La lettre juridique n°933 du 2 février 2023 : Responsabilité

[Jurisprudence] La portée indemnitaire de la rente accident du travail redéfinie par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation

Réf. : Ass. plén., 20 janvier 2023, deux arrêts, n° 21-23.947 N° Lexbase : A962588Y et n° 20-23.673 N° Lexbase : A962688Z B+R

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par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur à l’Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherches en droit Antoine Favre, membre de l’Institut Universitaire de France

le 01 Février 2023

Mots-clés : dommage corporel rente accident du travail souffrances endurées faute inexcusable de l’employeur imputation en cascade déficit fonctionnel permanent recours des tiers payeurs revirement de jurisprudence

Par deux arrêts du 20 janvier 2023, l’Assemblée plénière a précisé les postes de préjudices couverts par la rente accident du travail. Elle était saisie du point de savoir si des souffrances endurées pouvaient être indemnisées en sus de la rente, et, revirant sa jurisprudence pour l’aligner sur celle du Conseil d’État, elle répond désormais par l’affirmative. Au surplus, elle a indiqué que cette rente ne réparait pas le déficit fonctionnel permanent, ce qui devrait pour l’avenir interdire l’imputation de la rente sur ce poste.


 

Qu’indemnise la rente accident du travail ? Certaines questions – comme celle-ci – sont apparemment naïves, alors même que les réponses sont loin d’être évidentes. Il n’a fallu rien de moins qu’une Assemblée plénière pour apporter un début de réponse.

Les accidents du travail laissant la victime avec une incapacité permanente supérieure à 10 % [1] lui ouvrent droit à une rente dite « accident du travail ». L’article L. 434-2 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8917KUS, deuxième alinéa, en indique le mode de calcul : il s’agit du produit du salaire annuel et du taux d’incapacité. Cette rente est incessible et insaisissable [2] et revalorisée annuellement pour suivre l’évolution des prix à la consommation [3].

L’incapacité dont il est question est fixée par référence à un barème spécifique aux accidents du travail [4], il s’agit donc d’une incapacité professionnelle, et doit prendre en compte « la nature de l'infirmité, l'état général, l'âge, les facultés physiques et mentales de la victime ainsi que […] ses aptitudes et sa qualification professionnelle » [5]. Le barème indique des taux très différents de ceux du barème du concours médical, par exemple : l’amputation entière d’un bras dominant représente un taux de 95 % en accidents du travail, mais de 55 à 60 % en droit commun. La différence se justifie en ce que la grandeur mesurée (l’incapacité professionnelle, d’un côté, l’incapacité personnelle, de l’autre) n’est pas la même.

La rente emprunte assurément à la technique indemnitaire, dans la mesure où son montant est fixé par rapport au salaire antérieur, et que le taux d’incapacité professionnelle est estimé de manière à intégrer le retentissement des séquelles sur la capacité de gain. Historiquement, d’ailleurs, le taux qui était retenu devait refléter la capacité résiduelle de la victime à gagner sa vie [6]. En outre, le chapitre du Code de la Sécurité sociale qui englobe les dispositions sur la rente accident du travail s’intitule « indemnisation de l’incapacité permanente ».

Pourtant, le mode de calcul de la rente diffère radicalement de celui qui préside à l’évaluation d’un préjudice : la rente n’est pas établie en fonction des pertes de gains effectivement subies. À taux d’incapacité équivalent, telle victime pourra poursuivre son emploi antérieur, ou éventuellement changer de poste, et maintenir ses revenus, voire les accroître ; quand telle autre ne pourra continuer son travail, et se verra privée d’emploi. La formule de calcul de la rente accident du travail conduit pourtant à un résultat identique pour l’une et l’autre, pour peu qu’elles aient le même salaire. En dépit des apparences, la rente accident du travail est donc plus forfaitaire qu’indemnitaire, et ce caractère a déjà été souligné par le Conseil constitutionnel [7], le Conseil d’État [8], et l’est désormais par la Cour de cassation dans les arrêts sous commentaire.

Le paradoxe est patent : la rente accident du travail est supposée avoir une nature indemnitaire, puisqu’elle répare des postes de préjudice, mais n’est en aucun cas mesurée sur le préjudice subi par la victime. Cette rente est donc forfaitaire.

La question de la nature de la rente accident du travail n’est pas seulement théorique. Lorsque l’accident du travail révèle la faute inexcusable de l’employeur, il est crucial de déterminer ce qu’indemnise cette rente ; en effet, dans un tel cas, l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5302ADQ permet à la victime de demander en sus à l’employeur réparation de certains postes de préjudice, dont les souffrances physiques et morales (qui intègrent, après consolidation, le déficit fonctionnel permanent). Et lorsque l’accident du travail est susceptible d’engager la responsabilité d’un tiers, et que la caisse de Sécurité sociale entend exercer son recours, la détermination de l’assiette du recours (entendre par là, les postes de préjudices sur lesquels le recours peut s’exercer) est fondamentale, particulièrement lorsque le droit à réparation n’est que partiel [9]. Sur tout ceci, les arrêts d’Assemblée plénière du 20 janvier 2023 constituent un authentique revirement.

Avant le revirement opéré en Assemblée plénière, la Cour de cassation considérait que la rente accident du travail réparait les préjudices professionnels (perte de gains professionnels et incidence professionnelle) d’une part, et le déficit fonctionnel permanent (intégrant les souffrances post-consolidation) d’autre part. Afin de préserver le principe de la réparation intégrale, qui prévient la double indemnisation du même poste de préjudice, la victime ne pouvait demander à son employeur la réparation de ses souffrances post-consolidations qu’à la condition de démontrer que la rente accident du travail ne les avait pas déjà réparées, par le truchement du déficit fonctionnel permanent. Cette question de preuve était en réalité dans la dépendance de l’importance de la perte de gains et de l’incidence professionnelle de la victime. Si elles étaient suffisamment importantes pour absorber la rente accident du travail, cela établissait que le déficit fonctionnel permanent n’était pas couvert par cette prestation. Dans le cas contraire, le poste extrapatrimonial était réputé réparé par la rente. Ce jeu de vases communicants était certainement insatisfaisant, mais avait l’avantage de ne pas mettre en lumière que la rente accident du travail pouvait, parfois, enrichir la victime [10].    

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un revirement complet, par deux arrêts, l’un de cassation, l’autre de rejet.

Quant à l’arrêt de cassation [11], les faits concernaient un ouvrier exposé à l’amiante ayant contracté dans le cadre de son travail un cancer broncho-pulmonaire primitif, dont il est décédé. Une rente d’ayant droit a été versée à sa veuve, laquelle et sa fille ont saisi la caisse d’une procédure de reconnaissance de faute inexcusable, notamment pour obtenir l’indemnisation du poste de déficit fonctionnel permanent comme héritières de la victime. La cour d’appel de Caen [12] a relevé que la victime était retraitée lors de la première constatation de la maladie ; elle « n’a donc subi aucune perte de gains professionnels ni d’incidence professionnelle. Ainsi, la rente indemnise le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent » ; cette position était parfaitement conforme à celle de la Cour de cassation. Elle a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité intéressante, fondée sur l’égalité des citoyens devant la loi [13], mais qui n’a pas été transmise, faute d’être estimée nouvelle ou sérieuse [14]. Les demandeurs au pourvoi soutiennent que la position de la cour d’appel viole plusieurs articles du Code de la Sécurité sociale.

Quant à l’arrêt de rejet, un ouvrier de l’amiante a appris à 56 ans qu’il était atteint d’un cancer broncho-pulmonaire. La cour d’appel de Metz l’a indemnisé au titre de ses souffrances physiques et morales, estimant que « le diagnostic d’une pathologie irréversible due à l’amiante constitue par son annonce même et la forte inquiétude qu’elle génère liée à son caractère incurable et évolutif, lequel s’est confirmé par l’issue fatale qui en est résultée, un préjudice spécifique devant être indemnisé en tant que tel, distinct de celui réparé au titre du déficit fonctionnel permanent » ; a fortiori, non couvert par la rente accident du travail. La Cour de cassation a cassé cet arrêt pour violation de différents articles du Code de la Sécurité sociale. La cour d’appel de Nancy, statuant sur renvoi [15], a résisté en motivant de manière sublime – le mot n’est pas trop fort – son arrêt. Elle affirme que la position traditionnelle de la Cour de cassation méconnaît le caractère composite du déficit fonctionnel permanent, et que « l’indemnisation des souffrances physiques et morales relève des seules dispositions de l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale qui leur sont propres et distinctes de la rente qui n’a ni pour objet ni pour finalité de réparer de quelconques souffrances ». L’agent judiciaire de l’État a formé un pourvoi en cassation, reprochant à l’arrêt d’appel d’avoir statué par des motifs impropres à démontrer en quoi les souffrances physiques et morales endurées par la victime étaient distinctes de celles réparées au titre du déficit fonctionnel permanent.

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement assumé de jurisprudence, rejetant le pourvoi dirigé contre l’arrêt de la cour d’appel qui, statuant sur renvoi, avait résisté, et cassant l’arrêt des juges qui s’étaient conformés à sa jurisprudence antérieure.

La question principale posée à la Cour de cassation était donc relative à la possibilité d’indemniser les souffrances subies par une victime d’accidents du travail qui bénéficie de la rente accident du travail – et la réponse est désormais affirmative, ce qui constitue un premier revirement (II). Il n’a été possible que parce que la Cour de cassation a développé une nouvelle analyse du contenu de la rente accident du travail (I), pour en exclure le déficit fonctionnel permanent, qui contient ces souffrances après la consolidation, et ce point est sans doute celui qui aura la plus grande portée pratique (III).

I. Les préjudices indemnisés par la rente accident du travail

L’Assemblée plénière opère un revirement qu’elle assume. Les deux arrêts, dont on imagine que chaque terme a été minutieusement pesé, sont très similaires. Après l’exposé du contenu des textes applicables, la Cour rappelle la position qu’elle avait prise antérieurement, et fait état des critiques qui ont pu lui être adressées ou des divergences rencontrées.

Sans remonter jusqu’à la genèse du droit du dommage corporel, il convient de remarquer que le questionnement sur le contenu exact de la rente n’a pris une importance décisive qu’à partir du moment où a été posé le principe de l’exclusion des postes personnels de l’assiette du recours des caisses [16], puis a fortiori lorsque la règle du recours des tiers payeurs poste par poste a été affirmée [17]. Déterminer les postes réparés par la rente accident du travail permettait de déterminer l’assiette du recours de la caisse de Sécurité sociale la versant. La Cour de cassation a d’abord, dans une série d’avis, indiqué que cette rente « indemnise, notamment, les pertes de gains professionnels et les incidences professionnelles de l’incapacité ; […] Si la caisse de Sécurité sociale estime que cette prestation indemnise aussi un préjudice personnel et souhaite exercer son recours sur un tel poste, il lui appartient d’établir que, pour une part de cette prestation, elle a effectivement et préalablement indemnisé la victime, de manière incontestable, pour un poste de préjudice personnel »[18]. Cette preuve, dans un second temps, a été considérée comme rapportée chaque fois que le montant de la rente excédait le total des postes professionnels [19], et a fortiori lorsque la victime, bien que titulaire d’une rente, ne subissait ni perte de revenus, ni incidence professionnelle [20] (de là date la divergence d’avec le Conseil d’État [21], que les arrêts sous commentaire abolissent). Autrement dit, si la caisse peut recourir en prenant pour assiette un certain poste de préjudice, c’est nécessairement qu’elle l’a indemnisé, et donc que la victime ne saurait demander une autre indemnisation, pour le même poste, au responsable (du moins pour la fraction indemnisée), sans que cela ne viole le principe de la réparation intégrale [22]. Ce raisonnement vole en éclats avec ces arrêts d’Assemblée plénière : la rente n’est plus, désormais, vue comme indemnisant les postes personnels – alors même qu’elle excéderait les postes professionnels.

Cette solution amène à faire prévaloir le caractère forfaitaire – l’expression est dans les arrêts [23] – de la rente accident du travail ; en d’autres termes, son caractère non nécessairement indemnitaire. Elle revient à reconnaître qu’existent des cas – ceux où la rente excède la valeur des postes professionnels – où la victime s’enrichit grâce à la rente accident du travail.

La Cour de cassation expose, dans une louable transparence, les trois forces qui l’ont conduite à infléchir sa position. Les critiques de la doctrine – y compris celle issue de ses rangs [24] – qui s’était, il est vrai, majoritairement élevée contre la solution adoptée en 2009 [25] ; les difficultés rencontrées par les juges du fond sur le terrain de la preuve – litote permettant d’esquiver le constat de franches résistances ; et l’exemple du Conseil d’État, qui n’a jamais admis que les rentes assimilables à celles versées aux victimes d’accident du travail s’imputent sur les postes extrapatrimoniaux – d’abord dans un avis [26], puis dans de multiples décisions [27].

Dans la mesure où la Cour de cassation cite, au titre de sa jurisprudence antérieure, qu’elle remet en cause, des prestations autres que la rente accident du travail stricto sensu, comme la pension militaire d’invalidité [28] ou l’allocation d’invalidité des fonctionnaires [29], il doit être tenu pour acquis que la nouvelle interprétation s’applique également à ces prestations comparables à la rente accident du travail.

II. L’indemnisation des souffrances en sus de la rente accident du travail

L’indemnisation des accidents du travail repose sur un compromis social fort : la réparation en est automatique, mais inférieure à la réparation intégrale.

Les conséquences de l’incapacité subie dans le cadre du travail sont indemnisées soit par un capital [30], soit par une rente si l’incapacité est supérieure à 10 % [31], en-dehors de toute allégation de faute, ou en cas de faute simple. Ces sommes sont déterminées de manière forfaitaire, ainsi que cela a déjà pu être souligné.

Lorsque l’employeur a commis une faute inexcusable, l’indemnisation est plus complète. Une telle faute est très facilement admise, dans la mesure où la Cour de cassation retient « qu’en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers ce dernier d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail ; que le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable, au sens de l’article L. 452-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5300ADN, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver » [32].

L’effet de la reconnaissance de la faute inexcusable est important : d’une logique d’indemnisation sans égard à la responsabilité, une bascule s’opère vers la responsabilité ; parallèlement, le forfaitaire cède le pas à l’indemnitaire.

La première conséquence à cette qualification est la majoration des prestations qui, selon les termes de l’article L. 452-2 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L7113IUY, sont payées par la caisse, mais dont le capital représentatif est récupéré auprès de l’employeur. Surtout, ces majorations sont bornées par le salaire annuel en cas d’incapacité totale de travail, ou à une fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de la capacité. Il s’agit d’un pas vers la logique indemnitaire, mais il est incomplet : la borne n’est pas liée à la perte de revenus. Une victime est susceptible de subir une perte de capacité de 50 %, mais une perte de revenus inférieure ou supérieure.

La seconde conséquence est celle de l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5302ADQ, qui permet en outre à la victime « de demander à l'employeur devant la juridiction de Sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle ». La logique indemnitaire est encore plus présente, mais les termes employés ne sont pas cohérents avec la nomenclature « Dintilhac ». Le législateur, qui n’a semble-t-il pas eu l’idée d’accorder les termes dans lesquelles sont définies les prestations sociales et les demandes complémentaires à l’évolution du droit du dommage corporel, peut être désigné responsable de la valse-hésitation à laquelle les arrêts sous commentaire apportent peut-être un répit provisoire. La liste indiquée des postes n’est pas limitative, a affirmé par des réserves d’interprétation le Conseil constitutionnel statuant après une question prioritaire de constitutionnalité [33].

Néanmoins, pour respecter un principe indemnitaire qui interdit à la victime de recevoir plus que le montant de son préjudice, ces demandes de réparation complémentaire ne sont recevables que si les préjudices dont il est demandé réparation n’ont pas déjà été réparés. Ici ressurgit la question de la nature de la rente accident du travail et de sa portée indemnitaire, où il peut être remarqué que si le législateur a prévu une indemnisation complémentaire pour les souffrances, c’est qu’elles ne sont pas incluses dans la rente, même majorée. Avant les arrêts sous commentaire, la Cour de cassation invitait les juges du fond à vérifier si la rente (avec sa majoration) excédait les postes professionnels, pour en déduire que les souffrances endurées, sous couvert de déficit fonctionnel permanent, étaient ou non indemnisées, ce qui conditionnait l’accès à la réparation complémentaire. Étaient systématiquement cassés des arrêts qui acceptaient d’indemniser le déficit fonctionnel permanent au seul motif qu’il n’était pas indemnisé par la rente [34].

Désormais, la solution nouvelle permet aux victimes de demander systématique, en cas de faute inexcusable, l’intégralité des postes prévus par la liste non limitative de l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale, et notamment les souffrances post-consolidation, comme composante du déficit fonctionnel permanent. L’indemnisation des souffrances en sus de la rente accident du travail est assurément de nature à augmenter l’indemnisation des victimes concernées, aux dépens de ceux – assureur de l’employeur essentiellement – qui seront débiteurs définitifs de l’indemnisation. Il ne s’agit pas du seul facteur d’accroissement de l’indemnisation des victimes : l’affirmation selon laquelle la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent modifie le jeu du recours des tiers payeurs, notamment l’imputation en cascade, et augmente l’indemnisation de la victime en diminuant le produit du recours de la caisse de sécurité sociale.

III. La non-indemnisation du déficit fonctionnel permanent par la rente accident du travail

La réparation, par la rente accident du travail, du déficit fonctionnel permanent a toujours pu sembler suspecte, du moins dès lors que cette notion a gagné son autonomie. En effet, il est précisé dans le rapport dit « Dintilhac » [35] qu’« il s’agit ici de réparer les incidences du dommage qui touchent exclusivement à la sphère personnelle de la victime », qui s’oppose à la sphère professionnelle. Or, le 4) de l’article L. 431-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8044LGZ, qui prévoit le principe de la rente accident du travail, l’attribue aux « victimes atteintes d'une incapacité permanente de travail ». Cette rente et le déficit fonctionnel permanent n’appartiennent donc pas à la même sphère. La question trouve son importance ici lorsque le dommage subi par la victime engage la responsabilité d’un tiers à la relation professionnelle (cas de l’accident du travail qui est également un accident de la circulation avec implication d’un tiers, par exemple).

La jurisprudence antérieure à ces arrêts d’Assemblée plénière, qui a été rappelée, amenait à une imputation dite en cascade de la rente accident du travail, et des prestations assimilables, jusque sur des postes de nature personnelle. La caisse de Sécurité sociale intervenant au titre de l’accident du travail a en effet un recours subrogatoire contre les tiers responsables au titre de l’article L. 454-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8869LHX, mais celui-ci n’est pas supposé s’exercer sur les postes à caractère personnel. Néanmoins, cette imputation en cascade signifiait que la rente (arrérages échus et à échoir capitalisés), s’imputait en priorité sur les pertes de gains professionnels futurs. Si celles-ci étaient inférieures à la prestation de l’organisme sociale, le reliquat [36] s’imputait sur l’incidence professionnelle ; et, en cas de persistance d’un reliquat, sur le déficit fonctionnel permanent. L’intérêt pour la victime de faire reconnaître l’existence de ce poste extrapatrimonial était limité si ses préjudices professionnels n'atteignaient pas le montant des prestations sociales, dans la mesure où il intégrerait alors l’assiette du recours.

Par les arrêts du 20 janvier 2023, la Cour de cassation insiste avec force sur le fait que le déficit fonctionnel permanent n’est pas réparé par la rente accident du travail. Ce faisant, elle l’exclut de l’assiette du recours des caisses. L’effet économique de ce revirement est au bénéfice de certaines victimes – celles qui voyaient leur indemnisation auparavant amputée par l’intégration du déficit fonctionnel permanent dans l’assiette du recours. Il est neutre pour les tiers responsables, qui payent de manière identique à la victime ou au payeur exerçant son recours. Il est négatif pour les caisses versant les prestations ouvrant droit au recours, dans la mesure où l’assiette disponible se réduit [37].

La portée pratique du revirement est importante. Il faut évidemment conseiller aux avocats de victimes de modifier leurs écritures pour demander des souffrances permanentes en cas de faute inexcusable, et pour limiter l’imputation en cascade de la rente accident du travail aux postes professionnels. Les logiciels de calcul Quantum [38] et Norma [39] s’adaptent. Au surplus, lorsque les délais le permettent, ils ont intérêt à faire appel, ou à former un pourvoi en cassation, contre toutes les décisions qui auraient réalisé une imputation en cascade sur le déficit fonctionnel permanent. Il semble en effet impossible que la Cour de cassation, qui vient en Assemblée plénière d’affirmer que la rente accident du travail n’indemnise pas le déficit fonctionnel permanent, se contredise en admettant qu’il intègre l’assiette du recours de la caisse de Sécurité sociale. Selon toute vraisemblance, il devrait en être de même pour toutes les rentes voisines de celle-ci : que l’Assemblée plénière intègre dans l’exposé de sa jurisprudence antérieure des arrêts qui ne concernent pas la rente accident du travail est un indice sérieux qu’elle les englobe dans un même tout.

Il est probable que l’Assemblée plénière avait parfaitement conscience de l’impact que sa solution aurait sur l’imputation en cascade de certaines prestations indemnitaires, et que c’est pour cette raison que l’exclusion du déficit fonctionnel a été posée si nettement – alors même que cela pourrait sembler à première vue être un obiter dictum. Ce faisant, elle a évité de rouvrir le débat sur le point de savoir si l’allocation d’une rente pouvait être considérée comme une indemnisation « préalable » d’un poste personnel ; ce qui aurait, par conséquent, amené un nouveau débat sur les aspects extrapatrimoniaux de l’incidence professionnelle.

Si les arrêts commentés ont l’immense mérite d’uniformiser les positions des juges judiciaires et administratifs – ce qui est dans l’air du temps, puisque les projets de réforme de la responsabilité civile soumettraient les deux ordres de juridiction aux mêmes règles, ils font apparaître des besoins de réforme [40]. D’abord, la rente accident du travail conserve, même majorée, une portée indemnitaire douteuse : empreinte de son origine forfaitaire, elle est susceptible d’excéder ou de ne pas atteindre le montant des postes de préjudices auxquels elle est supposée correspondre [41]. Ensuite, la détermination d’une concordance entre les prestations versées par les organismes sociaux et les postes de préjudices serait souhaitable [42]. Enfin, l’individualisation des souffrances endurées à titre définitif serait souhaitable, ce qui serait le prolongement de l’arrêt de la cour d’appel de Nancy, qui a donné lieu à l’arrêt de rejet, et qui souligne la nature composite du poste du déficit fonctionnel permanent.  

 

[1] CSS, art. R. 434-1 N° Lexbase : L7232AD9.

[2] CSS, art. L. 434-18 N° Lexbase : L5272ADM.

[3] CSS, art. L. 434-17 N° Lexbase : L8914KUP.

[4] CSS, Annexe I : Barème indicatif d'invalidité (accidents du travail).

[5] CSS, art. L. 434-2, al. 1er N° Lexbase : L8917KUS.

[6] Voyez J. Rohmer, Les accidents du travail : évaluation (à l'usage des médecins experts) des incapacités professionnelles (loi du 9 avril 1898), Masson et Cie, 1902, p. II.

[7] Cons. const., décision n° 2010-8 QPC, 18 juin 2010 N° Lexbase : A9572EZK, n° 16 : la victime, « lorsqu’elle est atteinte d’une incapacité permanente, lui est versée une indemnité forfaitaire calculée en tenant compte notamment du montant de son salaire et du taux de son incapacité  ».

[8] CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon N° Lexbase : A3225I9C, n° 5.

[9] Voyez A. Cayol, Recours des tiers payeurs : retour sur les difficultés suscitées par les rentes accident du travail et par le droit de préférence de la victime en cas de partage de responsabilité, Bulletin Juridique des assurances 2021, n° 73, p. 19.

[10] C. Quézel-Ambrunaz, Recours des tiers payeurs et prestations forfaitaires : la Cour de cassation réécrit-elle la loi ?, Revue Lamy Droit civil, 2009, 66, p. 15-23. Voyez aussi H. Groutel, Recours des tiers payeurs : enfin des règles sur l’imputation des rentes d’accident du travail (et prestations analogues), Responsabilité civile et assurances n° 7-8, juillet 2009, étude 10 et P. Jourdain, Imputation des rentes d'accident du travail sur les postes de dommage corporel : la Cour de cassation change d'avis, D. 2009 p. 1789. Et encore J. Bourdoiseau, Rente AT, déficit fonctionnel permanent et recours des tiers payeurs : « Tout a été dit, mais comme personne n'écoute, il faut toujours répéter », Gaz. Pal. 17 nov. 2015, n° 247q8, p. 43 remarque : « Il est pourtant douteux qu’une prestation corrélée au salaire puisse réparer des préjudices personnels ».

[11]  Ass. plén., 20 janvier 2023, n° 20-23.673.

[12] CA Caen, ch. soc., sect. 3, 29 octobre 2020, n° 17/03659 N° Lexbase : A76553ZK.

[13] DDHC, art. 6 N° Lexbase : L1370A9M. L’un des arguments étant de dire que, si la rente accident du travail répare un poste extrapatrimonial, mais que celui-ci est évalué en fonction du salaire, cela signifie que la souffrance d’un homme a une valeur liée à son salaire…

[14] Cass. QPC, 8 juillet 2021, n° 20-23.673, F-D N° Lexbase : A63674YH.

[15] CA Nancy, ch. soc., 1re sect., 7 septembre 2021, n° 21/00095 N° Lexbase : A659243K.

[16] Loi n° 73-1200, du 27 décembre 1973, relative à l'étendue de l'action récursoire des caisses de Sécurité sociale en cas d'accident occasionné à un assuré social par un tiers, art. 1, modifiant l’article L. 397 du Code de la Sécurité sociale, « la caisse est admise à poursuivre le remboursement des prestations mises à sa charge à due concurrence de la part d ’indemnité mise à la charge du tiers qui répare l’atteinte à l’intégrité physique de la victime, à l’exclusion de la part d ’indemnité, de caractère personnel, correspondant aux souffrances physiques ou morales par elle endurées et au préjudice esthétique et d ’agrément ».

[17] Loi n° 2006-1640, du 21 décembre 2006, de financement de la Sécurité sociale pour 2007 N° Lexbase : L8098HT4, art. 25.

[18] Cass. avis, 29 octobre 2007, n° 0070015P N° Lexbase : A2872DZE ; voir aussi, Cass. avis, 29 octobre 2007, n° 0070017P N° Lexbase : A2874DZH.

[19] Cass. crim., 19 mai 2009, quatre arrêts, n° 08-84.896, inédit ; n° 08-83.529, inédit ; n° 08-82.666, FS-P+F N° Lexbase : A0770EID ; n° 08-83.987, FS-D N° Lexbase : A3166EI4.

[20] Cass. civ. 2, 22 octobre 2009, deux arrêts, n° 07-20.419, FS-P+B N° Lexbase : A2614EMR et n° 08-19.576, FS-P+B N° Lexbase : A2704EM4. Ces arrêts précisent en outre que lorsque la rente est définitive, la condition de versement préalable est remplie. Voyez notamment sur cette hypothèse P. Jourdain, Imputation des rentes d'accident du travail sur les postes de dommage corporel : la Cour de cassation change d'avis, D., 2009, p. 1789.

[21] En ce sens, voyez les conclusions du rapporteur public A. Lallet, sous CE, sect. cont., 8 mars 2013, n° 361273, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3225I9C.

[22] Voir les critiques de C. Bernfeld, Candide au pays du recours des tiers payeurs « Où il est démontré que les choses ne peuvent pas être autrement », Gaz. Pal. 29 déc. 2009, p. 4.

[23] Voir aussi le rapport de Mme la conseillère Van Ruymbeke.

[24] P. Sargos, L'erreur de droit permanente en matière de recours des tiers payeurs d'une rente accident du travail, Gaz. Pal., 25 novembre 2010, p. 5, qui estime que « c'est le Conseil d'État, et non la Cour de cassation, qui a raison quant à l'objet de la rente accident du travail, qui n'a pas un caractère mixte ». ; Comp. A. Dejean de la Bâtie, Le recours des tiers payeurs : la Cour de cassation se fait juge et partie, RLDC 2011/79 : « La chambre civile fait triompher la logique civiliste en affirmant le caractère hybride de la rente accident ».

[25] Voyez notamment M. Keim-Bagot, Rente AT-MP : une jurisprudence contra legem, Droit social 2021, p. 93, qui s’interroge : « Jusqu’à quand acceptera-t-on que l'on ampute ainsi l'indemnisation des victimes du risque professionnel ? » ;  S. Porchy-Simon, Accident du travail - Régime juridique du recours des tiers payeurs après la réforme opérée par la loi du 21 décembre 2006, n° 36, 31 août 2009, act. 195, qui regrette qu’une « présomption d’indemnisation du déficit fonctionnel permanent par ces prestations [ soit] en effet instaurée lorsqu’aucune perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle n’est retenue par le juge ».

[26] CE, sect. cont., 8 mars 2013, n° 361273, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3225I9C. Au n° 5, il est écrit : « Eu égard à sa finalité de réparation d’une incapacité permanente de travail, qui lui est assignée par l’article L. 431-1, et à son mode de calcul, appliquant au salaire de référence de la victime le taux d’incapacité permanente défini par l’article L. 434-2, la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité ».

[27] CE, 23 décembre 2015, n° 374628 N° Lexbase : A0087N3M ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065 N° Lexbase : A0292WWQ.

[28] Cass. crim., 19 mai 2009, n° 08-86.485, F-P+F N° Lexbase : A0774EII.

[29] Cass. crim., 19 mai 2009, n° 08-86.050, F-P+F N° Lexbase : A0773EIH.

[30] CSS, art. L. 434-1 N° Lexbase : L8918KUT ; pour la détermination forfaitaire du montant du capital, voir CSS, art. D. 434-1 N° Lexbase : L4433K7C.

[31] CSS, art. L. 434-2 N° Lexbase : L8917KUS.

[32] Cass. soc., 11 avril 2002, n° 00-16.535, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4836AYR ; Cass. civ. 2, 22 septembre 2022, n° 21-13.494, F-D N° Lexbase : A34598LP (pas de faute inexcusable car pas de conscience du danger).

[33] Cons. const., décision n° 2010-8 QPC, du 18 juin 2010 N° Lexbase : A9572EZK, considérant n° 18.

[34] Voyez par exemple Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.311, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6498IH7.

[35] Rapport du groupe de travail chargé  d’élaborer une nomenclature  des préjudices corporels, dirigé par J.-P. Dintilhac [en ligne].

[36] La manière de le calculer a pu susciter des difficultés, en cas de diminution de l’indemnisation en raison de la faute de la victime ou du jeu de la perte de chance : faut-il déduire le poste pour sa pleine valeur, ou pour sa fraction indemnisable correspondant à la prestation imputée ? La Cour de cassation a précisé qu’il s’agissait du poste entier, Cass. civ. 2, 26 novembre 2020, n° 19-21.744, F-D N° Lexbase : A164438E.

[37] Il convient toutefois de relativiser la portée de cet effet, qui n’amputera que partiellement les recours, qui ne représente qu’une fraction des comptes de la branche Accidents du travail et maladies professionnelles : en 2021, un peu plus de 500 millions d’euros pour plus de 14 milliards de produits, voir les comptes combinés AT/MP 2021, p. 17 [en ligne].

[38] Logiciel de calcul Quantum [en ligne] ; déclaration d’intérêts : l’auteur bénéficie d’un accès offert à ce logiciel.

[39] Logiciel de calcul Norma [en ligne] ; déclaration d’intérêts : l’auteur bénéficie d’un accès offert à ce logiciel, et le laboratoire auquel il appartient réalise des prestations de service rémunérées par la société éditrice.

[40] Qui excèdent le rôle de la jurisprudence, voir l’avis du premier avocat général Gaillardot.

[41] « Il y a nécessairement une contradiction entre l’approche forfaitaire de l’indemnisation et l’évaluation globale du préjudice par les juridictions » souligne dans son avis le premier avocat général Gaillardot.

[42] Voyez déjà O. Sabard, Quelle typologie des postes de préjudices ? Postes de préjudices et assiette du recours des tiers payeurs, RCA n° 3, mars 2010, dossier 7.

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