La lettre juridique n°938 du 16 mars 2023 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Le droit à l’intégrité de l’œuvre ne fait pas échec à la courte citation

Réf. : Cass. civ. 1, 8 février 2023, n° 21-23.976, FS-B N° Lexbase : A96909BI

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la Cour, avec l'aimable coopération de Madame la Professeur Alexandra Bensamoun, NFALAW

le 15 Mars 2023

Mots-clés : droit d’auteur • exception de courte citation • droit à l’intégrité de l’œuvre • droit patrimonial de l’auteur • droit moral de l’auteur • œuvre de coopération • chanson • texte d’une chanson • musique d’une chanson

La Cour de cassation considère que le texte et la musique d’une chanson relevant de genres différents et étant dissociables, le seul fait que le texte soit séparé de la musique ne porte pas nécessairement atteinte au droit moral de l’auteur.


 

Le « seul fait de la création » (CPI, art. L. 111-1 N° Lexbase : L3636LZP) d’une œuvre de l’esprit emporte, au bénéfice de l’auteur, l’attribution d’un monopole d’exploitation qui interdit la reproduction ou la représentation, partielle ou intégrale, de l’objet protégé sans le consentement du titulaire (CPI, art. L. 112-4 N° Lexbase : L3336ADW). Cette exclusivité est toutefois limitée par des exceptions, lieux de respiration où, sur ordre du législateur, l’usage décrit, qu’il soit public ou privé, est libre sans y avoir été préalablement autorisé. Cette bienveillance législative est néanmoins cantonnée aux prérogatives patrimoniales. Aussi les prérogatives de droit moral, notamment le droit à la paternité ou encore le droit à l’intégrité, restent-elles applicables en dépit de la situation d’exception.

Dans ces conditions, le droit à l’intégrité peut-il faire échec à l’exception de courte citation ? La question était justement posée à la Cour de cassation dans un arrêt rendu par la première chambre civile, le 8 février 2023.

Dans l'affaire objet du présent commentaire, l’exécuteur testamentaire en charge de l’exercice du droit moral de Jean Ferrat, compositeur et artiste-interprète, décédé le 13 mars 2010, et la société Productions Alleluia, titulaire des droits de reproduction des œuvres de celui-ci, faisaient grief à la société Librairie Arthème Fayard d’avoir publié un ouvrage intitulé « Jean Ferrat. “Je ne chante pas pour passer le temps” », qui reproduisait cent-trente-et-un extraits des chansons de l’artiste, ainsi que, en page de couverture, le titre de l’une d’elles [1]. Ils l’ont en conséquence assignée en contrefaçon, arguant respectivement d’une atteinte au droit moral et au droit de reproduction.

La Cour de cassation rejette le pourvoi. D’une part, elle considère que le texte et la musique d’une chanson relevant de genres différents et étant dissociables, le seul fait que le texte soit séparé de la musique ne porte pas nécessairement atteinte au droit moral de l’auteur. D’autre part, citant la motivation de la cour d’appel [2] au sujet de l’exception de citation, elle conforte ici sa caractérisation.

Cet arrêt est dès lors l’occasion de faire un point sur cette limitation, qui participe de la liberté d’expression. Aussi, l’exception de citation est doublement encadrée : en interne, par des conditions intrinsèques (I) et, d’un point de vue externe, par des conditions liées à l’articulation avec le droit moral (II).

I. Les contours internes de l’exception de citation

1. Les exceptions. Le droit français reflète, formellement, la volonté de protection de l’auteur. En effet, le monopole d’exploitation est appréhendé largement, par deux prérogatives catégorielles – le droit de représentation et le droit de reproduction –, qui intègrent dans leur sillon l’ensemble des actes d’utilisation, alors que les exceptions sont énoncées dans une liste légale. Le balancement, entre ouverture des droits – par la conception synthétique et ouverte du monopole d’exploitation – et fermeture des exceptions – par une liste analytique et fermée –, signe un équilibre en faveur du créateur, lequel reçoit amplement des prérogatives mais en est amputé strictement. Ainsi, les articles L. 122-5 et suivants N° Lexbase : L5286L9N du Code de la propriété intellectuelle énoncent toutes les hypothèses d’utilisation libre.

De même, à l’échelle européenne, les exceptions sont énumérées à l’article 5 de la Directive n° 2001/29, dite « société de l’information » [3], complété par les articles 3 à 7 de la Directive n° 2019/790, sur le « marché unique numérique » [4]. Le premier texte propose vingt-et-une limitations, dont une seule est obligatoire (l’exception de reproduction technique, transitoire ou accessoire), tandis que les suivants imposent des exceptions permettant l’adaptation à l’environnement numérique et transfrontière (fouille de texte et de données, enseignement, conservation du patrimoine culturel), avec une volonté d’harmonisation plus poussée.

2. L’exception de courte citation. L’article L. 122-5, 3°, a), du Code de la propriété intellectuelle paralyse les droits patrimoniaux sur une œuvre reprise dans le cadre d’« analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ». L’exception de courte citation implique le respect de conditions internes, de qualification. L’utilisation n’est en effet exemptée que si elle remplit les critères de brièveté, d’intégration à une œuvre citante et de but didactique. Les juges retiennent une interprétation relativement stricte de ces conditions et réservent souvent l’exception au domaine littéraire. Notamment, une représentation intégrale, « quelles que soient sa forme et sa durée » [5], ne peut s’analyser en une courte citation.

Cette vision a pu être critiquée par une partie de la doctrine [6]. En effet, comme l’a déjà jugé la Cour de cassation au sujet d’une autre limitation, « l’application stricte d’une disposition dérogatoire n’exclut pas qu’elle soit faite dans toute la mesure de sa raison d’être » [7], au risque, dans le cas contraire, de voir les droits fondamentaux mobilisés, précisément la liberté d’expression, comme limite autonome au droit d’auteur, ainsi que l’a proposé l’arrêt « Klasen » [8]. Certes, les arrêts de la CJUE de juillet 2019 [9], rendus en Grande chambre, ferment la voie à l’interprétation française d’une « méta-exception » [10] qui serait constituée par le droit à la liberté d’expression. Mais ils indiquent aussi que les droits fondamentaux peuvent servir de guide à l’interprétation des exceptions et même des droits.

Dès lors, si l’adage – exceptio est strictissimae interpretationis – commande une interprétation stricte des exceptions, il n’impose pas une lecture restrictive non plus. D’autant que l’exception européenne semble plus accueillante que l’exception française. En effet, l’article 5, § 3, d) de la Directive n° 2001/29 soustrait du monopole les « citations faites, par exemple, à des fins de critique ou de revue, pour autant qu’elles concernent une œuvre ou un autre objet protégé ayant déjà été licitement mis à la disposition du public, […] qu’elles soient faites conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivi ». Outre que les buts énoncés ne sont qu’exemplatifs, suggérant donc d’autres destinations, la condition de brièveté n’est pas clairement énoncée, même si un critère de mesure raisonnable est rappelé. Surtout, la CJUE, dans une tendance à l’harmonisation forcée du droit d’auteur [11], considère que si l’exception, qui déroge au principe d’exclusivité, doit recevoir une interprétation stricte, celle-ci ne doit pas faire obstacle à son « effet utile » et elle doit respecter sa finalité [12]. Or cette limitation vise justement à maintenir un juste équilibre entre la liberté d’expression des utilisateurs et les droits des auteurs. Aussi, « le point de savoir si la citation est faite dans le cadre d’une œuvre protégée par le droit d’auteur ou, au contraire, d’un objet non protégé par un tel droit, est dépourvu de pertinence » [13]. On rappellera ici que la condition d’œuvre citante était pourtant exigée par la jurisprudence française.

3. La vérification des conditions de l’exception. En l’espèce, confirmant la décision des juges du premier degré, la cour d’appel a accueilli l’exception de citation [14]. Elle a ainsi, traditionnellement, apprécié la condition de brièveté au regard de l’œuvre citante et de l’œuvre citée. En outre, la Cour de cassation reprend en partie la motivation, justifiant les citations par référence à un principe de nécessité ; en ce sens, elle relève que la société Librairie Arthème Fayard avait démontré que chacune des citations « était nécessaire à l’analyse critique de la chanson », que ces citations « ne s’inscrivaient pas dans une démarche commerciale ou publicitaire mais étaient justifiées par le caractère pédagogique et d’information de l’ouvrage qui, richement documenté, s’attachait à mettre en perspective les textes des chansons au travers des étapes de la vie de [Jean Ferrat] ».

L’approche est, de ce point de vue, classique et constitue un intéressant rappel des conditions internes de l’exception de citation. L’originalité de la décision réside dans l’articulation qui est faite avec le droit moral.

II. Les conditions externes de l’exception de citation

4. Articulation explicite avec le droit moral. Le droit moral est caractéristique du droit d’auteur « à la française », où l’auteur dispose d’une place centrale dans l’équilibre des intérêts. Il projette la conception subjective et profondément humaniste du droit national. En permettant à l’auteur, puis à ses héritiers, de garder une maîtrise perpétuelle sur l’œuvre, il manifeste ce lien inaltérable entre l’auteur et sa création, laquelle reflète justement sa personnalité.

Parce que les exceptions sont susceptibles d’y porter atteinte, la loi réalise partiellement leur articulation. D’abord, il faut rappeler la condition de divulgation de l’œuvre faisant l’objet d’un usage libre, condition partagée par toutes les exceptions, comme l’indiquent les premiers mots de l’article L. 122-5 – « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire […] » (nous soulignons). Ensuite, pour un certain nombre d’exceptions dont la courte citation, le texte impose que « soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source ». Le respect du droit à la paternité est à ce prix. D’ailleurs, en l’espèce, la cour d’appel avait pris soin de relever que la condition était remplie.

Même si le droit moral n’est pas harmonisé à l’échelle européenne, la disposition européenne reprend l’exigence, tout en la relativisant, sans doute aussi par pragmatisme – « à l’impossible nul n’est tenu ». Ainsi, les droits patrimoniaux sont suspendus en cas de citation d’une œuvre protégée à la condition que, « à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, soit indiquée » [15].

5. Articulation implicite avec le droit à l’intégrité. L’arrêt pose encore la question de la citation d’un texte qui formait un tout avec une musique. En effet, la reprise ne concerne, quantitativement comme qualitativement, qu’une partie de l’œuvre de collaboration constituée par la chanson.

La problématique dépasse d’ailleurs largement le cadre de l’exception. On sait déjà que l’exploitation séparée des apports d’une telle œuvre, dès lors que la contribution des coauteurs relève de genres différents, est autorisée par la loi, sous réserve que cela ne porte pas préjudice « à l’exploitation de l’œuvre commune », comme l’indique l’article L. 113-3, alinéa 4, du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L3339ADZ. On voit mal comment et pour quelles raisons le même raisonnement pourrait être écarté dans le cadre du bénéfice d’une exception.

La reprise dissociée du texte ne saurait dès lors, par principe, porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre dans sa globalité. La Cour de cassation affirme en ce sens que « le texte et la musique d’une chanson relevant de genres différents et étant dissociables, le seul fait que le texte ait été séparé de la musique ne portait pas nécessairement atteinte au droit moral de l’auteur ».

Si l’auteur jouit du droit au respect de son œuvre, en vertu de l’article L. 121-1, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L3346ADB, la dénaturation arguée, qu’elle soit matérielle (sur la forme) ou intellectuelle (sur l’esprit de l’œuvre), doit être démontrée et il ne peut exister aucune automaticité sur ce point. Dans le cas contraire, l’exception même de courte citation pourrait être remise en cause dans sa légitimité.

6. In medio stat virtus. C’est un rappel au raisonnable que la Cour de cassation opère dans cet arrêt. Les règles protectrices de la personne de l’auteur ne peuvent servir de prétexte pour brider une liberté accordée par le législateur et qui participe de l’équilibre du droit.


[1] La question du titre a été tranchée par les juges du fond (CA Paris, 5-1, 12 janvier 2021, n° 15/19803 N° Lexbase : A04754CL) qui ont décidé que l’utilisation de celui-ci en couverture constituait une atteinte aux droits patrimoniaux de la société titulaire des droits.

[2] CA Paris, 5-1, 12 janvier 2021, n° 15/19803, préc.

[3] Directive n° 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information N° Lexbase : L8089AU7.

[4] Directive (UE) n° 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les Directives 96/9/CE et 2001/29/CE N° Lexbase : L3222LQE.

[5] Cass. civ. 1, 4 juillet 1995, n° 92-20.199, publié N° Lexbase : A7347ABQ, D., 1996, 4, note B. Edelman ; ibid. somm. 74, obs. Cl. Colombet ; JCP G, 1995, II, 22486, note J.-C. Galloux ; Légicom, 1995, n° 8, p. 159, obs. Ch. Caron.

[6] M. Vivant, Pour une compréhension nouvelle de la notion de courte citation en droit d’auteur, JCP G, 1989, I, 3372.

[7] Cass. civ. 1, 14 juin 2005, n° 02-17.196, FS-P+B N° Lexbase : A7448DIP, Propr. intell., 2005, p. 438, 1er arrêt, obs. A. Lucas : sur l’article L. 214-1 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L2489K93.

[8] Cass. civ. 1, 15 mai 2015, n° 13-28.116, F-D N° Lexbase : A8684NH4, CCE, 2015, comm. 55, note Ch. Caron ; JCP G, 2015, 967, note C. Geiger ; Legipresse, 2015, p. 474, note V. Varet ; Propr. intell., 2015, p. 281, obs. A. Lucas, et p. 285, obs. J.-M. Bruguière ; RTD com., 2015, p. 515, obs. F. Pollaud-Dulian. Adde A. Bensamoun et P. Sirinelli, Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin…, D. 2015, p. 1672.

[9] CJUE, gr. ch., 29 juill. 2019, trois arrêts, aff. C-469/17 N° Lexbase : A7366ZKZ ; aff. C-476/17 N° Lexbase : A7367ZK3 et aff. C-516/17 N° Lexbase : A7369ZK7.

[10] A. Bensamoun et P. Sirinelli, Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin…, op. cit.

[11] V. not. V.-L. Benabou, Retour sur dix ans de jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de propriété littéraire et artistique : les méthodes, Propr. intell., avril 2012, p. 140.

[12] CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145/10, point 133 N° Lexbase : A4925H3S.

[13] Ibid., point 136.

[14] CA Paris, 5-1, 12 janvier 2021, n° 15/19803, préc.

[15] Directive n° 2001/29, art. 5, § 3, d) – nous soulignons.

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