La lettre juridique n°533 du 27 juin 2013 : Marchés publics

[Jurisprudence] Les modalités du rejet d'une offre anormalement basse

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 29 mai 2013, n° 366606, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3749KEL)

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N7730BTH

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623)

le 02 Juillet 2013

Dans une décision rendue le 29 mai 2013, le Conseil d'Etat précise les conditions dans lesquelles un pouvoir adjudicateur peut identifier et rejeter une offre anormalement basse. Il appartient notamment à l'acheteur public de solliciter toutes précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé, et cela sous le contrôle restreint du juge administratif. Les offres anormalement basses présentent bien des risques pour les pouvoirs adjudicateurs et les opérateurs économiques. Elles peuvent être à l'origine d'une distorsion de la concurrence, précisément lorsqu'elles émanent d'une entreprise en situation de position dominante sur un marché et qui est en mesure de proposer des prix prédateurs de nature à faire obstacle à tout développement de la concurrence. Elles peuvent également causer préjudice aux acheteurs publics, précisément lorsque le prix proposé ne correspond aucunement à la valeur de la prestation, au travail ou à la fourniture proposés. Dans ce cas, l'offre anormalement basse présage bien souvent des difficultés d'exécution du marché par l'opérateur qui ne pourra pas raisonnablement tenir ses engagements. Le prix proposé étant sous-estimé, le titulaire ne manquera pas de demander, en cours d'exécution, des demandes de rémunération complémentaires que l'administration ne pourra pas refuser si elle veut poursuivre l'exécution du contrat. L'offre anormalement basse peut également être à l'origine d'un important risque de qualité (prestations ne répondant pas aux exigences du cahier des charges, délais d'exécution non respectés, etc.). Enfin, de telles offres font évidemment courir un risque juridique aux pouvoirs adjudicateurs en ce sens que le juge administratif peut être conduit à censurer une procédure de passation au terme de laquelle une offre anormalement basse a été retenue.

Pour toutes ces raisons (1), le Code des marchés publics pose un principe qui vise à protéger les personnes publiques et les deniers publics. Son article 55 (N° Lexbase : L1297IND) dispose que, "si une offre paraît anormalement basse, le pouvoir adjudicateur peut la rejeter par décision motivée après avoir demandé par écrit les précisions qu'il juge utiles et vérifié les justifications fournies". Cet article 55 du Code des marchés publics, qui ne fait que reprendre sur ce point les Directives européennes (article 57 de la Directive (CE) 2004/17 du 31 mars 2004 N° Lexbase : L1895DYT et article 55 de la Directive (CE) 2004/18 du 31 mars 2004 N° Lexbase : L1896DYU), pose des difficultés pratiques redoutables tenant notamment à l'identification de l'offre anormalement basse et au traitement qui doit lui être réservé.

Sur ces deux points, l'arrêt rapporté du Conseil d'Etat du 29 mai 2013 apporte des précisions intéressantes. En l'espèce, le ministre de l'Intérieur avait lancé une procédure d'appel d'offres en vue de l'attribution d'un marché de maintenance multiservices et multitechniques pour les centres de rétention du Mesnil Amelot n° 2 et n° 3. La société X, titulaire des deux lots du précédent marché, a été informée que son offre pour le lot n° 1 n'avait pas été retenue, que l'offre qu'elle avait présentée pour le lot n° 2 avait été déclarée irrégulière (ce qui était effectivement le cas puisqu'elle avait proposé un chef de site à temps plein commun pour les deux lots alors que le cahier des clauses techniques particulières imposait clairement la présence d'un responsable de site à temps plein, pour chacun des deux lots) et que ces lots avaient été attribués à d'autres entreprises. Elle a alors saisi le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Versailles qui a annulé l'ensemble de la procédure de passation. Au soutien de cette décision, le juge des référés a relevé que l'administration avait commis une erreur manifeste dans l'appréciation de la qualité respective des offres des deux sociétés concurrentes pour le lot n° 1, du fait du caractère anormalement bas de l'offre de la société attributaire. Il a relevé que cette dernière avait présenté une offre dont le prix était nettement inférieur à celui que proposait la société X et que les explications fournies n'étaient pas de nature à justifier la différence de prix entre les deux offres. Le Conseil d'Etat censure cette ordonnance pour erreur de droit au motif que le juge des référés n'aurait pas dû se fonder sur le seul écart de prix avec l'offre concurrente, sans rechercher si le prix en cause était en lui-même manifestement sous-évalué et, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché. De plus, la Haute juridiction précise les modalités selon lesquelles l'offre anormalement basse doit être rejetée par le pouvoir adjudicateur

I - L'identification de l'offre anormalement basse

L'identification d'une offre anormalement basse n'est pas chose aisée car elle n'est définie ni par le Code des marchés publics, ni par les Directives "marchés publics". Cependant, la doctrine administrative nous enseigne qu'une offre peut être qualifiée d'anormalement basse lorsque son prix ne correspond pas à une réalité économique.

C'est précisément à ce stade qu'apparaissent les difficultés les plus sérieuses. Comment apprécier la réalité économique d'un prix ? Selon quels paramètres l'administration peut-elle effectuer la comparaison ? La jurisprudence administrative retient plusieurs éléments de comparaison qui sont autant d'indicateurs permettant de différencier l'offre admissible (qui peut être basse tout en demeurant concurrentielle) et l'offre anormalement basse (qui est anticoncurrentielle en ce qu'elle porte atteinte au principe d'égalité entre les candidats à l'attribution d'un marché public, ainsi que le rappelle le Conseil d'Etat dans l'arrêt rapporté au considérant n° 4).

Le premier indice qui peut être utilisé par l'acheteur public est constitué, et on n'en sera pas surpris, par la prise en compte du prix de l'offre. Un prix manifestement sous-évalué au regard de l'importance des prestations fournies doit en effet attirer la plus grande attention du pouvoir adjudicateur. Seulement, ce prix ne doit pas être appréhendé en lui-même. D'une certaine façon, on peut dire qu'il doit être contextualisé, c'est-à-dire qu'il faut l'appréhender en prenant en compte les exigences du cahier des charges (marché à forte main d'oeuvre par exemple), mais aussi les caractéristiques principales des offres remises. C'est une solution logique car un même opérateur économique peut tout à fait proposer des prix nettement différents pour des marchés publics ayant rigoureusement le même objet, dès lors que les cahiers des charges imposent des sujétions particulières (délais d'exécution différents par exemple).

Le deuxième indice fréquemment employé par les pouvoirs adjudicateurs est constitué par la comparaison entre l'offre douteuse et les autres offres. L'existence d'une différence importante entre le prix proposé par un candidat et celui de ses concurrents permet bien souvent de détecter une offre anormalement basse. La jurisprudence est constante sur ce point (2). Elle admet aussi que la comparaison soit faite au regard des moyennes nationales (3) ou des prix habituellement pratiqués par le candidat lui-même (à condition de prendre en compte les spécificités de chacun des marchés) (4). Toutefois, et c'est l'une des précisions apportées par l'arrêt du 29 mai 2013, il ne suffit pas de mettre en évidence un écart de prix, fut-il significatif, pour en déduire que l'offre est anormalement basse. En effet, le Conseil d'Etat censure l'erreur de droit du juge des référés précontractuels qui avait conclu en ce sens, sans avoir recherché si le prix en cause était en lui-même manifestement sous-évalué (considérant n° 5). La solution est également très logique car l'exercice de comparaison a ses limites. Par exemple, l'Autorité de la concurrence a parfaitement mis en évidence qu'une offre pouvait paraître anormalement basse, alors qu'elle ne l'était pas en réalité, dès lors que l'entreprise qui l'a formulée était la seule à ne pas avoir participé à une entente qui visait à majorer les prix (5). La Direction des affaires juridiques du ministère de l'Economie et des Finances a également souligné que "la moyenne pouvait [...] être faussée par les offres de 'courtoisie' remises par certains candidats qui n'ont pas l'intention de remporter le marché, mais qui souhaitent montrer leur intérêt ou se faire connaître du pouvoir adjudicateur".

Un troisième indice peut être tiré de la comparaison entre le prix proposé et le prix estimé par le pouvoir adjudicateur (6). Cependant, cet indice doit être utilisé avec la plus grande prudence car l'estimation de l'administration est souvent déterminée par ses capacités financières (autrement dit par le budget qu'elle est disposée à consacrer au marché) et non par la valeur réelle des prestations.

En définitive, il ressort de la jurisprudence que les éléments précités ne sont que des indices et certainement pas des critères qui permettraient à eux seuls d'identifier de façon certaine une offre anormalement basse. Autrement dit, il appartient à l'acheteur public de croiser les indices pour s'assurer que l'offre soumise est véritablement basse. C'est sur la base de ces indices que se déclenche alors la procédure contradictoire prévue par l'article 55 du Code des marchés publics.

II - Les modalités du rejet de l'offre anormalement basse

Une fois qu'il a identifié une offre qu'il considère ou qu'il suspecte d'être anormalement basse, le pouvoir adjudicateur est tenu de demander "par écrit les précisions qu'il juge utiles" et il doit vérifier les "justifications fournies" (C. marchés publ., art. 55). De cette disposition, l'on peut déduire plusieurs étapes qui sont autant de contraintes (mais aussi de garanties) pour le pouvoir adjudicateur.

En premier lieu, obligation est faite au pouvoir adjudicateur de demander des explications au candidat ayant déposé l'offre douteuse. Concrètement, un courrier doit lui être adressé afin de l'informer de la situation et du fait qu'il doit fournir les justificatifs du prix proposé. Cette procédure contradictoire est essentielle car elle vise à confronter l'impression de l'administration (qui peut être totalement fausse) avec des éléments objectifs que seuls le candidat est à même de fournir. Pour cette raison, elle est une obligation et non une simple faculté, tant pour la Cour de justice de l'Union européenne (7) que pour le Conseil d'Etat. Dans la présente espèce, le juge administratif rappelle bien que, "quelle que soit la procédure de passation mise en oeuvre, il incombe au pouvoir adjudicateur qui constate qu'une offre paraît anormalement basse de solliciter auprès de son auteur toutes précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé" (considérant n° 4).

En deuxième lieu, obligation est faite au pouvoir adjudicateur de porter une appréciation sur la pertinence des justifications fournies par le candidat. L'article 55 du Code des marchés publics est très précis sur ce point puisqu'il fixe une liste des justifications qui peuvent être prise en compte :

- les modes de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, les procédés de construction ;
- les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le candidat pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou pour réaliser les prestations de services ;
- l'originalité de l'offre ;
- les dispositions relatives aux conditions de travail en vigueur là où la prestation est réalisée ;
- l'obtention éventuelle d'une aide d'Etat par le candidat.

En troisième lieu, cette procédure contradictoire doit provoquer une décision de l'administration, soit d'admission, soit de rejet de l'offre. Dans ce dernier cas, le pouvoir adjudicateur doit motiver sa décision.

En quatrième lieu, cette décision finale du pouvoir adjudicateur fait l'objet d'un contrôle restreint du juge administratif (8), c'est-à-dire d'un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation (9). Cela signifie que le juge administratif n'hésite pas à censurer les erreurs grossières de qualification juridique en recherchant, par exemple, si le prix proposé était en lui-même sous évalué. En l'espèce, après avoir censuré l'erreur de droit commise par la juge des référés précontractuels, qui n'avait pas réalisé cette analyse, le Conseil d'Etat a réglé l'affaire au fond. Il a considéré que l'offre proposée par la société X était une offre irrégulière car elle ne respectait pas les exigences du cahier des charges (elle ne proposait qu'un chef de site alors que le cahier des charges en imposait deux). Dans ces conditions, le manquement qu'elle invoquait, et qui résidait dans le rejet de son offre en application de l'article 55 du Code des marchés publics, n'était pas susceptible de l'avoir lésée au sens de la jurisprudence "Smirgeomes" (10).


(1) Voir la fiche de la Direction des affaires juridiques consacrée aux offres anormalement basses, mise à jour en avril 2012.
(2) CAA Marseille, 6ème ch., 12 juin 2006, n° 03MA02139, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9720DPP), Contrats Marchés publ., 2006, comm. 251, note G. Eckert.
(3) CAA Marseille, 27 juin 2002, n° 00MA01402, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3981KHW), Contrats Marchés publ., 2003, comm. 28, note F. Olivier.
(4) TA Cergy-Pontoise, 18 février 2011, Contrats Marchés publ., 2011, comm. 143, obs. F. Llorens.
(5) Avis n° 96-A-08 du 2 juillet 1996, relatif aux propositions formulées dans un rapport portant réforme sur le droit de la commande publique (N° Lexbase : X5451ACU) ; voir la fiche précitée de la DAJ, p. 2.
(6) Par exemple : TA Grenoble, 31 juillet 2007, JCP éd. A, 2008, n° 2040, note B. Neveu ; TA Toulouse, 23 novembre 2010, Contrats Marchés publ., 2011, comm. 47, obs. F. Llorens.
(7) CJUE, 29 mars 2012, aff. C-599-10 (N° Lexbase : A8587IG7).
(8) Notons que le contrôle du caractère anormalement bas d'une offre relève de la seule compétence du juge administratif, l'Autorité de la concurrence n'étant compétente que pour se prononcer sur l'infraction de prix abusivement bas définie par l'article L. 420-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L3779HBL).
(9) CE 5° et 7° s-s-r., 29 janvier 2003, n° 208096, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0431A74), BJCP, 2003, p. 243.
(10) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE).

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