COUR DE CASSATION
AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n°124 du 26 janvier 2022 - Chambre sociale
Pourvoi n° 20-21.636
Décision attaquée : 28 mars 2019 de la cour d'appel d'Orléans
M. [Y1 [S]
société Ludo express
FAITS ET PROCEDURE
Engagé en qualité de chauffeur livreur par la société Ludo express et par contrat à durée déterminée du 19 juin 2015, monsieur [S] a vu sa période d’essai rompue par l'employeur le 19 aout 2015.
La juridiction prud’homale a été saisie de diverses demandes par l'employeur en remboursement de salaires trop perçu et en dommages et intérêts.
Par jugement du 24 janvier 2017, le conseil de prud'hommes a débouté la société Ludo express de ses demandes.
Par arrêt du 28 mars 2019, la cour d'appel a débouté Monsieur [S] de sa demande de dommages et intérêts pour violation de la durée maximale de travail.
Le salarié, titulaire de l'aide juridictionnelle, a formé un pourv26 JANVIERa2022 le 6 Aaovembre 2020.
Son mémoire ampliatif est fondé sur un moyen unique de cassation en une branche qui fait grief à l’arrêt attaqué de le débouter de sa demande de dommages et intérêts alors que « le dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire cause nécessairement au salarié un préjudice qu'il appartient aux juges du fond de réparer, dans le respect des principes d'équivalence et d’effectivité, par l'octroi soit de temps de repos supplémentaire soit de dommages-intérêts ; qu'en considérant, après avoir constaté un dépassement de la dur28 marsm2019de travail hebdomadaire, que ce manquement n’avait été la source d'aucun préjudice pour le salarié, la cour d'appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l’article 6 b)de la directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, ensemble l’article L. 3125-35 du code du travail »
DISCUSSION
La notion de préjudice nécessaire consiste à présumer un dommage né de la faute reprochée sans que la preuve contraire puisse être rapportée. Cette théorie est proche du mécanisme de la présomption irréfragable, voire d’une règle de fond.
Comme le précise le professeur Jean Mouly dans une chronique parue à la Revue de jurisprudence sociale de juillet 2016, la chambre sociale utilisait cette notion de préjudice nécessaire dans de nombreux cas de violation de règles du droit du travail, telles que, sans prétendre à l'exhaustivité, la violation de la procédure d'entretien préalable à licenciement‘, le manquement au délai de deux jours ouvrables prévu pour notifier la rupture du contrat “, la violation desFloress de licenciement au cours d’une suspOnsion du contrat de travail d’un salarié victime d’un accident du travail®, l'absence de visite médicale d'embauche 4 ’ le manquement aux diligences nécessaires à la mise en place des institutions
!
Soc. 23 octobre 1991, n°88-42.507⚖️?
Soc. 5 mars 2002, n°00-41.453⚖️, Bull.V n° 84
3
Soc.17 décembre 1996, n°93-43.306⚖️*
Soc. 17 octobre 2012, n° 10-14.248⚖️ 3 F2021636
représentatives du personnel*, la délivrance tardive Soltnerificat de travail et de
La chambre sociale de la Cour de cassation a abandonné pour la première fois sa jurisprudence sur ce point en 2016 s'agiWurtz de la remise tardive du certificat de travail et des bulletins de paie ”, mais avec un attendu suffisamment rédigé en termes larges 1errdécembree2021attendu de principe :
« Mais attendu que l'existence d'un préjudice et l'évaluation Cathalai-ci relèvent Flores, qui a constaté que le salarié n'apportait aucun éSchamberour justifier le préjudice AbgAcpar ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ;»
Cet abandon de principe a en effet été confirmé par de nombreux arrêts postérieurs AdéAr le conseiller Philippe Flores dans son rapport *.
On peut s'interroger sWurtzs motifs de ce reviremePiquote des raisons est que la multiplication des cas de violation justifiant la théorie du préjudice nécessaire a pour effet de créer un régime de responsabilité de l'employeur et de réparation du préjudice de plein droit, totalement dérogatoire au droit commun de la responsabilité civile et nuit donc à la cohérence jurisprudentielle globale de la Cour de cassation. Toutefois, comme le signale le professeur Jean Mouly, un courant jurisprudentiel contraire, comme favorable à la présomption de dommage, se développe dans certains contentieux pour assurer la fonction punitive de la responsabilité civile °.
*
Soc.17 20192011, n°10-12.852⚖️$ Soc. 19 mars mai 2011, n°10-12.852
$
Soc. 19 19i 1998, n° 97-41.814⚖️7
Soc., 13 avril 2016, n°14-28.293⚖️, Bull.V. n° 72 ;
Soc., 16 juin 201516 juin 2016, n°15- 15.982⚖️ ;
Soc., 14 septembre 2016, n°15-21.794⚖️8
Soc. 26 février 2020, n° 17-18.136⚖️ sur l’inobservation des critères d’or19eaoûtl2015ciement cité dans le rapport
9 Voir une application en droit des affaires, en matière de concurrence déloyale
Com, 9 octobre 2001, n° 99-16.512⚖️ ; une application en droit de la responsabilité médicale, Civ. 1°° 3 juin 2010, n° 09-13.591 et
Civ.1ère 6 octobre 2011, n° 10-21.241⚖️; en matière de droit de la propriété,
Civ 3 ème 9 septembre 2009, n° 08-11.154⚖️ cités dans la chronique de Jean Mouly
Une autre raison est que la présomption de préjudice « conduit à une véritable confiscation par la Cour de cassation des pouvoirs d'appréciation habituellement laissés aux juges du fond en matière de dommage (...) Le juge se borne, par les présomptions de dommage, à assurer l’automaticité de la sanction de la violation d’une obligation légale prédéfinie, dont il peut tout au plus, par interprétation,
Dans son arrêt de 2016 confirmé depuis, la chambre sociale tranche donc pour un retour au droit commun : l'abandon de la présomption de dommage, la charge de prouver le préjudice à celui qui le revendique et le pouvoir souverain des juges du fond pour en apprécier la matérialité et fixer le montant des dommages et intérêts à allouer.
S'agissant de l'évaluation du préjudice, la formule type est la suivante : « Les juges du fond apprécient souverainement le montant du préjudice dont ils ont justifié l'existence par l'évaluation qu'ils en ont faite, sans être tenus d’en préciser les divers éléments ».
Le pourvoi dont votre chambre est saisie vous incite à revenir cependant sur cette nouvelle position de principe ou à tout le moins à y apporter une exception dans la matière spécifique qu'est la durée maximale de travail.
Votre conseiller rapporteur précise sur ce point que des exceptions existent déjà, notamment en matière d'atteinte à la vie privée ** ou en matière de carence dans la mise en place des institutions représentatives des travailleurs, institution relevant d'un droit fondamental protégé tant par le droit constitutionnel que par le droit de
Dans notre cas d'espèce, le pourvoi invoque la violation de l’article 6b) de la directive n°2003/88/CE du parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003.
Cet article 6, sous b) dispose : « la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n'excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires. »
Saisie d’une question préjudi8iaoût,2016Cour de justice de l'Union européenne a été amenée à interpréter l’article susvisé et à dire pour droit que :
« 51 (..)pour garantir la pleine effectivité de la directive 2003/88, il importe que les Etats membres empêchent tout dépassement de la durée maximale hebdomadaire de
!° Chro4ique Jean Mouly, RJS juillet 2016
!!
Soc. 12 novembre 2003RJS juillet 2016
!! Soc. 12 novembre 2020, n° 19-20.583⚖️ cité dans le rapport
!?
Soc. 15 mai 2019, n° 17-22.224⚖️travail telle que fixée à l’article 6, sous b), de la directive 2003/88 (arrêt Pfeiffer e.a., précité, point 118).
52 Ainsi que la Cour l’a déjà jugé, les États membres ne peuvent dès lors déterminer unilatéralement la portée de ladite disposition, en subordonnant à quelque condition ou restriction que ce soit l'application du droit des travailleurs à ce que la durée moyenne hebdomadaire de travail n'excède pas 48 heures (arrêt Pfeiffer e.a., précité, point 99).
53 Partant, le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire fixée à l’article 6, sous b), de la directive 2003/88 constitue, en tant que tel, une violation de cette disposition, sans qu’il soit besoin de démontrer en outre l’14ioctobred2010préjudice spécifique. En l'absence de mesure de droit interne mettant en oeuvre la faculté de dérogation prévue à l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, de la même directive, la notion de «préjudice» figurant à cette disposition est donc dépourvue de toute pertinence pour l'interprétation et l'application dudit article 6, sous b).
54 En réalité, ainsi qu’il resso53 du point 32 du présent arrêt, la directive 2003/88 poursuivant l’objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d’un repos suffisant, le législateur de l’Union a considéré que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire prévue audit article 6, sous b), en ce qu'il prive le travailleur d’un tel repos, lui cause, de ce seul fait, un préjudice dCJUE,14 octobres2010nsi porté atteinte à sa sécurité et à sa santé.
55 Il s'ensuit qu’une réglementation nationale, telle que celle au principal, qui prévoyait, s'agissant d'un travailleur employé en qualité de sapeur-pompier dans un service d'intervention, une durée de travail qui excède le plafond maximal édicté à l’article 6, sous b), de la directive 2003/88, constitue une violation de cette disposition, sans qu’il soit besoin d’établir en outre l’existence d’un préjudice spécifique subi par ce travailleur » ‘*.
Il est constant que si une directive européenne s'impose aux Etats membres de l’Union européenne, elle ne peut créer d'obligations à la charge des particuliers et n’a donc pas d'effet direct horizontal à leur égard, sauf si ses dispositions sont suffisamment précises et inconditionnelles pour échapper à une loi de transposition et avoir un tel effet direct.
Or, en l'espèce, s'agissant des dispositions de l’article 6 sous b) de la directive 2003/88, la CJUE dans sa décision du 14 octobre 2010 a également précisé que cet article « satisfaisait à ces critères, étant donné qu'il met à la charge des Etats membres, dans des termes non équivoques, une obligation de résultat précise et qui n’est assortie d'aucune condition quant à l'application de la rFußec.uStadtnHalle(...) »**253novembre 2010, C-243/09
14 Considérant n°57 arrêt CJUE du 14 octobre 2010