurité juridique qui sous-tend l'article 6§1.D'autant plus qu'au cas présent, le renouvellement du bail devait intervenir en 2015 et que l'arrêt Marveine date du 3 novembre 2016. 10

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Cf. note 3.

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J'ajoute que la réforme des tribunaux judiciaires opérée par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019🏛
a renforcé selon moi cette complexité, par la possibilité offerte aux chefs de cour de spécialiser, au sein d'une même cour, certains tribunaux judiciaires seulement dans le contentieux des baux commerciaux. En l'état, comme le souligne le rapport, une seule cour a spécialisé un seul tribunal judiciaire, mais la possibilité reste ouverte. Cette évolution est facteur d'incertitudes pour une autre raison: elle laisse en effet, à la faveur de divergences de rédaction entre les anciens et les nouveaux textes, un certain nombre de questions sans réponse, notamment sur la parfaite correspondance entre la compétence ratione materiae des tribunaux judiciaires spécialisés territorialement et la compétence exclusive dévolue aux tribunaux judiciaires qui ne le seraient pas12. Enfin, une évolution très récemment introduite par la loi n°2023-1059 du 20 novembre 2023🏛 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 20232027 ne va pas dans le sens d'une simplification en ajoutant un nouvel acteur : le tribunal des affaires économiques13. Dans ces conditions, la qualification de fin de non-recevoir introduit un élément de complexité et d'incertitude qui empêche le justiciable de jouir d'une possibilité claire et concrète d'identifier, dans des conditions compatibles avec le délai biennal de prescription en vigueur, la juridiction susceptible de trancher le différend civil pouvant se présenter en cas de désaccord sur le prix du loyer de renouvellement d'un bail commercial stipulant un loyer binaire. La jurisprudence de la CEDH conditionne en effet le droit d'accès au juge à l'exigence de clarté et de prévisibilité des règles qui gouvernent cet accès. Tous les éléments relevés supra me semblent contraires à l'impératif de sécurité juridique pourtant mis en avant par l'arrêt pour conclure à la proportionnalité adéquate entre la limitation apportée à l'accès au juge et les buts légitimes poursuivis. A cet égard, le revirement de jurisprudence de la chambre commerciale par un arrêt du 18 octobre 2023, évoqué plus haut, est riche d'enseignements. Si la cassation n'y est pas prononcée au visa de l'article 6§1 de la CEDH, cette décision est imprégnée du même souci de la préservation effective de la sécurité juridique. 12

Problématique exposée en détail par le rapport p.16.

L'article 6 du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 est de nature à accentuer cet éclatement. Il introduit en effet un nouvel acteur juridictionnel, le tribunal des affaires économiques et une modulation dans le temps et l'espace source d'incertitudes puisque cette juridiction n'existera que dans certains ressorts à titre expérimental. Elle sera compétente en matière d'actions relatives à des baux commerciaux quand elles seront nées d'une procédure collective ou présenteront avec celles-ci des liens de connexité. 13

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En effet, la chambre commerciale a examiné dans quelle mesure, selon que la saisine de la juridiction incompétente était regardée comme une fin de non-recevoir ou comme une exception d'incompétence, le justiciable se trouvait placé dans une situation de plus grande incertitude juridique et devant des difficultés pouvant affecter son droit à saisir un juge compétent dans un délai utile.

III - La suggestion de l'avis 1015, la qualification de défense au fond De ce qui précède découle la réflexion à laquelle nous invite l'avis 1015 : la question n'est-elle pas en réalité une question de fond, celle des conditions de l'exercice de son pouvoir juridictionnel par le juge des loyers commerciaux? Le pouvoir juridictionnel du juge des loyers commerciaux n'est conçu en quelque sorte que comme un sous-ensemble de celui du tribunal judiciaire en matière de baux commerciaux, dont la condition d'exercice implique la mise en cause des règles du statut des baux commerciaux14. Dans la logique de la jurisprudence Théâtre Saint Georges, selon laquelle les clauses de loyer binaires échappent aux dispositions du statut des baux commerciaux, cette condition n'existe pas. On ne peut alors analyser l'argument soulevé par la société preneuse devant le juge des loyers que comme une défense au fond. C'est d'ailleurs le sens de la jurisprudence qui s'est développée dans les suites de l'arrêt Théâtre Saint Georges, lorsque les juridictions ont été saisies des conséquences des désaccords sur le loyer lors du renouvellement d'un bail commercial stipulant un loyer binaire. Votre chambre s'est prononcée sur ce point par plusieurs arrêts successifs rappelés au rapport, notamment l'arrêt du 7 mai 2002 dit Méridien Montparnasse, (p.71 et 72) en faveur du rejet au fond des demandes de fixation judiciaire du prix du bail renouvelé. Il me paraît résulter de tout ceci que l'arrêt encourt le grief suggéré par l'avis 1015 et non celui formulé par la première branche du premier moyen. Précisons à ce stade également pour être complet sur le premier moyen que la deuxième branche, qui vise le rejet de l'argument tiré de la règle de l'estoppel, me semble mal fondée, les défenses au fond, tout comme les fins de non-recevoir, pouvant être soulevées à tout moment15.

14 Article R. 211-3-26, 11° du code de l'organisation judiciaire issu de la réforme opérée par la loi 2019-222 du 23 mars 2019🏛 et du décret n° 2019-212 du 30 août 2019, pour une application en jurisprudence, 3ème Civ.; 13 octobre 2021 ( 20-18.333). 15

1ère Civ.; 28 octobre 2015, n° 14-22.207.

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IV - Défense au fond et droit d'accès au juge Dans quels termes se pose la question de l'accès au juge si on retient la qualification de défense au fond ? A la suite de l'arrêt Méridien Montparnasse, une partie de la doctrine s'est montrée très critique, comme en témoignent les articles recensés par la note du SDER versée aux débats. On peut notamment citer MM. Jean Derruppé et André Jacquin qui évoquent respectivement des justiciables “renvoyés dos à dos”, une situation d'”impasse économique et d'impasse juridique”. A. Jacquin s'interrogeait même, dans l'hypothèse où un accord conventionnel aurait existé sur le prix du bail renouvelé, sur le juge compétent, à défaut d'attribution expresse au juge des loyers, se demandant si ce ne pourrait être le juge du contrat16. Mamadou Keita retenait que le loyer du bail renouvelé devait être fixé par application de la clause du bail initial, sauf si celle-ci était manifestement limitée à la durée du premier bail, auquel cas le juge des loyers retrouverait ses pouvoirs pour le fixer selon les règles statutaires17. C'est dans ce contexte qu'est intervenue la jurisprudence Marveine. Un article postérieur du conseiller Robert Parneix, cité au rapport, rejoignait l'analyse de la doctrine sur la situation créée par la jurisprudence Théâtre Saint Georges, évoquant l'impasse dans laquelle se trouvaient les parties en cas de désaccord, la qualifiant de “délicat problème d'accès au juge”. Si on en croit cet article, la jurisprudence Marveine a pour effet de préserver l'accès au juge, lorsque le contrat le prévoit. Le rapport annuel de la Cour de cassation de 2016, à propos des arrêts Marveine, a également utilisé des termes forts, évoquant l' “enfermement des parties dans l'obligation ou de s'accorder coûte que coûte ou de se délier”. A cet égard, suite aux arrêts Marveine, une certaine doctrine a souligné les problèmes laissés sans réponse : fallait-il ou non une clause expresse renvoyant à la compétence du juge commercial? Qu'en serait-il, dans un domaine où les relations Gaz. Pal. 18 juillet 2002, n°199 p. 5. Interrogation partagée par B. Brignon, JCP E 2016, n°49, en cas d'imprécision des clauses contractuelles ne renvoyant pas expressément à la compétence du juge des loyers, mais qui ne l'est pas par toute la doctrine, ex. M. Lassner et P. Vallée, AJDI 2003, p.242. Suggestion dont on trouve trace dans la motivation de l'arrêt attaqué, qui, contraint par le moyen d'inconventionnalité d'aborder la question de l'accès au juge, retient que le tribunal judiciaire dans sa compétence spéciale des baux commerciaux ne serait pas non plus compétent mais qu'il le serait en sa compétence de droit commun, de juge du contrat. 16

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Les Petites Affiches, 24 décembre 2002, p.18.

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contractuelles sont particulièrement longues, des hypothèses où aucune clause n'aurait été stipulée18 ? C'est le problème précisément posé au cas présent. L'avis 1015 invite à envisager une solution qui prend le contre-pied de l'arrêt quant à la portée à conférer à la jurisprudence Marveine. L'arrêt a adopté une conception rigide de cette jurisprudence19, alors que l'avis 1015 suggère de revenir à la conception plus ouverte indiquée par le conseiller Robert Parneix. Il est envisagé que, saisi d'une telle question, le juge des loyers procède à la recherche de la commune intention des parties sur le point de savoir si elles ont entendu donner compétence au juge des loyers en cas de désaccord. Ainsi ce magistrat pourra-t-il se livrer à l'office du juge tel que conçu par la jurisprudence de la CEDH et trancher au fond, au vu du contrat, examinant, dans le silence de celui-ci, la manière dont les parties ont entendu l'exécuter. Etant précisé qu'à partir du moment où il ne dénature pas le contrat, c'est souverainement que le juge des loyers apprécie la commune intention des parties, ici le point de savoir si un précédent recours au juge des loyers pour trancher un désaccord en 1996 lors du premier renouvellement suffit à établir une commune intention de procéder ainsi en cas de nouveau désaccord. A ces conditions, le choix de la qualification de défense au fond permet de faire jouer la jurisprudence Marveine et de préserver l'accès au juge, lorsque le contrat ne prévoit rien quant au loyer de renouvellement et rien en cas de désaccord sur celui-ci.

V- Une solution plus tranchée, revenir sur la jurisprudence Théâtre Saint-Georges L'option proposée par l'avis 1015 repose sur la distinction défense au fond/ fin de non-recevoir, dont on a vu à quel point elle était délicate et peut laisser subsister d'incertitudes.

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B. Brignon, JCP E 2016 n°49, B-H. Dumortier AJDI 2017 p.817.

L'arrêt énonce en effet que les parties peuvent éluder la jurisprudence Saint-Georges en prévoyant, “ par une convention qu'elles acceptent de soumettre la fixation du loyer de renouvellement (...) au juge des loyers” p.6 dernier §. 19

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Le mémoire en défense du preneur et la consultation jointe ne s'y trompent d'ailleurs pas, observant qu'en réalité, l'arrêt a procédé à la recherche de la commune intention des parties20. On peut craindre que cette approche ne complexifie encore le contentieux suscité par les clauses de loyer binaire, qui l'est déjà particulièrement, et que l'insécurité juridique ne perdure. Même si ce contentieux reste contenu, ainsi que relevé par la consultation auprès de l'expert, Mme Maigné-Gaborit, peut-on se résigner à ce que “la saga du loyer binaire” ne soit pas achevée ? A cet égard, le facteur tenant à la durée des contrats sous l'effet de la succession des renouvellements, souligné par le mémoire en demande, mérite d'être pris en compte, Au cas présent, la chronologie est éclairante: lors du terme du 3ème renouvellement en 2015, les arrêts Marveine n'étaient pas intervenus. Même si la pratique de telles clauses s'était répandue avant 2016, les parties liées par des baux anciens doivent-elles faire l'objet d'un traitement à part et, en cas de silence du contrat, se voir refuser l'accès au juge et la possibilité d'échapper à la reconduction infinie de la clause initiale sur le prix du loyer, au mépris de l'équilibre économique ? Etant précisé que l'équilibre économique, suivant les fluctuations du commerce, les changements rapides des habitudes des consommateurs, peut être compromis aux dépens soit du bailleur, comme au cas présent, la valeur locative de locaux au centre d'une ville comme Nice ayant certainement augmenté audelà du prix fixé en 2003 pour la partie fixe du loyer, mais aussi du preneur. Là encore, l'expert nous indique certes qu'en l'état du marché, la part variable d'une clause binaire se déclenche rarement, mais d'autres cas de figures peuvent se présenter, par exemple dans des centres commerciaux désertés où la valeur locative chute. En réalité, si vous admettez possible, dans le silence du contrat, la recherche de la commune intention des parties quant au prix du bail renouvelé, c'est non seulement censurer une conception trop rigide de la jurisprudence Marveine, mais aussi renoncer à prendre comme base de raisonnement la règle jurisprudentielle selon laquelle les clauses de loyer binaire “échappent” en tout état de cause au statut des baux commerciaux. Pour quelles raisons d'ailleurs y échapperaient-elles ?

L'arrêt retient que le recours en 1996 au juge des loyers est insuffisant pour l'analyser en une renonciation claire et non équivoque aux règles de compétence des juridictions et comme une volonté de soumettre les litiges à venir relatifs au loyer renouvelé au juge des loyers. 20

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On a avancé le caractère indivisible du loyer, mais vous y avez renoncé depuis la jurisprudence Marveine. Reste la prééminence reconnue à la liberté contractuelle, ce qu'a rappelé le rapport annuel 2016 de la Cour de cassation21. Mais cela peut-il constituer la seule boussole ? L'adoption d'un statut légal est, par essence, un encadrement sinon une atteinte à la liberté contractuelle. Pour pallier tout risque d'inconstitutionnalité ou d'inconventionnalité, l'articulation du statut et de la liberté contractuelle s'avère nécessaire. Elle ne saurait se traduire par l'”échappement” de certaines clauses fruits de la volonté des parties. Il me semble que seule la distinction, prévue par le statut même, entre les dispositions du statut qui sont d'ordre public et celles qui ne sont pas d'ordre public permet d'articuler le statut et la liberté contractuelle, dans une constante recherche d'équilibre. Il en va ainsi des dispositions relatives à la fixation du loyer initial et à celle du loyer renouvelé, qui ne sont pas d'ordre public. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel a pu valider le dispositif de lissage du loyer renouvelé en cas de déplafonnement22. C'est pour cette raison aussi que les dispositions relatives au prix du loyer ne peuvent pas être déclarées d'ordre public, sous peine de voir prospérer une QPC à l'encontre d'une jurisprudence allant en ce sens. C'est une borne à conserver à l'esprit, sachant que, comme le démontre le rapport, vous avez progressivement étendu le champ des dispositions statutaires devant être regardées comme d'ordre public, dans un mouvement de renforcement du statut. L'évolution législative est allée dans le même sens, la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 ayant remplacé le régime de la nullité par le régime du réputé non-écrit, concernant les clauses contraires au statut des baux commerciaux, ce qui écarte le jeu de la prescription. On peut ajouter que vous avez décidé, avant et après la jurisprudence Marveine, de l'application aux baux comportant une clause de loyer binaire des dispositions statutaires relatives au droit d'option, au droit de repentir et à l'indemnité d'éviction23. Note du SDER, p. 53 et 60.“ Le contrat et le statut ont vocation à se combiner dans la mesure voulue par les parties”.

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Décision 2020-837 QPC du 7 mai 2020: “les dispositions n'étant pas d'ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas les appliquer”.

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Il est également de jurisprudence constante que, lorsque les parties à un bail non commercial entendent se soumettre volontairement au statut, elles le sont à l'entier statut. Il me semble possible dès lors de changer de perspective et de considérer que les règles statutaires qui ne sont pas d'ordre public ont, dans le silence du contrat, vocation à s'appliquer supplétivement à la volonté non exprimée des parties. Comme on le déduit des termes employés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 mai 2020, l'effet d'une norme qui n'est pas d'ordre public est que les parties peuvent choisir d'y déroger. Je suis en conséquence d'avis que, dans le silence du contrat, l'article L. 14533 du code de commerce, certes supplétif, doit s'appliquer puisque les parties n'ont pas entendu expressément y déroger. Corrélativement, l'office du juge des loyers pourra s'exercer, dans le cadre des dispositions statutaires. Sur ce point la jurisprudence Marveine, qui s'est prononcée en faveur de l'évaluation de la part fixe minimum du loyer renouvelé à la valeur locative, avec possibilité d'un abattement, me semble devoir être maintenue. Autre conséquence d'un tel changement de perspective, même s'il ne s'agit pas de la question posée au cas présent, si les parties ont prévu au contrat les modalités de fixation du loyer de renouvellement à venir, le juge des loyers pourra interpréter ces stipulations si elles sont peu claires ou ambiguës. Si les stipulations contractuelles sont claires et non équivoques, le juge des loyers pourra les appliquer. C'est d'ailleurs me semble-t-il conforme à la jurisprudence dominante des juridictions du fond ainsi qu'il résulte de l'étude du SDER. Enfin, dans un obiter dictum, attendu par une partie non négligeable de la doctrine, vous pourriez espérer mettre un terme à la saga du loyer binaire en énonçant qu'en tout état de cause, les dispositions sur la révision légale étant d'ordre public, les parties ne peuvent y déroger, même si le loyer initial stipulait une clause de loyer binaire.

Avis de cassation sur le deuxième moyen branches 3 à 7.

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3ème Civ.; 12 juin 2003, n° 02-11.493⚖️; 23 novembre 2004, n° 03-16.239⚖️ et 12 septembre 2019, n° 18-18.218⚖️.

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