Jurisprudence : TA Rouen, du 13-10-2022, n° 2204100

TA Rouen, du 13-10-2022, n° 2204100

A13788PQ

Référence

TA Rouen, du 13-10-2022, n° 2204100. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/88938691-ta-rouen-du-13102022-n-2204100
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Abstract

► Est rejeté, le recours en référé-liberté déposé par la CGT contre les arrêtés préfectoraux de réquisition des salariés dans différentes raffineries ou dépôts de carburant.




N° 2204100

FEDERATION NATIONALE DES INDUSTRIES CHIMIQUES CGT

M. Patrick Minne

Juge des référés

Ordonnance du 13 octobre 2022

**REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
**
Le Tribunal administratif de Rouen

Le juge des référés


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 12 octobre 2022 à 20 h 11, la fédération
nationale des industries chimiques CGT, représentée par la SELAS JDS Avocats,
demande, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-2 du code de
justice administrative :

1°) de suspendre l'arrêté du 12 octobre 2022 du préfet de la Seine-Maritime
portant réquisition de personnels chargés de l'activité de pompage et
d'expédition du site Exxon Mobil de Port-Jérôme-sur-Seine ;

2°) de suspendre l'exécution de toute réquisition visant les grévistes de la
plateforme de Gravenchon du groupe Exxon Mobil qui serait édictée entre la
saisine de la juridiction et l'ordonnance à intervenir ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

La fédération nationale des industries chimiques CGT soutient que :

- le préfet n'a pas envisagé de mesures alternatives pour rechercher la
satisfaction des besoins essentiels de la population en carburant ;

- le recours aux réquisitions est contraire aux conventions 87, 98 et 135 de
l'organisation internationale du travail (OIT), ainsi que l'a déjà déploré le
comité de la liberté syndicale de l'OIT dans son 362e rapport de 2012 ;

- la conclusion d'un accord collectif de travail au sein de la société Exxon
Mobil, dont la teneur n'est pas connue, est sans incidence sur le droit de
grève exercé par les salariés visés ;

- le libre exercice du droit de grève est un droit garanti par les seuls
textes de valeur constitutionnelle ;

- l'administration ne peut substituer son appréciation sur la légitimité ou
le bien-fondé de revendications à celle des grévistes ;

- en ayant estimé qu'aucune autre source d'approvisionnement ne pouvait être
mobilisée pour satisfaire les besoins du département pour justifier la
réquisition des seuls salariés de la plateforme Exxon Mobil sans viser ceux de
la plateforme Total, alors que cette dernière est située à proximité, le
préfet a retenu un motif inexact, voire mensonger ;

- en ayant estimé que son arrêté doit permettre l'approvisionnement de la
région Île-de-France, le préfet, qui évoquait pourtant la référence aux
besoins du seul département de la Seine-Maritime, révèle sa véritable
intention, illicite, de cibler certains grévistes ;

- les troubles à l'ordre public décrits dans l'arrêté pourraient être
prévenus, et les approvisionnements prioritaires des services publics
essentiels organisés, sans porter atteinte au droit de grève ;

- l'arrêté ne distingue pas entre les services prioritaires et le reste des
consommateurs, en région Île-de-France notamment ;

- la réquisition du 12 octobre est entachée de rétroactivité illégale en ce
qu'elle a été notifiée après la période qu'elle définit ;

- la réquisition est, dans cette mesure, contraire au 4° de l'article L.
2215-1 du code général des collectivités territoriales qui prescrit à l'arrêté
de déterminer une durée ;

- l'atteinte au droit de grève est donc manifestement illégale et elle est
grave dans la mesure où ses effets sont immédiats et irréversibles et que la
décision attaquée, comme cellesà venir, sont notifiées dans des conditions qui
entravent l'exercice utile des recours juridictionnels.

Par un mémoire en défense, enregistré le 13 octobre 2022 à 14 h 28, le préfet
de la Seine-Maritime conclut au rejet de la requête.

Le préfet soutient que :

- l'arrêté du 12 octobre 2022 attaqué a cessé de produire ses effets le 13
octobre 2022 à 14 h ;

- les moyens ne sont pas fondés.

Vu :

- la décision par laquelle le président du tribunal a désigné M. Aa comme
juge des référés ;

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment le préambule de la Constitution du 27 octobre
1946 ;

- le code général des collectivités territoriales, notamment le 4° de son
article L. 2215-1 ;

- le code de justice administrative.

Après avoir convoqué les parties à l'audience publique.

Au cours de l'audience publique du 13 octobre 2022 à 14 h 30, après la
présentation du rapport, ont été entendues :

- les observations de Me Gayat, pour la fédération nationale des industries
chimiques CGT, qui, maintenant ses conclusions contre la mesure de réquisition
apparue en cours d'instance, reprend les moyens de la requête et ajoute que la
méthode consistant à faire notifier très tardivement les arrêtés aux salariés
par l'employeur alors que ce dernier en a, quant à lui, une connaissance
précoce, constitue une manifestation supplémentaire de l'atteinte au droit de
grève ;

- et les observations de M. Ab, pour le préfet de la Seine-Maritime, qui
admet qu'un nouvel arrêté pris le 13 octobre 2022 a été pris et adressé à la
direction du site pétrolier, et reprend les termes du mémoire en défense.

La clôture de l'instruction a été différée le 13 octobre 2022 à 17 h en
application de l'article R. 522-8 du code de justice administrative🏛.

Le préfet de la Seine-Maritime a produit le 13 octobre 2022 à 16 h 29 l'arrêté
de réquisition du 13 octobre 2022 à l'appui d'un bref mémoire qui ne contient
pas d'éléments déterminants.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛 : «
Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés
peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté
fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté, dans
l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégal.
Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »

Sur l'étendue du litige :

2. En premier lieu, l'arrêté préfectoral du 12 octobre 2022 attaqué ordonne
la réquisition de MM. X... et Y... pour le mercredi 12 octobre 2022 de 16 h 30
à 22 h et de MM. V... et W... pour le jeudi 13 octobre 2022 de 6 h à 14 h. A
la date de la présente ordonnance, la décision attaquée avait épuisé ses
effets. Par suite, les conclusions tendant à la suspension de l'arrêté du 12
octobre 2022 sont devenues sans objet.

3. En second lieu, les réquisitions préfectorales, qui portent sur une
période de travail coïncidant avec des quarts pouvant atteindre 12 h mais qui
n'excèdent parfois pas 5 h 30, ont un effet très limité dans le temps. Leur
notification concomitante à l'entrée en service du personnel concerné, le
délai nécessaire au dépôt d'un recours et celui de son traitement par la
juridiction rendraient en pratique impossible l'examen des demandes de référé,
même d'extrême urgence. L'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛,
eu égard à l'objectif de sauvegarde des libertés fondamentales qu'il poursuit,
peut conduire à statuer sur l'existence d'une atteinte à une telle liberté si
un fait quelconque de l'administration se produit avant que l'ordonnance soit
rendue. Tel est le cas en l'espèce où un nouvel arrêté préfectoral de
réquisition a été pris le 13 octobre 2022 établissant la liste des personnels
réquisitionnés jusqu'au vendredi 14 octobre 2022 à 22 h. Dans ces conditions,
les conclusions du syndicat requérant tendant à suspendre l'exécution de toute
réquisition visant les grévistes de la plateforme de Gravenchon du groupe
Exxon Mobil qui serait édictée entre la saisine de la juridiction et
l'ordonnance à intervenir conservent un objet.

Sur l'atteinte au droit de grève :

En ce qui concerne le cadre juridique :

4. Le droit de grève présente le caractère d'une liberté fondamentale au sens
de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛.

5. En indiquant dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946,
auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, que le
droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent,
l'Assemblée Constituante a entendu inviter le législateur à opérer la
conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la
grève constitue l'une des modalités et la sauvegarde de l'intérêt général,
auquel elle peut être de nature à porter atteinte. En l'absence de la complète
législation ainsi annoncée par la Constitution, la reconnaissance du droit de
grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent
être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage
abusif, ou bien contraire aux nécessités de l'ordre public ou aux besoins
essentiels de la Nation ou du pays.

6. Aux termes du 4° de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités
territoriales : « En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible
au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques
l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de
poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police,
celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou
plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service,
requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à
l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à
l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient
assurées. L'arrêté motivé fixe la nature des prestations requises, la durée de
la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application. Le préfet
peut faire exécuter d'office les mesures prescrites par l'arrêté qu'il a
édicté. (...) ».

En ce qui concerne la nécessité et la proportionnalité des mesures de
réquisition :

7. En premier lieu, il résulte de l'instruction et des échanges au cours de
l'audience que le dépôt pétrolier exploité par la société Exxon Mobil sur le
site de Port-Jérôme-sur-Seine permet la desserte en carburant, non seulement
du département de la Seine-Maritime mais aussi de la région Île-de-France par
l'oléoduc reliant Le Havre à Paris. Le site, à l'arrêt depuis le 20 septembre
2022, dispose d'un stock important d'hydrocarbures. La nature même de
l'activité exploitée sur le site, indispensable au fonctionnement des services
publics de transport et à la circulation des travailleurs salariés ou
indépendants, confère au pompage des installations la nature d'un besoin
essentiel du pays.

8. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction et des éléments recueillis
jusqu'à la clôture d'instruction différée que la pénurie de carburant crée de
nombreuses tensions dans les files d'attente aux stations-service encore
disponibles, le taux d'indisponibilité atteignant plus de 36 % en Île-de-
France. Les préfets de cette région ont pris des mesures de limitation de
l'emport de carburant et de priorité de distribution qui ne suffisent pas à
apaiser ces tensions ni le risque d'accident associé aux files d'attente et
aux abandons de véhicules. Contrairement à ce qu'affirme le syndicat
requérant, il ne pourrait être aisément remédié à la multiplication des
atteintes à l'ordre public par des arrêtés de police ou des mesures de
maintien de l'ordre alors que l'existence, non contestée, de stock disponible
dans le dépôt pétrolier de Port-Jérôme-sur-Seine via la principale
canalisation alimentant la région parisienne constitue un moyen adapté de
juguler une pénurie qui s'aggrave. Il n'est pas sérieusement contesté, par
ailleurs, que la ressource en personnels au sein de l'entreprise est
incertaine ou inappropriée compte tenu de la qualification professionnelle des
agents chargés du pompage et de l'expédition et que le recours à des
opérateurs extérieurs n'est pas envisageable. Par suite, le recours à des
mesures de réquisitions individuelles d'agents qualifiés présente un caractère
nécessaire pour prévenir les risques d'atteinte à l'ordre public eu égard à la
durée des défaillances d'approvisionnement causées par la grève.

9. En troisième lieu, il résulte de l'arrêté du 13 octobre 2022 que
l'autorité administrative a identifié quatre salariés réquisitionnés pour leur
demander d'assurer des quarts de durée limitée. Il en était d'ailleurs de même
dans l'arrêté du 12 octobre 2022. Il n'est pas contesté que ce choix, limité
en nombre et en durée, adapté à la situation évolutive des effectifs, ne tend
pas à mettre en place un service normal mais vise à assurer, par un nombre
restreint mais suffisant d'agents et une liste réduite de tâches essentielles
précisément définies, un service minimum de pompage et d'expédition. Par
suite, la mesure de police apparaît proportionnée aux risques de troubles
qu'il appartient à l'autorité publique de prévenir.

10. En quatrième lieu, si certaines discriminations peuvent, eu égard aux
motifs qui les inspirent, constituer des atteintes à une liberté fondamentale
au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛, la
méconnaissance du principe d'égalité ne révèle pas, par elle-même, une telle
atteinte. La circonstance que d'autres dépôts pétroliers ne seraient pas
concernés par des mesures de réquisition de grévistes n'est pas de nature à
caractériser une atteinte excessive au droit de grève, étant rappelé que le
dépôt de Port-Jérôme-sur-Seine présente la particularité d'alimenter la région
parisienne.

11. En cinquième lieu, eu égard à son office, qui consiste à assurer la
sauvegarde des libertés fondamentales, il appartient au juge des référés de
prendre, en cas d'urgence, toutes les mesures qui sont de nature à remédier
aux effets résultant d'une atteinte grave et manifestement illégale portée,
par une autorité administrative, à une liberté fondamentale, y compris lorsque
cette atteinte résulte de l'application de dispositions législatives qui sont
manifestement incompatibles avec les engagements européens ou internationaux
de la France, ou dont la mise en œuvre entraînerait des conséquences
manifestement contraires aux exigences nées de ces engagements. En l'espèce,
l'édiction d'un arrêté préfectoral de réquisition aux effets limités ainsi
qu'il est dit ci-dessus n'apparaît pas manifestement attentatoire au droit de
grève reconnu et protégé par la convention de l'OIT n° 87 sur la liberté
syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948, la convention
n° 98 sur le droit d'organisation et de négociation collective du 1er juillet
1949 et la convention n° 135 concernant les représentants des travailleurs du
23 juin 1971.

12. En dernier lieu, les conditions dans lesquelles les arrêtés de
réquisition parviennent à la direction du site et sont ensuite notifiés
individuellement aux salariés concernés ne révèlent pas une atteinte au droit
de grève.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la fédération nationale des
industries chimiques CGT n'est pas fondée à soutenir que les mesures de
réquisition contenues dans l'arrêté du préfet de la Seine-Maritime du 13
octobre 2022 portent une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté
fondamentale que constitue le droit de grève. Par voie de conséquence, ses
conclusions présentées au titre des frais liés à l'instance doivent être
rejetées.

ORDONNE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête
de la fédération nationale des industries chimiques CGT tendant à la
suspension de l'arrêté du 12 octobre 2022🏛
par lequel le préfet de la Seine-
Maritime a réquisitionné MM. X... et Y... le mercredi 12 octobre 2022 de 16 h
30 à 22 h et MM. V... et W... le jeudi 13 octobre 2022 de 6 h à 14 h.

Article 2 : Le surplus de la requête est rejeté.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la fédération nationale des
industries chimiques CGT et au ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée, pour information, au préfet de la Seine-Maritime.


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