La lettre juridique n°919 du 6 octobre 2022 : Sociologie

[Focus] Par-delà le fracas des grands arrêts. Défiance, critique et crainte des recours à la justice en prison

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par Corentin Durand, Centre de sociologie des organisations, Sciences-Po Paris/CNRS

le 06 Octobre 2022

Mots-clés : prison • contentieux pénitentiaire • non-recours • judiciarisation carcérale • rapport à la justice

En matière pénitentiaire, la juxtaposition de jurisprudences dont la doctrine s’est largement faite l’écho peut parfois donner l’impression d’une légalisation croissante de la vie en détention. L’approche privilégiée ici consiste à ne plus partir des décisions de justice mais du quotidien carcéral. Si la justice a bien franchi les portes des prisons. Si les prisons ne sont plus des « zones de non-droit », selon une expression qui paraissait encore un truisme il y a peu, de quel droit sont-elles le lieu ? S’appuyant sur une enquête ethnographique de plusieurs mois dans deux établissements pénitentiaires, l’article s’attache à comprendre comment les personnes détenues se saisissent, ignorent ou délaissent les recours qui leur sont désormais ouverts. Il esquisse un envers des analyses doctrinales du contentieux pénitentiaire. À ce prisme, c’est davantage par le spectre lointain de petites procédures que par le fracas des grands arrêts que la justice franchit les portes des prisons. Elle s’y trouve néanmoins déformée, souvent réduite à un formalisme qui fait la part belle aux contraintes de gestion de l’administration et ménage aux établissements un important pouvoir discrétionnaire.


 

Introduction. Observer le contentieux pénitentiaire depuis le quotidien carcéral

En 1984, dans l’arrêt Campbell et Fell contre Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) écrivait : « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons ». La formule a fait date, par le principe qu’elle énonçait mais aussi parce qu’elle reconnaissait en creux que sa mise en œuvre n’avait rien d’aisé. Rétrospectivement, elle permet aussi de décrire l’un des principaux mouvements de transformation de l’administration pénitentiaire française dans les dernières décennies [1]. Au cœur de ces évolutions, notent Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Georges Benguigui, se trouve la reconnaissance à partir des années 1900 des personnes détenues comme des « sujets de droits » avec l’ouverture de « voies de recours et de réclamation tant internes qu’externes » [2]. L’histoire de cette ouverture progressive est désormais bien connue [3]. Depuis l’arrêt Marie par lequel le Conseil d’État a, après quelques décisions disparates, accepté en 1995 de contrôler certaines décisions pénitentiaires [4], la jurisprudence de la Haute cour administrative s’est étoffée au point d’être présentée en 2009 par son vice-président d’alors, Jean-Marc Sauvé, comme ayant « atteint aujourd'hui une réelle maturité » [5]. S’y ajoutent les condamnations répétées de la France par la CEDH en matière pénitentiaire [6], la création en 2007 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) [7], tout comme le rôle récemment revendiqué par la Cour de cassation dans le contrôle des conditions de détention [8]. La multiplication des rapports et des jurisprudences a ainsi pu conduire à conclure un peu rapidement à la légalisation croissante de la vie en détention, opérée sous le contrôle d’une forme de « panoptisme inversé » [9].

Dans la tradition des socio-legal studies états-uniennes [10], un certain nombre d’analyses ont cherché à évaluer la portée de ces décisions juridictionnelles sur le fonctionnement et l’organisation des prisons, mettant à jour les limites [11] et les revers [12] du contentieux en matière pénitentiaire. Ces travaux ont néanmoins en commun de situer la capacité transformatrice du droit au niveau de l’activité normative des tribunaux, des législateurs et des autorités administratives de contrôle. En contre-point, l’approche privilégiée ici consiste à ne plus partir des décisions de justice mais du quotidien carcéral. Si la justice a bien franchi les portes des prisons, où s’y trouve-t-elle ? La juxtaposition de jurisprudences relatives à des aspects de plus en plus divers de la détention peut parfois donner l’impression d’une omniprésence du droit et de la justice derrière les barreaux. Au contraire, la sociologie carcérale peine à observer cette hypothétique « judiciarisation carcérale » [13]. Certains auteurs ont bien noté que l’institutionnalisation de la logique des droits « modifie de manière tangible les relations sociales en transformant les ressources indissociablement juridiques et symboliques de chacun des protagonistes » [14]. Pourtant, l’observation des relations carcérales a avant tout insisté sur la mise à distance des règles de droit pour préserver des relations interpersonnelles [15]. Les références aux normes de droit ou aux juridictions sont rares en prison. Elles se limitent le plus souvent au commentaire des condamnations pénales ou de décisions relevant de l’application des peines. Les actions en justice relatives à l’incarcération elle-même, si saillantes lorsqu’elles sont observées à partir des grandes jurisprudences, semblent, elles, introuvables. La plupart des détenus n'ont aucune communication avec les autorités judiciaires ou administratives à l'extérieur de la prison, hors des charges pénales qui pèsent sur eux. Ainsi, si les prisons ne sont plus des « zones de non-droit », selon une expression qui paraissait encore un truisme il y a peu, de quel droit sont-elles le lieu ?

Pour répondre à cette interrogation, cet article s’inscrit dans une approche constitutive du droit, « sensible à la fois à la manière dont le droit constitue du social et est constitué par lui » [16]. Il s’attache en particulier à comprendre comment les personnes détenues se saisissent, ignorent ou délaissent les recours qui leur sont désormais ouverts [17]. On s’appuiera sur l’analyse d’une enquête ethnographique de plusieurs mois dans deux établissements pénitentiaires, sélectionnés pour rendre compte de la diversité des prisons françaises sans prétendre pour autant l’épuiser. Y ont été observés des lieux d’entre soi des personnes détenues (cour de promenade, bibliothèques, cellules…), des lieux de contact entre personnes détenues et agents pénitentiaires (audiences, commissions de discipline…), et des lieux d’entre-soi (bureaux, réunions professionnelles…). Le dispositif empirique s’est appuyé également sur la réalisation d’une centaine d’entretiens (n=137) pour recueillir la manière dont personnes détenues, professionnels ou intervenants font sens de l’économie relationnelle de la détention. Enfin, l’enquête a donné lieu à la constitution et à l’analyse quantitative et qualitative de nombreux corpus (requêtes écrites, comptes rendus d’incidents, registre des autorités, etc.), notamment pour y repérer des références au droit ou aux juridictions.

L’analyse de ce matériau s’attachera à comprendre les raisons qui poussent la plupart des personnes détenues à se tenir à distance du répertoire juridique (I.), mais aussi les logiques de ceux, plus rares, qui en acceptent les coûts et les déboires (II.).

I.Au-delà du non-recours : les raisons de la défiance

La protection des droits des personnes détenues repose essentiellement sur ce que Kristin Bumiller nomme le « modèle de la protection juridique (model of legal protection) ». Comme le système mis en place dans le sillage du Civil Rights Act de 1964 aux États-Unis, la protection juridique des personnes détenues en France semble prendre racine dans l’idée que le droit est un instrument puissant et efficace qui, mis à la disposition des victimes, ne manquera pas de corriger les situations problématiques. Ce faisant, le modèle de la protection juridique repose sur la capacité individuelle des victimes à identifier ces situations, à en attribuer la responsabilité et à former un recours [18]. La critique adressée par Kristin Bumiller à ce modèle est également transposable au monde carcéral français : celui-ci ne prend pas en compte les expériences des hommes et des femmes qui subissent les injustices, et ne considère pas la manière dont le recours au droit peut être constitutif de cette expérience ; bref, il place « un fardeau inacceptable sur les épaules des populations désavantagées » [19]. Il faut alors penser le recours et le non-recours au droit dans le contexte des vies des personnes.

La littérature carcérale mobilise ordinairement deux types de raisonnement pour expliquer le peu d’usages du droit de la part des personnes incarcérées. Le premier, dans la lignée de la problématique du non-recours au droit des personnes vulnérables [20], s’attache aux caractéristiques de la population carcérale et pointe les difficultés face à l’écrit de la population carcérale [21], la faiblesse des connaissances juridiques, l’accès délicat à un avocat, ou encore la difficulté à « construire sa légitimité à énoncer le droit » depuis une situation d’incarcération [22]. Le second raisonnement souligne les obstacles propres à l’univers carcéral dans la mobilisation des droits. Déstabilisant l’équilibre fragile des relations sociales en détention, la mobilisation du droit peut susciter des réactions virulentes, voire occasionner des représailles.

Ces deux registres explicatifs soulignent des dimensions importantes, et désormais bien connues, des usages au droit en détention. Ils n’en épuisent cependant pas la compréhension. Préservant la validité du « modèle de la protection juridique », ils expliquent par des difficultés qui lui sont extérieures son échec récurrent à corriger les problèmes de la détention. Ainsi, dans la mesure où ils échouent à donner des raisons positives aux logiques des personnes détenues, ils passent tous deux sous silence la critique que les personnes détenues font du fonctionnement du système des recours et de son inadéquation à leurs enjeux quotidiens. Il faut alors rendre compte des raisons pour lesquelles les personnes tournent le dos au droit.

Le temps passé derrière les barreaux apparaît ici comme un élément déterminant du rapport au droit et à la justice des personnes détenues. En centre de détention, il s’ancre dans l’expérience, rapportée comme presque toujours malheureuse, d’un recours à une autorité judiciaire ou administrative. En maison d’arrêt en revanche, rares sont les personnes incarcérées qui ont engagé de tels recours. Sans connaissances précises de leur fonctionnement ou de leurs attributions, c’est alors une défiance générale face à l’intérêt d’une telle démarche qu’expriment majoritairement mes interlocuteurs. Ces derniers ne font d’ailleurs que rarement la différence entre les différentes autorités qu’ils sont susceptibles de saisir : associations, autorités administratives indépendantes, juridictions pénales, administratives ou européennes.

En effet, dans les entretiens avec des personnes détenues en maison d'arrêt, la possibilité d’un recours hiérarchique ou juridictionnel vient rarement d’elle-même. Après avoir laissé à mon interlocuteur la possibilité de m’expliquer les difficultés qu’il rencontre en détention et les solutions qu’il avait envisagées ou mises en œuvre, c’est presque systématiquement moi qui dois suggérer les différentes autorités auxquelles il est possible de faire appel. Partie désagréable de l’entretien, tant elle tourne souvent à une interrogation sans répondant, mais que je conserve néanmoins pour objectiver l’ignorance, la défiance ou la critique envers ces autorités. Souvent, mes questions sur les organismes extérieurs de contrôle tombent à plat l’une après l’autre. Par exemple, une personne en détention depuis quatre mois, n’en connaît aucune et semble ne pas comprendre mes questions. Il finit par me répondre qu’il ne voit pas souvent « les chefs », faisant manifestement référence aux responsables pénitentiaires de son bâtiment. Lorsque j’évoque le CGLPL, une personne condamnée à une longue peine et en détention depuis deux ans me répond avec un sourire qui me semble souligner son indifférence : « Jamais vu. C’est le SPIP [service pénitentiaire d’insertion et de probation] ? ». Mes questions se trouvent ainsi fréquemment renvoyées au seul cadre spatial de l’établissement.  « On m’en a parlé. On m’a dit qu’ils viennent une fois par an. Mais je les ai jamais vus. » : en réponse à une question sur l’Observatoire international des prisons (OIP), cette réponse marque non seulement le flou qui entoure les attributions des différents interlocuteurs des personnes incarcérées [23], mais l’affirmation que l’intérieur des murs constitue bien le cadre spatial pertinent pour formuler d’éventuelles plaintes. Lointaines, « jamais vues », ces autorités extérieures n’apparaissent pas pertinentes pour la vie de la détention.

À ce désajustement spatial s’en ajoute un second, temporel cette fois. En maison d’arrêt, la plupart des personnes détenues ne sont derrière les barreaux que pour des durées relativement brèves – en moyenne quelques mois. Le recours à des autorités extérieures inscrit alors les conflits de la détention dans un temps qui dépasse celui de l’incarcération. En entretien, une personne détenue se montre particulièrement critique d’une décision de la commission de discipline qui l’a sanctionné, ainsi que tous les protagonistes d’un échange de coups, sans s’attacher à préciser les responsabilités de chacun. « Même l’avocate a dit qu’en correctionnelle, j’aurais été relaxé », m’explique-t-il. Il exclut cependant de faire appel : « Non ça me prend la tête, j’arrête tout. Je sors dans quatre mois, donc le temps que… j’aurais pas eu la réponse. » Ce calcul n’est pas tout à fait exact, au moins pour la réponse à un recours administratif préalable obligatoire. Néanmoins, les autorités administratives indépendantes prennent ordinairement plusieurs mois pour traiter les courriers, et les juridictions administratives de première instance fonctionnaient à la date de l’entretien, hors procédures d’urgence, avec un délai moyen d’un an, neuf mois et sept jours [24]. Plus qu’une logique comptable, l’idée de la « prise de tête » revient fréquemment dans les discours des personnes détenues pour rejeter l’intérêt d’un recours au droit. Celui-ci prolonge en effet, dans une temporalité longue et indéfinie, les aléas de la détention. Comme me l’explique une personne condamnée à une peine de quelques mois : « Comme c’est pas une longue peine, on a toujours un pied dehors ». Ici, le cadre spatio-temporel de l’expérience carcérale en maison d’arrêt s’oppose terme à terme à celui du recours au droit.

Il en va différemment en centre de détention, où les hommes rencontrés ont été condamnés à des peines d’au moins cinq ans, souvent plus. Rares sont ceux qui ne connaissent pas l’existence de possibilités de recours. Et pour cause, nombre d’entre eux s’y sont essayés dans le passé. Leur défiance est alors ancrée dans une expérience au droit, presque toujours malheureuse. Ces récits constituent comme un envers des « histoires de résistance » qui, selon les sociologues Patricia Ewick et Susan Silbey, étendent la portée des victoires et des combats juridiques [25]. Ce sont, elles, des histoires d’impuissance. Il en va ainsi d’un homme qui connaît l’incarcération depuis de longues années. Très revendicatif dans son discours, y compris dans les communications quotidiennes avec les agents pénitentiaires, il écarte cependant sans hésitation ma question sur la possibilité d’engager un recours. Sanctionné après la découverte dans sa cellule de deux rouleaux de scotch volés aux ateliers, il a relevé ce qu’il estime être deux « vices de procédure » dans son dossier, notamment son absence lors de la fouille de sa cellule. Il importe peu ici que le décret du 30 avril 2013 relatif aux règlements intérieurs types des établissements pénitentiaires, abrogé depuis, précise que « les personnels pénitentiaires procèdent, en l'absence de la personne détenue, à des fouilles fréquentes et minutieuses de la cellule ». Mon interlocuteur est sûr de son fait et a fait appel de la décision auprès de la direction interrégionale. Sans beaucoup d’espoir : « Dans 99 %, pour pas dire 100 %, ils suivent l’avis de la prison », m’explique-t-il. Il avait d’abord poursuivi sa contestation devant le tribunal administratif, mais s’est finalement désisté lorsqu’il a compris qu’en cas de nouvelle défaite, il pourrait avoir des dommages à payer. De tels récits reviennent fréquemment dans la bouche des personnes détenues en centre de détention. Ils alimentent un discours désabusé sur la capacité des recours à niveler l’asymétrie structurelle de la détention. Quelques jours après sa comparution houleuse en commission de discipline, je rencontre une personne incarcérée au centre scolaire. Face à sa colère qui n’est pas retombée, je lui demande s’il envisage de faire un recours. « Non, ça sert à rien. C’est à sens unique ici ».

L’expression de la défiance vis-à-vis de la justice s’accompagne d’une conscience aigüe des coûts à payer pour la saisir. Nul ne les articule mieux que l’un des rares condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité du centre de détention. Évoquant une vie professionnelle bien remplie, qui l’a notamment vu à la tête d’une petite entreprise, Edgar se décrit comme « assez pragmatique ». Il estime à « quatre ou cinq ans » le délai pour obtenir un jugement du tribunal administratif et souligne le coût que cela représente, d’autant, m’explique-t-il, que les dommages et intérêts accordés aux personnes incarcérées sont toujours très faibles et que les avocats coûtent cher, surtout les « ténors du barreau » nécessaires pour de telles affaires. Par-dessus tout, la conséquence de toute action en justice « c’est votre date de libération qui recule ». Comme Edgar, et sans que je n’aie pu l’estimer empiriquement, de nombreuses personnes détenues du centre de détention ont souligné que les recours aux tribunaux avaient presque toujours des conséquences sur l’application des peines. Et Edgar de conclure à propos de ceux qui défient ces raisons pragmatiques de se tenir à distance du système juridique : « Ils sont pas comme moi. Je ne suis pas Don Quichotte, je combats pas les moulins à vent. Je suis pas fada. » On retrouve ici nombre des composantes de l’« éthique de la survie » décrite par Kristin Bumiller à propos des victimes de discrimination dans des situations vécues comme marquées par l’impuissance [26].

En rompant avec le misérabilisme d’explications exclusivement focalisées sur les manques ou les obstacles qui s’opposent à l’accès des personnes détenues à la justice, l’analyse renverse ici la charge de l’explication. C’est moins le fait de ne pas avoir recours au droit qui interroge que celui, en dépit de toutes justifications avancées par Edgar, d’être assez fada pour s’engager dans l’arène juridique.

II.Contester malgré tout, une défaite à la Pyrrhus

Temporalité longue et incertaine, inscription dans un rapport personnel et conflictuel avec l’administration pénitentiaire, très faible chance de succès : ce sont les mêmes éléments qui sont avancés par ceux, plus rares, qui revendiquent de saisir les tribunaux que par ceux qui expliquent les fuir. C’est en effet moins la perception de la structure d’opportunité offerte par les recours juridiques que l’attitude vis-à-vis de celle-ci qui distingue les premiers des seconds. Au-delà de la « rébellion primitive » prêtée par Dragan Milovanovic et Jim Thomas aux jailhouse lawyers – ces personnes détenues qui investissent les moyens d’action du droit jusqu’à en devenir des « juristes des coursives » –, la contestation des décisions pénitentiaires s’inscrit alors dans une revendication d’un rapport personnel et conflictuel avec l’institution. Un avocat de plusieurs clients habitués des recours contre l’administration pénitentiaire m’explique que si la plupart des personnes détenues ne veulent « pas faire de vagues […], j'en ai des comme ça et qui contestent tout systématiquement. Systématiquement. ». Plus fréquent chez des personnes condamnées à ou encourant de longues peines, de telles attitudes inscrivent le conflit dans le temps long et l’incertitude relative des procédures juridiques, reconfigurant temporairement l’asymétrie radicale des relations avec l’administration pénitentiaire.

Une personne détenue rejette l’idée d’un recours à la justice en ces termes : « Moi je suis pas un bagarreur dans l’âme. Bagarre, on se comprend ! Je suis pas dans la lutte ». Cette lutte, dont nombre de mes interlocuteurs soulignent les coûts exorbitants et le risque qu’elle inscrive l’expérience carcérale dans le temps, c’est précisément ce que disent rechercher certaines personnes détenues lorsqu’elles m’expliquent leurs recours contre l’administration pénitentiaire. Le rapport personnel à l’autorité sert alors de support à des présentations de soi où ceux qui ont recours au droit se distinguent, par leur caractère et leurs principes, du reste de la population pénale. Ainsi, parmi les personnes incarcérées qui me racontent avoir contesté des décisions pénitentiaires devant la direction interrégionale ou le tribunal administratif, la plupart insistent sur l’exceptionnalité de cette démarche et sur la pugnacité hors du commun qui leur a fait prendre cette voie. Ainsi, une personne incarcérée en centre de détention depuis plusieurs années, se décrit comme étant « un peu révolutionnaire ». Il explique sa pugnacité par son origine. Immigré d’un pays d’Amérique du Sud, il a connu un système politique et carcéral autrement plus violent ; il y a appris à ne pas se laisser faire. Au contraire, « les Français y ont pas le courage de le faire, ils pensent que l’administration est plus forte ». Ici rattachée à des catégories nationales et politiques, la valorisation identitaire par l’affirmation d’un rapport conflictuel à l’administration est parfois présentée comme un trait de caractère. Une personne détenue, bien connue en détention pour ses fréquentes revendications, explique qu’elle a toujours « gardé la niak, c’est mon caractère ! », alors même que la plupart des personnes détenues n’osent pas « porter plainte ». Pour preuve, il me raconte qu’il était déjà représentant des hébergés dans un foyer pour SDF. Il résume : « j’ai toujours été un emmerdeur » et ajoute, répondant à une objection qu’il a lui-même formulée : « Et pourquoi on pourrait pas porter plainte ? On reste des êtres humains ! ». Preuve d’un caractère bien trempé, gage d’une grandeur morale, le recours au droit sert ici de support identitaire dans un milieu qui fragilise de tels énoncés [27].

Au-delà de l’explication du recours au droit comme le résultat d’un trait de caractère, la récurrence de ce registre pointe également un rapport spécifique au droit et à ses usages. Car on ne se bat pas dans l’espoir d’un succès. Même un infatigable rédacteur de courriers adressés de la direction du centre de détention au ministre de la Justice, auteur de plusieurs recours devant les tribunaux, m’explique dans le même temps : « Je sais qu’ils sont plus forts que moi de toute manière ». Un autre estime dans une conversation avec d’autres personnes détenues qu’« on peut les faire chier, mais pas les battre ». Ainsi, le recours au droit ne semble pas inverser l’asymétrie radicale du pouvoir en détention, pas sur le long terme en tout cas.

C’est pourtant dans cette nuance que se niche sans doute le pouvoir du droit en prison. En inscrivant le conflit dans le temps relativement long d’une procédure de recours, le recours suspend temporairement l’affirmation de cette asymétrie. Même faible, l’incertitude de la décision hiérarchique ou juridictionnelle introduit également un doute sur l’équilibre des pouvoirs. En effet, si le recours aux tribunaux est fréquemment rejeté par mes interlocuteurs parce qu’il inscrirait l’incarcération dans le temps long et incertain des procédures juridiques, cette temporalité est parfois valorisée par des personnes détenues qui, condamnées à de longues peines, savent que cette « mécanique du temps vide » [28] se prolongera encore de nombreuses années. C’est alors moins la victoire juridique qui permet de « les faire chier » que l’introduction même du recours. La victoire, c’est la procédure elle-même.

Conclusion. « On est dans cette ambiance de crainte du recours »

Le grand nombre de personnes détenues, ou de leurs conseils qui méconnaissent ou évitent les tribunaux font s’éloigner le spectre d’un contrôle a posteriori des décisions de l’administration pénitentiaire. C’est alors la logique gestionnaire qui triomphe sur celle du respect du droit. En matière disciplinaire par exemple, un membre de la direction d’une maison d'arrêt explique son choix de prononcer, malgré leur illégalité, des sanctions collectives : « Comme on a pas de recours, ça laisse la place à un certain flottement. La loi c’est une chose, mais la gestion de la détention, c’en est une autre ».

La rareté des recours ne signifie cependant pas qu’ils ne pèsent pas sur la gestion quotidienne de la détention. Au contraire, mes entretiens et observations suggèrent que la crainte d’actions en justice est devenue un élément structurant de l'expérience professionnelle des agents pénitentiaires, même s’ils en ont rarement une expérience personnelle [29]. Un officier en maison d’arrêt souligne ainsi que l’éventualité d’un contrôle juridictionnel s’immisce désormais dans toutes procédures : «  on est entré dans un formalisme où on noie l’essentiel autour de détails.  Il y a une grosse levée de parapluies. […] On est dans cette ambiance de crainte du recours ». De fait, pour qui cherche à l’observer dans la vie quotidienne des établissements, le droit prend avant tout la forme d’une multiplication de formulaires, de paraphes et de fichiers informatiques. Il s’agit de faire trace pour pouvoir faire preuve, quitte à ce que la forme s’autonomise parfois de la réalité de la vie carcérale, par exemple avec la rédaction de comptes rendus d’incident sur la base de modèles stéréotypés. Alors que l’effectivité du droit au recours des personnes détenues et l’application des décisions de justice en matière pénitentiaire suscitent d’importantes critiques [30], c’est finalement davantage par le spectre de petites procédures que par le fracas des grands arrêts que la justice franchit les portes des prisons. Elle s’y trouve néanmoins déformée, souvent réduite à un formalisme qui fait la part belle aux contraintes de gestion de l’administration et ménage aux établissements un important pouvoir discrétionnaire.

 

[1] Le contrôle croissant exercé par les juridictions sur le fonctionnement pénitentiaire s’observe dans de nombreux pays mais selon des temporalités parfois différentes. V. par exemple J. B. Jacobs, The Prisoners’ Rights Movement and Its Impacts, 1960-80 in Crime and Justice, 1980, vol. 2, p. 434 ; D. van Zyl Smit, F. Dünkel, Imprisonment today and tomorrow: international perspectives on prisoners’ rights and prison conditions, Kluwer Law International.

[2] Ibid., p. 65.

[3] V. not. M. Herzog-Evans, Droit pénitentiaire, Dalloz, 3ème édition, 2019.

[4] CE, ass., 17 février 1995, n° 107766 et n° 97754, Hardouin et Marie N° Lexbase : A2385ANN.

[5] J.-M. Sauvé, Le contrôle de l’administration pénitentiaire par le juge administratif, Discours à l’Institut d’études judiciaires de l’Université de Lille II, 24 février 2009 [en ligne].

[6] Not. CEDH, 30 janvier 2020, Req. 9671/15, JMB c/ France et 31 autres N° Lexbase : A83763C9.

[7] Loi n° 2007-1545, du 30 octobre 2007, instituant un Contrôleur général des lieux de privation de liberté N° Lexbase : L7964HYM.

[8] Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81.739, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A71573Q7.

[9] G. Cliquennois, Y. Cartuyvels et B. Champetier, Le contrôle judiciaire européen de la prison: les droits de lhomme au fondement dun panoptisme inversé ? in Déviance et Société, 2015, vol. 38, no 4, p. 491‑519 [en ligne].

[10] V. M. McCann, Law and Social Movements: Contemporary Perspectives, in Annual Review of Law and Social Science, 2006, vol. 2, no 1, p. 17‑38.

[11] N. Ferran, La personne détenue encore à la recherche de son juge en France, in Déviance et Société, 2015, vol. 38, no 4, p. 469‑489 [en ligne].

[12] A. Simon et I. Fouchard (eds.), Le revers des droits de l’homme en prison, Mare et Martin, 2019.

[13] C. Rostaing, Processus de judiciarisation carcérale, in Droit et société, 2008, vol. 67, no 3, p. 577‑595 [en ligne].

[14] G. Salle et G. Chantraine, Le droit emprisonné?, in Politix, 2009, vol. 87, no 3, p. 117 [en ligne].

[15] A. Chauvenet, Guerre et paix en prison, in Cahiers de la sécurité intérieure, trimestre 1998, no 31, p. 91‑109 [en ligne].

[16] L. Israël, Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue, in Droit et Société, 2008, p. 390 [en ligne].

[17] Cette approche conduit à ignorer le contentieux initié, dans l’intérêt des personnes détenues, par des personnes morales comme l’Observatoire international des prisons. Pour une analyse de cette dynamique contentieuse, v. C. Durand et L. Israël, Porter la cause devant les Hautes cours. Justiciables et auxiliaires du droit entre politisation et technicisation, in Politix, à paraître.

[18] W. L.F. Felstiner, R. L. Abel, A. Sarat, The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming . . . , in Law & Society Review, Wiley, 1980, vol. 15, 3/4, p. 631‑654.

[19] K. Bumiller, Victimes dans l’ombre de la loi. Une critique du modèle de la protection juridique, in Politix, 2011, n° 94, no 2, p. 152 [en ligne].

[20] Ph. Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Presses universitaires de Grenoble, 2017.

[21] Les campagnes de repérage systématique de l’illettrisme mises en place par l’administration pénitentiaire depuis 1995, dont la dernière a été conduite en 2014, montrent que sur les 51 019 personnes incarcérées soumises à un bilan de lecture, 22 % échouent, tandis que 4,8 % des personnes rencontrées ne parlent pas le français.

[22] C. Durand, Construire sa légitimité à énoncer le droit. Étude de doléances de prisonniers, in Droit et société, 2014, vol. 87, no 2, p. 329‑348 [en ligne].

[23] L’OIP ne sollicite en effet jamais d’autorisation pour entrer dans les établissements et la personne parle ici vraisemblablement des contrôles du CGLPL.

[24] Ce délai passe à un an, un mois et quinze jours pour les cours administratives d’appel (Conseil d’État, Rapport public 2016 [en ligne]. Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2015 [en ligne], p. 27).

[25] P. Ewick et S. Silbey, Narrating Social Structure: Stories of Resistance to Legal Authority, in American Journal of Sociology, The University of Chicago Press, 2003, vol. 108, no 6, p. 1328‑1372.

[26] K. Bumiller, Victimes dans l’ombre de la loi. Une critique du modèle de la protection juridique, in Politix, 2011, n° 94, no 2, p. 142.

[27] Sur la fragilisation identitaire en détention, v. L. Le Caisne, Prison. Une ethnologue en centrale, Odile Jacob, 2000 ; sur le recours au droit comme épreuve morale, v. C. Durand, Construire sa légitimité à énoncer le droit. Étude de doléances de prisonniers, in Droit et société, 2014, vol. 87, no 2, p. 329‑348, [en ligne].

[28] G. Chantraine, La mécanique du temps vide. Structure sécuritaire et réactions individuelles au temps carcéral en maison d’arrêt, in Sociologie pénale : système et expérience, Érès, 2004, p. 257‑271, [en ligne].

[29] Ce décalage rejoint celui entre vécu et perception du risque d’agression en détention (M. Vacheret et M. Milton, Peurs en milieu carcéral: quand sentiments et expériences diffèrent, in Criminologie, 2007, vol. 40, no 1, p. 185‑211, [en ligne]).

[30] V. par exemple N. Ferran, Exécution des décisions de justice : une bataille de longue haleine, in Dedans/Dehors, n° 114, mars 2022 [en ligne].

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