AVIS DE Mme PICOT-DEMARCQ, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 193 du 26 mars 2025 (FS-B) –
Première chambre civile Pourvoi n° 22-23.937⚖️ Décision attaquée : 26 avril 2022 de la cour d'appel d'Amiens M. [Z] [U] C/ Mme [R] [U] _________________
Faits et procédure [J] [U], veuf d'[A] [B], avec laquelle il avait adopté le régime de la communauté universelle assorti d'une clause d'attribution intégrale au conjoint survivant, est décédé le [Date de Décès 2] 2014, en laissant pour lui succéder leurs deux enfants, Mme [R] [U] épouse [N] et M. [Z] [U], et en l'état d'un testament olographe du 17 février 2012 instituant son fils légataire de la pleine propriété de la quotité disponible. Par acte du 1er juin 2012, [J] [U] avait vendu à M. [Z] [U] et son épouse un ensemble de terres agricoles, dont M. [Z] [U] était preneur à bail. Par acte du même jour, [J] [U] avait fait donation à son fils de la nue-propriété de deux maisons.
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Des difficultés étant survenues lors du règlement de la succession, Mme [U] épouse [N] a assigné son frère en ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage. Par jugement du 18 novembre 2019, le tribunal de grande instance de Beauvais a notamment : - fait droit à cette demande ; - dit que M. [Z] [U] devait rapporter à l'actif de la succession la somme de 7 500 euros au titre de la donation d'un véhicule Nissan ou ce véhicule et dit que M. [Z] [U] était l'auteur d'un recel successoral sur ce bien ; - dit que M. [Z] [U] devait rapporter à l'actif de la succession la somme de 5 330 euros au titre du solde du prix de vente des terres et dit que [Z] [U] était l'auteur d'un recel successoral sur cette somme ; - dit que le prix des terres vendues devait être estimé en terres libres de toute occupation ; - ordonné une expertise en vue de déterminer la valeur actuelle de ces terres d'après leur état au jour de la vente et dit que M. [Z] [U] devrait rapporter à l'actif de la succession, si l'expertise judiciaire ordonnée le démontrait, la moitié de la différence entre le prix fixé par l'expert des terres vendues et leur prix de vente ; - dit que M. [Z] [U] devrait rapporter à l'actif de la succession la somme de 7 850 euros au titre des frais de la donation de la nue-propriété de deux maisons. Saisie d'un appel principal de M. [U] et d'un appel incident de Mme [U] épouse [N], la cour d'appel, par un arrêt du 26 avril 2022, a notamment : - confirmé le jugement en ce qu'il a : •
ordonné l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de la succession de [J] [U] sous la surveillance de M. Alain de Kermerchou, magistrat ; • dit que M. [Z] [U] est l'auteur du recel successoral du véhicule Nissan 4x4 et ne peut prétendre aucune part sur ce bien ; • dit que le prix des terres vendues le 1er juin 2012 par les époux [U] M. [Z] [U] doit tre estimé en terres libres de toute occupation ; • dit que M. [Z] [U] doit rapporter l'actif de la succession de [J] [U] la somme de 7 850 euros au titre des frais de la donation de la nue-propriété de deux maisons sises [Adresse 3] [Localité 5] du 1er juin 2012 ; • ordonné une expertise ; - infirmé le jugement pour le surplus ; - statuant à nouveau et y ajoutant ; - dit que M. [Z] [U] doit rapporter à l'actif de la succession de [J] [U] la somme de 11 000 euros au titre au titre du financement du véhicule Nissan 4X4 ; - dit que M. [Z] [U] est l'auteur d'un recel successoral de la somme de 11 000 euros au titre du financement du véhicule Nissan 4X4 et qu'il ne peut prétendre à aucune part sur cette somme dans le partage de la succession de [J] [U] ; -dit que les intérêts au taux légal sur la somme recélée, dus par M. [Z] [U], courent depuis le 13 juin 2015 ; -dit que M. [Z] [U] est l'auteur d'un recel successoral de la somme de 7 850 euros au titre des frais de la donation de la nue-propriété des deux maisons sises [Adresse 3]
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à [Localité 5] du 1er juin 2012 et qu'il ne peut prétendre à aucune part sur cette somme dans le partage de la succession de [J] [U] ; -dit que les intérêts au taux légal sur la somme recélée, dus par M. [Z] [U], courent depuis le 13 juin 2015 ; -dit qu'il appartiendra à l'expert judiciaire commis de déterminer la valeur au jour de leur vente du 1er juin 2012 par [J] [U] à M. [Z] [U] et son épouse, estimée en terres libres d'occupation de tout fermier, de chacune des parcelles de terres identifiées dans l'acte notarié de vente ; -débouté les parties de toutes leurs autres demandes en ce compris celles au titre des frais irrépétibles ; -dit que les dépens de première instance et d'appel seront employés en frais privilégiés de partage. C'est l'arrêt attaqué par un pourvoi de M. [U] qui développe trois moyens.
Moyens de cassation 1. M. [Z] [U] fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir dit que les intérêts au taux légal sur la somme recelée de 11.000 euros qu'il devait à la succession au titre du financement du véhicule Nissan 4X4 couraient depuis le 13 juin 2015 ; ALORS QUE l'héritier qui s'est rendu coupable de recel en dissimulant la donation de deniers employés à l'acquisition d'un bien est redevable d'une somme représentant la valeur de ce bien à la date du partage ; que s'agissant d'une dette de valeur, les intérêts ne sont dus qu'à compter du jour où elle est déterminée ; qu'après avoir retenu que M. [U] s'était rendu coupable de recel dès lors qu'il avait tu l'existence de la donation rapportable des deniers ayant permis le financement du véhicule Nissan et qu'il devait donc rapporter la somme de 11.000 euros à l'actif de la succession et ne pouvait prétendre à aucune part sur cette somme dans le partage de la succession, la cour d'appel a énoncé que la date de l'appropriation frauduleuse de M. [Z] [U] correspondait à celle où la volonté de ce dernier de dissimuler sciemment l'existence de la libéralité et sa propre obligation de rapporter à la succession était certaine, qu'en l'espèce c'était la date du premier projet de partage amiable établi par Me [C] qui établissait cette dissimulation intentionnelle, qu'il était établi que ce projet avait été transmis le 13 juin 2015 à Mme [R] [U] et que cette date devait donc être retenue comme point de départ des intérêts au taux légal courant sur la somme de 11.000 euros ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a violé l'
article 778 du code civil🏛. 2. M. [Z] [U] fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit ordonné à l'expert, pour l'évaluation des parcelles de terre objets de la vente au profit de M. et Mme [Z] [U], suivant acte notarié du 1er juin 2012, que celles-ci soient évaluées comme étant occupées et d'avoir, par conséquent, jugé que la valeur des parcelles objet de la vente du 1er juin 2012 devait être estimée en terres libres d'occupation de tout fermier et d'avoir dit qu'il appartiendra à l'expert judiciaire de déterminer la valeur, au jour de leur vente du 1 er juin 2012 par [J] [U] à M. [Z] [U] et son épouse, estimée en terres libres d'occupation de tout fermier, de chacune des parcelles de terres identifiées dans l'acte notarié de vente ; ALORS QUE ne constitue pas un avantage sujet au rapport la minoration du prix de vente résultant de l'évaluation des terres agricoles vendues à un héritier comme étant occupées ;
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que doivent être évaluées comme occupées au jour de la vente les terres que le preneur à bail décide d'acquérir, peu important que ce dernier n'ait pas, à ce titre, exercé son droit de préemption et qu'il soit par ailleurs l'héritier présomptif du vendeur ; qu'en retenant que la valeur des terres acquises par M. [Z] [U] le 1er juin 2012 devait être estimée en terres libres d'occupation de tout fermier puisque, du fait de l'acquisition, le bail dont M. [Z] [U] bénéficiait sur ces terres avait cessé en sorte qu'il était devenu propriétaire de terres libres, et que c'était vainement que ce dernier mettait en avant la jurisprudence applicable en matière de droit de préemption du locataire fermier dès lors que si la situation propre à ce cadre juridique avait justifié une solution qui lui était propre, destinée à promouvoir et/ou protéger l'installation du preneur, celle-ci n'avait pas vocation à s'appliquer en matière de rapport successoral, lequel avait pour objectif de garantir l'égalité des héritiers, la cour d'appel a violé l'
article 843 du code civil🏛. 3. M. [Z] [U] fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir dit qu'il était l'auteur d'un recel successoral de la somme de 7 850 euros au titre des frais de la donation de la nuepropriété des deux maisons sises [Adresse 3] à [Localité 5] du 1er juin 2012 et qu'il ne pouvait prétendre à aucune part sur cette somme dans le partage de la succession de [J] [U] ; ALORS QUE dans le dispositif de ses conclusions d'appel, Mme [U] demandait uniquement à la cour d'appel de « dire et juger que les sommes constituent des libéralités qui seront imputées sur la quotité disponible, et par conséquence, retenues pour le calcul de l'indemnité de réduction (…) les frais d'actes pris en charge par le donateur, soit 6.250 + 1.600 = 7.850 € » (conclusions, p. 60), mais ne demandait en aucun cas à la cour d'appel de déclarer M. [Z] [U] coupable de recel successoral sur cette somme ; qu'en jugeant que M. [Z] [U] était l'auteur d'un recel successoral de la somme de 7 850 euros au titre des frais de la donation de la nue-propriété des deux maisons sises [Adresse 3] à [Localité 5] du 1er juin 2012 et qu'il ne pouvait prétendre à aucune part sur cette somme dans le partage de la succession de [J] [U], la cour d'appel a dénaturé l'objet du litige et a violé l'
article 4 du code de procédure civile🏛.
Discussion L'auteur du pourvoi soumet trois moyens, dont seul le deuxième donnera lieu à observations. A titre liminaire, vous constaterez que ce moyen est recevable en application des
articles 6061et 608 alinéa 1er2 du code de procédure civile🏛, dès lors qu'en disant qu'il 1Art.
606 du code de procédure civile : Les jugements en dernier ressort qui tranchent dans leur dispositif une partie du principal et ordonnent une mesure d'instruction ou une mesure provisoire peuvent être frappés de pourvoi en cassation comme les jugements qui tranchent en dernier ressort tout le principal. 2
Art. 608, al. 1er, du code de procédure civile : Hors les cas spécifiés par la loi, les autres jugements en dernier ressort ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond.
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appartiendra à l'expert judiciaire commis de déterminer la valeur, au jour de leur vente du 1er juin 2012, par [J] [U] à M. [Z] [U] et son épouse, de chacune des parcelles de terres identifiées dans l'acte notarié de vente, estimée en terres libres d'occupation de tout fermier, l'arrêt attaqué a tranché une partie du principal3. Aux termes de l'article 843 du code civil, dans sa rédaction issue des
articles 3 et 5 de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006🏛🏛 : « Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l'actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu'il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu'ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale. (...) ». Cet article, inscrit au sein du chapitre VIII « Du partage », du Titre Ier « Des successions » de notre code civil, ouvre sa section II « Du rapport des libéralités », institution de droit successoral qui a pour finalité de garantir l'égalité successorale, et selon laquelle l'héritier, appelé avec d'autres à recueillir une succession, doit remettre dans la masse successorale, en principe en valeur, les biens dont le défunt l'avait gratifié. La règle du rapport des libéralités, de portée générale, s'applique aux donations notariées, déguisées, indirectes4 comme aux dons manuels5. Elle s'applique également aux avantages indirects, dès lors que ceux-ci remplissent les conditions propres aux libéralités, à savoir l'appauvrissement du disposant, l'enrichissement corrélatif du gratifié, et l'intention libérale ou « animus donandi »6. Car seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du disposant dans l'intention de gratifier son héritier, est en effet rapportable à la succession7. La charge de la preuve de ces éléments, matériel et moral, pèse sur celui qui allègue l'existence de la libéralité, dont l'existence est in fine souverainement
v. par ex. 1re
Civ., 13 déc. 2005, pourvoi n° 02-16.605⚖️, Bull. 2005, I, n 487, mais aussi
2e Civ., 20 janv. 2011, pourvoi n°10-10.132⚖️, Bull. 2011, II, n 16, cité au MA et au rapport, Com 12 juillet 2012 pourvoi n°11-21.954 B no 149 et
3e Civ., 13 déc. 2018, pourvoi n°17-28.055⚖️, cité au rapport 3
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1re
Civ., 7 déc. 2016, pourvoi n°15-28.154 : JurisData n°2016-026178⚖️ ; Dr. famille 2017, comm. 46 , M. Nicod. -1re Civ., 24 janv. 2018, pourvoi n°17-13.017, 17-13.400, Bull. 2018, I, n° 10, JurisData n° 2018-000619 ; Dr. famille 2018, comm. 102 , M. Nicod ; JCP N 2018, 1125 , V. Zalewski-Sicard ; Dr. sociétés 2018, chron. 1 , n°9, E. Naudin et F. Collard 5v.
Par ex. 1re
Civ., 22 nov. 2005, pourvoi n° 03-17.512⚖️, Bull. 2005, I, n° 443
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1re
Civ., 18 janv. 2012, pourvoi n°09-72.542⚖️, Bull. 2012, I, n° 8, 1re
Civ., 18 janv. 2012, pourvoi n°10-25.685⚖️, Bull. 2012, I, n° 7, 1re
Civ., 18 janv. 2012, pourvoi n°10-27.325⚖️, Bull. 2012, I, n° 9, 1re
Civ., 18 janv. 2012, pourvoi n° 11-12.863⚖️, Bull. 2012, I, n° 8. 7
Solution encore récemment rappelée, v. 1re
Civ., 6 mars 2024, pourvoi n° 22-14.745⚖️, 1re
Civ., 12 juin 2024, pourvoi n° 22-19.569⚖️, ou encore 1re
Civ., 11 sept. 2024, pourvoi n° 22-19.129⚖️ s'agissant de fermages demeurés impayés
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appréciée par les juges du fond 8. Si la modicité du prix de vente ne peut, à elleseule, suffire à établir l'intention libérale9, la vente de terres à un prix inférieur à leur valeur à un héritier par le de cujus peut constituer un avantage indirect rapportable10 résultant dans cette hypothèse de la différence entre la valeur réelle des terres et le prix payé. Comment apprécier alors l'avantage indirect susceptible de résulter de la minoration du prix de vente d'un bien soumis à un bail rural à un héritier présomptif, lorsque celui-ci en est le locataire ? Le présent pourvoi nous offre la possibilité de déterminer si en une telle hypothèse, la valeur des terres doit être évaluée occupée, ainsi que le soutient le mémoire ampliatif, ou au contraire libre de toute occupation, ainsi que le soutient le mémoire en défense. On le comprend aisément, outre l'égard devant être porté, en matière immobilière, à la consistance du bien, à son état, à sa situation géographique, à sa desserte et sa viabilité, au classement de la zone dans laquelle il se situe, à son caractère constructible ou non - et même au fait qu'il soit susceptible de le devenir11, la modification de la situation juridique du bien procédant de l'existence d'un bail constitue un élément important pour l'évaluation d'un immeuble. Les effets juridiques d'un contrat de location influent en effet sur la valeur du bien, raison pour laquelle, en matière fiscale, l'existence d'un bail génère pour la liquidation des droits de succession, une moins-value autorisant une décote qui varie selon la nature des biens loués et la durée du contrat restant à courir12. De la même façon, s'agissant de l'estimation des biens présidant à la formation de la masse partageable, le professeur Claude Brenner expose (nous soulignons) : « Si le bien a été donné en location à un tiers, il doit certainement être tenu compte de la dépréciation qui résulte de la nécessité pour l'attributaire de souffrir le bail (en matière d'attribution préférentielle, Civ. 1re, 8 mai 1965, D. 1967. 407, note R. Savatier ; RTD civ. 1967. 664, obs. R. Savatier. – Civ. 1re, 12 mai 1966, Bull. civ. I, nos 288 et 289. – Civ. 1re, 8 mars 1988, Bull. civ. I, no 70 ; D. 1989. 49, note A. Breton). Mais si le locataire est un indivisaire et que l'immeuble loué lui est attribué dans le partage, ce bien devra être évalué comme s'il était libre de tout bail ou occupation, car le bail s'éteint alors par la confusion des qualités de propriétaire et de locataire de sorte que c'est une propriété libre que recueille en réalité l'attributaire (V. entre autres, Civ. 1re, 17 mars 1987, Bull. civ. I, no 100. – Civ. 1re, 8
V. par ex. Com., 30 juin 1987, bull. IV, n 168, pourvoi n°85-15.735 ;
Civ. 1ère, 8 déc. 1993, pourvoi n°91-14144⚖️ ;
Civ. 1ère, 2 mai 2001, pourvoi n°98-22.706⚖️ ; Com., 21 oct. 2008, pourvoi n°07-19345 9
1re
Civ., 19 déc. 2018, pourvoi n° 18-10.234⚖️10
1re
Civ., 30 mars 2004, pourvoi n° 00-22.447⚖️11
v. sur ce point 1re
Civ., 9 juillet 1985, pourvoi n° 84-12.478⚖️, Bulletin 1985 I N° 214; RTD civ. 1986. 615, obs. J. Patarin 12
Rép. min. n° 40964 Estrosi : JOAN 10 août 2004, p. 6285, non reprise dans le BOFiP
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14 juin 1988, Bull. civ. I, no 194 ; D. 1988. 577, note A. Breton. – Civ. 1re, 25 juin 1991, no 90-10.321 , Bull.
civ. I, no 206 ; D. 1992. 223, obs. M. Grimaldi ; Defrénois 1992. 163, obs. F. Lucet. – Civ. 1re, 11 juin 1996, no 94-16.608⚖️ , Bull. civ. I, no 252 ; D. 1997. Somm. 369, obs. M. Grimaldi ; RTD civ. 1997. 195 ; RTD civ. 197, obs. J. Patarin. 13.
Notre Cour juge ainsi (nous soulignons) que « l'arrêt attaqué a décidé à bon droit que l'exploitation agricole litigieuse devait être estimée comme libre de bail, dès lors que cette estimation, faite au jour du partage et destinée à assurer l'égalité entre les copartageants, concerne un bien qui, par l'effet de son attribution à l'héritier qui en était preneur et de la réunion sur la tête de celui-ci des qualités incompatibles de propriétaire et de fermier, a cessé d'être grevé du bail dont il était auparavant l'objet (1re
Civ., 17 mars 1987, pourvoi n° 85-15.700⚖️, Bulletin 1987 I N° 100). Ce raisonnement, échafaudé en matière d'attribution préférentielle, a été appliqué à un legs, dès lors que le bien loué était légué à son preneur (1re
Civ., 10 juillet 1984, pourvoi n° 83-12.065⚖️, Bulletin 1984 I N° 226 : « Et attendu en second lieu que l'immeuble légué est devenu, dès le jour du décès, la propriété de la légataire et que le bail consenti en 1957 s'est éteint par confusion à la suite de la réunion en la personne de Mlle [J] de la double qualité de propriétaire et de locataire ; que, par ce motif de pur droit substitué à ceux de l'arrêt attaqué, celui-ci se trouve légalement justifié ; (...) » Il a enfin été appliqué - à une seule reprise à notre connaissance - à la recherche d'un éventuel avantage indirect au sens de l'article 843 du code civil, faisant suite à la vente amiable conclue de son vivant par le de cujus au profit d'une héritière présomptive et de son époux, de terres agricoles que tous deux avaient précédemment prises à bail, par l'arrêt 1re
Civ., 21 oct. 2015, pourvoi n°14-24.926⚖️, Bull. 2015, I, n° 255 : « Attendu que Mmes [X] et [Z] font encore grief à l'arrêt de dire que cette dernière devra rapporter à la succession de Jean [X] une certaine somme correspondant aux avantages consentis par ses parents alors, selon le moyen, que dans le cadre de la recherche d'un éventuel avantage indirect au sens de l'article 843 du code civil, la valeur vénale d'une parcelle agricole, vendue de son vivant par le de cujus à l'un de ses héritiers doit être fixée à la date de sa vente en prenant en considération la moinsvalue résultant de l'existence d'un bail rural grevant cette parcelle, quand bien même ce bail aurait-il été consenti à l'héritier acquéreur ; qu'en affirmant que par l'effet de la vente consentie le 6 avril 2000 par les époux Jean Maxime [X] à leur fille Joëlle [Z], et à son époux, tous deux détenteurs d'un bail sur les deux parcelles vendues depuis le 24 décembre 1996, les qualités de propriétaires et de locataires se sont trouvées réunies sur la tête des deux acquéreurs, ce qui a entraîné ipso facto la disparition du bail, de sorte que lesdits biens devaient « être évalués comme étant libres de toute occupation », la cour d'appel, qui n'a pas pris en considération la moins-value résultant de l'existence de ce bail, a violé derechef l'article 843 du code civil ; Mais attendu que c'est à bon droit que la cour d'appel a décidé que les terrains agricoles litigieux devaient être estimés comme libres de bail dès lors que cette estimation, destinée à assurer l'égalité entre les copartageants, concernait un bien qui, par l'effet de son attribution à l'héritier qui en était Répertoire de droit civil - Partage judiciaire – Formation de la masse partageable – Claude Brenner – Octobre 2020 (actualisation : Mai 2024) Chap. 3 - Formation de la masse partageable Sect. 1 - Estimation des biens. Art. 2 - Bases de l'estimation, §137 13V.
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preneur et de la réunion sur la tête de celui-ci des qualités incompatibles de propriétaire et de fermier, avait cessé d'être grevé du bail dont il était auparavant l'objet ; que le moyen n'est pas fondé » ;
C'est au cas d'espèce ce même raisonnement qui a été tenu par le premier juge, puis la cour d'appel en son arrêt confirmatif sur ce point, lesquels ont fait le choix d'une estimation en valeur libre de toute occupation, en se référant explicitement à cet arrêt 1re Civ., 21 oct. 2015, pourvoi n°14-24.926, Bull. 2015, I, n° 255. Notons en premier lieu que le raisonnement adopté par la cour d'appel, et tendant à retenir la valeur « terres libres » et non la valeur « terres occupées », n'a lieu d'être suivi que si l'attributaire est preneur, et seul preneur des parcelles agricoles dont s'agit. Il a par suite été écarté à plusieurs reprises, fût-ce dans l'hypothèse de l'attribution préférentielle d'une parcelle agricole prenant place dans le cadre d'un partage : - ainsi a t'il été décidé que la règle de l'égalité dans le partage s'opposait à ce que le domaine agricole attribué à titre préférentiel au conjoint du fermier dans le partage de la succession du bailleur soit évalué comme s'il était libre de toute occupation, le bail étant strictement personnel au preneur et ne tombant pas en communauté (1re
Civ., 21 nov. 1995, pourvoi n° 93-17.719⚖️, Bulletin 1995 I N° 427; RTD civ. 1996. 450, obs. J. Patarin ; Defrénois 1996. 413, obs. approb. G. Champenois). - il a par ailleurs été jugé que lorsqu'une exploitation agricole est attribuée préférentiellement à un époux, qui est co-titulaire du bail avec son conjoint, l'évaluation ne peut être faite comme si l'exploitation était libre de toute occupation (1re
Civ., 11 déc. 2001, pourvoi n° 99-19.528⚖️, Bulletin civil 2001, I, n° 318 cité au mémoire ampliatif ; RTD civ. 2002. 494, obs. J. Hauser ; JCP N 2002. 1275, note Gravillou). -ou encore, que lorsqu'une exploitation agricole fait l'objet, dans un partage, d'une attribution préférentielle au profit d'un héritier, titulaire avec son conjoint d'un bail rural, cette attribution n'entraîne, par l'effet de la réunion sur la tête de l'héritier des qualités de propriétaire et de locataire, que la disparition du bail qui lui a été consenti, de sorte que le conjoint de l'héritier demeurant titulaire du bail rural, l'exploitation ne peut être évaluée comme libre de toute occupation (1re
Civ., 6 nov. 2013, pourvoi n° 12-27.074⚖️, cité au mémoire ampliatif). Bien que la cour d'appel n'ait pas été valablement saisie d'un tel moyen, vous pourrez noter en premier lieu qu'ainsi que relevé au mémoire ampliatif, M. [Z] [U] a acquis les parcelles avec son épouse de sorte que, pour cette dernière, qui n'avait pas la qualité de preneur, les parcelles devaient être estimées comme occupées14.
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V. ccls récapitulatives n°4 pour M. [Z] [U] devant la cour d'appel, p. 20, in fine (nous soulignons) : « Elles doivent être valorisées occupées, en ce qu'elles sont exploitées par l'un des acquéreurs ». V. encore mémoire ampliatif, p. 20. : « Une telle solution est d'autant plus justifiée que M. [Z] [U] a acquis les parcelles avec son épouse de sorte que, pour cette dernière, qui n'avait pas la qualité de preneur, les parcelles devaient être estimées comme occupées ». V. encore arrêt attaqué, p.15 : « 2.3.1)- Sur la valorisation des parcelles vendues : (...) Madame [R] [U] prétend que le prix des terres a été sous-évalué, d'une part en terres occupées alors qu'elles auraient dû être estimées en valeur libre du fait que M. [Z] [U] en était le locataire (...). C'est d'une manière justifiée que le premier juge a considéré que la valeur devait être appréciée « terres libres » puisque du fait de l'acquisition, le
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Mais vous devrez surtout à notre sens vous interroger sur l'opportunité de transposer ce raisonnement, établi en matière d'attribution préférentielle puis appliqué au legs, et expressément destiné à assurer l'égalité entre les copartageants, à l'hypothèse d'une vente amiable, au seul motif que l'acquéreur était héritier présomptif du vendeur - alors même qu'à la date de cette vente amiable et par définition, la succession de son auteur n'était ni ouverte ni anticipée. Alors qu'il n'existe pas de droit acquis à la succession 15, mais des espérances qu'il est souvent déraisonnable de trop anticiper, un tel raisonnement ne conduit-il pas, par une lecture rétrospective des faits, à appréhender la vente amiable en litige par le seul prisme de l'ouverture ultérieure de la succession, anticipant en quelque sorte le décès de l'auteur ? Et à ne considérer dans le même temps l'acquéreur que par sa seule qualité d'héritier présomptif - alors qu'il était d'abord et avant tout, et de façon certaine, preneur des terres agricoles à la date de la cession en litige ? En effet, et ainsi que soutenu au mémoire ampliatif, à la date de la cession dont s'agit - soit plus de deux ans avant l'ouverture de la succession - l'égalité dans le partage n'avait pas à être préservée. Il était d'ailleurs tout à fait loisible à [J] [U], s'il l'avait souhaité, de dissiper son patrimoine et de réduire ainsi à néant les espérances de ses successibles. Il était également possible que l'un de ses héritiers présomptifs ne vienne à décéder avant son auteur, de même qu'il demeurait théoriquement envisageable que l'un de ceux-ci ne soit frappé d'indignité et ainsi privé de sa qualité d'héritier... Cette lecture justifie, nous semble-t-il, de voir procéder à un nouvel examen de votre jurisprudence, pour retenir non plus la valeur libre de toute occupation, mais la valeur occupée des parcelles agricoles, pour l'appréciation de l'avantage indirect susceptible de résulter de la minoration du prix de vente d'un bien pris à bail rural par un héritier présomptif. C'est d'ailleurs bien cette valeur occupée qui est retenue par le juge saisi, en application de l'
article L. 412-7 du code rural et de la pêche maritime🏛, d'une action en fixation de la valeur vénale d'un bien rural soumis au droit de préemption du preneur à bail (
3e Civ., [Date de Décès 2] 1980, pourvoi n°79-11.166⚖️, Bulletin des arrêts
Cour de Cassation Chambre civile 3 N 174, 3e Civ., 7 novembre 1990, pourvoi n° 89-12.226⚖️, Bulletin 1990 III N° 220,
3e Civ., 9 novembre 2011, pourvoi n° 10-24.687⚖️, Bull. 2011, III, n° 192, tous trois cités au mémoire ampliatif comme au rapport).
bail dont Monsieur [Z] [U] bénéficiait sur ces terres a cessé en sorte qu'il est devenu propriétaire de telles terres libres (1ère Civ., 21 octobre 2015, n°14-24.926). » 15
Car il n'existe pas de droit à l'héritage, affirmation ancienne clairement rappelée par la
CEDH, v.CEDH, 15 févr. 2024, n° 14157/18⚖️, Jarre c/ France, et
CEDH, 15 févr. 2024, n° 14925/18⚖️, Colombier c/ France.
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Si l'on a parfois soutenu qu'il serait au contraire préférable de considérer le bien en cause, à l'égard du fermier préempteur, comme libre de toute occupation, à raison de la caducité du bail faisant suite à la confusion des qualités de preneur et de préempteur, la solution adoptée par la troisième Chambre civile de notre Cour se comprend aisément : puisqu'ici le fermier évince un tiers qui acquiert une chose louée, se substituant dans ses droits, il doit être tenu compte du bail existant. Surtout, tout autre raisonnement présenterait un caractère spécieux, dès lors qu'il aboutirait, s'il devait être retenu, à « faire payer au fermier le fonds plus cher qu'à un autre acquéreur »16. Quoique vainement soutenue devant la cour d'appel par le Conseil de M. [Z] [U], une telle solution devrait s'appliquer, par analogie, à la situation du preneur faisant acquisition, par le biais d'une vente amiable, d'une parcelle louée, sa seule qualité d'héritier présomptif à la date de la cession considérée ne justifiant pas à notre sens, de le voir assujetti à une autre évaluation à l'occasion de la recherche d'un éventuel avantage indirect. Enfin, relevons qu'il n'est pas déraisonnable de penser que la portée de l'évolution jurisprudentielle que nous vous suggérons serait modérée. En effet, dans le cadre d'une instance en fixation de la valeur vénale du bien devant le tribunal paritaire, en application des dispositions de l'article L. 412-7 du code rural et de la pêche maritime : « Les juges du fond disposent d'un pouvoir souverain d'appréciation pour déterminer la moins-value consécutive à l'existence d'un bail. Ils peuvent, par exemple, décider que cette moins-value diminue au fil des ans et que les deux dernières années du bail restant à courir ne doivent pas être prises en considération pour la fixation de la valeur vénale du bien loué ( Cass. 3e civ., 12 oct. 1994 : Bull. civ. III, n° 177 ; JCP N 1995, II, p. 787 , n° 1. - Sur la question, V. également CA Riom, 13 nov. 2008 : JurisData n° 2008-373564 . - CA Dijon, 27 nov. 2008 : JurisData n° 2008-372413 ; RD rur. 2009, comm. 11 ).17
Gageons que l'exercice de ce même pouvoir souverain d'appréciation par les juges du fond, dans le cadre de l'estimation de l'avantage indirect susceptible de résulter de la minoration du prix de vente d'un bien soumis à un bail rural à l'héritier présomptif preneur, serait de nature à tempérer la portée de l'évolution jurisprudentielle que nous vous suggérons. C'est dans ces conditions et pour l'ensemble de ces motifs, que nous concluons à la cassation, avec renvoi, de l'arrêt attaqué sur le deuxième moyen du pourvoi.
16.
V. observations sous Cass. 3e civ., 22 févr. 1977 : JCP N 1978, II, p. 109 , note P. Ourliac et M. de Juglart ; JCP G 1978, II, 18799 ; Defrénois 1978, art. 31761, p. 384 , obs. R. Savatier. JurisClasseur Rural - V° Baux ruraux - Fasc. 70 : Baux ruraux – Droit de préemption. Preneur de biens ruraux. – Mise en oeuvre. Effets. Sanctions -Première publication : 18 juillet 2022 - Dernière mise à jour : 1er février 2023 - Jean-Pierre Moreau, Docteur en droit - Actualisé par Benoît Grimonprez -Professeur à l'université de Bourgogne 17
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