AVIS DE M. TARABEUX, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 912 du 15 octobre 2024 (B) –
Chambre criminelle Pourvoi n° 23-81.968⚖️ M. [H] [I] C/ _______________________
I - RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE Le [Date décès 2] 1954, [J] [I], né le [Date naissance 3] 1930, a tué par arme à feu [D] [T], agent de police qui lui avait fait sommation de s'arrêter alors qu'il venait de commettre un vol à main armée 1 au préjudice d'un agent de change dont l'officine se situait [Localité 1] à [Localité 2] 2. Dans sa fuite et jusqu'à ce qu'il soit maîtrisé, il faisait à nouveau usage de son arme à plusieurs reprises sur des passants qui tentaient de l'arrêter, blessant l'un d'eux à la nuque. Par arrêt du 6 avril 1957, la cour d'assises de la Seine a reconnu [J] [I] coupable de violences volontaires sur agent de la force publique dans l'exercice de ses fonctions et avec l'intention de lui donner la mort, de tentatives de meurtre et vols qualifiés, et l'a condamné à la peine capitale. Dans le but d'acquérir un voilier d'une valeur de 3 millions de francs qui devait être commandé en février dans le dessein réaliser un tour du monde. 1
2
La somme de 330 300 francs était saisie sur la personne de [J]
1
[I] lors de son interpellation (D353).
Le pourvoi en cassation formé contre cette décision a été rejeté par arrêt de la Chambre criminelle en date du 11 juillet 1957. Le recours en grâce, formé le 18 juillet 1957 par son avocat, auprès du Président René Coty, a été rejeté en septembre. [J] [I] a été guillotiné le [Date décès 2] 1957. Par requête en date du 20 mars 2018, son fils, M. [H] [I] 3, a déposé une requête en réhabilitation judiciaire devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nîmes. Dans le cadre de cette requête, M. [I] a posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité aux articles 6 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des
articles 785 et 786 du code de procédure pénale🏛🏛 relatifs à la réhabilitation à titre posthume 4. Par arrêt du 5 septembre 2019, la chambre de l'instruction a transmis cette question prioritaire de constitutionnalité à la Chambre criminelle qui, le 11 décembre suivant, a prononcé son renvoi au Conseil constitutionnel5. Par décision du 28 février 2020, le Conseil constitutionnel a déclaré que les dispositions relatives aux conditions de la réhabilitation à titre posthume ne méconnaissaient pas le principe de proportionnalité des peines (consid.17). Le Conseil constitutionnel a cependant indiqué obiter dictum, non toutefois sans avoir rappelé les dispositions de l'
article 66-1 de la Constitution 6, que « le législateur serait fondé à instituer une procédure judiciaire, ouverte aux ayants droit d'une personne condamnée à la peine de mort dont la peine a été exécutée, tendant au rétablissement de son honneur à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir.» (Cons.const., 28 février 2020, n°2019-27, QPC, consid.14). Dans le prolongement de cette décision 7, la loi n°2020-1672 du 24 décembre 2020🏛 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, a ajouté à la
loi n°81-908 du 9 octobre 1981🏛, portant abolition de la 3
Né le [Date naissance 1] 1954 de la relation de [J] [I] avec [P] [N] (D152).
En effet, selon l'article 785 du code de procédure pénale, les ayants droits doivent présenter une requête dans l'année du décès quand l'article 786 dudit code exige aux condamnés criminels l'écoulement d'un délai de cinq ans pour déposer une demande de réhabilitation. 4
5
Crim., 11 déc. 2019, n°19-90.031⚖️.
Art. 66-1 (issu de la révision constitutionnelle du 23 février 2007) : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort.»
6
7 Commentée notamment par le professeur Jean-Baptiste Perrier, « Réhabilitation post mortem », Revue de droit constitutionnel, septembre 2020, n°123, p.722-723.
2
peine de mort, un article 2 instituant une procédure judiciaire ad hoc permettant aux ayants droits des personnes condamnées à mort et dont la peine a été exécutée, de saisir la Chambre criminelle de la Cour de cassation d'une requête « tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir.» Ces dispositions résultent d'un amendement du Gouvernement 8 adopté lors de l'examen du texte par la commission des lois de l'Assemblée nationale, le 24 novembre 2020. Par la suite, le texte n'a pas donné lieu à une discussion particulière en séance publique. Jusqu'alors, la réhabilitation à titre posthume (prévue par l'article 785 du code de procédure pénale), n'avait jamais été discutée devant le Parlement dans l'hypothèse particulière où celle-ci serait demandée en faveur d'une personne condamnée à mort (commentaire Cons. constit. p.9). Un recours spécifique autorisant la saisine de la Cour de cassation est dorénavant prévu 9, la portée du texte n'étant pas limitée au seul cas de [J] [I].
8
AN, n°2731, amendement n°CL130.
9
Cf. réponse ministérielle à la question écrite du 28 juillet 2020, publiée au JO le 12 janvier 2021 p.330.
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II - ANALYSE DE LA REQUÊTE ET DISCUSSION
PLAN II - 1 - Les caractères généraux de la réhabilitation II - 2 - La réhabilitation judiciaire de la personne condamnée à mort II-2-1- La période d'examen des gages d'amendement II-2-2- La nature des gages d'amendement II-2-2 a) Quant aux faits et à la condamnation II-2-2 b) Quant aux mesures de réparation II-2-2 c) Quant au comportement en détention II - 3 - L'application en l'espèce des critères précédemment définis II-3-1- La condamnation de [J] [I] à la peine capitale II-3-2- Le paiement des condamnations civiles II-3-3- L'analyse du comportement de [J] [I] au cours de sa détention a) Sa conduite en détention b) Son introspection vis-à-vis des faits et de leurs conséquences c) Sa conversion religieuse en détention d) L'analyse de cette démarche religieuse en détention - La dimension rédemptrice de cette démarche - La portée sociale de cette conversion religieuse
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Sur le fondement de ce nouveau texte, M. [I] a saisi la Chambre criminelle d'une demande tendant à la réhabilitation de son père, par requête déposée par Maître Spinosi, le 27 mars 2023. Concernant tout d'abord la recevabilité de la requête, on rappellera qu'aux termes de la loi précitée du 24 décembre 2020, la demande de réhabilitation relève de la seule initiative des ayants droits. Il s'agit en l'occurrence : 1°des enfants et de leurs descendants ; 2°des père et mère ; des frères et sœurs et des descendants de ces derniers ; 3°des ascendants autres que les père et mère ; 4°des collatéraux autres que les frères et sœur et des descendants de ces derniers. La filiation de M. [I] a été reconnue judiciairement par un arrêt de la cour d'appel d'Orléans, rendu le12 janvier 2007 sur renvoi après cassation (1ère Civ., 25 octobre 2005, n°03-19.274). La recevabilité de la requête ne soulève pas de discussion10. Au soutien de sa requête, à laquelle sont jointes de nombreuses pièces, l'exposant fait état, notamment11, du comportement irréprochable de [J] [I] en détention, de l'expression de sincères regrets quant aux conséquences de ses actes, d'un amendement illustré par un itinéraire spirituel porté par la foi rencontrée en détention et qui constitue encore à ce jour un exemple pour les personnes détenues, croyantes ou non, cherchant à donner un sens à leur vie. Sont cités trois ouvrages publiés à partir de sa correspondance et de son journal tenu en détention et passés à la postérité : Lumière sur l'échafaud, publié en 197112, Cellule 18 publié en 1980, Dans cinq heure je verrai Jésus publié en 1989. Il est ajouté que son cheminement personnel a également inspiré de nombreuses oeuvres littéraires. Il est indiqué que la transformation de [J] [I] au cours de ses trois années et demi de détention n'a pas permis, en raison de son exécution, de parachever son amendement en se réinsérant dans la société.
10
M. [H] [I] est le seul descendant de [J]
[I] à formuler cette requête.
11
La requête formule plusieurs critiques sur les conditions dans lesquelles cette condamnation à la peine capitale a été prononcée qui ne présentent pas un caractère de nouveauté : cf. Lettre à sa belle-mère [S] [A] - samedi 13 juillet 1957 Cellule 18, p.269 - Arrêt de la Chambre criminelle du 11 juillet 1957, n°91801/57.
12
La requête rappelle que plus de 81 000 exemplaires ont été écoulés.
5
Il est rappelé l‘ouverture, le 21 septembre 1987, par Mrg [C] [M], alors archevêque de Paris, d'un procès en béatification, compte tenu de l'exemple de rédemption qu'il représentait aux yeux de l'Eglise. Est produit à ce titre le rapport de la commission d'experts en histoire nommée par décret du 4 février 200213. La requête invite enfin la chambre criminelle à transposer et à adapter les principes dégagés par la jurisprudence en matière de réhabilitation à la situation des personnes condamnées à mort et dont la peine a été exécutée (requête p.8). II - 1 - LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA RÉHABILITATION La procédure qui se rapproche le plus du recours ad hoc institué par la loi précitée est celle de la réhabilitation avec laquelle elle partage la même finalité de rétablir l'honneur de la personne. La réhabilitation a été instaurée dans notre droit, avec la libération conditionnelle, par la loi Béranger du 14 août 188514. Elle consiste dans le fait de « restituer à une personne une capacité qu'elle a perdue; elle suppose une privation de droits, une dégradation juridique qu'elle a pour but de faire disparaître15.» Dans un arrêt du 12 février 196316, la Cour de cassation a défini la réhabilitation comme étant : « Une mesure de bienveillance instituée par la loi en faveur des individus qui, après avoir été condamnés et avoir subi leur peine ou avoir satisfait aux conditions du décret de grâce qui les en a dispensés, se sont rendus dignes, par les gages d'amendement qu'ils ont donnés pendant le délai d'épreuve, d'être replacés dans l'intégralité de leur état ancien.» La réhabilitation qui, aux termes de l'
article 133-12 du code pénal🏛, peut être de plein droit ou judiciaire, est aujourd'hui définie comme le rétablissement du condamné
13
Désigné ci-après «rapport de la commission d'experts».
On rappellera que les
articles 1 et 2 du code pénal🏛🏛 du 6 octobre 1791 prévoyaient la réhabilitation dans la perspective affichée par l'Assemblée constituante d'abolir tout ce qui pouvait donner aux peines un caractère de perpétuité.
14
P. Reutenaurer, De la réhabilitation en matière pénale et disciplinaire, Etude théorique et pratique de la réhabilitation judiciaire et de la réhabilitation pénale, Paris, Marchal & Billard, 1900,p.1.
15
16
Crim., 12 fév.1963, n°62-90.725⚖️, Bull. Crim. n°72 - Voir également
Crim., 11 juill. 2017, n°16-86.423⚖️.
6
dans son honneur et sa probité par l'effacement de la condamnation et de toutes les déchéances et incapacités qui peuvent en résulter17. En cas de condamnation à une peine criminelle, seule la réhabilitation judiciaire18 est possible compte tenu de la gravité des faits. A la différence de la révision qui consiste dans l'effacement d'une condamnation prononcée à tort, la réhabilitation concerne l'effacement d'une condamnation dont la légitimité n'est pas remise en question (ce à quoi se livre cependant la requête). La réhabilitation judiciaire n'est pas un aménagement de peine en ce que la personne condamnée est déjà réinsérée19. Il s'agit de conforter les efforts de la personne condamnée en facilitant son reclassement. Elle n'est pas assimilable à la grâce qui dispense de l'exécution de la peine (expression régalienne de la clémence), se différencie de l'amnistie (mesure générale), se distingue enfin du relèvement (suppression des mentions au casier judiciaire). La réhabilitation participe du pardon dont elle constitue la forme la plus achevée20 en ce qu'elle efface la trace du déshonneur liée à la réintégration du condamné dans le corps social. Elle permet en particulier de candidater à certains emplois ou d'occuper des fonctions interdites du fait d'une condamnation. En cas de nouvelles poursuites, la condamnation peut toutefois être prise en compte pour l'application de la récidive légale. Dans l'hypothèse d'une réhabilitation à titre posthume, l'objectif poursuivi n'a plus trait au reclassement mais au rétablissement de l'honneur d'une famille par la disparition de l'opprobre d'une condamnation depuis longtemps exécutée21. Réhabilitation, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Martine Herzog-Evans, Professeure à l'Université de Reims : “La réhabilitation judiciaire a pour objet de récompenser l'insertion sociale et le retour à la vie citoyenne accomplis depuis l'exécution de la peine.”
17
18 La réhabilitation légale, régie par les articles 133-12 à 133-17 et, par renvoi, les
articles 133-10 et 133-11 du code pénal🏛🏛, intervient quant à elle de plein droit, en l'absence de nouvelle condamnation, à l'issue d'un certain délai à compter de l'exécution de la peine ou de l'acquisition de la prescription. 19
A ce sujet, Mme la professeure Martine Herzog-Evans rappelle que :
«La réhabilitation judiciaire n'est obtenue que si le condamné est déjà réinséré. Le degré d'exigence à cet égard est supérieur à celui qui est attendu du condamné à une peine privative de liberté sollicitant un aménagement de peine. Il est attendu un progrès par rapport à sa situation sociale d'origine, s'il était désinséré et, à tout le moins, des efforts continus. Un emploi, une formation, un parcours qualifiant, un ou des diplômes sont des éléments déterminants. Les magistrats savent aussi que la stabilité familiale est un atout pour détourner durablement l'ancien délinquant de la commission d'infractions. Aussi est-ce là encore un élément favorable, du moins si la famille en question est elle-même de bonne moralité. Les fréquentations de l'intéressé sont aussi évaluées au cours de l'enquête que le procureur de la République fait diligenter. Outre l'insertion, il pourra également être tenu compte d'éléments positifs comme la participation à une association au service d'autrui.» Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Réhabilitation. 20
Le requérant cite C. Gatto, Le pardon en droit pénal, PUAM, 2014, §14.
Cf. Réhabilitation Post Mortem - Jean-Baptiste Perrier - Revue de droit constitutionnel, septembre 2020, n°123, p.722-723.
21
7
La Chambre criminelle considère que l'appréciation par les juges de la réunion des conditions de fond de la réhabilitation est souveraine (Crim., 20 février 1973, n°7291.270, Bull n°84 - Crim., 23 juin 2004, n°03-87.647). Les juges ne peuvent cependant se fonder sur les seuls antécédents pénaux mais doivent prendre en compte la conduite du condamné (Crim.,16 octobre 1974, Bull n° 295 - Crim.,10 décembre 1975, Bull n°275). Ils doivent ainsi apprécier le comportement du condamné pendant le délai de mise à l'épreuve et non la seule nature des faits (
Crim.,7 janvier 2020, n°19-80.839⚖️). Il importe donc de vérifier, à tout le moins, que le requérant n'a pas été condamné à une nouvelle peine depuis l'exécution de celle dont il demande à être réhabilité et qu'il n'a pas fait l'objet de sanctions disciplinaires durant sa détention. Le demandeur n'a cependant pas à démontrer en quoi le prononcé de sa réhabilitation lui serait utile, cette exigence n'étant pas prévue par les textes (
Crim., 6 septembre 2023, n°23-80.643⚖️). II - 2 - LA RÉHABILITATION JUDICIAIRE DE LA PERSONNE CONDAMNÉE A MORT La Chambre criminelle est saisie pour la première fois d'une demande de réhabilitation fondée sur l'
article 2 de la loi du 9 octobre 1981🏛 précitée ayant aboli la peine de mort. L'examen des débats parlementaires relatifs au vote de ce texte indique que cet article tire son origine de la décision précitée du Conseil constitutionnel en date du 28 février 2020 dont il apparaît être le prolongement direct. Ainsi, le législateur s'est référé aux gages d'amendement évoqués par le Conseil constitutionnel. Il s'est toutefois abstenu de définir les critères devant être pris en compte pour décider d'accorder ou non le bénéfice de cette réhabilitation en renvoyant au juge le soin d'apprécier les gages d'amendement présentés par les ayant droits de la personne condamnée à l'appui de leur requête22. On ajoutera qu'une étude de droit comparé n'a pas permis de recueillir d'élément utile de comparaison, aucune des législations européennes examinées23 ne prévoyant la faculté pour les ayants droits d'une personne condamnée à mort dont la
A propos des «gages sérieux de réadaptation sociale» énoncés à l'
article 720-4 du code de procédure pénale🏛, cf.
Crim.,16 janvier 2019, QPC n°18-86.268⚖️.
22
Etude de droit comparé du SDER, en date du 20 décembre 2023, portant sur les législations des Etats suivants : Allemagne, Belgique, Finlande, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovénie et Suède.
23
8
peine a été exécutée de demander sa réhabilitation en raison des gages d'amendement qu'elle aurait pu fournir. Il peut être observé qu'à l'inverse de la réhabilitation régie par le code de procédure pénale dont l'objet est l'oubli associé au pardon avec en particulier l'interdiction de rappeler l'existence de la condamnation, en application des
articles 133-16 et 133-11 du code pénal🏛, il s'agit dans le cas présent de restaurer la mémoire de celui qui a été condamné à mort. La finalité de la présente mesure s'apparente à la réhabilitation à titre posthume ouverte au conjoint, aux descendants et ascendants puisqu'il s'agit dans les deux cas de rétablir l'honneur24 du condamné et la réputation de sa famille en mettant fin à la réprobation publique. Mais dans le cas de la réhabilitation de la personne condamnée à mort, son comportement ne peut pas, par définition, s'apprécier pendant un délai d'épreuve qui suit l'exécution de la peine. Cela conduit à s'interroger, en premier lieu, sur la période au cours de laquelle doivent s'apprécier les gages d'amendement. II - 2 - 1 La période d'examen des gages d'amendement Pour l'application de ces nouvelles dispositions légales, par définition ignorées de la personnes exécutée, se pose la question de savoir sur quelle période de temps doit porter l'examen des gages d'amendement. Autrement dit, à partir de quelle date le comportement du condamné à mort doit être examiné. Trois dates sont susceptibles d'être retenues : La première est celle à laquelle la personne a été incarcérée25, argument pris que l'exécution de la peine capitale excluant de pouvoir démontrer des gages d'amendement extérieurs à la détention, la période d'appréciation doit être la plus longue possible, dans l'intérêt premier du condamné. Cette approche est cependant critiquable car tant que la personne accusée n'est pas condamnée, il ne peut lui être demander de démontrer de tels gages puisqu'elle bénéficie de la présomption d'innocence.
Selon Daniel Jousse (1704 -1781) : «Les lettres de réhabiliation du condamné en ses biens et bonne renommée sont celles par lesquelles le roi rétablit en son honneur, droits et bonne réputation un condamné, ainsi et de la même manière qu'il l'était avant le jugement de condamnation et sans que ce condamné puisse être réputé avoir encouru, en vertu du jugement, aucune note d'infamie ou mort civile» Traité de la justice criminelle, tome II, p.600.
24
25
Etant indiqué que [J]
[I] a été placé sous mandat de dépôt le 27 février 1954 (D237).
9
La deuxième est celle à laquelle la décision de condamnation est devenue définitive26, au motif que la personne est alors dans la phase d'exécution de la peine capitale qui, en l'absence de grâce présidentielle, dont l'examen va entraîner un certain délai, à vocation à aboutir. La troisième est celle à laquelle le recours en grâce est rejeté, point de départ qui trouve écho avec les règles applicables à la réhabilitation prévue par le code de procédure pénale puisque son article 786 prévoit, pour la condamnation à une amende27, que le délai part du jour où la condamnation est devenue irrévocable. Retenir cette dernière date n'apparaît cependant pas pertinent à la lecture du tableau dressé par M. le conseiller rapporteur qui permet de constater que le délai séparant le rejet du recours en grâce de l'exécution a pu être très court28. Cela conduit à retenir la date à laquelle la décision de la cour d'assises est devenue judiciairement définitive. Il s'agit, en l'espèce, du 11 juillet 1957, date du prononcé par la Cour de cassation de l'arrêt de rejet du pourvoi formé par [J] [I] le 9 avril précédent (cf.infra). Ce positionnement appelle toutefois deux observations : D'une part, quelle que soit la date retenue, la personne condamnée à mort ignorait les conséquences susceptibles d'être attachées à présent à son comportement en détention, cette période d'incarcération ne pouvant en toute hypothèse constituer une sorte de délai d'épreuve. D'autre part, l'examen des gages d'amendement de [J] [I] sur la période comprise entre le 11 juillet et le [Date décès 2] 1957 (soit deux mois et vingt jours) s'inscrivent dans la continuité de sa démarche religieuse en prison (cf.infra), ce qui conduit de facto à prendre en compte des éléments d'appréciation antérieurs à cette période. On ajoutera qu'à l'appui de la requête, qui propose de se situer au jour de l'exécution du condamné, sont produites des pièces portant sur l'ensemble de la période de détention, sans distinction29.
26
On écartera la date du prononcé.
27
Les autres hypothèses de condamnations prévues par le texte étant en l'occurrence inapplicables.
En l'espèce quatre jours séparent le rejet du recours en grâce de [J] [I] (26 septembre) de son exécution ([Date décès 2]).
28
29 On se souvient que la réforme Amor de 1945 a mis l'amendement et le reclassement social au centre de la peine privative de liberté (Sophie-Anne Leterrier, Prison et pénitence au XIXe siècle, Cairn. Info 2008/4).
10
II - 2 - 2 La nature des gages d'amendement Si toute demande en réhabilitation, qui plus est celle d'un condamné à mort, est par nature unique, la présente requête conduit à définir les critères objectifs sur lesquels doivent reposer son examen, non sans avoir présent à l'esprit que la singularité de l'amendement dont seront recherchés les gages tient à ce que son expression est indissociable de l'enfermement et précède l'exécution de la peine capitale. II - 2- 2 a) Quant aux faits et à la condamnation Il doit être rappelé qu'à l'occasion d'une décision de non lieu à transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité en date du 7 août 201930, qui visait le dispositif législatif de la réhabilitation judiciaire, la Chambre criminelle a indiqué que : «Il entre dans l'office du juge saisi d'une demande de réhabilitation, après avoir vérifié que sont satisfaites les conditions fixées par les
articles 785 à 789 du code de procédure pénale🏛, d'apprécier, au regard de la nature et de la gravité de l'ensemble des condamnations concernées par la demande, si le comportement du demandeur pendant le délai d'épreuve doit conduire au prononcé de la mesure sollicitée afin de permettre l'effacement de condamnations dont le maintien ne serait plus nécessaire et proportionné.» Ainsi, saisi d'une demande de réhabilitation judiciaire, le juge doit apprécier, compte tenu de la nature et de la gravité des condamnations concernées par la requête, si le comportement du requérant (en l'occurrence pendant le délai d'épreuve) a pour effet que le maintien de la condamnation n'est plus nécessaire et proportionné (Crim.,7 janvier 2020, n°19-80.839). Dans ce sens, il a été retenu que les juges doivent prendre en compte, non seulement les antécédents judiciaires, mais aussi le retentissement que les faits avaient eu (Crim., 20 février 1973, Bull. crim., 1973, n°85 - en l'occurrence dans le département où le condamné résidait toujours). Nonobstant le fait que la peine de mort constituait la sanction la plus grave, cette jurisprudence amène à ne pas exclure pour autant le retentissement des faits, sachant que la réhabilitation a, en l'occurrence, pour finalité de rétablir l'honneur de la personne ayant été condamnée31.
30
Crim., 7 août 2019, n°19-80.839⚖️.
Impliquant d'examiner le comportement de la personne précédant son exécution (Crim.,11 juillet 2017, n°1686.423).
31
11
II -2-2 b) Quant aux mesures de réparation Parmi les conditions nécessaires à la réhabilitation judiciaire figure, sans toutefois être suffisante, le paiement des sommes dues par le condamné. En effet, aux termes de l'
article 788 du code de procédure pénale🏛 : «Le condamné doit, sauf le cas de prescription, justifier du paiement de l'amende et des dommages-intérêts ou de la remise qui lui en est faite. A défaut de cette justification, il doit établir qu'il a subi le temps de contrainte judiciaire déterminé par la loi ou que le Trésor a renoncé à ce moyen d'exécution (...).Si la partie lésée ne peut être retrouvée, ou si elle refuse de recevoir la somme due, celle-ci est versée à la Caisse des dépôts et consignations comme en matière d'offres de paiement et de consignation. Si la partie ne se présente pas dans un délai de cinq ans pour se faire attribuer la somme consignée, cette somme est restituée au déposant sur sa simple demande.» Pour reprendre l'analyse de Mme la professeure Martine Herzog-Evans : « La réhabilitation judiciaire suppose un parcours social et comportemental irréprochable depuis la condamnation : le moins que l'on puisse attendre de l'intéressé est donc qu'il se soit soumis à celle-ci.» et d'ajouter : « lorsqu'il ya eu également une condamnation à des dommages et intérêts, la même logique prévaut : le condamné doit les avoir acquittés ou justifier, à défaut, de la remise qui lui en a été faite (C.pr.pén., art.788, al.1er). Cette règle se fonde également sur le principe selon lequel la réhabilitation ne doit pas nuire aux intérêts des tiers (C.pén.,art.133-10 auquel il est renvoyé par l'art.133-16 du C.pén., lui-même applicable à la réhabilitation judiciaire par renvoi de C.pr.pén., art. 783 al.2).» II - 2- 2 c) Quant au comportement en détention Concernant le comportement du requérant, le mécanisme de la réhabilitation connaît trois degrés d'exigence32 « allant du moins élevé au plus élevé, bonne conduite pour le droit commun, conduite irréprochable pour les prescrits, conduite remarquable ou héroïque en cas de réhabilitation sans délai.» En effet, le code d'instruction criminelle33 avait admis que celui qui depuis la commission de l'infraction avait, au péril de sa vie, rendu des services éminents au pays n'était soumis, pour demander sa réhabilitation, à aucune condition de délai, ni d'exécution de la peine, ni de paiement dont il était redevable. Cf. les développements de Mme l'avocate générale Sandrine Zientara dans son avis déposé dans l'affaire précitée n°19-80.839.
32
33
C. instr. crim.,
art. 625.
12
Ces dispositions ont été maintenues dans l'actuel code de procédure pénale🏛 qui, à l'article 789, n'exige plus que les éminents services au pays l'aient été au péril de la vie du condamné. Qualifiés d'éminents34, les services doivent cependant être importants voire exceptionnels, du moins faire l'objet d'une appréciation stricte. Le condamné à mort qui, au cours de sa détention, aurait commis un acte héroïque (sans avoir pour autant été gracié) donnerait à ses ayants droits motif à former une requête en réhabilitation en application de l'article 2 de la loi de 1981. En dehors de ce cas exceptionnel, quels qualificatifs convient-il d'associer à la conduite du condamné à mort ? Faut-il être en mesure de constater une simple bonne conduite ou exiger à l'inverse une conduite irréprochable comme en cas de prescription de l'exécution de la peine? L'
article 787 du code de procédure pénale🏛 prévoit en effet dans ce dernier cas « que les condamnés contradictoirement, les condamnés par contumace ou par défaut, qui ont prescrit contre l'exécution de la peine, sont tenus, outre les conditions qui vont être énoncées, de justifier qu'ils n'ont encouru, pendant les délais de la prescription, aucune condamnation pour faits qualifiés crimes ou délits et qu'ils ont eu une conduite irréprochable.» L'exigence d'une conduite ainsi qualifiée d'irréprochable tient à ce que la peine n'a pas été exécutée, ce qui conduit à l'écarter dans le présent cas. En revanche, une conduite en détention exempte d'incident paraît se justifier au titre même des gages d'amendement. Ces gages d'amendement, comme cela a été souligné plus haut, ne sont pas définis par le législateur. A travers les différentes définitions qu'en donnent les dictionnaires, l'amendement consiste en une modification positive, sincère et publique de la conduite ou du jugement d'une personne vis-à-vis de soi et d'autrui35. L'amendement de la personne condamnée comporte en effet deux dimensions ; l'une constituée par la conscience personnelle de l'acte commis, l'autre comprenant la réparation de ses conséquences.
34
Selon le Larousse : qui est au dessus du niveau commun ; qui se distingue par sa supériorité.
35 On rappellera que l'
article 130-1 du code pénal🏛 assigne au prononcé de toute peine la fonction notamment : « 2° De favoriser l'amendement [de l'auteur de l'infraction], son insertion ou sa réinsertion.»
13
Le premier aspect relève du for intérieur, le second est orienté vers l'extérieur. II - 3 - L'APPLICATION EN L'ESPÈCE DES CRITÈRES PRÉCÉDEMMENT DÉFINIS II - 3 - 1 - La condamnation de [J] [I] à la peine capitale La requête consacre des développements détaillés sur les circonstances dans lesquelles [J] [I] a été condamné à mort par la cour d'assises de la Seine. Sont soulignés les modifications figurant sur la liste des questions, le prononcé à tort de la circonstance aggravante de réunion dès lors qu'était prononcé l'acquittement de la seule personne poursuivie en qualité de coauteur, ou encore le fait que le président de la cour d'assises aurait dîné la veille du délibéré avec l'avocat de la partie civile, enfreignant ce faisant l'exigence d'impartialité lui incombant. Pour autant, la réhabilitation ne saurait se confondre avec la révision, même s'il s'agit dans les deux cas de rétablir le condamné dans son honneur. Ces développements tendent de plus à remettre en cause le prononcé de la peine de mort36 qui tout en fondant la requête, puisqu'elle en est la raison, ne peut justifier en elle-même la réhabilitation judiciaire que doivent fonder des gages d'amendement qu'il convient, selon la volonté du législateur de 2020, de démontrer intuitu personae. Concernant le retentissement de la condamnation, les coupures de presse de l'époque nous enseignent l'émotion suscitée par la mort d'un agent de police, circonstance qui constitua un obstacle au bénéfice de la grâce37 en dépit des lettres adressées à l'occasion de ce recours. La requête reprend toutefois les propos qu'aurait tenu le Président René Coty , le 24 septembre 1957, à l'annonce à Me Baudet du refus de la grâce : Dites bien à votre client qu'il a toute mon estime et que je désirerais beaucoup le gracier, mais si je le fais, je mets en danger la vie d'autres agents de police...Demandez-lui, je vous prie, d'accepter le sacrifice de sa vie pour la paix de l'Etat, pour que la vie d'autres gardiens de la paix soient sauvegardée. S'il le fait, je lui en garderai une reconnaissance infinie». Dites à [J] [I] que je lui serre la main pour ce qu'il est devenu38» En 2007, la France a rejoint le groupe des dix-huit pays européens à inscrire la prohibition de la peine de mort dans leur Constitution à l'article 66-1 aux termes duquel : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort.»
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On se souvient qu'en septembre 1981, Edgard Faure a défendu devant le Sénat un amendement qui visait à limiter la peine de mort à deux exceptions : l'assassinat d'un agent de la force publique ou celui d'un mineur de moins de quinze ans (amendement rejeté par 172 voix contre 115). 37
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[J]
[I], Dans cinq heures je verrai Jésus, Sarment-Jubilé, p. 216.
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Il est également à noter que la victime, âgé de trente-cinq ans, était veuf et le père d'une fillette de quatre ans (déjà orpheline de mère). II - 3 - 2 - Le paiement des condamnations civiles Il a été souligné plus haut qu'en raison du caractère exceptionnel de la réhabilitation judiciaire, le paiement des sommes dues constitue un élément d'appréciation du bien-fondé de la demande. On rappellera que l'arrêt civil de la cour d'assises de la Seine du 11 avril 1957 a condamné [J] [I] à payer les sommes suivantes : - 1 950 000 francs à M. [W], qui avait subi une incapacité totale de travail de 4 mois et 24 jours et une incapacité permanente de 20 % ; - 350 000 francs à M. [O], dont à déduire 52 000 francs de prestations de sécurité sociale ; - deux sommes de 750 000 francs respectivement au père et à la mère de l'agent de police ; - 4 millions de francs à [G] [T], fille de l'agent [T], - 1 franc chacun à quatre syndicats ou associations de police Cette dernière disposition a par la suite été cassée, faute que soit établi un intérêt propre de ces groupements ou un intérêt collectif de la profession qu'ils représentent. L'instruction de la présente requête n'a pas permis de confirmer le paiement des condamnations civiles. On notera que dans le dossier pénal figure la demande de mainlevée de la saisie de la voiture utilisée par [J] [I] mais appartenant à la société [1] dont il était le gérant à l'époque des faits, en vue de sa mise en vente, le produit net devant revenir à la fille de l'agent de police décédé39. Par ailleurs, dans l'une de ses nombreuses lettres adressées à sa belle-mère, [J] [I] fait état de la réception par sa femme [R] de la feuille des frais de justice, sans que l'on puisse savoir ce qu'il en est advenu par la suite40.
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Lettre adressée au juge d'instruction par le mandataire désigné, le 7 avril 1954 (D315).
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Lettre du 20 juin 1957 adressée à [S] [A]- Cellule 18 p.238.
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Il ne peut être ignorer la difficulté pour le requérant à établir le paiement des dommages et intérêts compte tenu de l'ancienneté de la condamnation41 à laquelle s'ajoute des différents familiaux retracés dans son livre intitulé «Fils d'assassin, fils de saint ».42 Pour autant, il ne peut qu'être constaté que le paiement des sommes dues au titre de la réparation des préjudices résultant des faits commis par [J] [I] n'a pas été formellement établi alors qu'il est demandé de le rétablir dans son honneur. II - 3 - 3 L'analyse du comportement de [J] [I] au cours de sa détention Comme indiqué précédemment, les gages d'amendement pourront être recherchés, non pas seulement à la date à laquelle [J] [I] a été exécuté, mais à partir de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive. a) Sa conduite en détention Le dossier pénitentiaire, dont il a été obtenu communication, ne fait pas état d'incident au cours des quarante-deux mois de détention de [J] [I]. Dans une lettre adressée au Cardinal [M] en 1991, l'ancien directeur de la maison d'arrêt de [2], M. [Q] [F], écrit : « Sa conduite exemplaire en détention, ses bons rapports avec le personnel, son amendement et le courage dont il a fait preuve lors de son exécution, le [Date décès 2], m'avaient particulièrement frappés. » « Pour me résumer je dirais qu'à mon avis, [J] [I] était sur la bonne voie de l'amendement et que je pense toujours qu'il aurait fait l'objet d'une grâce présidentielle si sa victime n'avait pas été un membre des forces de police.» On citera cependant dans la correspondance entretenue avec le frère [V], une lettre, en date du16 août 1956, dans laquelle [J] [I] écrit : «J'ai tellement de mal à rester tranquille ici... Au fait, il y a huit jours, j'ai été puni pour la première fois et envoyé quelques jours au «cachot» (Lumière sur l'échafaud, p. 132).
Difficultés probatoires plus généralement soulignées par le Professeur de Lamy compte tenu du temps écoulé depuis l'abolition de la peine de mort (Dalloz actu étudiant -19 mars 2020).
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Livre paru le 15 août 2019 aux éditions Balland.
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Sa conduite en détention est par ailleurs rapportée par [U] [K], assistante sociale à la maison d'arrêt de [2] qui, dans une lettre adressés au Cardinal [M] le 18 mai 1988, rapporte au sujet de [J] [I] : « Il édifiait les camarades qui étaient autour de lui, il les incitait, dans la mesure où il le pouvait… (dans le quartier des condamnés à mort il était très isolé) à ne pas faire de bêtises et à se convertir. Je tiens cela de ses voisins de cellule qui me l'ont dit. » Si le rapport de la commission d'experts indique qu'il s'occupait de ses voisins en prison (p.57), il n'est pas fait état d'une situation ou circonstance particulière au cours de laquelle [J] [I] se serait illustré par son intervention43. On retiendra de ces éléments que la conduite de [J] [I] en détention n'a pas entaché ses gages d'amendement, sans que puisse toutefois être relevé un acte éminent de nature, à lui seul, à justifier sa réhabilitation. b) Son introspection vis-à-vis des faits et de leurs conséquences On rappellera qu'à la date des faits, [J] [I] est issu d'un milieu aisé (D7) et inséré socialement44. Il est marié à [R] [A] qu'il épousera religieusement, la veille de son exécution, par une cérémonie à distance et père d'une fillette prénommée [L], née le [Date naissance 2] 1951. Depuis le 15 octobre 1953, il est gérant démarcheur de la société à responsabilité limitée «[1]» ayant pour objet le financement, l'achat, la vente et la location d'appareil de chauffage et de combustibles. Sa mère et sa soeur sont sociétaires de l'entreprise (D7 - D353). Il n'a pas d'antécédent judiciaire. Il est exempt de tout trouble mental (selon l'expertise médico-légale en date du 23 février 1956). Sur les faits, la requête cite une lettre adressée au frère [V], le 8 juin 1955, dans laquelle il écrit : « Que de conséquences ne dois-je pas, ne devrais-je pas supporter toute ma vie : la mort d'un homme, le malheur d'une femme45 et d'une jeune fille46,
Sans méconnaître le caractère exceptionnel d'un tel événement on pense, par exemple, au fait de sauver un autre détenu ou un surveillant, d'éviter un sinistre ou de prévenir d'une évasion... 44 Le journal France Soir titrait le 2 avril 1957 « Une jeunesse dorée ». Il était cependant livré à lui-même alors qu'il était enfant (selon notamment le témoignage de Mme [LB]- D330) alors que ses parents ne s'entendaient pas (témoignage de M [WR] - D382 ; Mme [GT] - D334). 45 Sans doute sa femme [R]. 46 Sa fille [L]. 43
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deux enfants qui vont souffrir, une orpheline47 ! Que de mal ai-je pu faire autour de moi par mon égoïsme et mon inconscience. » Ce qui peut s'analyser ici comme un remord tenant au sentiment de culpabilité de l'acte commis est cependant contrarié par d'autres échanges traduisant une certaine ambiguïté. Ainsi, a-t-il écrit plus tard : « Peut-être ce drame et les souffrances qui en résultent étaient-elles nécessaires pour satisfaire la justice divine » (lettre au Père [V] du 12 novembre 1956 - rapport de la commission d'experts p.14) ; « Je ne regrette pas ce qui s'est passé parce que c'était inéluctable (…) tout était prévu depuis le premier jour, et dans un but miséricordieux » (lettre à sa belle-mère du 27 juin 1957 - rapport de la commission d'experts p.14) ; « tout compte fait, tu vois, aussi monstrueux peut-être que cela puisse te paraître je ne regrette rien » (lettre à sa belle-mère du 3 juillet 1957 - rapport de la commission d'experts p.14). Le jour du procès, les journalistes rapportent que [J] [I] s'est levé à l'issue des dépositions pour exprimer ses regrets en déclarant à l'adresse de l'agent de change, [E] [W]: « Je déplore le mal que je vous ai fait, murmura-t-il, d'autant que j'avais prémédité ce coup et tout cela demeure gravé dans ma mémoire48» A l'attention de la mère de l'agent de police sont rapportés les propos suivants : « Je présente dit-il, mes excuses à Mme [T] (et comme celle-ci proteste au banc de la partie civile) : oui, je sais, vous avez le droit de me haïr. Je vous exprime néanmoins mes regrets, à vous et à la société.»49 Pour autant, sur les 425 lettres manuscrites de [J] [I] dont la commission d'experts fait état, aucune n'a été adressée à la famille de la victime (rapport p.6). Dans une lettre adressée à une amie de sa mère50 on peut également lire : « En ce qui concerne «l'affaire» je n'y pense plus du tout, c'est même bizarre, le temps a fait son oeuvre et mes souvenirs sont tellement imprécis que j'ai un peu l'impression que c'est un autre qui a agi à ma place, ce qui fait La fille de l'agent de police qui était veuf. Le Figaro, 5 avril 1957. 49 Le Figaro, 8 avril 1957. 50 Probablement début février 1955. 47 48
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protester mon avocat qui a un peu l'esprit de «l'Inquisition». «Qui aime bien châtie bien» mais il est gentil et j'ai confiance en lui.»51 Il s'évince de ce qui précède que si la conscience par [J] [I] de la gravité et des conséquences des faits est indiscutable, l'expression de son pardon s'est confondue avec la rédemption52. c) Sa conversion religieuse en détention La présente requête est principalement fondée sur la foi exprimée par [J] [I] au cours de sa détention et l‘exemplarité que constitue un tel itinéraire spirituel de la part d'un condamné à mort. Les écrits de [J] [I] témoignent de deux conversions au cours de son incarcération, dans la nuit du 28 février au 1er mars 1955 et en août 1957. Le terme de conversion ne doit pas être compris ici comme l'adoption d'une nouvelle religion. Entendue lors de l'enquête de curriculum vitae, sa soeur [RM] [MO], née [I] , a en effet déclaré le 15 mai 1954 :« je suis très surprise de ce qui est arrivé car mon frère [J] avait toujours été un garçon très tendre, très doux et très religieux.» [J] [I] a cependant écrit à plusieurs reprises qu'il était auparavant athée. En l'occurrence, cette conversion peut s'analyser comme une ouverture à Dieu impliquant un repentir des péchés provoqué par le contexte particulier de l'incarcération suivant l'action criminelle. Cette foi profonde et manifestement sincère53 s'est particulièrement exprimée dans la correspondance entretenue avec le Frère [V] ([PT] [ALD]) avec qui il échangera régulièrement entre le 26 avril 1955 jusqu'à la veille de son exécution54. En avril 1955, il exprime cette première conversion dans ces termes : «Ce qui m'a perdu c'est l'absence et la négation volontaire des valeurs spirituelles, pas autre chose. «Et maintenant «JE CROIS», j'ai la foi et j'essaye de sortir de ma gangue stérile d'égoïsme et de réserve, et il faut que tu m'y aides des toutes tes forces et c'est dur parce que bien souvent je retombe, je ne peux pas Lettres inédites. Rachat du genre humain par le Christ. 53 A l'affirmation de laquelle ont contribué le père [RM], aumônier à [2] et le frère [V], de même que son avocat, Me Paul Baudet, lui-même converti (rapport de la commission d'experts p.42 et cf. la lettre d'adieu à son avocat). 54 Rapport de la commission d'experts p.48. 51 52
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pardonner, parce que pour pardonner il faut aimer» (lettre à [R] [I] du 25 avril 1955 - rapport de la commission d'experts p.47). Il s'adresse ensuite, le 26 avril 1955, au Père [V] qu'il remercie. C'est le début d'une correspondance régulière jusqu'à la veille de son exécution. En août 1957, il fait part de sa nouvelle conversion au Père [V] dans les termes suivants : « Joie, petit frère, ce qui était perdu a été retrouvé et pour la deuxième fois les écailles me tombent des paupières, […] J'ai deux mois devant moi. Je sais maintenant ce que jésus veut de moi : le total abandon de ma volonté à la Sienne, l'acceptation positive de ce châtiment qui me faisait regimber » (lettre au Père [V] du 6 août 1957 - rapport de la commission d'experts p.52). On notera par ailleurs que lors de l'exercice du recours en grâce, s'adressant à son avocat Me Paul Baudet, il lui écrit : « Faites tout ce que votre devoir vous commande pour que votre conscience soit en repos, mais je ne serai pas gracié ; d'ailleurs, si je l'étais, je serais profondément troublé car à deux reprises Dieu m'a dit : « Tu reçois les grâces de ta mort » (Cellule 18 p.108 - rapport de la commission d'experts p.53). Par la suite, il écrira : « Je serais tellement troublé que je risquerais d'en perdre la foi » (lettre à Mme [A] du 2 septembre 1957 - rapport de la commission d'experts p. 53). «Si j'étais gracié, indubitablement d'ici quelques mois je retomberais et j'en souffrirais beaucoup, en sachant où je suis et surtout d'où je viens. Il m'a été et il m'a donné beaucoup. Je ne pourrais plus jamais dire : Pardonnez-moi, je ne savais pas ce que je faisais ». « Le jugement serait pour moi terrible et je me connais tellement misérable, tellement faible que, devant les épreuves cruelles qui m'attendraient, mes forces m'abandonneraient et je ferais Dieu sait quoi » (lettre à Mme [A] du 5 septembre 1957 - rapport de la commission d'experts p.53)
d) L'analyse de cette démarche religieuse en détention - La dimension rédemptrice de cette démarche
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Au bout d'un an de détention, [J] [I] s'est ouvert à la dimension rédemptrice de la foi qu'illustrent plusieurs écrits dans lesquels il substitue la justice divine à celle des hommes. On peut lire dans son journal : « Tu ne dois pas accepter ton châtiment comme une dette qu'on rembourse, mais tu dois croire que par ce châtiment c'est Dieu, l'infini de son amour, qui se donne à toi Je dis « croire », c'est-à-dire faire un acte de volonté, car sur le plan de la sensibilité, c'est le contraire qui est vrai : Dieu paraît le juge terrible appliquant la loi du talion – vie pour vie. Et c'est Satan qui t'inspire ceci. Non, petit frère, Jésus t'aime infiniment et tu as la force aujourd'hui de le croire. « Tu peux si tu veux. Satan te dit : Tu ne peux pas… Vois donc… Dieu t'abandonne…» Moi je te dis, Jésus te dis pour moi : « Tu peux croire à l'amour de Jésus, pour toi su tu veux. » Jésus te donne la force de croire « dans la nuit » (journal 6 août 1957 et 7 août 1957 p.53 - rapport de la commission d'experts p. 52). Ou encore à son avocat, Paul Baudet : «Cher maître, Dieu s'est emparé de ma petite âme. Un voile s'est déchiré, et si je continuais à vivre, je ne pourrais pas rester sur les sommets que j'ai atteints. Il vaut mieux que je meure. [J]. »55 A l'adresse de ceux qui l'ont condamné, il s'exprime en ces termes : « Il n'y a plus d'injustice qu'il n'y a de dette à payer à la société […] Ceux qui m'ont condamné l'ont très certainement fait parce qu'en leur âme et conscience, ils ont estimé qu'il devait en être ainsi […] ça me regarde pas. C'est une question qu'ils débattront un jour avec leur créateur » (Journal 10 août 1957 - rapport de la commission d'experts p.56). On peut encore lire dans son journal, le 6 août 1957 : « Le châtiment qui m'attend […] est un don que le seigneur me fait » ; « Jésus désire cette mort » (7 août 1957) ; « On me retire du monde parce que je m'y perdrais et je n'ai rien fait pour mériter une telle grâce » (10 août 1957) ; « Cette mort est pour moi une grande grâce. Que ferais-je dans le monde ? » (12 septembre 1957 - Rapport de la commission d'experts p.53 et 54).
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Lettres inédites.
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Enfin, le 2 septembre 1957, il imagine son exécution en s'identifiant au Christ lors de sa crucifixion (Dans cinq heures je verrai Jésus, p.435) A la lecture de ces écrits, il est permis de considérer que [J] [I] a tendu par la foi à se racheter des faits commis et plus généralement de son existence passée. Le Père [V] qui l'assure du paradis le confortera d'ailleurs dans l'identification au bon larron56. Le chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher, dans un article consacré à [J] [I], publié dans la revue Les Annales en août 1965, donne le point de vue suivant qui mérite également d'être souligné : «L'agent de police [T], père d'une petite fille est mort le jour de ses trente-cinq ans dans des conditions horribles par la faute d'un garçon mal élevé, abandonné à lui-même, à tous les caprices de sa faiblesse, à toutes les envies de son âme incertaine et de son esprit vagabond. C'est un drame stupide et bouleversant...» Portée par la publication post mortem de ses nombreuses lettres et de son journal, la démarche de [J] [I] a été considérée par son récit comme l'expression d'un véritable itinéraire spirituel. Cette formulation n'est pas sans évoquer l'idée d'un chemin suivi ayant valeur d'exemple, ce qui amène, au regard de la réhabilitation demandée, à s'interroger sur la portée sociale de la conversion de [J] [I] en détention. - La portée sociale de cette conversion religieuse Il est acquis que l'expression de la foi de [J] [I] ne saurait être mise en cause, notamment au regard de l'article 9 de la CESDH57. De manière générale, le juge doit cependant se garder d'apprécier les convictions religieuses58 sauf quand la loi le prévoit59. Premier saint pénitent crucifié au côté du Christ. 10. La liberté de pensée, de conscience et de religion, consacré par l'article 9 de la Convention représente l'une des assises d'une «société démocratique» au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les septiques ou les indifférents; Il y a du pluralisme-chèrement conquis au cours des siècles-consubstantiel à pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d'adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer » (Kokkinakis c/ Grèce, 25 mai 1993, § 31). 58 Cf.la jurisprudence en matière d'autorité parentale : « Le conflit d'autorité parentale relatif au baptême des enfants [doit] être tranché en fonction du seul intérêt de ces derniers.» (
Civ.1ère 23 sept. 2015, n°14-23.724⚖️) 59 Peuvent être cités l'article 1200 du code de procédure civil qui dispose que «dans l'application de l'assistance éducative, il doit être tenu compte des convictions religieuses ou philosophiques du mineur et de sa famille» ou 56 57
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Cela conduit à s'interroger sur la portée sociale de cette conversion religieuse en prison60 en ce qu'elle serait de nature à fournir les gages d'amendement de l'auteur d'un crime, étant noté que la procédure de béatification introduite en 2002 n'a pas abouti à ce jour et ne peut de ce fait être invoquée comme l'expression d'une exemplarité d'ordre universel. A supposer d'ailleurs qu'elle aboutisse, l'invocation exclusive de son résultat soulèverait la question de son adéquation avec la neutralité61contenue dans le principe de laïcité62. Cette exemplarité doit être recherchée dans l'apport que constitue la démarche de [J] [I] pour ceux qui sont confrontés à l'enfermement et au désespoir. Le récit de [J] [I] a pu constituer une aide pour d'autres condamnés (en témoigne [GT] [LO] - lettre à [CA] [BT] - publiée par le journal La Croix). La conversion de [J] [I] peut-elle constituer pour autant un message inconditionnel d'espoir dès lors que la révélation de la foi relève avant tout de la sphère intime ? S'il avait été condamné à une peine criminelle à temps ou si sa condamnation avait été commuée par l'effet de la grâce, peut-il être affirmé qu'il aurait pu être réhabilité par l'effet de sa seule conversion, en dehors de tout élément matériel, et alors de surcroît qu'il doute de son comportement futur s'il devait être gracié ? On rappellera que la loi impose de «fournir» des gages d'amendement. Aussi, la portée spirituelle de ses écrits63, résultant de leur publication intervenue après sa mort, apparaît indépendante de sa volonté et procède de la seule action de tiers. A cet égard, on rappellera ce que [J] [I] a écrit le 10 septembre concernant son journal : encore s'agissant de l'annulation du mariage sur le fondement de l'
article 180 du code civil🏛 ou des dommages et intérêts au moment du divorce en application de l'
article 266 du code civil🏛. Selon l'INSEEE, en 2020, 51% des français se déclaraient sans religion. On peut citer à ce titre la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République qui dans son rapport du 1er décembre 2003, repris lors des débats de la loi de 2004 par P. Clément, énonce : « La laïcité, pierre angulaire du pacte républicain, repose sur trois valeurs indissociables: liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique. La liberté de conscience permet à chaque citoyen de choisir sa vie spirituelle ou religieuse. L'égalité en droit prohibe toute discrimination ou contrainte et l'Etat ne privilégie aucune option. Enfin le pouvoir politique reconnaît ses limites en s'abstenant de toute immixtion dans le domaine spirituel ou religieux. La laïcité traduit ainsi une conception du bien commun. Pour que chaque citoyen puisse se reconnaître dans la République, elle soustrait le pouvoir politique à l'influence dominante de toute option spirituelle ou religieuse, afin de pouvoir vivre ensemble. » 60 61
Selon Jean Rivero, la laïcité a «un seul et même sens, celui de la neutralité religieuse de l'Etat» La notion juridique de la laïcité, D.1949. 138. 63 Lumière sur l'échafaud (1971) - Cellule 18 (1980) - Dans cinq heures je verrai jésus (1989) 62
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«De toute façon, je remettrai ce journal à Me Baudet pour qu'il le donne à [R]. Je ferai promettre à [R] de ne jamais le montrer à qui que ce soit et de ne pas en parler. Je n'écris ces lignes que pour [L] et le petit frère [H] .» A sa femme [R] il écrit : « Je te remets par l'entremise de maître Baudet mon journal, comme je t'en ai parlé. J'y ai mis toute mon âme, tout mon amour pour Dieu. C'est surtout un témoignage. Ne l'égare pas et ne le fais lire à personne, sauf ta mère, papa et frère [V] s'ils veulent le lire. Je te le dédie à toi, à [L] et à mon fils [H] qui pourra le lire bien entendu).» (Lettre d'adieu à son épouse [R] - septembre 1957). Il résulte de l'ensemble des développements qui précèdent, que les éléments accompagnant la présente requête apparaissent insuffisants à fournir les gages d'amendement pouvant justifier une réhabilitation judiciaire. En effet : - Il n'est pas établi que la réparation civile des actes commis par [J] [I] soit intervenue ; - Les éléments recueillis ne révèlent aucun acte matériel réalisé au sein de la communauté carcérale objectivant une reconnaissance de la société ; - Le rayonnement post mortem de cette démarche, résulte de l'action de tiers ayant véhiculé64 ses écrits comme un itinéraire spirituel, indépendamment de sa volonté ; - Son élévation religieuse dont la singularité n'est pas discutable, ne fournit pas à elle seule, compte tenu de sa dimension mystique65, la valeur d'exemplarité attendue de gages d'amendement communément admis. III - PROPOSITION Avis de rejet de la requête.
Expression empruntée au requérant. Terme employé par la rapporteure du texte à l'Assemblée nationale et défini comme une croyance visant à une union entre l'homme et la divinité. 64 65
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