Jurisprudence : CE référé, 17-06-2022, n° 463341



CONSEIL D'ETAT

Statuant au contentieux

N° 463341

Séance du 10 mai 2022

Lecture du 17 juin 2022

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d'Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, Juge des référés)


Vu la procédure suivante :

La société civile immobilière (SCI) Les marchés méditerranéens a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Marseille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre immédiatement tous travaux sur les parcelles cadastrées section 901 A n° 95 et 98, situées 130 chemin de la Madrague-Ville, jusqu'à ce que le juge de l'expropriation se soit prononcé, sous astreinte de 50 000 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2202529 du 29 mars 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, d'une part, enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur ces parcelles jusqu'à ce que le juge de l'expropriation se soit prononcé ou, si elle est plus précoce, jusqu'à l'intervention d'un nouvel arrêté de cessibilité portant sur les parcelles en causes et, d'autre part, rejeté le surplus des conclusions de la requête.

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 19 avril et 6 mai 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'EPA Euroméditerranée demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance attaquée ;

2°) à défaut, de surseoir à statuer tant que le Conseil d'Etat n'aura pas statué sur sa demande tendant au sursis à exécution (sous le n° 462773) puis à l'annulation (sous le n 462681) de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 22 février ayant annulé l'arrêté de cessibilité des parcelles en cause ;

3°) de mettre à la charge de la SCI Les marchés méditerranéens la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la condition d'urgence n'est pas satisfaite dès lors que, d'une part, les immeubles ne pouvaient matériellement pas être restitués, dans la mesure où la société avait engagé un processus de déconstruction et de démantèlement du site et que les parcelles litigieuses étaient inutilisables depuis le mois de septembre 2019 et, d'autre part, le premier juge n'a pas tenu compte de l'intérêt public tenant à la poursuite des travaux en litige, alors notamment que leur interruption entraîne des surcoûts importants et empêche l'alimentation en électricité de logements dont la construction est bientôt terminée ;

- il n'est pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à aux libertés fondamentales ;

- la poursuite des travaux de démolition ne porte pas atteinte au droit à un recours effectif de la société dès lors que, en premier lieu, la requête aux fins de sursis à exécution de l'arrêt du 22 février 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017 prive ce dernier de caractère définitif, en deuxième lieu, les parcelles litigieuses étaient, dès le mois de septembre 2019, impropres à l'usage d'abattoir qu'en faisait la société et, en dernier lieu, l'interruption des travaux compromet la réalisation de tous les projets d'aménagement et notamment celui de logements.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 6 et 9 mai 2022, la SCI Les marchés méditerranéens conclut au rejet de la requête, à ce que l'injonction prononcée par le premier juge soit assortie d'une astreinte de 50 000 euros par jour de retard et à ce qu'il soit mis à la charge de l'EPA une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que, en premier lieu, il n'y a pas lieu pour le juge des référés de surseoir à statuer sur la requête, en deuxième lieu, la condition d'urgence est satisfaite et, en dernier lieu, les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, et notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'EPA Euroméditerranée, et d'autre part, la SCI Les marchés méditerranéens, la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités et la ministre de la transition écologique ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 10 mai 2022, à 10 heures 30 :

- Me Nicolaÿ, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'EPA Euroméditerranée ;

- le représentant de l'EPA Euroméditerranée ;

- Me Bouniol-Brocher, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocate de la SCI Les marchés méditerranéens ;

- la représentante de la SCI Les marchés méditerranéens ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clôturé l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. () ".

Sur le cadre juridique applicable au litige :

2. Aux termes de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique : " () en cas d'annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale et demander son annulation. / Après avoir constaté l'absence de base légale de l'ordonnance portant transfert de propriété, le juge statue sur les conséquences de son annulation ". Aux termes de l'article R. 223-6 du même code : " Le juge constate, par jugement, l'absence de base légale du transfert de propriété et en précise les conséquences de droit. / I. - Si le bien exproprié n'est pas en état d'être restitué, l'action de l'exproprié se résout en dommages et intérêts. / II. S'il peut l'être, le juge désigne chaque immeuble ou fraction d'immeuble dont la propriété est restituée. () ".

Sur les circonstances du litige :

3. Il résulte de l'instruction que la SCI Les marchés méditerranéens était propriétaire à Marseille de parcelles cadastrées section 901 A, n°s 95 et 98 sur lesquelles ont été édifiés plusieurs bâtiments au sein desquels elle exerçait diverses activités, notamment celle d'abattage. Afin que la première phase de l'opération d'aménagement globale dénommée " Euromed 2 " et consistant dans la réalisation d'une zone d'aménagement concerté (ZAC) dite " Littorale " puisse être réalisée, le préfet des Bouches-du-Rhône a, par deux arrêtés nos 2017-05 et 2017-06 du 27 février 2017, déclaré d'utilité publique les travaux de réalisation de la ZAC littorale sur le territoire de la commune de Marseille et déclaré cessible, au bénéfice de l'EPA Euroméditerranée, l'ensemble immobilier situé sur les parcelles en cause. Ces parcelles ont fait l'objet d'une ordonnance d'expropriation le 30 juin 2017 et les indemnités de dépossession ont été fixées par jugement rendu le 27 juin 2018, et ont été payées le 11 décembre 2018. Avec l'accord de l'expropriant, les sociétés exploitantes des installations présentes sur le site se sont maintenues dans les lieux jusqu'au 30 septembre 2019. Par un arrêt n° 19MA05604 du 22 février 2022, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité, au motif que l'arrêté déclarant les travaux d'utilité publique était lui-même illégal. La société a alors saisi le juge de l'expropriation en application de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique aux fins d'annulation de l'ordonnance d'expropriation et de restitution de cet ensemble immobilier. Le 16 février 2022, l'établissement public a notifié l'ordre de service du démarrage de l'exécution des travaux de démolition des bâtiments concernés. Saisi par la SCI Les marchés méditerranéens, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, par une ordonnance du 29 mars 2022, enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur les parcelles en cause jusqu'à ce que le juge de l'expropriation se soit prononcé ou, si elle est plus précoce, jusqu'à l'intervention d'un nouvel arrêté de cessibilité portant sur les parcelles en cause. L'EPA Euroméditerranée relève appel de cette ordonnance.

Sur l'urgence :

4. L'EPA Euroméditerranée soutient en premier lieu que si la poursuite des travaux de démolition par l'expropriant est parfois de nature à faire disparaître les immeubles en litige et par suite, à leur retirer leur qualité de biens susceptibles d'être restitués au sens de l'article R. 223-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, la condition d'urgence particulière à laquelle est subordonnée l'intervention du juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative n'est en l'espèce pas satisfaite car, d'une part, les immeubles en cause ont fait l'objet de travaux les rendant impropres à ce qu'ils soient rendus à leur usage originel d'abattoir et, d'autre part, l'interruption des travaux entraîne des surcoûts importants et empêche l'alimentation en électricité de logements dont la construction est bientôt terminée.

5. Toutefois, d'une part, la circonstance que les bâtiments en cause seraient devenus impropres à leur usage d'abattoir est sans incidence sur leur caractère restituable, pour l'application des dispositions citées au point 2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique 2. Il résulte en outre de l'instruction que les travaux faits sur ces bâtiments n'ont porté qu'une atteinte minime, voire inexistante, au gros œuvre, et que rien ne fait à ce titre obstacle à leur restitution à l'ancien propriétaire. D'autre part, il résulte de l'instruction que l'EPA n'a commencé qu'en mars 2022 les travaux sur les bâtiments dont il disposait depuis septembre 2019. L'EPA n'établit en outre pas en quoi il lui serait impossible d'installer ailleurs l'installation électrique dont il affirme qu'elle conditionne la bonne livraison de logements en cours de finition à proximité. Il n'établit pas plus les surcoûts qu'il avance. Par suite, la seule circonstance, non contestée, que l'aménagement de la zone en cause soit d'intérêt public, ne suffit pas, au vu du caractère irréversible du dommage causé à l'ancien propriétaire, à considérer que l'urgence particulière de l'article L. 521-2 du code de justice administrative n'est pas établie.

Sur l'atteinte grave et manifestement illégale :

6. Le droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction, protégé par la Constitution et par les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale. Ainsi que le rappelle régulièrement la Cour européenne des droits de l'homme, l'effectivité d'un recours ne dépend pas de la certitude d'une issue favorable pour le requérant mais suppose que ce recours puisse empêcher l'exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, telles que l'atteinte aux biens.

7. La cour administrative d'appel de Marseille a annulé, par un arrêt du 22 février 2022 devenu définitif en dépit de l'introduction d'un pourvoi à son encontre, l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017, au motif qu'il reposait sur une déclaration d'utilité publique elle-même illégale. La poursuite, postérieurement à la décision privant l'ordonnance d'expropriation de sa base légale, de travaux de démolition des bâtiments implantés sur les parcelles en cause, est de nature à rendre irréversible l'appropriation des parcelles en cause, au regard des travaux réalisés et de leur état au moment où le juge de l'expropriation saisi statuera, et à priver de son effet utile le recours de la SCI tendant à obtenir la restitution des biens expropriés devant le juge de l'expropriation. Si, comme le fait valoir l'EPA Euroméditerannée, une telle restitution ne constitue que l'une des possibilités offertes au juge de l'expropriation, il n'en demeure pas moins que la poursuite de travaux de démolition désormais privés de base légale, en interdisant de manière irréversible une restitution, priverait d'effectivité le recours engagé en ce sens. Pour ce seul motif, la poursuite de ces travaux constituerait une atteinte grave et manifestement illégale au droit au recours, comme d'ailleurs au droit de propriété, de l'intéressé.

8. Le requérant n'est par suite pas fondé à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Marseille lui a ordonné de suspendre ses travaux.

Sur les conclusions à fins d'injonction :

9. Le requérant s'est pourvu en cassation contre l'arrêt du 22 février 2022 par laquelle la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité des parcelles en cause. Il en a également demandé au Conseil d'Etat le sursis à exécution. Il fait valoir, avec raison, que le sursis ou l'annulation de l'arrêt attaqué rendraient inapplicables, avec effet immédiat, les dispositions, citées au point 2, de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. Il y a lieu, par suite, de juger qu'il sera immédiatement mis fin à la suspension des travaux en cause si le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, annule ou sursoit à l'exécution de l'arrêt du 22 février 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017 ou si le juge de l'expropriation se prononce ou si est adopté un nouvel arrêté de cessibilité portant sur ces parcelles. Il n'y pas lieu, en revanche, d'assortir cette injonction de l'astreinte demandée par la société.

10. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de réformer dans la seule mesure précisée au point 9 l'ordonnance du 29 mars 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Marseille, de rejeter le surplus des conclusions de la requête de l'EPA Euroméditerranée et de mettre à sa charge la somme de 3 000 euros à verser à la SCI Les marchés méditerranéens au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

------------------

Article 1er : Il est enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur les parcelles cadastrées section 901 A, n°s 95 et 98 à Marseille, jusqu'à ce que le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, annule ou sursoit à l'exécution de l'arrêt du 22 février 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017 ou si le juge de l'expropriation se prononce ou si est adopté un nouvel arrêté de cessibilité portant sur ces parcelles .

Article 2 : L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Marseille du 29 mars 2022 est réformée dans la mesure précisée à l'article 1er.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de l'EPA Euroméditerranée est rejeté.

Article 4 : L'EPA Euroméditerranée versera à la SCI Les marchés méditerranéens la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à l'EPA Euroméditerranée et à la SCI Les marchés méditerranéens.

Copie en sera adressée à la ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Fait à Paris, le 17 juin 202Signé : Thomas Andrieu

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