Jurisprudence : TA Paris, du 23-02-2023, n° 2122000


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2122000

4e Section
lecture du 23 février 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 9 octobre 2021 et 19 décembre 2022, M. C A, représenté par Me Chavkhalov, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision du 5 août 2021 par laquelle le ministre de l'intérieur a refusé d'abroger, d'une part, les arrêtés du 21 octobre 2020 l'expulsant du territoire français et fixant la Russie comme pays de renvoi et, d'autre part, l'arrêté du 29 janvier 2021 l'assignant à résidence dans les limites de la commune d'Orléans ;

2°) d'enjoindre, à titre principal, au ministre de l'intérieur d'abroger les mesures mentionnées ci-dessus ou, à titre subsidiaire, de procéder au réexamen de sa demande d'abrogation ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Il soutient que :

- la décision attaquée est entachée de l'incompétence de son auteur ;

- elle est illégale en raison de l'illégalité des décisions d'expulsion et fixant le pays de renvoi, lesquelles méconnaissent les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- les décisions d'expulsion et fixant le pays de renvoi méconnaissent les stipulations de l'article 8 de la même convention ;

- la décision attaquée est illégale en raison de l'illégalité de la décision portant assignation à résidence, qui est insuffisamment motivée ; elle est entachée d'erreur de fait ; elle porte une atteinte disproportionnée à sa liberté d'aller et venir.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 décembre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens invoqués n'est fondé.

Par une ordonnance du 28 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 19 janvier 2023.

Vu :

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. B,

- les conclusions de Mme Baratin, rapporteure publique,

- et les observations du représentant du ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Considérant ce qui suit :

1. M. C A, ressortissant russe d'origine tchétchène né en 1981 et entré en France en juin 2007, a obtenu le statut de réfugié par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en novembre de la même année. Ce statut lui a été définitivement retiré en 2015, au motif que M. A voyageait sous couvert d'un passeport russe. Par un arrêté du 21 octobre 2020, le ministre de l'intérieur a prononcé l'expulsion de M. A du territoire français et, par une décision du même jour, a fixé la Russie comme pays de destination. M. A a saisi la cour européenne des droits de l'homme, le 8 janvier 2021, d'une demande de mesure provisoire en vertu de l'article 39 du règlement de cette juridiction en vue de l'interruption provisoire de la procédure d'éloignement engagée à son encontre. Par une décision du 29 janvier 2021, M. C A a été assigné à résidence sur la commune d'Orléans (Loiret). Par un courrier du 16 mars 2021, notifié le 28 mai suivant, M. A a demandé au ministre de l'intérieur d'abroger l'ensemble des décisions prises à son encontre, ce que le ministre de l'intérieur a refusé par une décision du 5 août 2021, notifiée le 11 août suivant. Par un arrêt du 30 août 2022, devenu définitif le 30 novembre suivant, en application de l'article 44 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, aucune des parties n'ayant demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, la cour européenne des droits de l'homme a jugé qu'il y aurait " violation de l'article 3 de la Convention en cas d'expulsion du requérant vers la Fédération de Russie ". Au vu de cet arrêt, M. A demande au tribunal d'annuler la décision du ministre de l'intérieur du 5 août 2021 et de lui enjoindre d'abroger les décisions prises à son encontre les 21 octobre 2020 et 29 janvier 2021.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

En ce qui concerne le moyen tiré de l'incompétence de l'auteur de la décision :

2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 212-1 du code des relations entre le public et l'administration🏛 : " Toute décision prise par une administration comporte la signature de son auteur ainsi que la mention, en caractères lisibles, du prénom, du nom et de la qualité de celui-ci. / Toutefois, les décisions fondées sur des motifs en lien avec la prévention d'actes de terrorisme sont prises dans des conditions qui préservent l'anonymat de leur signataire. Seule une ampliation de cette décision peut être notifiée à la personne concernée ou communiquée à des tiers, l'original signé, qui seul fait apparaître les nom, prénom et qualité du signataire, étant conservé par l'administration. ". Aux termes de l'article L. 773-9 du code de justice administrative🏛 : " Les exigences de la contradiction mentionnées à l'article L. 5 sont adaptées à celles de la protection de la sécurité des auteurs des décisions mentionnées au second alinéa de l'article L. 212-1 du code des relations entre le public et l'administration. / Lorsque dans le cadre d'un recours contre l'une de ces décisions, le moyen tiré de la méconnaissance des formalités prescrites par le même article L.212-1 ou de l'incompétence de l'auteur de l'acte est invoqué par le requérant ou si le juge entend relever d'office ce dernier moyen, l'original de la décision ainsi que la justification de la compétence du signataire sont communiqués par l'administration à la juridiction qui statue sans soumettre les éléments qui lui ont été communiqués au débat contradictoire ni indiquer l'identité du signataire dans sa décision ".

3. En vertu de l'article R. 522-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, l'autorité administrative compétente pour prononcer l'expulsion d'un étranger en application de l'article L. 521-3 de ce code est le ministre de l'intérieur.

4. En l'espèce, il ressort des pièces produites en défense, par un mémoire distinct en application des articles L. 773-9 et R. 412-2-1 du code de justice administrative🏛, que le signataire de l'arrêté attaqué, agent du ministère de l'intérieur, détient une délégation de signature à l'effet de signer, notamment, les mesures d'expulsion des étrangers. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence du signataire de l'arrêté attaqué manque en fait et doit être écarté.

En ce qui concerne la légalité de l'arrêté d'expulsion du 21 octobre 2020 :

5. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance / Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ".

6. Aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " versées au débat contradictoire et qui ne sont pas sérieusement contestés, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif.

7. M. A fait valoir qu'il vit en France depuis une quinzaine d'années, qu'il est marié à une compatriote réfugiée et qu'il est père de cinq enfants dont deux sont nés sur le territoire français. Toutefois, il ressort de la note blanche des services de renseignement que

M. A évolue dans un environnement fortement radicalisé et s'est forgé, depuis son arrivée en France en 2007, un important réseau au sein de la mouvance djihadiste par la fréquentation de plusieurs individus connus pour leur radicalisation. Il ressort de cette même note que M. A a cherché à jouer un rôle actif en faveur du djihad international dans le département du Loiret. En particulier, le ministre de l'intérieur soutient sans être contredit que M. A a mené en 2013 une collecte de fonds dans le but de financer et soutenir les combattants djihadistes tchétchènes présents en zone syro-irakienne et recherché des passeurs en Turquie susceptibles de faciliter l'acheminement de matériel vers la zone syro-irakienne. Il est d'ailleurs établi à cet égard que M. A s'est rendu au moins une fois en Turquie. En outre, les trois enfants de M. A ont fait l'objet d'un signalement des services de l'Etat auprès du parquet d'Orléans à la suite de divers incidents de nature à caractériser une adhésion à une conception radicale de l'islam. Dans ces conditions, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, et même à supposer que le séjour de M. A au Pakistan mentionné parmi les motifs de l'arrêté ne soit pas établi, la décision d'expulsion du 21 octobre 2020 n'a pas porté au droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise et n'a, par suite, pas méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

8. Aux termes de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " le droit à la vie de toute personne est protégée par la loi () ". Aux termes de l'article 3 de la même convention : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ".

9. M. A ne peut utilement se prévaloir des risques qu'il courrait en cas de retour en Russie à l'encontre de l'arrêté d'expulsion dont il fait l'objet, dès lors que ce dernier, devenu définitif, ne l'expulse pas vers un pays en particulier, la décision fixant le pays de destination étant distincte de la décision d'expulsion aux termes de l'article L. 721-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛.

En ce qui concerne la légalité de la décision du 21 octobre 2020 fixant la Russie comme pays de renvoi :

10. Aux termes de l'article L. 243-2 du code des relations entre le public et l'administration🏛 : " () L'administration est tenue d'abroger expressément un acte non réglementaire non créateur de droits devenu illégal ou sans objet en raison de circonstances de droit ou de fait postérieures à son édiction, sauf à ce que l'illégalité ait cessé. ".

11. Ainsi qu'il a été dit, par un arrêt du 30 août 2022 devenu définitif, la cour européenne des droits de l'homme a jugé que " des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l'article 3 de la Convention s'il était renvoyé en Fédération de Russie ". Dans le cadre de la présente instance, le requérant verse au dossier deux convocations à son nom, émises les 9 et 10 novembre 2020 ainsi que des témoignages de sa famille proche se trouvant en République tchétchène expliquant que le requérant est recherché et que les forces de l'ordre russes leur rendent souvent visite pour leur poser des questions sur lui. Compte tenu de l'appréciation de la cour européenne des droits de l'homme, qui n'est pas sérieusement contestée par le ministre de l'intérieur, lequel se borne à présenter des observations générales sur la situation en Tchétchénie, " ces éléments, () leur séquence temporelle et aussi [la circonstance] que des sources internationales fiables montrent que détention arbitraire et torture continuent de se produire en Fédération de Russie et en particulier en République tchétchène dans des cas concernant des personnes suspectées de terrorisme () " démontrent " qu'il y a des raisons sérieuses de penser que, s'il était renvoyé vers la Fédération de Russie, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l'article 3 de la Convention ". Ainsi, M. A est fondé à exciper de l'illégalité de la décision fixant la Russie comme pays de destination pour demander l'annulation de la décision du ministre de l'intérieur refusant de l'abroger.

12. Il y a donc lieu d'annuler la décision du 5 août 2021 du ministre de l'intérieur en tant qu'elle porte refus d'abrogation de la décision du 21 octobre 2020 fixant la Russie comme pays de renvoi.

En ce qui concerne la légalité de la décision du 29 janvier 2021 portant assignation à résidence :

13. Il résulte de l'article L. 243-2 du code des relations entre le public et l'administration cité ci-dessus que l'autorité administrative n'est tenue d'abroger un acte non réglementaire non créateur de droits que s'il est devenu illégal ou sans objet en raison de circonstances de droit ou de fait postérieures à son édiction. Ainsi, après l'expiration du délai de recours contentieux, le requérant ne peut utilement se prévaloir de l'illégalité initiale de l'arrêté d'assignation à résidence. Les moyens tirés du défaut de motivation de cet arrêté et de l'illégalité de la décision d'expulsion sur laquelle il repose doivent donc être écartés comme inopérants.

14. En second lieu, la décision en litige n'a ni pour objet ni pour effet de statuer sur une demande d'allègement des modalités de l'assignation à résidence de M. A, ce dernier ayant sollicité par son courrier du 16 mars 2021 son abrogation pure et simple. Ainsi, M. A n'est pas fondé à exciper de l'illégalité des modalités de son assignation à résidence au regard de la liberté d'aller et venir pour demander l'annulation de la décision du 5 août 2021. Il appartient à M. A, s'il s'y croit fondé, d'en solliciter l'allègement auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

15. Le motif d'annulation retenu implique seulement mais nécessairement qu'il soit enjoint au ministre de l'intérieur et des outre-mer d'abroger la décision du 21 octobre 2020 fixant la Russie comme pays de renvoi. Il y a lieu de lui enjoindre d'y procéder dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement.

Sur les frais liés au litige :

16. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par M. A sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : La décision du 5 août 2021 du ministre de l'intérieur est annulée en tant qu'elle porte refus d'abrogation de la décision du 21 octobre 2020 fixant la Russie comme pays de renvoi.

Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur d'abroger la décision du 21 octobre 2020 fixant la Russie comme pays de renvoi dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. C A et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Délibéré après l'audience du 9 février 2023, à laquelle siégeaient :

Mme Viard, présidente,

M. Perrot, conseiller,

M. Palla, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 février 2023.

Le rapporteur,

V. B

La présidente,

M-P. VIARDLa greffière,

L. THOMAS

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°2122000

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