Jurisprudence : CEDH, 24-02-1994, Req. 8/1993/403/481, Casado Coca c. Espagne

CEDH, 24-02-1994, Req. 8/1993/403/481, Casado Coca c. Espagne

A6616AWX

Référence

CEDH, 24-02-1994, Req. 8/1993/403/481, Casado Coca c. Espagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063535-cedh-24021994-req-81993403481-casado-coca-c-espagne
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Cour européenne des droits de l'homme

24 février 1994

Requête n°8/1993/403/481

Casado Coca c. Espagne



En l'affaire Casado Coca c. Espagne*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
A. Spielmann,
N. Valticos, Mme E. Palm, MM. I. Foighel,
J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. F. Bigi,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 octobre 1993 et 26 janvier 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: * Note du greffier: L'affaire porte le n° 8/1993/403/481. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 19 février 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 15450/89) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Pablo Casado Coca, avait saisi la Commission le 25 mai 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et d'assurer lui-même la défense de ses intérêts. Le 30 avril 1993, le président a déféré à sa demande et l'a autorisé, en outre, à utiliser la langue espagnole pendant la procédure (articles 27 par. 3 et 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1993, M. R. Bernhardt, vice-président, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. A. Spielmann, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. I. Foighel, Sir John Freeland et M. F. Bigi, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement espagnol ("le Gouvernement"), le requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 29 avril 1993 et celui du Gouvernement le 13 juillet. Le 7 septembre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.

Les 24 août et 15 septembre 1993, la Commission a fourni au greffier divers documents qu'il avait sollicités sur les instructions du président à la demande du Gouvernement. De leur côté, ce dernier et le requérant ont déposé en octobre plusieurs pièces.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président - qui avait aussi autorisé l'agent du Gouvernement à s'exprimer en espagnol à l'audience (article 27 par. 2 du règlement) -, les débats se sont déroulés en public le 26 octobre 1993, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La chambre avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J. Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l'homme, ministère de la Justice,
agent;

- pour la Commission

M. F. Martínez,
délégué;

- le requérant, Me P. Casado Coca.

La Cour a entendu leurs déclarations, ainsi que des réponses à ses questions. L'agent du Gouvernement a produit certains documents.


EN FAIT

I. Les circonstances de la cause

6. Citoyen espagnol, Me Pablo Casado Coca a son domicile à Valldoreitx, près de Barcelone, et son cabinet d'avocat dans cette dernière ville.

7. Après son installation en 1979, il passa régulièrement des annonces publicitaires dans les pages "divers" de plusieurs journaux de Barcelone, ainsi que dans la Revue allemande d'Espagne (Revista alemana de España); en outre, il adressa à diverses entreprises des lettres proposant ses services.

8. Le conseil de l'Ordre des avocats (Junta de Govern del Col.legi d'Advocats) de Barcelone engagea contre lui de ce fait, à quatre reprises, des poursuites disciplinaires qui débouchèrent en 1981 et 1982 sur des sanctions, à savoir deux blâmes et deux avertissements. Le requérant les attaqua par des recours internes, mais ne saisit pas les juridictions compétentes.

A. La procédure ordinale

9. A partir d'octobre 1982, des annonces concernant le cabinet de l'intéressé parurent dans le bulletin de l'Association de résidents et de propriétaires de Valldoreitx. Elles occupaient environ le tiers d'une page et indiquaient le nom du requérant, accompagné de la mention "juriste" (letrado), ainsi que ses adresse et numéro de téléphone professionnels.

10. Le conseil de l'Ordre des avocats de Barcelone entama de ce chef une nouvelle instance disciplinaire contre Me Casado Coca qui reçut à nouveau, le 6 avril 1983, un avertissement écrit pour avoir enfreint l'interdiction de la publicité professionnelle (article 31 du décret royal n° 2090/82 du 24 juillet 1982 portant statut général des avocats, paragraphe 22 ci-dessous).

11. A la suite d'un recours hiérarchique du requérant, le conseil général des Ordres des avocats (Consejo general de la Abogacía) d'Espagne confirma la sanction le 3 juin 1983. Se référant à l'article 31 du statut général des avocats, tel que l'ont développé les règles pertinentes adoptées par l'Ordre des avocats de Barcelone (paragraphes 22, 24 et 27 ci-dessous), il estimait que, par leurs caractéristiques, les annonces en question débordaient les limites fixées. Il rappelait aussi que le requérant avait déjà fait l'objet récemment, pour le même motif, d'autres sanctions disciplinaires dont il fallait tenir compte pour se prononcer sur le recours.

B. La procédure devant les juridictions compétentes

12. L'intéressé saisit alors l'Audiencia Territorial de Barcelone. Il alléguait notamment que son annonce visait à informer le public et que l'avertissement violait l'article 20 de la Constitution, garantissant le droit à la liberté d'expression. Il dénonçait en outre une atteinte au principe de la légalité des délits et des peines, car les dispositions prohibant la publicité des avocats et prévoyant à cet égard des sanctions disciplinaires revêtaient un caractère réglementaire.

Le tribunal le débouta le 11 mai 1987, estimant que l'annonce litigieuse constituait un moyen publicitaire et non une simple communication d'informations. Elle figurait à côté de messages similaires d'une auto-école et d'une résidence du troisième âge; elle sortait du cadre tracé par les normes ordinales, qui autorisent des annonces destinées, sans plus, à signaler une nouvelle installation ou un changement d'adresse, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.

13. Le 23 septembre 1988, le Tribunal suprême rejeta le pourvoi de Me Casado Coca, refusant par la même occasion de saisir le Tribunal constitutionnel d'un recours d'inconstitutionnalité.

Il écarta le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité en se référant à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel selon laquelle l'article 36 de la Constitution (paragraphe 18 ci-dessous) permet que la loi renvoie à un règlement la question du statut juridique des ordres professionnels et de l'exercice des professions. Il estima que l'article 20 ne protégeait pas la diffusion de messages publicitaires en tant que droit fondamental, car il ne s'agissait pas là d'exprimer des pensées, idées ou opinions, mais de signaler l'existence d'une activité professionnelle à but lucratif.

Au surplus, l'interdiction de la publicité professionnelle des avocats visait des buts légitimes: la défense de la libre concurrence et des intérêts des clients. En pareil cas, le droit dont il s'agit pouvait subir des restrictions.

C. La procédure devant le Tribunal constitutionnel

14. Le requérant introduisit ensuite un recours d'amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Il alléguait à nouveau que l'établissement de sanctions administratives par la voie d'un décret constituait un manquement au principe de légalité consacré par la Constitution et que comme son annonce rapportait des informations véridiques (ses nom, domicile et numéro de téléphone), la sanction imposée violait l'article 20 de la Constitution.

15. Le 17 avril 1989, le Tribunal constitutionnel déclara le recours irrecevable.

D'après lui, la sanction incriminée ne violait point le droit fondamental à communiquer des informations véridiques. Le but recherché par la publicité se rattachait à l'"exercice d'une activité commerciale, industrielle, artisanale ou professionnelle"; il consistait à "promouvoir directement ou indirectement la conclusion de contrats sur des biens meubles ou immeubles, des services, des droits ou obligations", tandis que le droit fondamental défini à l'article 20 par. 1 d) devait permettre aux citoyens de "former leurs convictions en pesant des opinions différentes et même opposées et en participant ainsi à la discussion sur des affaires publiques". L'interdiction de la publicité relative à des services professionnels ne méconnaissait pas le droit fondamental dont il s'agit.

II. Le droit interne pertinent

A. Dispositions générales

1. La Constitution de 1978

16. L'article 20 de la Constitution garantit le droit à la liberté d'expression:

"1. Sont reconnus et protégés les droits

a) à exprimer et diffuser librement les pensées, idées et opinions oralement, par écrit ou par tout autre moyen de reproduction;

(...)

d) à communiquer et recevoir librement des informations véridiques par tous les moyens de diffusion. Les droits à la clause de conscience et au secret professionnel sont réglementés par la loi.

2. L'exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune censure préalable.

(...)

4. Ces libertés trouvent leur limite dans le respect des droits reconnus dans le présent Titre, dans les dispositions des lois d'application et particulièrement dans le droit à l'honneur, à la vie privée, à son image et à la protection de la jeunesse et de l'enfance."

17. L'article 25 consacre le principe de la légalité des délits et des peines:

"1. Nul ne peut être condamné ou sanctionné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles se sont produites, ne constituaient pas un délit, une contravention ou une infraction administrative selon la législation alors en vigueur.

(...)"

18. L'article 36 traite des ordres professionnels:

"La loi réglemente les particularités propres du statut juridique des ordres professionnels et l'exercice des professions exigeant un diplôme. La structure interne et le fonctionnement des ordres doivent être démocratiques."

Selon la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, cet article n'interdit pas que la loi renvoie à un règlement administratif la fixation du statut juridique des ordres professionnels et l'exercice des professions (arrêts des 20 février et 24 septembre 1984).

19. La Constitution déclare abrogées toutes les dispositions antérieures contraires.

2. La loi 2/1974 sur les ordres professionnels

20. Publiée au Journal officiel de l'Etat le 15 février 1974, la loi 2/1974 régit le fonctionnement et l'organisation des ordres des professions libérales. Son article 1er dispose:

"Les Ordres professionnels sont des corporations de droit public, protégées par la loi et reconnues par l'Etat, dotées de la personnalité juridique et de la pleine capacité d'agir pour atteindre leurs objectifs."

21. L'article 5 i) réserve aux ordres le soin de réglementer l'activité professionnelle de leurs membres, de veiller à l'éthique et à la dignité professionnelles et au respect des droits des particuliers, ainsi que d'exercer des pouvoirs disciplinaires dans les domaines professionnel et interne. A ces fins, les conseils généraux compétents adoptent les statuts généraux de chaque profession, qui sont approuvés par le gouvernement. Ces statuts définissent les droits et devoirs des membres et le régime disciplinaire.

B. Dispositions particulières aux barreaux

1. Le statut général des avocats d'Espagne

a) Le régime applicable en l'espèce

22. Le décret royal n° 2090/82 portant statut général des avocats d'Espagne (Estatuto general de la Abogacía Española) fut publié au Journal officiel de l'Etat le 2 septembre 1982.

Article 31

"Il est interdit aux avocats

a) d'annoncer ou diffuser des renseignements sur leurs services, directement ou par le biais de moyens publicitaires, (...) ou d'émettre des avis gratuits dans des revues professionnelles ou autres moyens de diffusion, sans l'autorisation du conseil de l'Ordre;

(...)"

Les articles 107 à 112 régissent les pouvoirs disciplinaires des conseils des Ordres. Les sanctions peuvent faire l'objet de recours devant le conseil général des Ordres des avocats (article 96 par. 1), puis devant les juridictions compétentes (article 99).

b) Le nouveau régime envisagé

23. Lors de ses sessions des 5-6 mars, 21-22 mai et 25 juin 1993, l'Assemblée des bâtonniers d'Espagne a adopté un projet de nouveau statut général, soumis à l'approbation du gouvernement. En son article 31, il dispose:

"1. Les avocats peuvent faire la publicité de leurs services et cabinets conformément à la législation en vigueur, au présent statut général et aux autres règles et décisions ordinales.

2. La publicité, directe ou indirecte, des avocats et de leurs services, ainsi que la participation des premiers à des émissions de consultation juridique dans les media, sont soumises à certaines conditions. Les avocats doivent

a) observer, outre la législation en vigueur sur la publicité, les dispositions spécifiques applicables à la profession d'avocat;

b) avoir le souci de la vérité, de la rigueur et de l'exactitude, sans nuire à la publicité des autres avocats en l'imitant ou en prêtant à confusion avec elle, sans verser dans l'autodithyrambe, la comparaison avec leurs confrères ou leur dénigrement, sans faire état de leurs propres succès professionnels, de leur clientèle ni des conditions financières de leurs prestations;

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