La lettre juridique n°896 du 3 mars 2022 : Sociétés

[Jurisprudence] L’usufruitier de droits sociaux n’a pas la qualité d’associé : position de principe et conséquences pratiques

Réf. : Cass. avis, 1er décembre 2021, n° 20-15.164, FS-D N° Lexbase : A63597GM ; Cass. civ. 3, 16 février 2022, n° 20-15.164, FS+B N° Lexbase : A33527NH

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

le 03 Mars 2022

Mots-clés : droits sociaux • démembrement de propriété • nu-propriétaire • usufruitier • associé (non)

Il résulte de la combinaison des articles 578 du Code civil (aux termes duquel l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance) et 39 du décret du 3 juillet 1978 (accordant à un associé d’une société civile le droit de solliciter du président du tribunal la désignation d’un mandataire chargé de provoquer une délibération des associés) que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé qui n’appartient qu’au nu-propriétaire, mais qu’il doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.


 

La controverse relative à la reconnaissance à l’usufruitier de parts sociales ou d’actions de la qualité d’associé n’a guère connu de répit depuis son intrusion dans le champ juridique au cours de la décennie 1970 [1]. Le partage des opinions se faisait, pour l’essentiel, en considération de l’exigence de réaliser un apport à la société, écarté pour certains [2] s’agissant de l’usufruitier et reconnu pour d’autres [3]. La jurisprudence publiée ne permettait guère de fixer les idées, non seulement parce que, finalement, aucun arrêt émanant de la Cour de cassation ne prenait clairement parti sur le point en discussion, mais aussi parce que chacun pouvait interpréter les décisions intégrant la problématique du démembrement des droits sociaux, même de manière accessoire, comme un élément venant au renfort de ses convictions [4].

Par deux décisions coordonnées et émanant de la troisième chambre civile et de la Chambre commerciale, entre lesquelles le contentieux du droit des sociétés se trouve réparti, la Haute juridiction a donc exprimé sa position : elle dénie à l’usufruitier la qualité d’associé.

Sollicitée pour avis, dans le cadre de l’article 1015-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5803L8G, par la troisième chambre civile, la Chambre commerciale s’est prononcée en ce sens, par sa décision en date du 1er décembre 2021 [5], et la troisième chambre civile a suivi cet avis, par son arrêt en date du 16 février 2021. Sauf un hypothétique revirement, tout de même peu probable, le droit des sociétés doit donc être revu, sur le plan théorique comme pratique, en considération de cette position. On relèvera que si le contentieux en cause visait une société civile et qu’il est fait référence à un texte (décret n° 78-704 du 3 juillet 1978, art. 39 N° Lexbase : Z26227RX) qui ne concerne que ce type de société, la position exprimée par les deux chambres de la Cour de cassation a vocation à s’appliquer à toutes les hypothèses de démembrement de droits sociaux, quelle que soit la forme de société considérée.

Le point de départ de l’affaire reposait sur une demande en justice, présentée par deux usufruitiers de parts sociales, tendant à voir désigner un mandataire chargé de provoquer une délibération collective des associés de la société ayant pour objet la révocation du gérant. Si une telle possibilité est effectivement accordée par l’article 39 du décret du 3 juillet 1978, ce texte réserve, expressément, cette faculté à un « associé ». La cour d’appel de Bordeaux, par son arrêt en date du 11 février 2020 [6], considérant que les demandeurs, s’ils disposaient du droit de vote, n’avaient pas la qualité d’associés, avait refusé de faire droit à leurs demandes. Saisie du pourvoi, la troisième chambre civile a bien compris qu’il ne lui était guère possible, cette fois, d’éviter d’avoir à statuer, de manière frontale, au regard de la délicate question de la reconnaissance de la qualité d’associé à l’usufruitier de parts sociales.    

Il résulte donc des deux décisions analysées que l’usufruitier de droits sociaux fait l’objet d’un refus, de principe, de la qualité d’associé (I), mais d’une reconnaissance, sous condition, de l’exercice des droits d’un associé (II).

I. Le refus de principe de la qualité d’associé

La Chambre commerciale comme la troisième chambre civile ne s’attardent guère sur l’argumentation qui les conduit à écarter l’usufruitier de la qualité d’associé.

Compte tenu des débats suscités par ce point de droit, on aurait pu s’attendre à ce que soient envisagés, pour le cas échéant les écarter, les principaux éléments qui étaient en présence. La Haute juridiction ne revient aucunement sur la question de savoir si l’usufruitier réalisait ou non un apport, ce qui conditionnait, pour certains, le refus ou la reconnaissance de la qualité d’associé (voir les références précitées). Les Hauts magistrats ne s’engagent pas non plus sur une approche, privilégiée par d’autres, selon laquelle le nu-propriétaire comme l’usufruitier se voyant reconnaître une partie des prérogatives sociales, chacun d’eux aurait, implicitement mais nécessairement, la qualité d’associé [7].

La Chambre commerciale comme la troisième chambre civile ne se placent pas du tout sur le terrain du droit des sociétés mais privilégient une perception enracinée en droit des biens.

En définitive, l’unique fondement de la position adoptée repose sur la référence à l’article 578 du Code civil N° Lexbase : L3159ABM, dont les deux décisions reproduisent le contenu. Ce texte a pour vocation de définir le démembrement de droit que constitue l’usufruit, en mentionnant que « l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ». En d’autres termes, si l’on comprend bien, pour les Hauts magistrats, l’usufruitier des parts sociales détient, en cette qualité, le droit de recueillir les fruits attachés auxdites parts, sans pour autant que cela ne lui confère la qualité d’associé, réservée au nu-propriétaire. Pour la Cour de cassation, l’usufruitier est en droit de jouir de droits attachés aux parts sociales, sans que cela n’emporte l’accès à la qualité d’associé liée aux parts.

Même si elle n’entrainera pas nécessairement l’adhésion unanime de la communauté des juristes, la position de principe, émanant du juge du droit, s’impose désormais comme devant être prise en considération pour tirer toutes les conséquences de l’exclusion de l’usufruitier de la qualité d’associé. Sans prétendre, dans le cadre du présent commentaire, identifier toutes les hypothèses qui pourraient se rencontrer en pratique, il est déjà possible d’en relever les principales.

Puisque l’usufruitier n’est pas un associé, il ne peut donc être décompté dans le dénombrement des associés d’une société. Pour la question liée à l’unicité d’associé, on sait que, selon les dispositions de l’alinéa deux de l’article 1844-5 du Code civil N° Lexbase : L2025ABM, l’appartenance de l’usufruit de toutes les parts sociales à la même personne est sans conséquence sur l’existence de la société. Mais pour toutes les sociétés où la pluralité d’associés est requise (autres que la SARL et la SAS), il est désormais clair que l’on ne pourra pas décompter l’éventuel usufruitier pour satisfaire à la condition légale.

Le refus de la qualité d’associé devra également conduire à empêcher l’usufruitier d’accéder à une fonction de direction de la société dans tous les cas où cette condition est posée par la loi ou les statuts. Il s’agit là d’un point important qui supposera un examen attentif des sociétés existantes ou à constituer.

Sous un angle positif, on ne peut manquer de relever que la position de la Haute juridiction comporte une bonne nouvelle pour les usufruitiers de droits sociaux. Puisqu’ils n’ont pas la qualité d’associé, ils ne sauraient être tenus, à ce titre, des dettes sociales, qu’il s’agisse de l’obligation aux dettes, pour les sociétés civiles ou en nom collectif ou de la contribution aux pertes, pour les sociétés à risque limité. Ce point devra d’ailleurs être pris en considération lorsque la société se trouve en situation de débitrice (octroi d’un prêt ou d’un terme pour l’exécution d’une obligation de payer). Le créancier sera bien inspiré de se renseigner sur l’existence d’un éventuel démembrement de propriété portant sur les droits sociaux, de façon à identifier précisément quelles seront les personnes tenues, le cas échéant, des conséquences financières d’un défaut de paiement de la société. Désormais, l’usufruitier n’étant pas un associé, il doit être écarté de cette perspective.

Malgré le positionnement très affirmé des deux décisions sous examen, selon lequel « l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé », il apparaît qu’une précision pourrait bien s’avérer opportune pour en mesurer l’incidence lorsqu’il est fait mention, dans la loi ou dans les statuts, qu’une décision collective doit être prise à l’unanimité des « associés ». Certes, il est possible que le droit de vote soit attribué à l’usufruitier pour la délibération en cause, mais compte tenu de la position récemment adoptée par la troisième chambre civile, qui retient que cette condition vise toutes les personnes qui sont associées au sein de la société et non pas seulement celles qui sont présentes ou représentées lors de la réunion de l’assemblée [8], la clarification serait bienvenue.  

II. La reconnaissance, sous condition, de l’exercice des droits de l’associé

Si la position de principe consiste à refuser à l’usufruitier la qualité d’associé, cela ne saurait aboutir à fragiliser trop fortement le droit de jouissance sur les droits sociaux qu’il tient de l’article 578 du Code civil. La Cour de cassation a bien pris en considération cet aspect pour reconnaître à l’usufruitier le droit d’exercer une prérogative normalement attachée à la qualité d’associé et qui devrait donc être réservée au nu-propriétaire. Si la faculté d’exercer les droits de l’associé, reconnue par les deux arrêts commentés, doit être saluée, la condition requise suscite tout de même des interrogations.

Selon les arrêts analysés, pour l’exercice d’un droit attaché à la qualité d’associé, « qui n’appartient qu’au nu-propriétaire », les usufruitiers doivent établir « une incidence directe sur le droit de jouissance des parts dont ils avaient l’usufruit ». Cette démarche est cohérente au regard du fondement de droit des biens qui est retenu par la Cour de cassation. Il convient que l’usufruitier soit mis en situation de préserver la structure du démembrement de droits et donc d’exercer les actions qui sont de nature à assurer la réalité de son droit de jouissance [9].

Les Hauts magistrats se gardent bien de donner quelques indices de ce qui pourrait constituer « une incidence directe », condition requise pour qu’un usufruitier puisse invoquer le droit d’exercer une prérogative attachée à la qualité d’associé.

Chacun est donc renvoyé vers une démarche en deux temps. En premier lieu, il conviendra d’établir la liste des droits attitrés que seul le nu-propriétaire peut exercer, en ce qu’ils sont liés à sa qualité d’associé et, en second lieu, d’envisager, dans chaque cas d’espèce, si, au regard de l’incidence directe sur le droit de jouissance des parts sociales, l’usufruitier pourrait en revendiquer l’exercice.

D’un premier examen, on peut retenir quelques hypothèses pour lesquelles ce type de questionnement pourra se présenter.

L’affaire ayant donné lieu aux décisions commentées fournit un premier exemple, à propos du droit de provoquer une délibération collective. Chaque fois que, selon la forme de société concernée, un associé peut demander qu’une réunion des associés soit organisée pour qu’il soit statué sur des points déterminés d’ordre du jour, l’usufruitier pourra invoquer ce droit s’il peut établir qu’il y a bien une incidence directe avec son droit de jouissance des titres sociaux. On peut estimer qu’il en sera ainsi pour des questions relatives à la gérance de la société puisque l’incidence sur les résultats, et donc sur la part des bénéfices qui doit revenir à l’usufruitier, pourrait être assez commodément établie. Mais, c’est par une démarche in concreto que l’assentiment du juge saisi devra être obtenu.

Au-delà, un questionnement semblable se rencontrera pour l’exercice de l’action sociale ut singuli ou la révocation judiciaire du gérant, qui sont des actions attachées à la qualité d’associé. De même, et sans doute plus fréquemment, l’usufruitier pourrait tenter d’obtenir en justice la désignation d’un mandataire ad hoc ou d’un expert de gestion. On connait la place prépondérante qu’occupent ces modes d’intervention d’un tiers dans le fonctionnement des sociétés et l’on peut admettre qu’un usufruitier puisse légitimement estimer qu’il se doit d’invoquer de telles prérogatives d’associé, eu égard à l’incidence sur les droits pécuniaires dont il jouit.

En définitive, si la position des deux chambres de la Cour de cassation a mis un terme au contentieux qui reposait sur les interrogations quant à la reconnaissance à l’usufruitier de la qualité d’associé, elle pourrait bien se traduire par l’émergence de nouveaux procès qui reposeront sur la preuve que l’usufruitier devra apporter de l’incidence directe sur son droit de jouissance des circonstances qu’il invoque pour pouvoir exercer un droit attaché à la qualité d’associé, dont il est, par principe, privé.

Par ailleurs, dans la mise en œuvre du droit qui lui est ainsi reconnu, de manière conditionnelle, l’usufruitier devra être attentif à ne point porter atteinte à la substance du droit qui est reconnu au nu-propriétaire, et qui tient à sa qualité d’associé. Ainsi, l’usufruitier ne pourrait-il se prévaloir des dispositions de l’article 1844-7, 5° du Code civil N° Lexbase : L7356IZH pour faire prononcer en justice la dissolution de la société [10] ou solliciter le retrait de la société [11]. L’atteinte à la substance des droits sociaux démembrés ferait certainement obstacle à la recevabilité de son action.

 

[1] V. not. B. Mercadal et Ch. Jamin, Mémento pratique Sociétés commerciales, 1ère éd., 1970, éd. Francis Lefebvre, n° 117 ; A. Viandier, La notion d’associé, LGDJ, 1978.

[2] V. not. A. Viandier, ouvrage précité, n° 248 et s. ; Y. Reinhard, obs. RTD Com., 1992, p. 202.

[3] V. not. J. Derruppé, Un associé méconnu : l’usufruitier de parts ou actions, Defrénois, 1994, p. 1137.

[4] Sur le courant jurisprudentiel, v. not. M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, 34ème éd., LexisNexis, n° 523 et s..

[5] Sur cet avis, voir les commentaires R. Mortier et N. Jullian, JCP E, 2022, 1000 ; R. Mortier, Dr. sociétés, février 2022, n° 13 ; N. Borga, Bull. Joly Sociétés, janvier 2022, p. 23 ; F. Julienne, Droit & pat., 2022, à paraître.

[6]  CA Bordeaux, 11 février 2020, n° 19/03127 N° Lexbase : A67403ED.

[7] Sur cette approche, V. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, ouvrage précité, n° 523.

[8] Cass. civ. 3, 5 janvier 2022, n° 20-17.428, FS+B  N° Lexbase : A42187HP, B. Saintourens, Lexbase Affaires, janvier 2022, n° 704 N° Lexbase : N0279BZD.

[9] V. sur cette question, F. Julienne, note sous l’avis Cass. com., 1er décembre 2021, préc..

[10] V. sur ce point, N. Borga, note préc.

[11] V. sur ce point, R. Mortier, note préc., Dr. sociétés, p. 14.

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