COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 80A
15e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 19 JANVIER 2023
N° RG 21/01283 - N° Portalis DBV3-V-B7F-UPGP
AFFAIRE :
[M] [X]
C/
SAS BULL
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 09 Avril 2021 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de VERSAILLES
N° Section : E
N° RG : 17/01000
Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :
Me Slim BEN ACHOUR de la SELARLU CABINET SLIM BEN ACHOUR
Me Fabrice HONGRE-BOYELDIEU de l'ASSOCIATION AVOCALYS
le :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE DIX NEUF JANVIER DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
Madame [Aa] [X]
née le … … … à [Localité 5]
de nationalité Française
[Adresse 4]
[Localité 3]
Représentant : Me Slim BEN ACHOUR de la SELARLU CABINET SLIM BEN ACHOUR, Plaidant/Constitué, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : C1077, substitué par Me Jean WILLEMIN, avocat au barreau de PARIS
APPELANTE
****************
SAS BULL
N° SIRET : 642 058 739
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentant : Me Bertrand OLLIVIER de l'AARPI OLLIVIER et Associés, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0189, substitué par Maître Jessica MORGADO, avocat au barreau de Paris Représentant : Me Fabrice HONGRE-BOYELDIEU de l'ASSOCIATION AVOCALYS, Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 620
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'
article 805 du code de procédure civile🏛, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 21 Novembre 2022 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Thierry CABALE, Président chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Régine CAPRA, Présidente,
Monsieur Thierry CABALE, Président,
Monsieur Eric LEGRIS, Conseiller,
Greffier en pré-affectation lors des débats : Madame Juliette DUPONT,
Madame [M] [X] a été engagée par la société Bull à compter du 3 octobre 1983 en qualité d'ingénieur technico-commercial. Après cinq années d'exercice, la salariée a démissionné puis a été réembauchée par la société Bull à compter du 11 mai 1992 par contrat à durée indéterminée en qualité d'ingénieur technico-commercial cadre position 3 A. A compter du 23 septembre 1993, à la demande de la salariée, sa durée du travail est passée à temps partiel. Par la suite, elle a continué à exercer son activité à temps partiel dans le cadre d'un congé parental d'éducation jusqu'au 10 mars 1998. Le 30 avril 1998, les parties ont conclu un nouveau contrat de travail à durée indéterminée à effet du 1er mai 1998 pour le poste de formateur cadre position 3A. La durée du travail de la salariée a alors alterné entre des périodes à temps plein et des périodes à temps partiel.
La convention collective applicable est celle des ingénieurs et cadres de la métallurgie.
Par requête reçue au greffe le 17 mars 2017, la salariée a saisi le conseil de prud'hommes de Versailles afin de demander la reconnaissance d'un traitement discriminatoire par l'employeur, de solliciter la résiliation judiciaire du contrat de travail et d'obtenir le versement de diverses sommes.
La salariée a bénéficié du dispositif de temps partiel fin de carrière du 1er janvier 2020 au 30 avril 2021, date de son départ à la retraite.
Par jugement du 9 avril 2021, auquel renvoie la cour pour l'exposé des demandes initiales des parties et de la procédure antérieure, le conseil de prud'hommes de Versailles a :
- dit et jugé que Madame [Aa] n'avait fait l'objet d'aucun traitement discriminatoire ;
- dit et jugé qu'il n'y avait pas lieu de faire droit à l'ensemble des demandes sur les conséquences sur le fond d'une discrimination ;
- débouté Madame [X] de sa demande de résiliation de son contrat de travail ;
- débouté Madame [X] de sa demande de condamnations financières à l'encontre de la société Bull ;
- débouté Madame [X] de sa demande d'ordonner à la société Bull la communication de :
'' l'extrait du registre unique du personnel faisant état de tous les salariés ayant une ancienneté similaire à celle de Madame [X], soit concernant une date d'embauche en 1985, 1986, l987, 1988 et 1989 avec la mise à jour des dates de changements d'emploi et de qualification conformément aux exigences des
articles D. 1221-21 et D. 1221-23 du code du travail🏛🏛,
'' le nom, prénom, sexe, date de naissance, âge et date d'entrée de chacune des personnes embauchées de 1985 à 1989 dans la même catégorie que Madame [X],
'' leur contrat de travail et bulletins de salaires des mois de décembre de chaque année depuis leur embauche,
'' leurs dates de changement de qualification, positions et coefficients et leur périodicité
'' leurs diplômes d'embauches,
'' les formations suivies et leurs dates,
'' leur fiche d'évolution de carrière,
'' un tableau récapitulant l'ensemble des informations données ci-dessus,
'' les comptes rendus d'entretien d'appréciation et des entretiens individuels de Madame [X] ;
- débouté Madame [X] de sa demande au titre de l'
article 700 du code de procédure civile🏛.
Par déclaration au greffe du 30 avril 2021, la salariée a interjeté appel de cette décision.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par le Rpva le 24 octobre 2022, auxquelles il est renvoyé pour un exposé complet des moyens et prétentions, la salariée demande à la cour de :
infirmer le jugement entrepris et,
à titre principal
- dire et juger qu'elle a fait l'objet d'un traitement discriminatoire ;
en conséquence sur le fond :
- dire que son salaire brut mensuel devra être majoré annuellement des augmentations individuelles et générales perçues par sa catégorie, déduction faite des augmentations individuelles et générales dont a bénéficié cette dernière ;
- condamner la Sas Bull Atos Technologies à lui verser la somme de 665191 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier lié à l'exécution discriminatoire de son contrat de travail ;
- ordonner la délivrance des bulletins de salaire rectifiés sous astreinte de 50 euros par jour de retard à compter d'un délai de 15 jours ensuite de la notification du jugement à intervenir ;
- condamner la Sas Bull Atos Technologies à lui verser la somme de 50000 euros en réparation du préjudice moral lié à la discrimination subie ;
en conséquence sur la rupture du contrat de travail :
- requalifier son départ à la retraite en prise d'acte ;
- requalifier la prise d'acte en licenciement nul et en conséquence condamner la Sas Bull Atos Technologies au paiement des sommes suivantes :
*82784,46 euros d'indemnité pour violation du statut protecteur ;
*67493,15 euros de dommages et intérêts en réparation de l'illicéité du licenciement ;
*13964,10 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis et 1396,41 euros de congés payés afférents ;
*66888,18 euros au titre de l'indemnité de licenciement conventionnelle ;
le tout avec intérêt légal à compter du jour de l'introduction de la demande ;
- ordonner la remise par l'entreprise Bull à celle-ci des documents de fin de contrat sous astreinte de 50 euros par document et jour de retard ;
- se réserver la liquidation de l'astreinte ;
à titre subsidiaire
- ordonner à la Sas Bull Atos Technologies la communication des pièces suivantes :
'' l'extrait du registre unique du personnel faisant état de tous les salariés ayant une ancienneté similaire à la sienne, soit concernant une date d'embauche en 1985, 1986, 1987, 1988 et 1989, avec la mise à jour des dates de changement d'emploi et de qualification conformément aux exigences des
articles D. 1221-21 et D. 1221-23 du code du travail🏛🏛 ;
'' le nom, prénom, sexe, date de naissance, âge et date d'entrée de chacune des personnes embauchées de 1985 à 1989 dans la même catégorie que celle-ci ;
'' leurs contrats de travail et bulletins de salaires des mois de décembre de chaque année depuis leur embauche ;
'' leurs dates de changement de qualification, positions et coefficients et leurs périodicités ;
'' leurs diplômes à l'embauche ;
'' les formations suivies et leurs dates ;
'' leurs fiches d'évolution de carrière ;
'' un tableau récapitulant l'ensemble des informations données ci-dessus ;
'' les comptes rendus de ses entretiens d'appréciation et entretiens individuels
le tout sous astreinte de 500 euros par jour de retard, passé un délai de 15 jours à compter du prononcé du jugement, ' le conseil'se réservant la possibilité de liquider l'astreinte ;
en tout état de cause
- condamner la Sas Bull Atos Technologies à lui verser la somme de 3000 euros en application des dispositions de l'
article 700 du code de procédure civile🏛 ;
- ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir sur le fondement de l'
article 515 du code de procédure civile🏛 ;
- condamner l'entreprise Bull aux entiers dépens.
Elle fait essentiellement valoir que :
- la discrimination à critères multiples et/ou intersectionnelle qu'elle a subi est liée à :
* son sexe :
23 ans de temps partiel en grande majorité pour s'occuper de l'éducation de ses enfants; ' La transmission d'un panel de comparants exploitable, comme cela est demandé à l'entreprise BULL depuis de nombreux mois, permettrait sans aucun doute de démontrer qu'un collègue masculin de Madame [X] disposant d'un diplôme et d'une qualification équivalents, étant entré dans l'entreprise à la même période, voire plus tard, a bénéficié d'une évolution de poste et de rémunération beaucoup plus rapide.' ; une évolution aussi faible la concernant ne peut trouver une explication que dans le fait qu'elle a été pendant plus de 23 ans à temps partiel en grande majorité pour s'occuper de l'éducation de ses enfants ;
* son âge (58 ans):
des courriels de l'employeur établissent une intention discriminatoire à l'endroit des personnes âgées de plus de 55 ans ; elle n'est pas considérée par sa hiérarchie comme « key people » puisqu'elle n'est même plus dans les boucles de mails répartissant les tâches ; il est fait pression sur elle pour accepter une proposition écrite de rupture conventionnelle très avancée provenant de la responsable des ressources humaines ;
* son activité syndicale :
en tant que déléguée du personnel à compter de 2014, membre du CHSCT de janvier 2016 à janvier 2017, déléguée du personnel suppléante à partir de la fin du mois d'octobre 2017 ; il lui a été reproché un temps de travail insuffisant et une désorganisation du travail liés à son activité syndicale qui se réduisait à dix heures de délégation ; dans les derniers temps, elle n'a plus été évaluée et ses missions ont décru ; il lui a été imposé un travail de correction d'application sans lien avec sa formation et ses compétences ; elle n'a plus jamais eu aucune formation à compter de 2007 malgré une demande de formation en anglais ; le 23 février 2016, la réunion obligatoire de début de mandat Chsct, s'est transformée en réunion plus globale sur l'ensemble des « mandats de [M] Ab » ;
- les données fournies par l'employeur suite à sa demande de communication de pièces utiles à l'établissement de la discrimination, démontrent que sur 42 salariés en position 3A toujours en activité ou partis en retraite entre 2002 et 2017, pour des salaires mis en base 2021 par une revalorisation de 2% par an, elle a un salaire inférieur à tous les autres salaires, le plus bas lui étant supérieur de 2,96%, le salaire moyen des 42 salariés étant supérieur de 64,85 % au sien ;
- faute de données plus précises en raison de la carence de l'employeur dans l'apport de celles réclamées, son préjudice économique a été calculé en tenant compte de la perte de revenus et de retraite avec une espérance de vie de 85 ans soit 25 ans de retraite représentant 48 % de la carrière professionnelle ; il s'y ajoute un sentiment d'injustice et d'être traitée inéquitablement par rapport à ses collègues caractérisant son préjudice moral ;
- la prise d'acte est fondée dès lors que : un courrier de départ en retraite peut ne viser aucun grief et être jugé équivoque s'il existe un différend antérieur ou contemporain au départ, notamment si une action en résiliation judiciaire du contrat a été engagée ; elle a été véritablement usée par la procédure prud'homale qui a duré in fine plus de 5 ans ; elle a finalement décidé, selon courrier en date du 14 octobre 2019, de prétendre au dispositif de « temps partiels fin de carrière » pour quitter la société et ne plus être dans un environnement anxiogène et dévalorisant ;
- la prise d'acte doit produire les effets d'un licenciement nul pour violation du statut protecteur;
à titre subsidiaire, l'employeur doit communiquer les documents sollicités malgré le rejet de ses demandes en ce sens par le bureau de conciliation et d'orientation puis par le bureau de jugement, dès lors que les éléments transmis après sélection de l'employeur sont insuffisants.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par le Rpva le 2 novembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour un exposé complet des moyens et prétentions, la société demande à la cour de :
- la recevoir en ses conclusions et l'y déclarer bien fondée ;
à titre principal :
confirmer le jugement rendu le 9 avril 2021 en ce qu'il a retenu que Madame [X] n'avait été victime d'aucun traitement discriminatoire ;
confirmer le jugement rendu le 9 avril 2021 en ce qu'il a débouté Madame [X] de l'intégralité de ses demandes ;
à titre subsidiaire :
si, par extraordinaire, la cour venait à requalifier le départ à la retraite de Madame [X] en prise d'acte produisant les effets d'un licenciement nul :
- limiter le quantum des dommages et intérêts en réparation du préjudice financier lié à l'exécution prétendu discriminatoire du contrat de travail ;
- limiter le quantum des dommages et intérêts pour préjudice moral ;
à titre infiniment subsidiaire :
si, par extraordinaire, la cour venait à requalifier le départ à la retraite de Madame [X] en prise d'acte produisant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse :
- limiter le quantum des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à trois mois de salaires ;
- limiter le quantum des dommages et intérêts pour préjudice moral ;
à titre incident :
- condamner Madame [X] à lui régler la somme de 7 000 euros au titre de l'
article 700 du code de procédure civile🏛 ainsi qu'aux dépens.
L'employeur fait essentiellement valoir que :
- la demande de communication de pièces se heurte à des difficultés pratiques en raison de sa nature et de son importance ; de plus, elle est inutile à l'examen du litige ;
- à l'appui de sa demande pour discrimination, la salariée se contente d'une pétition de principes non étayée, carence qu'il n'a pas à pallier ; il ne peut lui être reproché des demandes de temps partiels ; ' il est évident qu'un salarié à temps partiel aura une évolution de carrière ralentie par rapport à un salarié à temps plein, encore plus lorsqu'une activité à temps partielle s'est prolongée pendant plusieurs années.' ; quant à la discrimination liée à l'âge, la seule pièce produite est un tract syndical dont le contenu exclut de surcroît la situation de la salariée en tant que représentant du personnel ; de même, sa hiérarchie n'a fait que constater la difficulté de combiner les heures de délégation et les heures de travail sans que ne soit reproché à aucun moment à l'intéressée ses mandats ; son emploi du temps a été aménagé au mieux ; le panel de comparaison qu'il a fournit montre une absence d'écart significatif en matière de salaire pour un temps plein ; les chiffres et graphiques de la salariée ne sont pas explicités.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 9 novembre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la communication de pièces :
Selon l'
article L. 1134-1 du code du travail🏛, lorsque survient un litige en raison d'une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l'
article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008🏛 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
La salariée, qui n'a pas cru devoir utiliser la procédure prévue par l'
article 145 du code de procédure civile🏛, estime insuffisante la communication de pièces effectuée par la société alors, d'une part, qu'elle exploite ces pièces, selon elle de nature à confirmer l'existence de la discrimination qu'elle invoque dans le cadre du mécanisme probatoire résultant des dispositions précitées, d'autre part, qu'aucun élément n'est de nature à laisser penser que l'employeur aurait procédé à une sélection préalable en sa défaveur.
Ainsi, en conformité avec les principes régissant le procès civil énoncés notamment aux
articles 11 et suivants du code de procédure civile🏛, et dès lors qu'il n'en résulte aucune atteinte au droit à un procès équitable et à un recours effectif, le jugement déféré doit être confirmé en ce qu'il déboute la salariée de sa demande de communication de pièces au visa de l'
article 146 du code de procédure civile🏛.
Sur la discrimination :
En application des
articles L. 1132-1 et L. 1134-1 du code du travail🏛🏛, la salariée, qui invoque une discrimination en raison de son âge, de son sexe et de son activité syndicale, présente les éléments de fait matériellement établis qui suivent :
- une longue carrière réalisée au service de l'entreprise marquée par de nombreuses périodes à temps partiel essentiellement pour s'occuper de ses enfants, sans évolution de sa position cadre 3A pendant plus de vingt ans avec la perception d'un salaire, à temps de travail équivalent, parmi les plus bas et inférieur à la moyenne de salaire de 42 salariés composant le panel fourni par l'employeur nés entre 1943 et 1959, cadres en position 3A de la convention collective applicable, ayant quitté l'entreprise entre 2002 et 2017 ;
- un document intitulé 'examen des performances et du développement correspondant à l'année 2009 au sein duquel le manager mentionne qu'en matière de performance, des améliorations sont nécessaires au niveau des horaires de travail qu'il 'juge insuffisant en 2009 (cadre forfait annuel heure)' ; un mail du 4 avril 2016 ayant pour objet : ' Compte-rendu entretien de suivi de mandat - [M] [X]' à la suite de l'entretien du 23 février concernant les mandats de cette dernière en présence de la Direction, du management et d'un représentant du personnel assistant la salariée, entretien intervenant du fait d'un changement de mandat de délégué du personnel suppléant à titulaire, aux termes duquel il est indiqué, après le rappel de ses heures de délégation, soit 38 heures mensuelles, en dehors des réunions mensuelles des délégués du personnel et trimestrielles du Chsct et réunions extraordinaires et préparatoires ne s'imputant par sur le crédit d'heures de délégation, notamment, que selon son manager : ' la difficulté de gestion est extrême, au point que le management n'arrive plus à suivre car si on prend le total, cela revient à un mi-temps en heures de délégation, alors que [M] est déjà à temps partiel en 3/5eme(...) Cela ne laisse que 35 heures par mois pour [M] sur son périmètre opérationnel: cela pose un problème majeur d'organisation au niveau opérationnel, d'autant que deux autres salariés de l'équipe bénéficient également d'heures de délégation. En outre, le travail est entrecoupé, 'haché' car [M] est très souvent interrompue par les problématiques liées à ses mandats, notamment pour des situations de RPS, ce qui l'oblige à constamment se 'remettre dans le bain', ce qui ne lui permet pas de répondre aux sollicitations dans des délais de réponse imposés (...) Les aménagements opérationnels étant particulièrement compliqués à mettre en oeuvre...'
Pris ensemble, ces éléments laissent supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte en raison du sexe et de l'activité syndicale de la salariée.
L'employeur ne démontre pas que cette discrimination s'explique par des raisons objectives, totalement indépendantes du sexe et de l'activité syndicale de la salariée en indiquant :
- ' il est évident qu'un salarié à temps partiel aura une évolution de carrière ralentie par rapport à un salarié à temps plein, encore plus lorsqu'une activité à temps partielle s'est prolongée pendant plusieurs années.' ; cette observation est plutôt en faveur de la discrimination invoquée en l'absence d'argument pertinent susceptible d'expliquer objectivement le ralentissement d'une carrière jalonnée de temps partiels ;
- que plusieurs avenants, treize au total entre 1983 et 2012, relatifs à du temps partiel, ont été conclus à la demande de la salariée, alors qu'un tel constat, concernant pour l'essentiel une réduction du temps de travail à 60%, jusqu'à 80%, ne constitue pas une explication objective de nature à remettre en cause le motif, dont le caractère non-légitime n'est pas allégué ni démontré, de telles demandes, et leurs effets négatifs sur sa carrière et sa rémunération qui ont perduré durant de nombreuses années au-delà de cette période ;
- que la hiérarchie rencontrait des difficultés pour combiner les heures de délégation et les heures de travail indépendamment de tout reproche quant aux mandats exercés, quand il n'est justifié d'aucune décision positive dans le sens d'une amélioration de l'organisation du travail tenant compte des contraintes liées à l'exercice des mandats au-delà d'une succession de remarques négatives sur le temps pris par la salariée afin d'exécuter normalement ses mandats et sur les incidences de cet exercice sur l'efficacité du travail réalisé par cette dernière ;
- le fait que la quasi-totalité des salariés composant le panel soit restée en position 3 A, alors que ce simple constat ne tient compte d'aucune autre donnée objective, notamment de l'ancienneté du personnel concerné, apparemment majoritairement inférieure à celle, très conséquente, de la salariée, tous les départs des salariés ayant quitté l'entreprise étant antérieurs au sien, et seuls cinq salariés demeurant dans l'effectif ;
- l'existence d'un lien entre, d'une part, le maintien du coefficient conventionnel et de la rémunération, d'autre part, les postes qu'elle a occupés ' au cours des derniers mois' , sans aucun argument pertinent prenant en considération l'étendue de la carrière de la salariée au sein de l'entreprise ni la stagnation de son positionnement et de sa rémunération, hormis une évolution structurelle, durant une période aussi longue ;
- le fait que si sa rémunération était 'basse', elle n'était pas 'significativement décalée par rapport au panel transmis par la société' , affirmations non étayées notamment par une analyse précise et des données chiffrées susceptibles de contredire, au-delà d'une critique générale de la méthode, les résultats de l'analyse de données réalisée par la salariée.
Il en résulte que l'employeur ne justifie par aucun élément objectif étranger à la discrimination, l'inégalité dans l'évolution de la carrière et du traitement de la salariée.
La discrimination étant établie, il y a lieu d'indemniser le préjudice économique et le préjudice moral subis par la salariée.
S'agissant du préjudice économique, le chiffrage du rattrapage présenté par la salariée procède d'une méthode d'évaluation, axée sur des données salariales reconstituées à partir de moyennes globales tous salariés du panel confondus, et ce, de 1983 à 2021 non comprises les années de 1989 à 1991, qui ne sera pas retenue par la cour faute de données suffisamment précises et pertinentes pour permettre une comparaison, notamment, ni avec des salariés situés au même niveau qu'elle au moment de son départ, ni avec ceux entrés au même moment qu'elle dans l'entreprise à un poste similaire.
Au vu des éléments d'appréciation, d'une part, considérant le manque à gagner incluant le rattrapage salarial et les droits à retraite, le préjudice économique de la salariée sera intégralement réparé par l'allocation d'une somme de 90000 euros nets, d'autre part, eu égard notamment à la durée et à la nature de la discrimination subie, son préjudice moral sera évalué et indemnisé dans son entier à la somme de 10000 euros nets.
Sur la qualification du départ en retraite de prise d'acte :
Si le salarié, sans invoquer un vice du consentement de nature à entraîner l'annulation de son départ à la retraite, remet en cause celui-ci en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge peut qualifier ce départ de prise d'acte de la rupture s'il résulte de circonstances antérieures ou contemporaines au départ que celui-ci était équivoque ; cette prise d'acte produira, alors, les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul si les faits invoqués la justifiaient ou dans le cas contraire d'un départ volontaire à la retraite.
Il résulte des éléments d'appréciation que les faits discriminatoires, bien qu'anciens, se sont poursuivis jusqu'à une date relativement proche du départ à la retraite de la salariée, et que concomitamment à son départ, la procédure qu'elle avait engagée, notamment afin de faire reconnaître l'existence d'agissements discriminatoires de la part de son employeur et d'obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de celui-ci, était toujours en cours.
En conséquence, il y a lieu de qualifier le départ en retraite de la salariée de prise d'acte de la rupture au 30 avril 2021.
Cette prise d'acte doit produire les effets d'un licenciement nul compte tenu de la persistance des agissements discriminatoires, notamment en raison de l'activité syndicale de la salariée, ayant conduit celle-ci à devoir demander son départ en retraite, rendant impossible la poursuite du contrat de travail.
Sur la demande de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur :
La salariée invoque un préjudice et sollicite une indemnisation à hauteur de 36 mois de salaire.
L'employeur se borne à indiquer qu'aucune violation n'est caractérisée.
Il est constant que la salariée a été désignée représentant de proximité à partir du 1er janvier 2020.
En application, notamment, de l'
article L. 1235-3-1 du code du travail🏛, la salariée a droit à une indemnité pour violation du statut protecteur égale à la rémunération qu'elle aurait perçue de son éviction jusqu'à la fin de la période de protection en cours dans la limite de deux ans, durée minimale légale de son mandat, augmentée de six mois puisqu'elle a présenté sa demande d'indemnisation avant cette date, soit une indemnité correspondant à 16 mois de rémunération.
L'employeur sera donc condamné au paiement d'une indemnité de 36793,09 euros bruts au titre de la violation du statut protecteur.
Sur l'indemnisation du caractère illicite du licenciement :
La salariée sollicite une indemnité pour licenciement nul égale à 29 mois de salaire.
Au vu des éléments d'appréciation et considérant notamment l'ancienneté de la salariée et son âge au moment de la rupture comme étant née le … … …, il y a lieu de lui allouer, à titre d'indemnisation du caractère illicite du licenciement, la somme de 27928,20 euros nets ( douze mois de salaire de référence ).
Sur l'indemnité conventionnelle de licenciement :
L'article 29 de la convention collective applicable prévoit, notamment :
' Il est alloué à l'ingénieur ou cadre, licencié sans avoir commis une faute grave, une indemnité de licenciement distincte du préavis.
Le taux de cette indemnité de licenciement est fixé comme suit, en fonction de la durée de l'ancienneté de l'intéressé dans l'entreprise :
' pour la tranche de 1 à 7 ans d'ancienneté : 1/5 de mois par année d'ancienneté ;
' pour la tranche au-delà de 7 ans : 3/5 de mois par année d'ancienneté.
(...)
En ce qui concerne l'ingénieur ou cadre âgé d'au moins 60 ans, le montant de l'indemnité de licenciement résultant des dispositions ci-dessus, et limité à 18 mois conformément à l'alinéa précédent, sera minoré de :
...
' 10 %, si l'intéressé est âgé de 62 ans ;
...
La minoration ne pourra aboutir à porter l'indemnité conventionnelle de licenciement à un montant inférieur à celui de l'indemnité légale de licenciement calculée conformément aux
articles L. 1234-9, L. 1234-11, R. 1234-1 et R. 1234-2 du code du travail🏛🏛🏛🏛.'
En l'espèce, pour un salaire de référence de 2327,35 euros bruts et une ancienneté de 29 ans à prendre en compte, le montant de cette indemnité est de 30581,38 euros nets (3258,29 + 30721,02 = 33979,31 - 10%).
Sur l'indemnité de préavis :
Pour un préavis de six mois, l'indemnité de préavis est de 13964,10 euros bruts, outre 1396,41 euros bruts de congés payés afférents, sommes au paiement desquelles l'employeur sera condamné en application des
articles L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail🏛🏛.
Sur les intérêts légaux :
Les intérêts au taux légal courront :
- sur les sommes de nature salariale, à compter du 30 avril 2021,
- sur les autres sommes, à compter du présent arrêt.
Sur la remise de documents :
La demande de remise de bulletins de paie et de documents de fin de contrat conformes à l'arrêt et sous astreinte est justifiée compte tenu des développements supra. Il y est fait droit comme précisé au dispositif. La cour n'estime pas devoir se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte.
Sur les frais irrépétibles :
En équité, il convient de ne faire application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛 qu'au profit de la salariée à laquelle la somme de 3000 euros sera allouée de ce chef au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.
Sur les dépens :
L'employeur, partie succombante, supportera les entiers dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il n'a pas fait droit à la demande de communication de pièces de Madame [M] [X].
L'infirme sur le surplus et statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :
Dit que Madame [M] [X] a subi une discrimination.
Qualifie son départ en retraite de prise d'acte de la rupture au 30 avril 2021 et dit que cette prise d'acte produit les effets d'un licenciement nul.
Condamne la Sas Bull à payer à Madame [M] [Aa] les sommes suivantes:
- 90000 euros nets à titre de dommages et intérêts pour le préjudice économique au titre de la discrimination,
-10000 euros nets à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral au titre de la discrimination,
- 36793,09 euros bruts au titre de la violation du statut protecteur,
- 27928,20 euros nets à titre d'indemnité pour licenciement nul,
- 30581,38 euros nets à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement,
- 13964,10 euros bruts à titre d'indemnité de préavis,
- 1396,41 euros bruts de congés payés afférents.
Dit que les intérêts au taux légal courront :
- sur les sommes de nature salariale, à compter du 30 avril 2021;
- sur les autres sommes, à compter du présent arrêt.
Condamne la Sas Bull à remettre à Madame [M] [Aa] des bulletins de paie et des documents de fin de contrat conformes au présent arrêt, dans un délai de trente jours à compter de la notification de l'arrêt et sous astreinte de 30 euros par jour de retard passé ce délai, ce, pendant soixante jours.
Condamne la Sas Bull à payer à Madame [M] [X] la somme de 3000 euros en application des dispositions de l'
article 700 du code de procédure civile🏛.
Déboute les parties pour le surplus.
Condamne la Sas Bull aux entiers dépens de première instance et d'appel.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'
article 450 du code de procédure civile🏛.
- signé par Madame Régine CAPRA, Présidente et par Madame Juliette DUPONT, Greffier en pré-affectation, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER EN PRÉ-AFFECTATION, LA PRÉSIDENTE,