Jurisprudence : CAA Paris, 06-10-2023, n° 22PA03991

CAA Paris, 06-10-2023, n° 22PA03991

A53101KU

Référence

CAA Paris, 06-10-2023, n° 22PA03991. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/100402915-caa-paris-06102023-n-22pa03991
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Abstract

► En s'abstenant de constituer un stock suffisant de masques permettant de lutter contre une pandémie liée à un agent respiratoire hautement pathogène, ce qui l'a conduit à adopter une communication tendant à déconseiller le port du masque pour les personnes asymptomatiques, l'État a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.


COUR ADMINISTRATIVE D'APPEL
DE PARIS
22PA03991
__________
Mmes E. et S. X.,
M. P. X.
__________
Mme Fombeur
Présidente
__________
M. Ho Si Fat
Rapporteur
__________
Mme Bernard
Rapporteure publique
__________
Audience du 11 septembre 2023
Décision du 6 octobre 2023
__________
C
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
La Cour administrative d'appel de Paris
(Formation plénière)
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme E. X., Mme S. X. et M. P. X. ont demandé au tribunal administratif de Paris de
condamner l'Etat à leur verser la somme de 50 000 euros chacun, assortie des intérêts et de leur
capitalisation, en réparation des préjudices résultant de la contamination de leur mère et grand-mère,
Mme B. Z., par le virus responsable de la covid-19.
Par un jugement n° 2101481 en date du 28 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a rejeté
leur demande.
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Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 28 août 2022, Mme E. X., Mme S. X. et M. P. X., représentés
par Me Fellous, demandent à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2101481 du 28 juin 2022 du tribunal administratif de Paris ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser la somme totale de 50 000 euros chacun, assortie des
intérêts et de leur capitalisation, en réparation des préjudices résultant de la contamination de leur
mère et grand-mère, Mme B. Z., par le virus responsable de la covid-19 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 800 euros au titre de l'article L. 761-1 du
code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- il appartenait à l'Etat, à qui il incombe de prévenir et de gérer les crises sanitaires, au titre
de son pouvoir de police sanitaire, de prendre les mesures sanitaires pour empêcher la propagation du
virus responsable de la covid-19 et permettre à la population de se protéger ;
- une faute simple dans la mise en œuvre de ces attributions est de nature à engager la
responsabilité de l'Etat ;
- en l'espèce, l'absence d'anticipation de la survenue d'une épidémie telle que celle de la
covid-19, qui s'est traduite par le constat d'une pénurie de masques de protection à l'apparition de ce
virus, constitue une faute, l'Etat n'ayant pas mis en œuvre les mesures de prévention adaptées, en
méconnaissance du principe de précaution tel que garanti par l'article 5 de la charte de
l'environnement ;
- la gestion de la pénurie de masques entre les mois de janvier et mars 2020 s'est révélée
défaillante ;
- la communication contradictoire et inexacte des autorités de l'Etat quant à l'utilité des
masques pour le grand public et des dépistages d'une part, et quant à l'éventualité de la mise en place
prochaine de mesures visant à fermer les écoles et instaurer un confinement de la population d'autre
part, n'a pas permis à la population de se protéger et est constitutive d'une faute ;
- la pénurie de gel hydroalcoolique constatée au début de la crise sanitaire, conséquence d'une
absence d'anticipation de la part des autorités de l'Etat, qui ont en outre, tardé à remédier au problème,
est révèle une carence fautive de l'Etat ;
- le choix du Gouvernement français de ne pas procéder au dépistage massif des personnes
présentant des symptômes de la covid-19 aux mois de mars et d'avril 2020 ainsi que l'absence
d'anticipation pour permettre une production suffisante de tests sont constitutifs d'une faute ;
- en prenant la décision de confiner la population le 16 mars 2020 et non dès le
31 janvier 2020, l'Etat a commis une faute ;
- l'ensemble de ces fautes est à l'origine de la contamination par le virus de la covid-19 de
Mme B. Z. ou à tout le moins, d'une perte de chance de ne pas être contaminée ; c'est à tort que les
premiers juges ont considéré que le lien de causalité entre les fautes de l'Etat et la contamination de
Mme B. Z. par le virus de la covid-19 n'était pas suffisamment direct ;
- en outre, l'absence de possibilité de se recueillir sur la dépouille de leur mère et grand-mère
et de faire procéder à une toilette rituelle religieuse de son corps a porté atteinte à la liberté religieuse,
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à la dignité de la défunte et à leur vie privée et familiale ; cette faute est également de nature à engager
la responsabilité de l'Etat ;
- le préjudice moral et d'affection s'élève à 50 000 euros pour chaque requérant.
Par deux mémoires en défense enregistrés les 28 février et 30 août 2023, le ministre de la
santé et de la prévention conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- c'est à tort que le tribunal a considéré que l'Etat avait commis une faute dans la constitution
de stocks de masques ainsi que dans sa communication sur l'utilité du port du masque pour la
population générale ;
- l'Etat n'a pas commis de faute dans la date d'adoption d'une mesure de confinement, dans
sa communication, en ce qui concerne le gel hydroalcoolique, dans la gestion des masques, ni dans sa
stratégie de dépistage ;
- le principe de précaution ne peut être invoqué qu'à l'encontre des décisions affectant
l'environnement ; en tout état de cause, aucune atteinte n'a été portée au principe de précaution dans
la gestion de l'épidémie de la covid-19 ;
- à titre subsidiaire, aucune des fautes invoquées par les requérants ne présente un lien de
causalité direct et certain avec la contamination par le virus responsable de la covid-19 ;
- à titre infiniment subsidiaire, la réalité des préjudices et des liens dont se prévalent les
requérants n'est pas démontrée ; en tout état de cause, les montants sollicités doivent être ramenés à
de plus justes proportions.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment la charte de l'environnement ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code de la défense ;
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Ho Si Fat, président assesseur,
- les conclusions de Mme Bernard, rapporteure publique,
- les observations de Me Fellous, représentant Mmes et M. X. ;
- et les observations de M. N., représentant le ministre de la santé et de la prévention.
Le ministre de la santé et de la prévention a présenté une note en délibéré, enregistrée le
29 septembre 2023.
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Considérant ce qui suit :
1. La découverte d'un nouveau coronavirus a été annoncée par l'Organisation mondiale de
la santé (OMS) le 9 janvier 2020. Le 22 janvier 2020, l'OMS a confirmé la transmission interhumaine
de ce virus. Cette organisation a déclaré le 30 janvier 2020 que le nouveau coronavirus constituait une
urgence de santé publique de portée internationale et le 11 mars 2020, elle l'a qualifié de pandémie.
2. Mme B. Z., hospitalisée dans un établissement de soins privé, à compter du 6 mars 2020,
pour une fracture du poignet gauche, a fait le 23 mars 2020 un test de dépistage de la covid-19 qui
s'est avéré positif et est décédée le 27 mars 2020 des suites d'une « détresse respiratoire aigüe avec
oxygéno-dépendance sur pneumopathie à covid-19 compliquée d'un œdème pulmonaire aigu ». Mme
E. X. et M. P. X., ses enfants, et Mme S. X., sa petite-fille, ont demandé au tribunal administratif de
Paris de condamner l'Etat à leur verser la somme de 50 000 euros chacun, avec intérêts au taux légal
et capitalisation, en réparation des préjudices résultant de la contamination de leur mère et grandmère, par le virus responsable de la covid-19. Par jugement du 28 juin 2022 dont les consorts X.
relèvent appel, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Sur la responsabilité de l'Etat :
3. Aux termes de l'article L. 1411-1 du code de la santé publique : « La Nation définit sa
politique de santé afin de garantir le droit à la protection de la santé de chacun. / La politique de
santé relève de la responsabilité de l'Etat. (…) / La politique de santé comprend : / (…) 7° La
préparation et la réponse aux alertes et aux crises sanitaires (…) ». Aux termes de l'article
L. 1142-8 du code de la défense : « Le ministre chargé de la santé est responsable de l'organisation
et de la préparation du système de santé et des moyens sanitaires nécessaires à la connaissance des
menaces sanitaires graves, à leur prévention, à la protection de la population contre ces dernières,
ainsi qu'à la prise en charge des victimes. / Il contribue à la planification interministérielle en matière
de défense et de sécurité nationale en ce qui concerne son volet sanitaire ».
4. Aux termes de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable
antérieurement au 24 mars 2020 : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence,
notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé,
prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et
appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des
menaces possibles sur la santé de la population. (…) ». En vertu de l'article L. 1413-1 du même code,
l'Agence nationale de santé publique (Santé publique France), qui a pris la suite de l'Etablissement de
préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) à compter du 1er mai 2016, « est un
établissement public de l'Etat à caractère administratif, placé sous la tutelle du ministre chargé de la
santé. / L'agence a pour missions : / 1° L'observation épidémiologique et la surveillance de l'état de
santé des populations ; / 2° La veille sur les risques sanitaires menaçant les populations ; (…) / 5° La
préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires ; / 6° Le lancement de l'alerte
sanitaire. / (…) Elle assure, pour le compte de l'Etat, la gestion administrative, financière et logistique
de la réserve sanitaire et de stocks de produits, équipements et matériels ainsi que de services
nécessaires à la protection des populations face aux menaces sanitaires graves (…) ».
En ce qui concerne la constitution d'un stock de masques :
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5. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport sur « la veille et l'alerte sanitaires en
France », publié par l'Institut de veille sanitaire en 2011, ainsi que du rapport annuel sur l'état de
préparation mondial aux situations d'urgence sanitaire élaboré par le conseil mondial de suivi de la
préparation institué par la Banque mondiale et l'Organisation mondiale de la santé, publié en
septembre 2019, que le risque d'émergence d'un agent pathogène respiratoire à l'origine d'une
pandémie était connu de la communauté scientifique ainsi que des autorités sanitaires françaises. Il
résulte également de l'instruction que l'Etat avait connaissance du fait que les masques constituaient
l'un des principaux moyens de protection dans le cadre d'une telle pandémie, en particulier dans une
phase où ni vaccin ni traitement ne seraient disponibles, et que le Haut Conseil de la santé publique
(HCSP), dans son avis relatif à « la stratégie à adopter concernant le stock Etat de masques
respiratoires » du 1er juillet 2011, recommandait la constitution par l'Etat d'un stock de masques
chirurgicaux et d'appareils de protection respiratoire de type FFP2, ayant une capacité filtrante plus
élevée. Le Haut Conseil préconisait, en particulier, « la constitution d'un stock tournant impliquant la
libération (par exemple vers les hôpitaux pour l'usage en soins courants) et la reconstitution régulière
d'une partie du stock et ce compte tenu des durées de péremption de ces masques ; une organisation
pour l'utilisation de ces stocks en situation de crise qui permette de couvrir rapidement toutes les
populations et personnels de soins concernés ».
6. Il résulte de l'instruction qu'en 2009, un stock d'un milliard de masques chirurgicaux et
de 700 millions de masques FFP2 avait été constitué par l'Etat pour faire face à l'épidémie de la grippe
de type A (H1N1). Il en résulte également que ni l'Etat ni une agence agissant pour son compte n'a
plus passé aucune commande de masques FFP2 après 2011 ni de masques chirurgicaux après 2013 et
jusqu'en 2019, les masques périmés n'étant ainsi pas renouvelés. A compter de 2018, la cible d'un
milliard de masques chirurgicaux a été abandonnée et la stratégie de constitution du stock de masques
de protection révisée, au profit d'un « stock de réserve » s'articulant avec le développement de
capacités de production et d'approvisionnement, activables en cas d'épidémie. Le 24 janvier 2020,
selon l'information donnée par Santé publique France à la ministre des solidarités et de la santé, les
stocks stratégiques de masques étaient composés de 99 millions de masques chirurgicaux et d'aucun
masque FFP2. Or la pertinence du port du masque comme moyen de protection dans le cadre d'une
épidémie n'avait pas été remise en cause par les autorités compétentes de l'Etat. De même, il est
constant que la nécessité de disposer d'un stock suffisant de masques de protection en cas de pandémie
avait été rappelée par le groupe d'experts présidé par le professeur Jean-Paul Stahl dans son avis du
mois de mai 2019. Si, ainsi que le fait valoir le ministre chargé de la santé, l'estimation faite, en dernier
lieu par ce rapport, d'un besoin à hauteur d'un milliard de masques en cas d'épidémie grippale ne
correspondait pas nécessairement à un stock minimal dont l'Etat aurait dû disposer, il ne résulte pas
de l'instruction que les autorités sanitaires auraient procédé à une évaluation du stock nécessaire pour
faire face à une menace sanitaire grave, au regard des capacités de production et d'approvisionnement
raisonnablement susceptibles d'être mobilisées dans un tel cas, ni que le stock national, combiné aux
stocks des établissements de santé et des établissements médico-sociaux, ait été suffisant, lors de
l'apparition de la pandémie, pour faire face aux besoins de protection. Dans ces conditions, en
s'abstenant de maintenir à un niveau suffisant un stock de masques permettant de lutter contre une
pandémie liée à un agent respiratoire hautement pathogène, l'Etat a commis une faute de nature à
engager sa responsabilité.
En ce qui concerne la communication du gouvernement relative aux masques :
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7. Les requérants soutiennent que par plusieurs déclarations, des membres du gouvernement
ont indiqué, au cours des mois de février et mars 2020, qu'il n'était pas utile, pour la population
générale, de porter un masque et que ces déclarations, par leur caractère inexact et contradictoire,
n'ont pas permis à la population de se protéger et ont accentué le risque de contamination. Il résulte
de l'instruction que si plusieurs instances, telles que la Société française d'hygiène hospitalière et le
Haut Conseil de la santé publique, ont émis au début du mois de mars 2020 des avis recommandant
de réserver le port du masque chirurgical et du masque FFP2 à des indications précises, compte tenu
de la situation de pénurie existante, il n'en était pas moins connu que des personnes en période
d'incubation ou porteuses asymptomatiques excrètent le virus et entretiennent la transmission de
l'infection, de sorte que le port d'un masque constitue une mesure de prévention. Or plusieurs
membres du gouvernement ont, à plusieurs reprises, déclaré publiquement entre la fin du mois de
janvier et la fin du mois de mars 2020 non pas seulement que les masques devaient être réservés aux
personnes qui en avaient le plus besoin, mais que le port du masque était inutile en l'absence de
symptômes. Ainsi, le 26 février 2020, le ministre des solidarités et de la santé a indiqué qu'une
personne asymptomatique qui se rend dans des lieux publics, qui se déplace dans les transports en
commun n'a pas à porter de masque ; le 17 mars 2020, la porte-parole du gouvernement a déclaré que
les Français ne pourraient pas acheter de masques dans les pharmacies parce que ce n'était pas
nécessaire quand on n'était pas malade. Ces déclarations gouvernementales ont pu légitimement
amener la population à s'interroger sur la meilleure conduite à tenir s'agissant du port du masque pour
se protéger de la contamination par le virus de la covid-19. Dans ces conditions, et alors même que
les lignes directrices provisoires de l'OMS ne préconisaient pas le port du masque par l'ensemble de
la population et que la situation de pénurie des équipements de protection individuelle, et en particulier
des masques, devait conduire à prioriser le port du masque en fonction des personnes et des activités,
les requérants sont fondés à soutenir que l'Etat a commis une faute de nature à engager sa
responsabilité dans sa communication au début de l'épidémie sur l'utilité du port du masque.
En ce qui concerne la gestion de la pénurie de masques :
8. Il résulte de l'instruction que face à l'insuffisance des stocks, l'Etat a mis en place une
stratégie de gestion et d'utilisation maîtrisée des masques de protection à l'échelle nationale et s'est
attaché à l'adapter en fonction de l'évolution de l'épidémie. Il a déployé dès le mois de février 2020
une politique d'importation massive de masques à partir des principaux pays fournisseurs, complétée
entre le 3 mars et le 31 mai par la réquisition des masques de protection respiratoire et de masques
anti-projections disponibles, afin d'en assurer un accès prioritaire aux personnels de santé ainsi qu'aux
patients. Le nombre de masques commandés s'élevait ainsi au 30 mars 2020 à 1,5 milliard de masques
chirurgicaux et à 503 millions de masques FFP2, les moyens de production nationale de masques
ayant été parallèlement renforcés. Dans ces conditions, compte tenu du contexte de pénurie
préexistante de masques, de la forte demande en approvisionnement qui s'est exprimée à cette époque
au niveau mondial et de la date du 30 janvier 2020 à laquelle l'urgence de santé publique de portée
internationale a été déclarée par l'OMS, ni les mesures prises au début de l'épidémie pour disposer
d'un stock de masques pour lutter contre la propagation du virus ni la décision d'assurer en priorité,
dans un contexte de forte tension, la fourniture des masques disponibles aux personnels soignants et
aux patients, décision au demeurant conforme aux recommandations formulées par le Haut Conseil
de la santé publique dans son avis provisoire du 10 mars 2020, ne sont de nature à révéler une carence
fautive de l'Etat.
En ce qui concerne le gel hydroalcoolique :
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9. Les requérants soutiennent que la France s'est trouvée au début de la crise sanitaire dans
une situation de pénurie de gel hydroalcoolique et font valoir que cette pénurie serait exclusivement
due à l'impréparation de l'Etat, qui aurait en outre tardé à remédier à l'indisponibilité de ce type de
produit. Toutefois, les requérants n'apportent pas davantage en appel qu'en première instance
d'éléments permettant d'apprécier le bien-fondé de cette allégation. En outre, il résulte de
l'instruction, d'une part, que l'hygiène des mains pouvait, malgré l'indisponibilité de ce gel, être
assurée par un lavage des mains à l'eau et au savon dans de très nombreuses situations et, d'autre part,
que l'Etat, compte tenu de la nécessité de prévenir les risques de pénurie de produits hydroalcooliques,
a, par arrêté ministériel du 6 mars 2020, facilité leur production en autorisant leur préparation par les
pharmacies jusqu'au 31 mai 2020.
En ce qui concerne le dépistage :
10. En premier lieu, les requérants soutiennent que l'absence d'anticipation pour permettre
une production suffisante de tests et le choix du gouvernement de ne pas avoir procédé au mois de
mars 2020 à un dépistage de toutes les personnes présentant des symptômes de la covid-19, alors que
l'OMS avait, le 16 mars 2020, recommandé que les Etats procèdent à des dépistages massifs, revêtent
un caractère fautif.
11. Il résulte de l'instruction, d'une part, que le virus n'était pas connu avant le 9 janvier 2020
et que l'élaboration des kits de dépistage nécessitait au préalable des analyses scientifiques afin de
permettre la conception de tests et de réactifs et, d'autre part, que Santé publique France a saisi
l'Institut Pasteur dès le mois de janvier 2020, aboutissant à la mise au point le 22 janvier 2020 d'un
test de dépistage utilisant la technique « RT-PCR », et à un déploiement de cette technique auprès des
établissements de santé de référence. Il résulte également de l'instruction que la France a par ailleurs
été confrontée à des difficultés d'approvisionnement du réactif indispensable au fonctionnement du
test, dans un contexte de forte pression internationale sur les pays producteurs, et qu'il a été décidé de
permettre aux laboratoires hospitaliers de niveau 2 de pratiquer des tests, permettant ainsi d'avoir une
capacité de commande renforcée auprès des pays producteurs. Si les laboratoires publics de recherche,
les laboratoires de ville et les laboratoires vétérinaires départementaux n'ont pas été mis à contribution
dès la recommandation générale de l'OMS du 16 mars 2020, les requérants n'établissent pas que leur
mobilisation aurait permis, dès le mois de mars, de renforcer de façon décisive la capacité à tester les
personnes présentant des symptômes. Enfin, il résulte de l'instruction que le Haut Conseil de la santé
publique, dans son avis provisoire du 10 mars 2020, le centre européen de prévention et de contrôle
des maladies, dans son évaluation rapide des risques du 12 mars 2020, la Commission européenne,
dans ses recommandations du 18 mars 2020 et l'OMS, dans ses recommandations du 21 mars 2020,
ont recommandé d'adopter une stratégie de priorisation des tests dans un contexte de rationalisation
des ressources diagnostiques et qu'il a été décidé en France, par suite, de tester prioritairement les
personnes à risque. Dans ces conditions, eu égard à l'ampleur de la crise sanitaire, aux tensions
existant au niveau international et aux difficultés de l'action gouvernementale dans ce contexte, les
requérants ne sont pas à fondés à soutenir que l'Etat aurait commis une faute dans l'anticipation de la
capacité de production de tests et dans le choix de ne pas procéder, dès mars 2020, au dépistage de
toutes les personnes présentant des symptômes de la covid-19.
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12. En second lieu, si les requérants soutiennent que le gouvernement aurait donné des
informations inexactes quant à l'utilité du dépistage, ils ne l'établissent pas davantage en appel qu'en
première instance.
En ce qui concerne la décision de confiner la population à compter du 16 mars 2020 :
13. L'émergence du nouveau coronavirus responsable de la covid-19, de caractère pathogène
et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit le ministre des
solidarités et de la santé à prendre, par plusieurs arrêtés à compter du 4 mars 2020, des mesures de
plus en plus strictes sur le fondement des dispositions de l'article L. 3131-1 du code de la santé
publique. Ainsi, par deux arrêtés des 4 et 9 mars 2020, les rassemblements de plus de 5 000, puis de
1 000 personnes ont été interdits. Puis, par un arrêté du 14 mars 2020, un grand nombre
d'établissements recevant du public ont été fermés au public, les rassemblements de plus de
100 personnes ont été interdits et l'accueil des enfants, élèves et étudiants dans les établissements les
recevant a été suspendu. Par un décret du 16 mars 2020 motivé par les circonstances exceptionnelles
découlant de l'épidémie de covid-19, le Premier ministre a interdit le déplacement de toute personne
hors de son domicile, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées et devant être dûment
justifiées, à compter du 17 mars à 12 heures, sans préjudice de mesures plus strictes susceptibles d'être
arrêtées par le représentant de l'Etat dans le département. Par cette mesure, le Premier ministre
entendait ralentir la propagation du virus sur le territoire national et préserver la capacité des
établissements de santé à prendre en charge les patients atteints de forme grave de la covid-19.
14. Les requérants soutiennent en premier lieu que, compte tenu de la multiplication du
nombre des contaminations en France depuis le début de l'épidémie et alors que l'Etat aurait été
informé de l'existence du virus dès le mois de décembre 2019 par son réseau consulaire, la décision
de ne confiner la population que le 16 mars 2020 et non dès le 31 janvier 2020, date de la déclaration
d'urgence de santé publique de portée internationale par l'OMS, est constitutive d'une faute.
15. Toutefois, eu égard à la portée de cette mesure de police applicable à l'ensemble du
territoire qui limitait l'exercice des libertés individuelles, en particulier de la liberté d'aller et venir,
celle-ci devait être nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif de sauvegarde de la santé publique
qu'elle poursuivait à la date à laquelle elle était prise. Or, d'une part, dans les circonstances
exceptionnelles résultant de l'apparition du virus responsable de la covid-19 et compte tenu en
particulier des modes de transmission de ce virus, l'objectif de protection de la santé publique ne
pouvait consister à empêcher purement et simplement l'apparition d'une épidémie sur le territoire
national. D'autre part, si l'OMS a déclaré le 30 janvier 2020 l'existence d'une urgence de santé
publique de portée internationale, cette circonstance ne pouvait justifier, à elle seule, la mise en œuvre
d'une mesure de confinement sur l'ensemble du territoire national. Or il ne résulte pas de l'instruction
que la situation constatée en France avant le 16 mars 2020, en particulier le nombre de contaminations
et le nombre de patients pris en charge par les établissements de soins, ait rendu nécessaire de prendre
une mesure aussi restrictive des libertés individuelles, en particulier de la liberté d'aller et venir, afin
de prévenir la propagation du virus. Dans ces conditions, il ne résulte pas de l'instruction que l'absence
de mise en œuvre d'une mesure de confinement avant le 16 mars 2020 soit constitutive d'une faute.
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16. En deuxième lieu, la circonstance que certaines déclarations gouvernementales, faites
antérieurement à l'édiction de l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte
contre la propagation du virus covid-19 et du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des
déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19, se soient révélées
contraires aux mesures qu'ils ont instaurées n'est pas constitutive d'une faute.
En ce qui concerne le moyen tiré d'une atteinte au principe de précaution :
17. Les requérants soutiennent que les différentes carences de l'Etat dans l'anticipation de la
crise sanitaire et la préparation de la réponse à une telle crise méconnaissent le principe de précaution
garanti par l'article 5 de la Charte de l'environnement et l'article 191 du traité sur le fonctionnement
de l'Union européenne.
18. Aux termes de l'article 5 de la Charte de l'environnement : « Lorsque la réalisation d'un
dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière
grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de
précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des
risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du
dommage ». Aux termes du paragraphe 2 de l'article 191 du traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne : « La politique de l'Union dans le domaine de l'environnement vise un niveau de
protection élevé, en tenant compte de la diversité des situations dans les différentes régions de
l'Union. Elle est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive, sur le principe de la
correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement et sur le principe du pollueurpayeur. (…) ».
19. Il résulte des dispositions précitées de l'article 5 de la Charte de l'environnement que le
principe de précaution s'applique en cas de risque de dommage grave et irréversible pour
l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé. Dès
lors, il ne saurait être utilement invoqué par les requérants à l'encontre des prétendues carences de
l'Etat dans l'anticipation et la gestion de la crise sanitaire. Par ailleurs, les requérants ne peuvent
utilement invoquer la méconnaissance du principe de précaution garanti par l'article 191 du traité sur
le fonctionnement de l'Union européenne, dès lors que les actions qui, selon les requérants, auraient
dû être conduites n'entrent pas dans le champ des stipulations de cet article.
En ce qui concerne l'atteinte à la liberté religieuse, à la dignité du défunt et à la vie privée
des familles :
20. Les requérants font valoir que le corps de Mme Z., qui était de confession juive, a été mis
en bière immédiatement, sans que sa famille ait pu se recueillir et sans qu'il ait été procédé à la toilette
rituelle religieuse.
21. Par un décret du 1er avril 2020, le Gouvernement a interdit, jusqu'au 30 avril suivant, les
soins de conservation définis à l'article L. 2223-19-1 du code général des collectivités territoriales sur
le corps des personnes décédées, ainsi que la pratique de la toilette mortuaire pour les défunts atteints
ou probablement atteints de la covid-19 au moment de leur décès, en imposant une mise en bière
immédiate. Ces dispositions, entrées en vigueur le 2 avril 2020, ont été annulées par une décision du
Conseil d'Etat statuant au contentieux n° 439804 du 22 décembre 2020, au motif qu'en raison de leur
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caractère général et absolu, ces restrictions portaient une atteinte manifestement disproportionnée au
droit à une vie privée et familiale normale. Toutefois, en se bornant à soutenir que le décret du
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er avril 2020 aurait officialisé une pratique antérieure, les consorts X. n'établissent pas qu'une faute
de l'Etat serait à l'origine du préjudice qu'ils invoquent, résultant des conditions de la mise en bière
du corps de Mme Z. le 27 mars 2020.
22. Il résulte de tout ce qui précède, d'une part, que les consorts X. sont seulement fondés à
soutenir qu'en s'abstenant de constituer un stock suffisant de masques permettant de lutter contre une
pandémie liée à un agent respiratoire hautement pathogène, ce qui l'a conduit à adopter une
communication tendant à déconseiller le port des masques pour les personnes asymptomatiques, l'Etat
a commis une faute de nature à engager sa responsabilité, et, d'autre part, que le ministre n'est pas
fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal a regardé ces manquements comme fautifs.
Sur l'existence d'un lien de causalité :
23. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la covid-19 et particulièrement
contagieux, a été qualifiée, ainsi qu'il a été indiqué au point 1, d'urgence de santé publique de portée
internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le
11 mars 2020. Dans ce contexte pandémique, et eu égard à la forte contagiosité de ce virus et au
caractère néanmoins aléatoire de sa transmission d'un individu à un autre, la possibilité d'échapper
au risque de contamination revêtait, à la date des faits en litige, un fort degré d'incertitude. Eu égard
à la multiplicité des sources de contamination possibles et à l'impossibilité de rapporter la preuve
certaine de l'origine cette contamination, les fautes relevées au point précédent ne peuvent être
regardées comme étant directement à l'origine de la contamination d'un individu donné. Toutefois,
les personnes qui, sans qu'un comportement à risque puisse leur être reproché, établissent avoir été
particulièrement exposées au virus, notamment du fait de leur profession, dans des conditions qui ne
leur permettaient pas de maintenir des distances physiques avec les personnes potentiellement
contagieuses, peuvent, le cas échéant, être regardées comme ayant été privées d'une chance
d'échapper à la contamination. Le préjudice résultant directement de ces fautes n'est alors pas le
dommage survenu, mais la perte d'une chance d'éviter ce dommage. La réparation qui incombe à
l'Etat doit, dès lors, être évaluée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.
24. Il résulte de l'instruction que Mme Z., conduite aux urgences le 6 mars 2020 à la suite
d'une fracture du poignet puis prise en charge dans trois établissements de soins successifs, a présenté
des symptômes de contamination par le virus de la covid-19 postérieurement au début de sa prise en
charge en milieu hospitalier, a fait l'objet d'un test de dépistage le 23 mars 2020, qui s'est révélé
positif, et est décédée le 27 mars 2020. Dans ces circonstances, l'intéressée a été particulièrement
exposée au virus dans des conditions ne permettant pas le maintien de distances physiques, à une
période où le personnel soignant, s'il avait disposé d'un nombre suffisant de masques, aurait été amené
à en porter, d'autant que, âgée de 92 ans au moment de son décès, elle était au nombre des personnes
particulièrement vulnérables. Elle a ainsi été privée d'une chance d'échapper à la contamination. Dans
les circonstances de l'espèce, il y a lieu d'évaluer l'ampleur de cette perte de chance à 25 %.
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Sur le préjudice :
25. Dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral
subi par les enfants majeurs et la petite-fille de Mme Z., dont les liens avec la victime sont
suffisamment justifiés par les pièces du dossier, en l'évaluant, compte tenu du taux de perte de chance
retenu au point précédent, à la somme de 1 000 euros pour chacun de ses enfants, Mme E. X. et M. P.
X., et à la somme de 500 euros pour sa petite fille, Mme S. X..
Sur les intérêts :
26. Les consorts X. ont droit aux intérêts au taux légal des sommes mentionnées au point
précédent à compter du 28 septembre 2020, date de réception de leur réclamation préalable par le
Premier ministre, ainsi qu'à la capitalisation de ces intérêts à compter du 28 septembre 2021, date à
laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, et à chaque échéance annuelle à compter
de cette date.
27. Il résulte de tout ce qui précède que les consorts X. sont fondés à soutenir que c'est à tort
que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Sur les frais liés à l'instance :
28. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme
de 400 euros à verser à chacun des requérants au titre des frais exposés par eux et non compris dans
les dépens, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Paris du 28 juin 2022 est annulé.
Article 2 : L'Etat versera à Mme E. X. et à M. P. X. la somme de 1 000 euros chacun et à Mme S. X.
la somme de 500 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 28 septembre 2020. Les intérêts échus
le 28 septembre 2021 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts, puis à chaque
échéance annuelle ultérieure.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 400 euros à chacun des requérants en application de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête des consorts X. est rejeté.

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