Jurisprudence : CEDH, 12-07-1988, Req. 8/1987/131/182, Schenk

CEDH, 12-07-1988, Req. 8/1987/131/182, Schenk

A6480AWW

Référence

CEDH, 12-07-1988, Req. 8/1987/131/182, Schenk. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1028038-cedh-12071988-req-81987131182-schenk
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Cour européenne des droits de l'homme

12 juillet 1988

Requête n°8/1987/131/182

Schenk



En l'affaire Schenk*,

* Note du greffe: L'affaire porte le n° 8/1987/131/182. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière en application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 mars et 24 juin 1988,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") et par le gouvernement de la Confédération suisse ("le Gouvernement"), les 15 et 28 juillet 1987 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 10862/84) dirigée contre la Suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. Pierre Schenk, avait saisi la Commission le 6 mars 1984 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) de la Convention ainsi qu'à la déclaration suisse de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles visent à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Mme D. Bindschedler-Robert, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1987, M. J. Cremona, vice-président de la Cour, en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir lui-même, M. F. Gölcüklü, Sir Vincent Evans, M. C. Russo et M. J.A. Carrillo Salcedo, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue le 7 septembre, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 30 novembre 1987 et celui du requérant le 4 décembre. Le 22 janvier 1988, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait lors des audiences.

5. Le 14 décembre 1987, le président a fixé au 22 mars 1988 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par l'intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).

6. Le 25 février 1988, la Chambre a résolu, en vertu de l'article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. O. Jacot-Guillarmod, chef du service des affaires internationales de l'Office fédéral de la justice,
agent,

M. C. Vautier, ancien juge cantonal,

M. P. Boillat, Office fédéral de la justice, conseils;

- pour la Commission

M. J.-C. Soyer,
délégué;

- pour le requérant

Me D. Poncet, avocat,

Me R. Assael, avocat,

Me M. Hottelier, avocat,
conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Jacot-Guillarmod pour le Gouvernement, M. Soyer pour la Commission et Me Poncet pour le requérant.

EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

8. Citoyen suisse né en 1912 et domicilié à Tartegnin (canton de Vaud), M. Pierre Schenk est administrateur de sociétés.

En 1947, il épousa Josette P., née en 1927. De graves difficultés surgirent entre eux en 1972 et ils cessèrent la vie commune l'année suivante. En 1974, le requérant demanda le divorce, qui fut finalement prononcé le 10 décembre 1981 après accord entre les parties.

A. Genèse de l'affaire

9. Le 28 février 1981, M. Schenk se rendit dans une agence de publicité d'Annemasse (Haute-Savoie) afin de passer sous le faux nom de Pierre Rochat, domicilié à Lyon, une annonce ainsi rédigée:

"Cherche ancien légionnaire ou même genre pour missions occasionnelles, offre avec numéro tél. adresse et curriculum vitae à RTZ 81 poste restante CH Bâle 2."

A la suite de cette annonce, il choisit un certain M. Pauty qu'il rencontra à plusieurs reprises et qu'il rémunéra pour diverses missions, dont une à Haïti en mai 1981.

10. Au début de juin 1981, le requérant fut hospitalisé pour une opération.

Arrivé en Suisse le 12 juin, M. Pauty téléphona à Mme Schenk le 18. Il se rendit le lendemain auprès d'elle et se déclara chargé par le mari de la supprimer. Après avoir envisagé la possibilité de tuer M. Schenk ou de laisser croire à la disparition de sa femme pour permettre à M. Pauty de toucher une prime, tous deux allèrent chez le juge d'instruction du canton de Vaud le 20 juin 1981.

B. La procédure d'enquête et d'instruction

11. Le 20 juin 1981, le juge d'instruction procéda à l'audition de M. Pauty puis chargea les inspecteurs Rochat et Messerli, de la police de sûreté vaudoise, de l'interroger de manière détaillée, ce qu'ils firent le jour même. Quant à Mme Schenk, il l'entendit "verbalement", c'est-à-dire sans établir un procès-verbal de ses déclarations.

Le lendemain, la police vaudoise recueillit la déposition de M. Pauty, pour la seconde fois, ainsi que celle de Mme Schenk.

12. Le 22 juin, le magistrat instructeur décerna une commission rogatoire en France. Il demandait que, dans le cadre d'une enquête engagée contre inconnu pour tentative d'assassinat, on se livrât à certaines recherches et on autorisât l'inspecteur Messerli à assister aux opérations. Il notait en particulier ceci:

"(...) il serait nécessaire de connaître les activités de M. Pauty de mars à juin 1981 à Paris, de prendre des renseignements sur sa personnalité. Il serait également nécessaire de savoir s'il est vrai que M. Pauty a vu le nommé Schenk, qu'il aurait rencontré au Grand Hôtel, et avec lequel il serait allé acheter un billet d'avion à destination de Haïti."

Après avoir dressé un procès-verbal d'ouverture de la commission rogatoire le 23 juin, la brigade criminelle de la direction de la police judiciaire de Paris entendit M. Pauty le lendemain, en présence de l'inspecteur Messerli. M. Pauty déclara notamment:

"RTZ 81, soit Monsieur SCHENK Pierre, va certainement se manifester prochainement pour me demander des détails au sujet de l'exécution de son épouse Josette SCHENK. Il devrait me faire parvenir ou m'apporter l'argent promis soit 40.000 $.

Vous m'avez convoqué dans vos locaux et je vous demande de m'orienter au sujet de mon comportement à avoir lorsque M. SCHENK me contactera."

13. S'attendant à un appel du requérant, M. Pauty installa au domicile de sa mère à Houilles, près de Paris, un enregistreur à cassettes relié par un micro à l'écouteur secondaire du poste téléphonique.

D'une cabine sise à Saint-Loup (Suisse), M. Schenk téléphona dans la matinée du 26 juin aux environs de 9 h 30 à M. Pauty qui enregistra la conversation.

Vers 10 h, M. Pauty appela la brigade criminelle où on lui passa M. Messerli, qui prévoyait de regagner Lausanne le même jour par le train de midi; il lui fit entendre l'enregistrement et lui demanda s'il souhaitait recevoir la cassette. M. Messerli accepta la proposition et en informa ses collègues français présents. A peu près une heure plus tard, M. Pauty arriva dans les bureaux de la brigade criminelle et remit la cassette à M. Messerli.

14. Ce dernier, qui avait téléphoné la veille au juge d'instruction du canton de Vaud, la rapporta dans la soirée à Lausanne. Le 30, il fit écouter l'enregistrement à Mme Schenk pour identification de la voix de son mari. Le même jour, le juge décerna un mandat d'amener contre le requérant.

L'arrestation eut lieu le lendemain, soit le 1er juillet. Chargés par le juge de confronter M. Pauty et M. Schenk, les inspecteurs Rochat et Messerli passèrent l'enregistrement en présence de celui-ci. En outre, le juge se rendit dans les locaux de la police. Il entendit et inculpa le requérant; il s'entretint aussi avec l'avocat, qui avait été autorisé à voir son client.

15. Le 2 juillet, les inspecteurs informèrent le juge des résultats de la confrontation entre M. Pauty et M. Schenk; ils lui remirent la cassette, qui fut versée au dossier, sous enveloppe, et y demeura sauf pour la réalisation d'une expertise.

Le juge ordonna l'élargissement du requérant. Il fit établir une retranscription de la cassette, qu'il inclut dans le dossier le 12 juillet. A son intention, les inspecteurs dressèrent le 6 août 1981 un rapport circonstancié de l'affaire.

16. Le 14 août, le dossier fut communiqué à l'avocat du requérant. Celui-ci le restitua le même jour. Le 11 septembre, il demanda une enquête approfondie sur M. Pauty ainsi qu'une expertise de la cassette car l'enregistrement ne lui paraissait pas restituer fidèlement et complètement la conversation téléphonique.

Le 23 septembre, le juge fit livrer la cassette à S.K., directeur d'une fabrique d'enregistreurs, qui s'acquitta de l'expertise avec J.-C. S., l'un de ses collaborateurs. L'expert disposa aussi, à sa demande, de l'appareil utilisé en l'espèce, lequel fut placé sous séquestre à Houilles, le 1er octobre, par la police française en présence de M. Messerli. Il rendit la cassette au juge le 29 octobre et communiqua son rapport le 19 novembre.

17. Le 3 février 1982, le juge d'instruction rendit une ordonnance de non-lieu ainsi libellée:

"(...)

considérant (...) qu'un certain nombre d'indices viennent étayer, à première vue, les accusations de Richard Pauty,

qu'ainsi, il est étrange que Pierre Schenk ait soigneusement caché sa véritable identité à Richard Pauty et cherché à brouiller toutes les pistes menant à lui (recherche d'un légionnaire dans un journal français, annonce sous un faux nom, usage d'une case postale à Bâle, téléphones unilatéraux à Pauty, etc.),

(...)

que l'enregistrement de la conversation téléphonique du 26 juin 1981 entre Pierre Schenk et Richard Pauty n'est certainement ni tronquée, ni altérée,

qu'elle paraît confirmer les accusations de Richard Pauty,

qu'une audition très attentive laisse toutefois subsister un doute quant à une parfaite compréhension entre les interlocuteurs, Pierre Schenk donnant notamment l'impression de ne pas saisir très bien ce que sous-entend Richard Pauty,

que la personnalité de Richard Pauty, ses antécédents, les explications et propos tenus à Josette Schenk sont tels qu'on ne peut accorder une confiance totale à ses explications,

(...)

qu'en résumé les accusations de Richard Pauty et les indices recueillis paraissent insuffisants pour renvoyer Pierre Schenk en tribunal;

(...)."

18. Le ministère public ayant interjeté appel le 23 février, M. Schenk répondit au recours par un mémoire du 8 mars: ce n'était pas lui le personnage principal mais M. Pauty qui, selon les renseignements obtenus, "a[vait] été légionnaire, maître d'hôtel dans la marine militaire, cascadeur, agent de protection, indicateur de la police italienne, employé de cirque, chômeur"; le parquet avait raison de recommander l'audition de l'enregistrement qui n'accablait nullement le requérant; M. Pauty n'avait été le jour de l'enregistrement qu'un agent provocateur de la police.

Le 21 avril 1982, le tribunal d'accusation du Tribunal cantonal vaudois renvoya M. Schenk devant le tribunal criminel du district de Rolle pour tentative d'instigation à assassinat. Le 10 juin, il plaça l'intéressé en détention préventive, mais celui-ci exerça un recours et recouvra sa liberté le 22.

C. La procédure devant le tribunal criminel du district de Rolle

1. Les audiences du 9 au 13 août 1982

19. Les débats en première instance durèrent du 9 au 13 août 1982 devant le tribunal criminel du district de Rolle, composé d'un magistrat de carrière, qui présidait, de deux juges non professionnels et de six jurés. L'accusé se trouvait assisté par son avocat, Me Luthy.

20. D'entrée de cause, ce dernier déposa des conclusions incidentes tendant à ce que l'enregistrement litigieux fût retiré du dossier. Le tribunal les rejeta le jour même par les motifs suivants:

"(...)

considérant que le dossier contient un enregistrement dont l'accusé demande le retranchement,

qu'il a été fait par Richard Pauty, l'homme de main mandaté par l'accusé,

que cet homme de main a déclaré l'avoir fait dans les circonstances suivantes:

'J'ai mis la cassette dans l'enregistreur que je possédais (...). J'ai relié l'appareil au moyen d'un micro d'origine sur l'écouteur secondaire du poste téléphonique situé dans l'appartement de ma mère. Pour fixer le micro sur l'écouteur, j'ai utilisé du scotch d'emballage, de couleur marron;'

que cet enregistrement n'a pas été autorisé ou ordonné par l'autorité compétente,

qu'à ce titre, en enregistrant Pierre Schenk à son insu, Pauty pourrait avoir commis l'infraction réprimée par l'art. 179 ter CP [code pénal suisse];

considérant que ce n'est toutefois pas un motif suffisant d'ordonner le retranchement de cet enregistrement du dossier,

qu'en effet, l'art. 179 ter CP n'est applicable que s'il y a une plainte, que Pierre Schenk n'a pas déposée,

qu'ainsi, l'homme de main ne serait de toute façon plus punissable;

considérant que de toute manière le contenu de l'enregistrement aurait pu figurer au dossier, soit parce que le Juge d'instruction aurait mis sous surveillance l'appareil de Pauty, soit simplement parce qu'il suffirait d'entendre Pauty comme témoin sur le contenu de l'enregistrement,

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