Jurisprudence : Cass. QPC, Conclusions, 15-11-2023, n° 23-14.806

Cass. QPC, Conclusions, 15-11-2023, n° 23-14.806

A85402RQ

Référence

Cass. QPC, Conclusions, 15-11-2023, n° 23-14.806. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409113-cass-qpc-conclusions-15112023-n-2314806
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AVIS DE Mme BERRIAT PREMIÈRE AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 2124 du 15 novembre 2023 (B) – Chambre sociale Pourvoi n°23-14.806⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Bourges du 18 novembre 2022

Mme [J] C/ La société Mazagran service _________________

Question prioritaire de constitutionnalité Audience du : 25 octobre 2023

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Rappel des faits et de la procédure La salariée, licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement, s'est pourvue en cassation contre l'arrêt d'appel qui l'a déboutée de la plupart de ses demandes, notamment celle tendant au versement d'une indemnité compensatrice de congés payés de quatre semaines pendant la durée de suspension de son contrat de travail pour congé maladie. Par un mémoire constitutionnalité:

distinct,

elle

présente

deux

questions

prioritaires

de

1°) Les articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, du code du travail🏛🏛🏛 portent-ils atteinte au droit à la santé et au repos garanti par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 en ce qu'ils ont pour effet de priver, à défaut d'accomplissement d'un travail effectif, le salarié en congé pour une maladie d'origine non professionnelle de tout droit à l'acquisition de congés payés et le salarié en congé pour une maladie d'origine professionnelle de tout droit à l'acquisition de congés au-delà d'une période d'un an ? 2°) L'article L. 3141-5, 5°, du code du travail porte-il atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 en ce qu'il introduit, du point de vue de l'acquisition des droits à congés payés des salariés dont le contrat de travail est suspendu en raison de la maladie, une distinction selon l'origine professionnelle ou non professionnelle de la maladie, qui est sans rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ?

Les questions prioritaires de constitutionnalité sont recevables Les questions ont fait l'objet d'un mémoire spécial distinct, elles portent sur des textes applicables au litige qui n'ont pas déjà été déclarés conformes à la Constitution. Elles sont donc recevables. Les questions ne sont pas nouvelles car le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé sur la conformité de normes législatives à l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 comme au principe d'égalité devant la loi énoncée à l'alinéa 6 de la Déclaration des droits de l'homme.

Les deux questions sont sérieuses 1 - La constitutionnalité des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5° du code du travail au regard du 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1956 L'article L. 3141-3 dispose que « Le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur. / La durée totale du congé exigible ne peut excéder trente jours ouvrables. »

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L'article L. 3141-5 du code du travail étend les possibilités pour les salariés d'acquérir un droit au congé en assimilant certaines situations à des périodes de travail effectif. Pour ce qui concerne les congés maladie, cet article dispose que « Sont considérées comme périodes de travail effectif pour la détermination de la durée du congé : (...) 5° Les périodes, dans la limite d'une durée ininterrompue d'un an, pendant lesquelles l'exécution du contrat de travail est suspendue pour cause d'accident du travail ou de maladie professionnelle ; ». Ce texte qui, comme le rappelle Monsieur le rapporteur, trouve son origine dans la loi n° 46-743 du 18 avril 1946, avait pour ambition d'éviter que des salariés déjà victimes d'une suspension involontaire de leur contrat de travail en raison d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle soient de surcroît victimes d'une réduction de leur droit au congé annuel. Il avait aussi pour intérêt d'établir sur les mêmes bases le congé principal et le congé supplémentaire, pour lequel il n'était pas tenu compte des absences pour accident du travail ou maladie professionnelle. La salariée soutient que l'exigence d'une période de travail effectif, qui exclut par principe l'acquisition d'un droit au congé durant la suspension du contrat de travail pour cause de maladie, est contraire au droit au repos reconnu par l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, aux termes duquel « [La Nation] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs (... ) ». Cette question s'inscrit dans une série d'interrogations énoncées par la Cour de cassation dès la publication de son rapport annuel 2013. La chambre sociale proposait alors de modifier l'article L. 3141-26 du code du travail🏛 qui prévoyait que la faute lourde du salarié le privait de congés payés. Elle suggérait « soit la suppression de la perte de congés payés en cas de licenciement pour faute lourde, soit la limitation de cette perte aux jours de congés payés excédant les quatre semaines irréductibles issues du droit communautaire. » C'est finalement le Conseil constitutionnel qui, par sa décision 2015-523 QPC⚖️ a déclaré les mots « dès lors que la rupture du contrat de travail n'a pas été provoquée par la faute lourde du salarié » contraires à la Constitution, ce qui a eu pour effet de supprimer, dès la publication de la décision, cette exception au paiement d'une indemnité compensatrice de congés payés qui s'appliquait au détriment des salariés licenciés pour faute lourde. Dans le même rapport annuel ainsi que dans ceux qui ont suivi, la Cour de cassation proposait de modifier l'article L. 3141-5 du code du travail afin d'éviter une action en manquement contre la France et des actions en responsabilité contre l'État du fait d'une mise en œuvre défectueuse de la directive 2003/88 en précisant : « La CJUE n'autorise aucune distinction entre les salariés en situation de maladie et les autres travailleurs en matière de congés payés et, saisie d'une question préjudicielle par la Cour de cassation, elle ajoute qu'aucune distinction ne doit être faite en fonction de l'origine de l'absence du travailleur en congé maladie (...) Or, la limite de l'interprétation conforme est atteinte en matière d'arrêts maladie non professionnels ». Tout récemment, en se fondant sur la directive 2003/88 et sur l'article 31 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la chambre sociale a répondu à une série de pourvois relatifs à l'acquisition de droit au congé annuel durant la suspension du contrat de travail en raison d'un congé maladie. Elle a jugé qu' « il résulte de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne que 3

la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, n'opère aucune distinction entre les travailleurs qui sont absents du travail en vertu d'un congé de maladie, pendant la période de référence, et ceux qui ont effectivement travaillé au cours de ladite période. Il s'ensuit que, s'agissant de travailleurs en congé maladie dûment prescrit, le droit au congé annuel payé conféré par cette directive à tous les travailleurs ne peut être subordonné par un Etat membre à l'obligation d'avoir effectivement travaillé pendant la période de référence établie par ledit Etat (...) » (Soc 13 septembre 2023, n° 22-17.340⚖️ B. En l'absence de possibilité d'appliquer aux relations entre particuliers le droit issu de cette directive non transposée, votre chambre a écarté partiellement l'application de l'article L. 3141-3 en se fondant sur l'article 31 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne1. Ce faisant, elle a adopté non seulement les dispositifs des décisions de la CJUE mais également leurs motifs. Or pour la CJUE, « la finalité du droit au congé annuel payé, conféré à chaque travailleur par l'article 7 de la directive 2003/88, [qui] est de permettre au travailleur de se reposer par rapport à l'exécution des tâches lui incombant selon son contrat de travail, d'une part, et de disposer d'une période de détente et de loisirs, d'autre part (voir, notamment, arrêts du 20 janvier 2009, Schultz-Hoff e.a., C-350/06 et C-520/06, EU:C:2009:18, point 25 ; du 22 novembre 2011, KHS, C-214/10, EU:C:2011:761, point 31, ainsi que du 30 juin 2016, Sobczyszyn, C-178/15, EU:C:2016:502, point 25). » Quelles qu'aient pu être les raisons de la « faveur » faite à certains salariés à la fin du XIXème siècle, puis à tous lors de l'institution du congé annuel payé par la loi du 20 juin 1936, les arrêts de la CJUE et de votre chambre jugent que la finalité des congés annuels est le respect du droit au repos. Pour sa part, le congé maladie répond à une finalité différente, qui est de permettre au salarié de recouvrer la santé. Dès lors, les dispositions qui privent le salarié en congé pour une maladie non professionnelle de la possibilité d'acquérir un droit au congé annuel portent atteinte à son droit au repos. Or le Conseil constitutionnel a reconnu l'existence d'un droit au repos sur le fondement de cette disposition à de nombreuses reprises notamment en matière de forfait en jours (Voir notamment la décision 99-423 DC, § 27 sur les 35 heures, la décision 2009-588 DC § 3 et la décision 2014-374 QPC § 17). C'est pourquoi je vous propose de renvoyer devant le Conseil constitutionnel la première des deux questions prioritaires de constitutionnalité.

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« le litige opposant un bénéficiaire du droit à congé à un employeur ayant la qualité de particulier, il incombe au juge national d'assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant de l'article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de garantir le plein effet de celuici en laissant au besoin inappliquée ladite réglementation nationale./ Il convient en conséquence d'écarter partiellement l'application des dispositions de l'article L. 3141-3 du code du travail en ce qu'elles subordonnent à l'exécution d'un travail effectif l'acquisition de droits à congé payé par un salarié dont le contrat de travail est suspendu par l'effet d'un arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle et de juger que le salarié peut prétendre à ses droits à congés payés au titre de cette période en application des dispositions des articles L. 3141-3 et L. 3141-9 du code du travail🏛. »

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2 - La constitutionnalité de l'article L. 3141-5, 5° du code du travail au regard du principe d'égalité devant la loi de l'article 6 DDH En matière d'égalité devant la loi, le Conseil constitutionnel juge qu ‘« Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. » Lorsque les différences de traitement prévues par la loi se fondent sur une différence de situation et sont en rapport avec l'objet de la loi, elles ne portent pas atteinte au principe d'égalité. Ainsi, le Conseil a jugé que « la profession d'avocat n'est pas placée, au regard du droit disciplinaire, dans la même situation que les autres professions juridiques ou judiciaires réglementées. Dès lors, la différence de traitement instaurée par les dispositions contestées entre les avocats et les membres des professions judiciaires ou juridiques réglementées dont le régime disciplinaire est soumis à des règles de prescription repose sur une différence de situation. En outre, elle est en rapport avec l'objet de la loi. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi doit donc être écarté. »2. Toutefois le Conseil a aussi jugé à propos de l'article L. 3141-26 qui prive le salarié licencié pour faute lourde de l'indemnité compensatrice de congé payé, en soulevant d'office un moyen tiré d'une atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, que « la différence de traitement entre les salariés licenciés pour faute lourde selon qu'ils travaillent ou non pour un employeur affilié à une caisse de congés est sans rapport tant avec l'objet de la législation relative aux caisses de congés qu'avec l'objet de la législation relative à la privation de l'indemnité compensatrice de congé payé ; que, par suite, les dispositions contestées méconnaissent le principe d'égalité devant la loi ; que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, les dispositions contestées doivent être déclarées contraires à la Constitution ;3 » Le contrat de travail des salariés en congé maladie est suspendu, quelle que soit la cause de la maladie qui les affecte. A cet égard ils se trouvent dans une situation identique. L'article L. 3141-5, 5°, qui les traite différemment au regard de l'acquisition du droit au congé annuel, ne répond pas à un intérêt général identifié ou revendiqué et la différence de traitement dont les salariés font l'objet n'est pas en rapport direct avec les lois qui ont instauré les congés annuels. Par conséquent il y a lieu de renvoyer la question devant le Conseil constitutionnel afin que celui-ci puisse juger si le principe d'égalité devant la loi a été méconnu. Par ses arrêts du 13 septembre 2023, votre chambre a poursuivi la mise en conformité du droit interne avec le droit européen en matière de congés annuels 2

Décision 2018-738 QPC du 11 octobre 2018.

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Décision 2015-523 du 2 mars 2016.

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payés. Cependant, elle n'a pu le faire qu'en écartant plusieurs dispositions du droit national, qu'un public non averti peut encore croire applicables. Les questions prioritaires de constitutionnalité vous offrent l'opportunité de porter ces mêmes dispositions devant le Conseil constitutionnel afin qu'il examine leur conformité au regard de la Constitution et les censure s'il l'estime nécessaire.

Avis de renvoi des deux questions prioritaires de constitutionnalité.

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