La lettre juridique n°903 du 21 avril 2022 : Responsabilité

[Jurisprudence] L’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente et du préjudice d’attente et d’inquiétude : jusqu’où aller dans la déclinaison des préjudices ?

Réf. : Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU ; Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT

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N1203BZL

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par Vincent Rivollier, Maître de conférences à l’université Savoie Mont Blanc, Centre de recherche en droit Antoine Favre

le 21 Avril 2022

Mots-clés : angoisse de mort imminente • attente et inquiétude des proches • atteintes psychologiques • nomenclature des préjudices • fonds de garantie des victimes de terrorismes et d’autres infractions (FGTI)

Par deux arrêts du 25 mars 2022, la Cour de cassation, réunie en Chambre mixte, met fin à la divergence entre la deuxième chambre civile et la Chambre criminelle quant à l’autonomie de deux postes de préjudices. La création de deux postes spécifiques et autonomes est confirmée : le préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe et le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches.


 

  1. 1. Deux nouveaux postes de préjudices.– Par deux arrêts du 25 mars 2022 [1], la Chambre mixte de la Cour de cassation vient confirmer les décisions de deux cours d’appel ayant accepté d’indemniser de manière autonome deux postes de préjudices a priori absents de la nomenclature « Dintilhac » : le « préjudice d’angoisse de mort imminente » de la victime directe et le « préjudice d’attente et d’inquiétude » des victimes indirectes. Ces arrêts étaient attendus et permettent de poser un point final dans la lutte pour la reconnaissance autonome de ces deux postes de préjudices portée par les avocats de victimes et certains universitaires. Ils permettent également de mettre fin à ce qui semblait être une divergence entre la deuxième chambre civile et la Chambre criminelle, et essaient de clarifier les définitions de ces préjudices.

Si les deux arrêts constituent, sur les points qui nous intéressent, des arrêts de rejet [2], leur rédaction est très différente : dans l’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente la Cour de cassation adopte essentiellement les motifs de la cour d’appel pour rejeter le moyen, de sorte qu’il est difficile de percevoir les critères exacts de ce préjudice et de déterminer son application dans des hypothèses voisines ; en revanche, l’arrêt relatif au préjudice d’attente et d’inquiétude des proches énonce véritablement les critères de la reconnaissance d’un tel poste de préjudice, sa transposition est donc plus aisée.

  1. 2. Préjudice d’angoisse de mort imminente.– Le « préjudice d’angoisse de mort imminente » de la victime directe est reconnu dans le cadre d’une affaire opposant les ayants droit d’une victime décédée dans les heures qui ont suivi son agression à l’arme blanche au Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Le tribunal de première instance de Papeete comme la cour d’appel de la même ville avaient reconnu et indemnisé ce poste de préjudice de manière autonome par rapport aux souffrances endurées. Le FGTI a formé un pourvoi en cassation en considérant que la victime avait été indemnisée deux fois pour un même préjudice, refusant l’autonomie avancée par les juridictions tahitiennes. La Cour de cassation rejette le pourvoi et précise la définition du préjudice d’angoisse de mort imminente. L’indemnisation de ce poste de préjudice nécessite « de démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès ». Dans l’espèce considérée, la Cour rapporte que la victime a souffert d’un tel préjudice « du fait de la dégradation progressive et inéluctable de ses fonctions vitales causée par une hémorragie interne et externe massive ». La Cour rejette l’argument du pourvoi – soutenant que le même poste de préjudice avait été indemnisé deux fois, en considérant que la cour d’appel « a réparé, d’une part, mes souffrances endurées du fait des blessures [et] d’autre part, de façon autonome, l’angoisse de mort imminente ». Elle ne précise pas les critères permettant l’évaluation monétaire d’un tel préjudice, la cour d’appel ayant, elle, relevé le temps écoulé entre les blessures et le décès (environ 2 h 20) pour fixer l’indemnisation à 1 500 000 francs pacifiques (environ 12 500 euros) [3].
  2. 3. Le préjudice d’attente et d’inquiétude.– La reconnaissance du « préjudice d’attente et d’inquiétude » des proches intervient à propos d’une victime indirecte dont la mère est décédée dans l’attentat terroriste perpétré sur la promenade des Anglais la nuit du 14 au 15 juillet 2016 à Nice. La demandeuse était restée sans nouvelles de sa mère entre le 15 juillet au matin, moment où elle avait compris que sa mère se trouvait sur le lieu de l’attentat la veille au soir, et le 18 juillet au soir où le décès lui avait été annoncé ; durant cette période, il était rapporté qu’elle avait effectué de nombreuses démarches pour retrouver sa mère. Le TGI de Créteil comme la cour d’appel de Paris reconnaissent et indemnisent à hauteur de 20 000 euros ce préjudice d’attente et d’inquiétude de la victime indirecte. Le pourvoi faisait valoir que ce préjudice était inclus dans le préjudice d’affection – défini comme l’ensemble des souffrances morales éprouvées par les proches en raison du fait dommageable subi par la victime directe – et qu’en l’indemnisant de manière autonome, la cour d’appel avait indemnisé deux fois le même préjudice. La Cour de cassation rejette le pourvoi en « autonomisant » ce poste de préjudice qui est défini comme « la souffrance qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude ». Elle précise qu’il se réalise « entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril » et qu’il ouvre droit à réparation uniquement « lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement ». La Cour reprend les motifs de la cour d’appel de Paris pour conclure que ce poste de préjudice ne se confond pas avec le préjudice d’affection et ne peut pas être rattaché à un autre poste de préjudice ; ainsi, il « constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome ».
  3. 4. Reconnaissance et interrogations.– La reconnaissance de postes de préjudices hors nomenclature n’est pas une nouveauté et était prévue par le rapport « Dintilhac » lui-même : la nomenclature proposée en 2005 était non limitative, c’est-à-dire que l’identification de nouveaux postes de préjudices est possible dès lors qu’elle ne conduit pas à indemniser deux fois le même préjudice [4]. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la Cour de cassation admet des postes de préjudices nouveaux.

La reconnaissance de ces deux postes de préjudices intervient pour mettre fin aux incertitudes tenant aux divergences entre les juridictions du fond et les différentes chambres de la Cour de cassation. Elle constitue l’aboutissement d’un processus dans lequel les avocats de victimes et certains membres de la doctrine s’étaient engagés (I). Elle interroge toutefois sur la notion même de préjudice et sur la cohérence de la nomenclature (II) : en l’absence de réflexion globale sur celle-ci, les ajouts ponctuels et successifs de préjudices autonomes, spécifiques, voire « situationnels » interrogent.

  1. I. L’aboutissement du processus de reconnaissance
  1. 5. Genèse.– Depuis plusieurs années, les juridictions du fond [5] comme les différentes chambres de la Cour de cassation ont été confrontées à des demandes de préjudices tenant aux circonstances de l’accident ou de l’événement. S’agissant du préjudice d’angoisse de la victime directe, la deuxième chambre civile n’admettait pas son indemnisation « autonome » et considérait qu’il était inclus dans le poste « souffrances endurées » de la nomenclature Dintilhac[6] alors que la Chambre criminelle admettait son indemnisation autonome [7] ; notons que toutes les affaires portées devant la Cour de cassation concernaient des événements individuels. S’agissant du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches, la Cour de cassation ne s’était jamais prononcée ; plusieurs juridictions du fond – tout comme certaines transactions – l’avaient admis en cas d’accident ou d’événement collectif [8].

Le contexte des attentats terroristes de grande ampleur connu par la France à partir de 2015 a conduit les avocats de victimes à soutenir une meilleure reconnaissance des deux postes de préjudice [9]. À la suite de ce livre blanc, une commission présidée par S. Porchy-Simon avait été mandatée pour analyser ces propositions. Reprenant les propositions des avocats de victimes, elle avait appuyé leur reconnaissance [10]. Les arrêts de la Cour de cassation permettent de lever partiellement les incertitudes concernant ces postes de préjudices.

  1. 6. Critères potentiellement communs.– Un critère dont la présence peut être discutée à propos des deux postes de préjudices réside dans l’issue malheureuse de l’événement. Le Livre blanc comme le Rapport dirigé par S. Porchy-Simon ne faisaient pas de l’issue de l’événement une condition de la reconnaissance du préjudice, même si elle pouvait influer sur son évaluation [11]. La Cour de cassation se réfère explicitement à ce critère, dans une forme d’obiter dictum, à propos du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches : la Cour de cassation précise que l’indemnisation de ce préjudice n’est possible que « lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement ». La Cour ne limite certes pas l’indemnisation à l’hypothèse du décès de la victime directe, mais la référence à l’ « atteinte grave » soulève plus d’interrogations qu’elle n’en résout. Qu’est-ce qu’une atteinte grave ? Un taux de DFP minimal est-il exigé ? L’atteinte purement psychique, sans atteinte physique, peut-elle constituer une telle atteinte ? Les juges du fond risquent de faire face à des difficultés au moment de mettre en œuvre cette règle à propos des victimes seulement blessées ou atteintes dans leur psychisme. Le principe même d’une indemnisation conditionnée à l’existence d’atteintes effectivement subies par la victime est en lui-même discutable : dès lors qu’il s’agit d’indemniser l’angoisse et l’attente de proches en raison de l’incertitude du sort pesant sur la victime directe, pourquoi conditionner l’indemnisation de ce poste à une issue malheureuse ? Le soulagement de retrouver un proche sain et sauf effacera-t-il l’angoisse de l’attente ? La rédaction même de l’arrêt de la Cour de cassation indique qu’il s’agit d’une restriction quelque peu artificielle, qui intervient comme une restriction à la réparation. Le poste de préjudice est expliqué et défini, puis à la fin du troisième paragraphe consacré à celui-ci, il est indiqué que « ce préjudice […] ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de l’événement ». Une lecture a contrario laisse penser qu’en l’absence de décès ou d’atteinte grave, le préjudice n’ouvre pas droit à indemnisation, ce qui ne signifie pas que le préjudice ne peut pas être présent.

L’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe demeure cependant silencieux sur la question du sort effectif de celle-ci. L’angoisse de mort imminente peut exister pour une victime impliquée dans un accident ou un drame alors même qu’elle en a réchappé, voire qu’elle n’a subi aucune atteinte physique (prise d’otage par exemple). L’arrêt de la Cour de cassation, reprenant les motifs de la cour d’appel, ne permet pas réellement de trancher la question du critère de l’issue fatale : « [l’arrêt de la cour d’appel] précise que […] il est nécessaire de démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès ». Mais est-il possible de démontrer cet état de conscience en référant seulement aux circonstances de l’événement, et non aux circonstances du décès ? Par sa motivation très factuelle, l’arrêt de la Chambre mixte ne permet pas de répondre. Au regard de la jurisprudence antérieure, notamment des juges du fond, il semble déraisonnable de penser que le décès est un critère de l’indemnisation : c’est seulement l’angoisse d’une mort imminente (qui fort heureusement ne survient pas nécessairement) qui est le critère de l’indemnisation. En revanche, la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait considéré que « le préjudice d’angoisse de mort imminente ne peut exister, d’une part, qu’entre la survenance de l’accident et le décès et, d’autre part, que si la victime est consciente de son état ». [12]

Une condition, qui était fréquemment présente dans la jurisprudence antérieure et dans les travaux doctrinaux, résidait dans le caractère collectif de l’événement. Elle n’est pas reprise dans ces arrêts de la Cour de cassation : elle précise expressément, à propos du préjudice d’attente et d’inquiétude que l’événement peut être collectif et individuel ; et les faits constituent un l’événement individuel dans l’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente [13].

  1. 7. Critères propres à chaque poste.– Quant aux critères propres à chacun des postes, le préjudice d’angoisse de mort imminente implique seulement la conscience de l’imminence de la mort. En seront donc exclues les personnes décédées immédiatement en raison du fait dommageable (coup de feu mortel par exemple) [14] ou n’ayant pas conscience de l’imminence de leur décès en raison d’une perte de connaissance, d’un coma ou d’une éventuelle ignorance de la gravité de leurs atteintes. Les circonstances du décès, si elles permettent de démontrer l’état de conscience de la victime, ne sont en elles-mêmes pas déterminantes pour son admission. Toutes les hypothèses de morts violentes, dès lors que le décès n’a pas été immédiat, pourraient être prises en charge. Mais aucune définition du caractère imminent n’est posée : certaines hypothèses, dans lesquelles un délai plus long que dans le cas d’espèce s’écoule entre la survenance du dommage et son issue, soulèveront bien des questions. Dans le cas de très graves brûlures ou de dommage constitué par des pathologies sévères, l’issue nécessairement fatale des atteintes ou de la pathologie peut être connue de la victime directe sans que celle-ci soit imminente. Qu’en sera-t-il de l’indemnisation de ce poste de préjudice ? En fonction des cas, la frontière ne sera pas nécessairement évidente avec les souffrances endurées, les préjudices spécifiques liés à une contamination ou le pretium mortis (qui n’est pas pris en compte) [15].

Le préjudice d’attente et d’inquiétude est plus précisément défini par la Cour de cassation : il implique que des proches aient eu connaissance du fait que la victime se trouve ou se soit trouvée exposée à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle ; il est constitué par la souffrance « qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude ». Si le préjudice « se réalise […] entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril », il ne pourra être indemnisé que lorsque l’issue de l’attente sera malheureuse (atteinte grave ou décès de la victime directe). Ces critères excluent clairement l’hypothèse dans laquelle les proches apprennent la nature des atteintes ou le décès en même temps qu’ils ont connaissance de l’événement. En revanche, l’événement peut être individuel. Mais le degré de connaissance du péril encouru n’est pas déterminé : il ne fait pas de doute en l’espèce (attentat terroriste), mais ce préjudice pourrait être refusé dans d’autres hypothèses, notamment en cas de disparition inquiétante de la victime, sans élément particulier laissant craindre un péril particulier. Finalement, l’indemnisation des proches pourrait dépendre de leur niveau de connaissance du péril. Ainsi, en cas d’enlèvement et de séquestration, les proches ne seraient indemnisés de ce poste de préjudice que si des éléments permettaient de raisonnablement envisager cette hypothèse (traces de lutte lors de la disparition, voire revendication ou demande de rançon), en revanche, en cas de disparition inexpliquée il ne saurait s’en prévaloir…

  1. II. À la recherche d’une cohérence notionnelle
  1. 8. Dommage ou préjudice ?– La reconnaissance de ces deux postes de préjudice nous semble résulter d’une confusion entre l’événement traumatique lui-même (le dommage) et ses conséquences (les préjudices, notamment extrapatrimoniaux) [16]. Le dommage corporel est constitué par une atteinte à l’intégrité physique ou psychique : l’angoisse de la victime faisant face à sa propre mort ou l’inquiétude extrême en raison d’une incertitude faisant craindre pour la santé d’un proche peuvent certainement constituer des atteintes psychiques et donc un dommage corporel, indépendamment des éventuelles atteintes physiques concomitantes. Or, deux victimes placées dans une même « situation » lors de l’événement traumatique peuvent, en fonction de leur propre psychisme, ressentir les choses très différemment à la fois pendant et après l’événement traumatique. Ainsi, deux victimes directes retenues en otage exactement dans les mêmes conditions pendant un attentat n’auront pas entendu, ou retenu avoir entendu, les mêmes bruits, perçu les mêmes dangers, vu les mêmes expressions sur les visages des terroristes ; elles n’en retiendront pas les mêmes choses, et les manifestations post-traumatiques seront radicalement différentes. L’indemnisation doit être adaptée aux préjudices effectivement ressentis par la victime et non dépendre du dommage en lui-même. L’indemnisation n’est pas calculée en fonction de la gravité de la faute ou des circonstances du fait générateur, mais de ses conséquences. Et c’est pour cela que la réparation intégrale nécessite une individualisation.

Or la méthode d’évaluation de ces nouveaux postes de préjudices reflète leur caractère éminemment forfaitaire, et déconnecté du préjudice effectivement subi. Ainsi, à propos du « préjudice situationnel d’angoisse des victimes directes », le rapport dirigé par S. Porchy-Simon indiquait que :

« Le premier [point essentiel] tient à la nécessité de maintenir une évaluation in concreto de ce préjudice, qui ne saurait faire l’objet d’une évaluation forfaitaire, dans le souci de demeurer dans le respect des principes généraux de la réparation du droit français. Cette approche doit toutefois être combinée avec la conception du préjudice situationnel d’angoisse prônée par le groupe de travail, liée à la situation génératrice d’angoisse dans laquelle a été impliquée la victime. Dans cette optique, la personnalisation de l’indemnisation doit donc être faite en fonction d’éléments objectifs, liés à la situation de chaque demandeur, et consécutifs à la manière dont chacun d’entre eux a été confronté au danger, qu’il lui appartiendra de prouver. » [17]

Ne faire dépendre l’indemnisation que d’éléments objectifs, de la manière dont les victimes ont été confrontées au danger conduit nécessairement à une évaluation forfaitaire. Les critères (inputs de l’algorithme) de l’appréciation forfaitaire peuvent être raffinés autant que possible, toute appréciation fondée uniquement sur des éléments objectifs, c’est-à-dire non sur l’angoisse effectivement ressentie par la victime, mais sur la situation abstraitement envisagée, l’exposition de la victime au danger, rend impossible l’individualisation. La proposition de créer des classes ou des « groupes affinés » [18] de victimes en fonction de la durée ou de la proximité du danger conduit à une essentialisation des victimes et met à mal l’individualisation de la réparation.

Les critères proposés à propos des victimes directes – durée de l’exposition, proximité du danger, circonstances particulières entourant l’acte [19] – comme à propos des victimes indirectes – proximité du lien affectif et durée et conditions de l’attente [20] – trahissent une appréciation déconnectée des réalités individuelles de chaque victime.

  1. 9. Difficulté de la mesure des atteintes psychiques.– Les atteintes psychiques et les préjudices en découlant sont mal appréhendés par le droit, et le droit du dommage corporel en particulier. Les barèmes médico-légaux, plus ou moins directement issus des outils de la mesure de l’incapacité en matière d’accidents du travail et dont la mise à jour n’est pas régulière [21], ne prennent que très mal en compte les aspects psychiques des atteintes. Il est également probable que la nomenclature « Dintilhac » nécessite des adaptations. Mais ce changement de paradigme, pour ne pas réduire le dommage corporel aux atteintes physiques, nous semble nécessiter une réflexion et des solutions bien plus larges que les deux nouveaux postes de préjudices autonomes reconnus par la Cour de cassation. Et le respect de principes juridiques rigoureux, tels que la distinction entre le dommage et le préjudice, ne peut être mis de côté.

En attendant cet aggiornamento de plus en plus nécessaire des outils de la réparation du dommage corporel, l’ajout de nouveaux postes de préjudice risque de diluer plus encore la cohérence de la nomenclature. En effet, cela revient à scinder encore la temporalité de l’appréciation des souffrances : au-delà de la charnière que constitue la consolidation, est créée une nouvelle articulation qui tient à la fin de l’événement dommageable. Pour la période correspondant à l’accident, la victime devra mobiliser le préjudice d’angoisse de mort imminente ; après l’accident mais avant la consolidation : les souffrances endurées ; après la consolidation : le déficit fonctionnel permanent. Pour les victimes indirectes, alors que la consolidation de la victime directe ne constitue pas un élément pris en compte en droit commun [22], on introduit une division nouvelle temporelle. Surtout, il nous semble que la fin de l’événement dommageable n’est pas un critère approprié du point de vue des conséquences de l’atteinte psychique, spécialement lorsque la victime survit à l’événement : il nous semble artificiel de distinguer l’événement lui-même, la prise en charge dans les instants et la période qui suivent la fin de l’événement traumatique, puis la période de soins jusqu’à la consolidation.

Tout compte fait, il aurait probablement été plus sage d’avancer à petits pas en précisant que les souffrances endurées peuvent être à la fois physiques et psychiques, et que l’indemnisation des deux pans peut être effectuée de manière indépendante, comme le fait le FIVA par exemple. Comme Yohann Quistrebert l’a énoncé : « il nous apparaît inutile de chercher à individualiser [l’angoisse de mort imminente] subie entre l’accident et le décès au sein de la nomenclature des préjudices. Il s’agit ni plus ni moins d’une souffrance endurée parmi tant d’autres. Cette souffrance est strictement identique à celle subie par la victime qui survit à l’accident. » [23]

  1. 10. FGTI.– La lecture des comptes rendus des auditions effectuées par le groupe de travail présidé par S. Porchy-Simon est révélatrice de l’insatisfaction des victimes dans leurs relations avec le FGTI [24] ; le fonds est perçu comme un organe administratif assez froid et peu enclin à l’écoute des victimes. La manière dont le « préjudice exceptionnel spécial des victimes de terrorisme » (PESVT) est attribué ne comble pas le besoin de reconnaissance des victimes d’attentat : les éléments précisément indemnisés à travers cette somme sont particulièrement flous, et son attribution entièrement forfaitaire sans individualisation aucune ne permet pas aux victimes de ressentir une écoute véritable et une prise en compte de la situation et du vécu propres à chacune d’entre elles. Il faut espérer que la reconnaissance du préjudice d’angoisse de mort imminente et du préjudice d’attente et d’inquiétude sera l’occasion pour le fonds de faire évoluer ses pratiques et la prise en compte individuelle des victimes et de leurs préjudices.

[1] Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU, à paraître au Bull. (préjudice d’angoisse de mort imminente) ; Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT, à paraître au Bull. (préjudice d’attente et d’inquiétude). Alors que ces arrêts ont donné lieu à un communiqué de presse de la Cour de cassation, et à de longs rapports préparatoires, ils ne font étonnamment pas l’objet d’une motivation enrichie.

[2] L’un des arrêts (Cass. mixte, 25 mars 2022,  n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU) est un arrêt de cassation partielle et sans renvoi sur une question que nous ne développerons pas (la charge des dépens lorsque le FGTI est la partie perdante).

[3] CA Papeete, 29 août 2019, n° 18/00213 N° Lexbase : A2741ZMH.

[4] Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, groupe de travail dirigé par J.-P. Dintilhac, 2005.

[5] Par ex. le préjudice d’attente et d’inquiétude

[6] Par ex. à propos du préjudice d’angoisse de mort imminente Cass. civ. 2, 16 septembre 2010, n° 09-69.433, F-P+B N° Lexbase : A5933E9M Bull. civ. II, n° 155 ; Cass. civ. 2, 11 septembre 2014, n° 13-21.506, F-D N° Lexbase : A4250MWC inédit ; Cass. civ. 2, 5 février 2015, n° 14-10.097, F-P+B N° Lexbase : A2429NBL Bull. civ. II, n° 22 ; Cass. civ. 2, 2 février 2017, n° 16-11.411, F-P+B N° Lexbase : A4160TBP Publié au Bull civ.

[7] Par ex. à propos du préjudice d’angoisse de mort imminente, Cass. crim., 23 octobre 2012, n° 11-83.770, FS-P+B N° Lexbase : A0580IWE, Bull. crim n° 225 ; Cass. crim., 27 septembre 2016, n° 15-84.238, FS-D N° Lexbase : A7274R48 inédit.

[8] Affaire de la passerelle du Queen Mary II : TGI Saint-Nazaire, 11 février 2008 et CA Rennes, 2 juillet 2009 ; catastrophe d’Allinges (collision entre un train et un bus scolaire) : T. corr. Thonon-Les-Bains, 26 juin 2013 ; explosion et incendie à la suite d’une fuite de gaz : CA Lyon, 14 janvier 2016. Sur ces décisions, cf. L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Groupe de travail dirigé par Stéphanie Porchy-Simon, 2017, p. 17-19.

[9] Livre blanc sur les préjudices subis lors des attentats, Barreau de Paris, Groupe de contact des avocats de victimes de terrorisme, 2016.

[10] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Groupe de travail dirigé par Stéphanie Porchy-Simon, 2017

[11] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 54, note 63.

[12] Cass. crim., 25 juin 2019, n° 18-82.655, F-D N° Lexbase : A3089ZHU inédit ; Cass. crim., 25 juin 2019, n° 18-82.655 inédit. Sur ces deux arrêts, cf. Y. Quistrebert, L’indemnisation conditionnée du préjudice d’angoisse de mort imminente, RCA sept. 2019, étude 8.

[13] Le rapport dirigé par S. Porchy-Simon ne tranchait pas véritablement la question ; il considérait que devait être en cause un « acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste » (L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 49).

[14] Dans l’affaire ayant donné lieu à la reconnaissance du préjudice d’attente et d’inquiétude pour les proches (Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30367RU,), la cour d’appel de Paris avait d’ailleurs rejeté l’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe car « la preuve de l’existence de la conscience de sa mort imminente par [la victime directe] n’était pas rapportée », infirmant sur ce point le jugement du TGI de Créteil (CA Paris, 30 janvier 2020, n° 19/02479 N° Lexbase : A22443DH).

[15] Sur la question du pretium mortis, de l’abrégement de la vie et de l’angoisse devant la mort, cf. C. Quézel-Ambrunaz, L’espérance de vie de la victime, in C. Quézel-Ambrunaz, Ph. Brun, L. Clerc-Renaud (coord.), Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel, Bruylant, coll. du GRERCA, 2017, p. 299-323.

[16] Sur la nécessité de distinguer dommage et préjudice, cf. Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Dalloz, coll. Précis, 8e éd. 2016, n° 29, p. 21-22 ; n° 114, p. 107-108 ; Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 5e éd. 2018, n° 176, p. 121 et s. Sur cette nécessité à l’égard des victimes psychologiques, cf. Y. Quistrebert, Pour un statut fondateur de la victime psychologique en droit de la responsabilité civile, thèse Rennes 1, 2018.

[17] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 50, nous soulignons.

[18] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc. p. 50.

[19] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 52.

[20] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 55.

[21] Cf. E. Tordjman, Questionner l’évaluation médico-légale : Quels outils ?, Cycle Réparation du dommage corporel : défis et perspectives, Cour de cassation, 2021.

[22] Comp. le barème applicable aux enfants en matière de pesticides, indemnisant de manière différenciée certaines victimes indirectes durant la période ante et post consolidation de la victime directe (Arrêté du 7 janvier 2022 fixant les règles de réparation forfaitaire des enfants exposés aux pesticides durant la période prénatale du fait de l’activité professionnelle de l’un de leurs parents, JORF 16 janvier 2022, texte 9). Sur l’indemnisation devant le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, cf. V. Rivollier, Le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, ou l’émergence d’un nouveau régime de maladies professionnelles : des évolutions pour les travailleurs, une révolution pour les enfants, victimes secondaires de l’exposition professionnelle de leurs parents, Droit social, à paraître 2022.

[23] Y. Quistrebert, L’indemnisation conditionnée du préjudice d’angoisse de mort imminente, préc.

[24] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 22 et s.

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