AVIS DE M. JUAN, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 410 du 29 avril 2025 (FS-B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 23-20.501⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Douai du 30 juin 2023 la société Fives C/ la société Fonderie et Acierie de [Localité 15] _________________
Question prioritaire de constitutionnalité Audience du : 21 mai 2024
Le 30.05.2013 Monsieur [D] [U] comme plusieurs de ses anciens collègues de travail, ont saisi le conseil des prud'hommes de Valenciennes aux fins d'obtenir à l'encontre de la société Fonderie et Aciérie de [Localité 15] (FAD) et de la société Fives, l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété en raison d'une exposition aux poussières d'amiante pendant l'exercice de leur activité salariée. Le 25 janvier 2022, après plusieurs prorogations de délibéré, la juridiction prud'homale en formation de départage et par différents jugements, a condamné la société FAD à leur payer la somme de 8000 euros en réparation de leur préjudice d'anxiété et a débouté les requérants de leurs demandes à l'encontre de la société Fives. Le 30 juin Z023, la cour d'appel de Douai a confirmé les diverses condamnations de la société FAD et pour le surplus, a infirmé les décisions entreprises, reçu la société FAD
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en son appel en garantie à l'encontre de la société Fives, dit que cette dernière devra garantir la société Fonderie et Aciéries de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90'% , l'y a condamnée en tant que de besoin et a rejeté les autres demandes. Le 30 août 2023, la société Fives a diligenté un pourvoi en cassation. A l'occasion de ce pourvoi et dans un mémoire distinct et motivé, remis au greffe dans le délai d'instruction du pourvoi, la société Fonderie et Aciérie de [Localité 15] (FAD), défenderesse au pourvoi, a sollicité le renvoi devant le Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) libellée de la façon suivante : « La portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à l'
article L. 122-12, alinéa 2, devenu L. 1224-2, du code du travail🏛, pris isolément, ou combinée avec les
articles 1135 et 1147, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, du code civil🏛🏛, dont il découle qu'en cas de transfert de contrat de travail, des employeurs successifs, seul l'employeur du salarié à la date à laquelle il a eu connaissance de son exposition à l'amiante doit indemniser son préjudice d'anxiété, alors même que cette exposition a lieu pendant le cours du contrat de travail transféré, ce dont il résulte, dans l'instance ayant pour objet l'indemnisation du préjudice d'anxiété du salarié, la mise hors de cause du premier employeur, et, partant, son exonération de responsabilité, est-elle contraire au principe de responsabilité, découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 suivant lequel, en principe, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ? »
Les dispositions contestées : Il s'agit de l'
article L. 122-12-1 (et non L. 122-12 al 2 comme indiqué par erreur dans le moyen) devenu L. 1224-2 du code du travail🏛, pris isolément ou combiné avec les articles 1135 et 1147 du code civil, dans leurs rédactions antérieures à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, telle qu'interprétée par une jurisprudence constante de la cour de cassation. L'article L. 122-12-1 ancien du code du travail, issu de la loi n° 83-528 du 28 juin 1983, stipulait que : «A moins que la modification visée au deuxième alinéa de l'article L.12212 n'intervienne dans le cadre d'une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires, ou d'une substitution d'employeurs intervenue sans qu'il y ait eu de convention entre ceux-ci, le nouvel employeur est en outre tenu, à l'égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, des obligations qui incombaient à l'ancien employeur à la date de cette modification. Le premier employeur est tenu de rembourser les sommes acquittées par le nouvel employeur en application de l'alinéa précédent, sauf s'il a été tenu compte de la charge résultant de ces obligations dans la convention intervenue entre eux.» L'
article L.1224-2 du code du travail🏛 en vigueur dispose que : «Le nouvel employeur est tenu, à l'égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, aux obligations qui incombaient à l'ancien employeur à la date de la modification, sauf dans les cas suivants: 1° Procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire;
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2° Substitution d'employeurs intervenue sans qu'il y ait eu de convention entre ceux-ci. Le premier employeur rembourse les sommes acquittées par le nouvel employeur, dues à la date de la modification, sauf s'il a été tenu compte de la charge résultant de ces obligations dans la convention intervenue entre eux.» L'article 1135 du code civil (dans sa rédaction antérieure à l'
ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016🏛) dispose que « Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature.» L'article 1147 du code civil (dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016) dispose que « Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.» Le texte constitutionnel invoqué : Il s'agit du principe de responsabilité ayant valeur constitutionnelle, découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 suivant lequel «La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.» Sur les conditions de transmission de la QPC . I. Aux termes de l'
article 23-1 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958🏛, issu de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, les questions prioritaires de constitutionnalité doivent porter sur une disposition législative portant atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil constitutionnel a également posé le principe que tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à la disposition législative contestée, en posant une question prioritaire de constitutionnalité: Considérant que l'article 61-1 de la Constitution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit ; que les articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée fixent les conditions dans lesquelles la question prioritaire de constitutionnalité doit être transmise par la juridiction au Conseil d'État ou à la Cour de cassation et renvoyée au Conseil constitutionnel ; que ces dispositions prévoient notamment que la disposition législative contestée doit être « applicable au litige ou à la procédure » ; qu'en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition ; (décision n° 2010-39 QPC) Au commentaire de cette décision, le conseil indique que : «En effet, si la création de la QPC a institué un contrôle a posteriori abstrait des dispositions législatives, elle a reconnu aux justiciables le droit de contester la constitutionnalité d'une disposition législative « applicable au
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litige ». Ainsi, le justiciable ne s'est pas vu reconnaître le droit à contester une norme dans une abstraction théorique qui serait distincte de l'application qui est susceptible d'en être faite dans le litige où il est partie : le requérant qui pose une QPC a le droit que soit examinée la constitutionnalité d'une disposition législative telle qu'elle est interprétée ou appliquée, c'est-àdire compte tenu de la portée effective que lui confère une interprétation jurisprudentielle constante. Le Conseil constitutionnel s'est inspiré, dans sa rédaction, de l'arrêt de la Cour constitutionnelle italienne n° 3 de 1956 et selon laquelle la Cour doit prendre en juste considération « l'interprétation jurisprudentielle constante qui confère au principe législatif sa valeur effective dans la vie juridique s'il est vrai – et cela est vrai – que les normes ne sont pas telles qu'elles apparaissent fixées dans l'abstrait, mais telles qu'elles sont appliquées dans l'œuvre quotidienne du juge qui s'attache à les rendre concrètes et efficaces.»
La cour de cassation, reprenant le principe posé par le Conseil constitutionnel, précise les contours de la notion d'«interprétation jurisprudentielle constante» qui doit concerner la portée de sa jurisprudence au regard des droits et libertés garantis par la Constitution : « Attendu que, s'il a été décidé que "tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative", sous la réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la cour suprême compétente, il résulte tant des dispositions de l'article 61-1 de la Constitution et de l'
article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée🏛 que des décisions du Conseil constitutionnel que la contestation doit concerner la portée que donne à une disposition législative précise l'interprétation qu'en fait la juridiction suprême de l'un ou l'autre ordre de juridiction » (1re Civ., 27 septembre 2011, n° 11-13.488;1re Civ., 8 décembre 2011, n° 1140.070)
II. Aux termes des dispositions des
articles 23-2 à 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958🏛 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, il est procédé au renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité lorsque trois conditions sont réunies à savoir : que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites; qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel sauf changement des circonstances et, qu'elle soit nouvelle ou présente un caractère sérieux, ce dernier critère s'appliquant à la QPC posée pour la première fois devant la Cour de cassation.
1 - sur l'applicabilité au litige ou à la procédure ou le fondement des poursuites Le Conseil constitutionnel juge que ce critère, sur lequel il n'exerce aucun contrôle d'appréciation, relève de la seule appréciation de la cour de renvoi : 6. Considérant qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité, de remettre en cause la décision par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation a jugé, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée, qu'une disposition était ou non applicable au litige ou à la procédure ou constituait ou non le fondement des poursuites ; (
Décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010⚖️)
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Au delà de l'existence d'un lien réel entre la disposition législative critiquée et l'objet de la demande, la chambre sociale considère par ailleurs que l'éventuelle inconstitutionnalité de cette disposition doit également avoir un effet utile, à savoir une incidence sur la solution du litige. C'est ainsi que vous avez jugé inapplicables les dispositions des
articles L. 1221-2, L. 1242-3 et L. 1245-1 du code du travail🏛🏛🏛 dès lors que « les demandes des salariées n'ayant pas pour objet de faire juger qu'elles sont liées à l'établissement public d'enseignement par des contrats à durée indéterminée qui devraient se poursuivre avec cet employeur après le terme des contrats à durée déterminée, et tendant seulement à obtenir le paiement d'indemnités liées à la requalification de ces contrats, en raison du non-respect des obligations pesant sur l'employeur, les principes de valeur constitutionnelle invoqués ne peuvent exercer d'influence sur la solution du litige » (Soc., 13 juin 2014, QPC n° 13-26.353, 13-26.354, 13-26.355, 13-26.356, 1326.357).
En l'espèce les dispositions critiquées sont applicables au litige dès lors qu'elles ont servis de fondement à la décision de la cour d'appel ayant fait l'objet d'un pourvoi en cassation. 2 - Les dispositions n'ont pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel. 3 - Sur le caractère sérieux de la question posée En l'espèce, au soutien de la QPC la société FAD expose qu'aux termes d'une jurisprudence constante (
soc., 11 octobre 2023, n° 22-10.589⚖️;
soc., 8 février 2023, n° 21-21.661⚖️ ;
soc., 25 janvier 2023, n° 21-19.996 et 2121.645⚖️ ; soc., 25 janvier 2023, n° 21-21.621 et a.; soc., 9 février 2022, n° 20-18.420 et a. ; soc., 5 avril 2018, n° 1710.402 et a. ; soc., 20 décembre 2017, n° 16-23.860 et a. ; soc., 20 décembre 2017, n° 17-12.065 et a. ; soc. 22 novembre 2017, n° 16-20.666 et a., B), la Cour de cassation juge que dans l'hypothèse d'un transfert du contrat de travail, aux conditions de l'
article L. 122-2, alinéa 2, devenu L.1224-1, du code du travail🏛, dès lors que le salarié exposé à l'amiante pendant le cours de son activité salariée au service du premier employeur a eu connaissance de cette exposition après le transfert de son contrat de travail, seul doit en répondre le second employeur. Il en résulte que seul le second employeur devrait indemniser son préjudice d'anxiété, alors même que le fait générateur de ce préjudice, l'exposition fautive à l'amiante, est survenu pendant le cours de l'activité salariée au service du premier employeur. Une telle jurisprudence aurait ainsi pour effet d'une part, d'exonérer de toute responsabilité l'employeur par le fait duquel serait né le préjudice d'anxiété du salarié se trouvant dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante. D'autre part, elle serait contraire au principe de responsabilité admis par le Conseil constitutionnel. Ce principe, directement inspiré de l'
article 1382 du code civil🏛 devenu article 1240 au terme duquel « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Il est constant que depuis 1982,le Conseil constitutionnel reconnaît le principe de responsabilité pour faute :
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3. « Considérant que nul n'ayant le droit de nuire à autrui, en principe tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». 4. Considérant que sans doute, en certaines matières, le législateur a institué des régimes de réparation dérogeant partiellement à ce principe, notamment en adjoignant ou en substituant à la responsabilité de l'auteur du dommage la responsabilité ou la garantie d'une autre personne physique ou morale ; 5. Considérant cependant que le droit français ne comporte, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes; » (Décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982)
Cette reconnaissance confère une portée constitutionnelle à la règle rappelée par l'article 1240 (ancien article 1382) du code civil, tout en l'assortissant d'exceptions. Il s'agit d'une conséquence de la liberté reconnue par l'article 4 de la Déclaration de 1789 qui dispose que «la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « la liberté n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». (
Décision n° 2005-522 DC du 22 juillet 2005⚖️, cons. 10) Le Conseil juge ainsi que « nul ne saurait, par une disposition générale de la loi, être exonéré de toute responsabilité personnelle quelle que soit la nature ou la gravité de l'acte qui lui est imputé » (Décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, cons. 9)
Ainsi donc, la faculté d'agir en responsabilité met en œuvre cette exigence constitutionnelle (
Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010⚖️, cons. 11)
En l'espèce le mémoire ne fait nullement la démonstration d'une interprétation jurisprudentielle qui ferait échec à ce principe constitutionnel évoqué. ❏ Le droit commun en matière de transfert de contrat de travail En cas de transfert de contrat de travail, le régime de droit commun applicable est défini par les articles L. 1224-1 et L. 1224-2 du code travail (issus de la loi 83-528 du 28 juin 1983 portant mise en oeuvre de la directive 77/187/CEE du 14 février 1977, devenue directive 2001/23/CE du 12 mars 2001,concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprise) Ainsi, outre le maintien des contrats de travail des salariés posé par l'article L. 1224-1 sus visé, l'article L. 1224-2 dispose que : « Le nouvel employeur est tenu, à l'égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, aux obligations qui incombaient à l'ancien employeur à la date de la modification, sauf dans les cas suivants : 1 - procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire 2- substitution d'employeurs intervenue sans qu'il y ait eu de convention entre ceux-ci. Le premier employeur rembourse les sommes acquittées par le nouvel employeur, dues à la date de la modification, sauf s'il a été tenu compte de la charge résultant de ces obligations dans la convention intervenue entre eux. »
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Ces dispositions n'emportent pas substitution, mais adjonction de débiteur en vue d'apporter une garantie supplémentaire aux salariés transférés. S'agissant des créances antérieures au transfert du contrat de travail, votre chambre juge certes, que le nouvel employeur est tenu des obligations qui incombaient à l'ancien, lorsque la créance invoquée est la conséquence d'un manquement du cédant aux obligations résultant du contrat de travail : « En cas de transfert d'entreprise, le nouvel employeur est tenu de toutes les obligations qui incombaient à l'ancien à l'égard des salariés dont le contrat de travail subsiste, sauf si la cession est intervenue dans le cadre d'une procédure collective ou si la substitution d'employeurs est intervenue sans qu'il y ait de convention. Viole l'article L. 122-12-1, devenu L. 1224-2 du code du travail, la cour d'appel qui déboute un salarié d'une fraction de sa demande de dommages-intérêts portant sur une période où son employeur était le cédant de l'entreprise, alors que la créance invoquée était la conséquence d'un manquement du-dit cédant aux obligations du contrat de travail. »(
Soc., 14 mai 2008, n° 07-42.341⚖️; )
Cependant, cette jurisprudence n'institue en rien une exonération de responsabilité du cédant dès lors que par le jeu des dispositions visées au dernier alinéa de l'article L.1224-2, dans le cadre de sa contribution à la dette qui est instituée, le premier employeur reste tenu, sauf convention particulière, de rembourser les sommes acquittés par le nouvel employeur. Par ailleurs, rien n'interdit au salarié de mettre en cause l'un ou l'autre des employeurs successifs, qui seront tenus solidairement, sauf le recours de l'un contre l'autre : « qu'il résulte de l'article L. 1224-2 du code du travail que le salarié pouvant agir indifféremment à l'encontre des deux employeurs successifs en paiement des salaires échus à la date de la modification dans leur situation juridique, ceux-ci sont tenus in solidum »; (soc., 6 avril 2011, n° 10-16.393).
« l'article L. 1224-2 du code du travail ne prive pas le salarié du droit d'agir directement contre l'ancien employeur pour obtenir l'indemnisation de son préjudice né de fautes commises par celui-ci dans l'exécution de ses obligations avant le transfert de son contrat de travail. (
Soc., 25 septembre 2013, pourvoi n° 12-13.593⚖️)
Il apparaît en conséquence que la disposition législative en cause telle qu'interprétée ne heurte pas le principe à valeur constitutionnelle de responsabilité telle que mis en oeuvre par la jurisprudence. ❏ L'application de ces dispositions dans le cadre de l'indemnisation du préjudice d'anxiété : ➛ La Chambre sociale en sa formation plénière a tout d'abord reconnu aux seuls salariés ayant travaillé dans un des établissements mentionnés à l'
article 41 de la loi du 23 décembre 1998🏛 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, le droit d'obtenir réparation d'un préjudice spécifique d'anxiété alors qu'il se trouvaient par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante. Elle a ainsi jugé que : « la cour d'appel a relevé que les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie
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par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, se trouvaient par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ; qu'elle a ainsi caractérisé l'existence d'un préjudice spécifique d'anxiété et légalement justifié sa décision; » (
Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241⚖️; soc., 3 mars 2015, n° 1326.175 )
La preuve de l'existence du préjudice étant ainsi présumée et se déduisant de ces seuls éléments, il ne peut être exigé du salarié aucun autre justificatif tel un suivi médical : « Le salarié qui a travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 981194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante et se trouve, du fait de l'employeur, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, qu'il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers subit un préjudice d'anxiété spécifique » (
Soc., 4 décembre 2012, n° 11-26.294⚖️; soc., 2 avril 2014, n° 12-28.637;
L'indemnisation ainsi accordée répare l'ensemble des troubles psychologiques du salarié, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante. (
Soc., 25 septembre 2013, n° 12-20.157⚖️)
Sur la détermination de la date de la créance indemnitaire, compte tenu de son caractère spécifique, la chambre sociale a alors jugé que le préjudice d'anxiété ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante; il est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par les salariés. Il naît à la date à laquelle ces derniers avaient eu connaissance de l'arrêté ministériel d'inscription de l'activité sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA). (
soc., 2 juillet 2014, n°12-29.788⚖️ à 12-29.801;
soc., 22 juin 2016, n° 14-21.014⚖️ à 14-21.101)
Pour la doctrine 1, la fixation d'une date objective de connaissance du risque évite ainsi au salarié concerné une preuve difficile à établir : « Restait en débat la date de naissance de la créance de réparation du préjudice d'anxiété. C'est cette question que tranche clairement la chambre sociale. La cour d'appel d'Aix-enProvence avait choisi de retenir le moment de la violation de l'obligation de sécurité de résultat, c'est-à-dire la période d'exposition au risque de l'amiante au cours de l'exécution du contrat de travail. La créance indemnitaire était donc née avant le jugement d'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire. Cette thèse était défendue par les salariés de la Normed. En revanche, la cour d'appel de Lyon s'était ralliée aux arguments de l'AGS : seule la prise de conscience du risque d'exposition pouvait constituer le préjudice d'anxiété (
CA Lyon, ch. soc., 29 mars 2013, n° 12/04709⚖️). C'est cette thèse que retient la Cour de cassation. Le caractère spécifique du préjudice d'anxiété est intrinsèquement associé à la prise de conscience des conséquences possibles de l'exposition à l'amiante. Seule la connaissance de l'exposition à un produit dangereux peut susciter l'angoisse de développer une maladie grave. On ne peut qu'approuver cette position en raison de la définition même du préjudice d'anxiété « qui répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions 1
Moment de constitution du préjudice d'anxiété des travailleurs de l'amiante, D. Asquinazi-Bailleux, in La Semaine Juridique Social, n° 44, 28 octobre 2014, 1415
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d'existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante ». Restait alors, pour ne pas exiger des salariés une preuve difficile à établir, à déterminer une date objective de connaissance du risque. Si l'AGS proposait en l'espèce la date de saisine du conseil de prud'hommes, d'autres dates ont été proposées comme celle de remise de la fiche d'exposition à l'amiante ou de publication de l'arrêté ministériel d'inscription de l'établissement sur la liste de ceux éligibles à l'ACAATA. Sans le formuler comme un principe, la Cour de cassation souligne que « le préjudice d'anxiété était né à la date à laquelle les salariés avaient eu connaissance de l'arrêté ministériel d'inscription de l'activité réparation et de construction navale de la Normed sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA ». Cette date, postérieure à l'ouverture de la procédure collective, écarte la garantie de l'AGS. »
A travers ce régime de preuve dérogatoire, le salarié est dispensé de justifier de l'exposition à l'amiante, du manquement de l'employeur et du préjudice en découlant. Le préjudice d'anxiété, en lien avec un manquement de l'employeur à des règles de protection de la santé et de la sécurité du travailleur, est alors présumé. (
soc., 3 mars 2015 , n°13-26175⚖️ ;
soc., 7 octobre 2015 n° 14-12.576⚖️;
soc., 17 février 2016 n° 14-24.011⚖️;
soc., 22 juin 2016 n°14-28175⚖️)
En application de cette jurisprudence, en cas de transfert de contrat de travail, c'est également cette date qui servira de référence pour déterminer celle de la créance imputable à l'employeur et non la date de la modification de la situation juridique de ce dernier, qui peut être antérieure à l'arrêté. C'est ainsi que lorsque cet arrêté intervient postérieurement au transfert, il s'agit d'une créance qui incombe naturellement au nouvel employeur. Celui ci reste seul, obligé à la dette ( Soc., 14 septembre 2016, n°14-30.025; soc., 8 février 2023, n° 21-21.661; soc., 11 octobre 2023, n° 22-10.589...). Il ne peut recourir à la contribution du premier employeur : 13. Pour condamner, in solidum avec la société Honeywell matériaux de friction, devenue Garrett Motion France B, la société Valéo à payer à M. [I] des dommages-intérêts au titre du préjudice d'anxiété causé par l'exposition à l'amiante, l'arrêt retient que le salarié a travaillé sur le site de [Localité 4] dans les conditions de l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et de l'arrêté ministériel du 29 mars 1999, modifié le 3 juillet 2000, et que les deux sociétés pour lesquelles le salarié a successivement travaillé sur ce site ont concouru au dommage de manière indivisible. 14. En statuant ainsi, alors que le transfert du contrat de travail à la société Honeywell matériaux de friction était intervenu le 30 juin 1990, soit antérieurement à l'arrêté ministériel du 29 mars 1999 inscrivant l'établissement sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés. (soc., 25 janvier 2023, n° 21-21.645, 21-19.996)
➛ La Cour de cassation a par la suite, sans toutefois revenir sur le régime applicable aux travailleurs relevant des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, élargi le périmètre de réparation du préjudice d'anxiété aux autres salariés, tout en définissant les contours. Ainsi dans une décision d'assemblée plénière, elle a reconnu à tous les salariés justifiant d'une exposition à l'inhalation de poussières d'amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé, dès lors que cette exposition «a généré un risque élevé de développer une pathologie grave», la possibilité d'agir désormais contre leur employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même ils n'auraient pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998.
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Elle précise toutefois que, dans ces hypothèses qui relèvent du principe général de la responsabilité civile, l'employeur peut s'exonérer de sa responsabilité s'il justifie avoir pris toutes les mesures de protection et de prévention nécessaires. Elle rappelle également qu'il appartient aux juges du fond de caractériser le préjudice personnellement subi par le salarié et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave. (
Ass. plén. 5 avril 2019, n° 18-17.442⚖️; soc., 11 septembre 2019, n° 1726.886;
Soc., 16 octobre 2019, n° 17-28.088⚖️)
Il en résulte qu'en matière d'indemnisation du préjudice d'anxiété résultant d'une exposition à l' amiante ou à toute autre substance toxique, lorsque le salarié (hors régime particulier applicable aux travailleurs relevant des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre précité et dont l'activité figure sur une liste établie par arrêté ministériel) fonde son action sur le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, il lui appartient de démontrer, d'une part, son exposition à la substance incriminée pendant son activité professionnelle et, d'autre part, la réalité de son préjudice d'anxiété personnellement subi résultant de cette exposition, générant un risque élevé de développer une pathologie grave. (
Soc., 11 septembre 2019, n° 17-26.879⚖️ à 17-26.895.) Et lorsque le contrat de travail a fait l'objet d'un transfert résultant d'une modification de la situation juridique de l'employeur en application de l'
article 1224-1 du code du travail🏛 (Anc. art. L. 122-12, al. 2), les mêmes règles de droit commun en matière de preuve s'appliquent. L'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci, que l'employeur doit réparer, seront soumis à l'appréciation souveraine des juges du fond .
Ainsi, contrairement aux affirmations du moyen, la jurisprudence constante de la cour de cassation ainsi rappelée, n'a nullement pour effet d'exonérer de toute responsabilité l'employeur par le fait duquel les salariés se trouvent dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante. En effet, la cour de cassation juge que le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance par les salariés du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante. Cette connaissance est présumée établie à la date de l'arrêté ministériel d'inscription de l'activité sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) pour les salariés relevant des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998. C'est également cette même date qui permet, en cas de transfert de contrat de travail, pour déterminer l'employeur responsable. Dans les autres cas, en application des règles de droit commun, il appartient au salarié concerné de justifier de la réalité de son préjudice d'anxiété personnellement subi résultant de cette exposition, générant un risque élevé de développer une pathologie grave. Les éléments de fait et de preuve, permettront ainsi au juge de caractériser le préjudice personnellement subi et déterminer à quel moment celui ci a pris naissance, dont l'employeur devra réparer. Ce dernier pourra néanmoins s'exonérer de sa
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responsabilité s'il justifie avoir pris toutes les mesures de protection et de prévention nécessaires. A travers les principes ainsi posés, la cour de cassation ne fait qu'exercer son office en posant de manière claire les règles applicables en matière d'indemnisation du préjudice d'anxiété et notamment, la caractérisation du fait générateur qui permettra de déterminer l'employeur fautif. Il en résulte que cet office ne rentre pas dans le cadre des prévisions de l'article 61-1 de la Constitution justifiant la saisine du Conseil constitutionnel. La question posée ne présente pas un caractère sérieux dès lors que l'interprétation que la jurisprudence de la Cour de cassation donne de la disposition législative critiquée ne heurte en aucune manière le principe de responsabilité à valeur constitutionnelle invoqué par le requérant. Je suis par conséquent défavorable à la transmission de la QPC au Conseil constitutionnel.
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