Réf. : Loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022, renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique N° Lexbase : L7735MAQ
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par Aurélie Salon, Avocat, Docteur en droit et Michel Ledoux, Avocat fondateur, Cabinet Ledoux & associés
le 02 Février 2022
Alors que le télétravail était encore peu développé en France il y a deux ans, il s’est généralisé dans le contexte épidémique que nous traversons. Face à l’ampleur de la cinquième vague de covid-19 et à l’apparition du variant Omicron, le Gouvernement a annoncé que le télétravail serait désormais obligatoire dans toutes les entreprises et que les employeurs récalcitrants s’exposeraient notamment au prononcé d’amendes administratives. Le protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise du 3 janvier 2022 imposait ainsi aux employeurs de fixer, pour une durée d’au moins trois semaines, un nombre de trois à quatre jours de télétravail par semaine pour les postes qui le permettaient [1]. La loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire introduit également un dispositif de contrôle et de sanction des employeurs [2]. Entre effets d’annonce, recommandations gouvernementales et véritables réglementations, il est parfois difficile de déterminer les manquements susceptibles d’être relevés et sanctionnés par les services de l’inspection du travail. Même si, selon les dernières annonces, le télétravail sera seulement recommandé à partir du 2 février 2022, essayons de répondre à la question que nombre d’employeurs se posent : le recours aux trois jours de télétravail était-il vraiment obligatoire ?
I. Le télétravail : un choix ou une obligation ?
A. Les salariés, contraints de télétravailler en période de crise
L’article L. 1222-9 du Code du travail N° Lexbase : L2077MA8 définit le télétravail comme « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication » [3]. En principe, il s’agit d’une pratique facultative pour les salariés. Dans la mesure où celle-ci implique des risques professionnels, il appartient à l’employeur de mettre en place des mesures de prévention spécifiques : informer le salarié de toute restriction à l’usage d’équipements, d’outils informatiques ou de services de communication électronique afin de garantir son droit à la déconnexion, donner priorité au salarié pour occuper ou reprendre un poste sans télétravail qui correspond à ses qualifications et compétences professionnelles ou encore organiser au moins chaque année un entretien portant sur les conditions d’activité du salarié et sa charge de travail [4].
Le télétravail peut également constituer une mesure de prévention destinée à combattre des risques plus immédiats, tel que le risque de contamination au covid-19. En effet, l’article L. 1222-11 du Code du travail prévoit qu’en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie ou de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés [5]. Dans ce cas particulier, par dérogation au principe du volontariat, le télétravail peut être imposé aux salariés par l’employeur.
B. Les employeurs, libres de choisir les mesures de prévention adaptées
Aucune disposition légale ou règlementaire n’impose en revanche le recours au télétravail aux employeurs, et ce même en cas de circonstances exceptionnelles. Ni le Code du travail ni les aménagements introduits par la loi de gestion de la crise sanitaire ne prévoient une telle obligation. Seul le protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de Covid-19, dans sa version du 3 janvier 2022, indique que « les employeurs fixent à compter du 3 janvier et pour une durée de trois semaines, un nombre minimal de trois jours de télétravail par semaine, pour les postes qui le permettent » et que « lorsque l’organisation du travail et la situation des salariés le permettent, ce nombre peut être porté à quatre jours par semaine » [6].
Or, suivant la jurisprudence du Conseil d’État, ce protocole national ne constitue qu’un « ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l’obligation de sécurité de l’employeur dans le cadre de l’épidémie de covid-19 » [7]. En l’état actuel du droit, ce document s’apparente à une simple circulaire qui n’a pas de valeur contraignante. En outre, le protocole national « n’a pas vocation à se substituer à l’employeur dans l’évaluation des risques et la mise en place des mesures de prévention adéquate dans l’entreprise » [8]. C’est en effet à l’employeur qu’il appartient, en application des principes généraux de prévention, d’évaluer, sous sa responsabilité, les risques et de mettre en place les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs [9]. D’ailleurs, le protocole national présente le télétravail comme « un mode d’organisation de l’entreprise qui participe à la démarche de prévention du risque d’infection au SARS-CoV-2 » et non comme l’unique mesure de prévention. D’autres actions peuvent être efficaces pour lutter contre l’épidémie, notamment l’application des gestes barrières - port du masque, mesures d’aération et de ventilation des locaux, règles de distanciation sociale - également évoquée par le protocole [10].
Bien que le protocole national constitue une sorte de guide, l’employeur est le seul juge des mesures pertinentes pour assurer la santé et la sécurité des salariés, y compris dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de covid-19. Il peut donc, après une évaluation des risques encourus dans son entreprise, exclure ou limiter le recours au télétravail dès lors que d’autres actions de prévention, parfois plus adaptées et plus efficaces, sont mises en œuvre.
II. L’amende administrative : un épouvantail ou une véritable sanction ?
A. Un nouveau dispositif de sanction plus rapide
Suivant des procédures spécifiques prévues par le Code du travail, les services de l’inspection du travail peuvent contrôler, dénoncer au Parquet et sanctionner les employeurs. Le Directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités [11] (ci-après DREETS) peut notamment mettre en demeure l’employeur de prendre, dans un délai déterminé, toute mesure utile pour remédier à une situation dangereuse constatée par un agent de contrôle de l’inspection du travail, résultant soit du non-respect des principes généraux de prévention [12] soit d’une infraction à l’obligation générale de santé et de sécurité résultant des dispositions de l’article L. 4221-1 du Code du travail [13]. Si à l’expiration du délai fixé, l’agent de contrôle de l’inspection du travail constate que la situation dangereuse n’a pas cessé, le DREETS peut en principe dresser un procès-verbal à l’encontre de l’employeur [14].
La loi de gestion de la crise sanitaire aménage ce dispositif lorsque la situation dangereuse résulte d’un risque d’exposition au covid-19 du fait du non-respect par l’employeur des principes généraux de prévention. Dans ce cas, « l’autorité administrative compétente peut, sur le rapport de l’agent de contrôle de l’inspection du travail et sous réserve de l’absence de poursuites pénales, prononcer une amende à l’encontre de l’employeur » [15]. Autrement dit, lorsque la situation dangereuse est caractérisée par le non-respect par l’employeur des principes généraux de prévention entraînant un risque d’exposition au covid-19, le DREETS peut prononcer directement une amende administrative à l’encontre de l’employeur. En outre, le texte aménage le régime de contestation de la mise en demeure. Le recours hiérarchique contre la mise en demeure du DREETS liée à la gestion de la crise sanitaire qui, du fait de son caractère suspensif aurait retardé le prononcé de l’amende, est supprimé. Ce dispositif est donc plus rapide et, par conséquent, plus dissuasif que l’établissement d’un procès-verbal qui requiert l’intervention incertaine et nécessairement décalée dans le temps du Parquet pour aboutir au prononcé d’une sanction.
B. Limites et incertitudes quant à l’application du dispositif
Si les sanctions du DREETS seront indéniablement prononcées plus rapidement que celles nécessitant l’intervention du Ministère public, les répercussions concrètes des dispositions adoptées pour les employeurs sont à relativiser à plusieurs titres.
Tout d’abord, le dispositif mis en place est applicable de façon exceptionnelle. Il n’est pas rétroactif : tout manquement commis entre le 3 janvier 2022, date d’entrée en vigueur du dernier protocole national, et le 24 janvier, date d’entrée en vigueur de la loi de gestion de la crise sanitaire, ne saurait faire l’objet d’une amende administrative. Il est également limité dans le temps : le texte prévoit qu’un décret permettra de circonscrire sa durée aux périodes de forte intensité épidémique et qu’il prendra fin au plus tard le 31 juillet 2022 [16].
Par ailleurs, il faut rappeler que le prononcé d’une amende administrative n’est pas immédiat. Le DREETS ne peut intervenir qu’à l’issue du délai laissé à l’employeur pour régulariser la situation à la suite de la mise en demeure. Il est donc très probable que les entreprises auront réalisé ou actualisé l’évaluation des risques liés au covid-19 et fait appliquer les mesures de prévention adaptées contre les risques de contamination, avant de se voir notifier une amende. L’amendement ayant introduit le texte indique à cet égard que, jusqu’à présent, « il a été estimé que, sur plus de 500 mises en demeure notifiées par les DIRECCTE puis les DREETS depuis mars 2020, plus de 90 % ont été suivies d’effet ». Le nombre d’entreprises visé par des amendes administratives devrait donc rester extrêmement limité.
Enfin, il subsiste d’importantes incertitudes sur les notions employées. Que faut-il entendre par une situation dangereuse résultant d’un risque d’exposition à la covid-19 du fait du non-respect par l’employeur de ses obligations en matière de prévention des risques ? Compte tenu de l’absence d’obligation précise, il paraît inenvisageable de considérer que le seul fait de ne pas respecter les recommandations prévues par le protocole national, par exemple de ne pas mettre en place trois jours de télétravail par semaine, place les salariés dans une situation nécessairement dangereuse. L’employeur pourrait tout à fait démontrer qu’il a mis en place d’autres mesures constituant un niveau de protection aussi efficace, voire plus performant, au regard de ses propres contraintes.
Les recommandations prévues par le protocole sont d’ailleurs elles-mêmes sujettes à appréciation. Comment déterminer les postes télétravaillables et ceux qui ne le sont pas ? Par exemple, le banquier qui manipule des données confidentielles peut-il télétravailler ?
Le fait que la sanction repose sur le non-respect des principes généraux de prévention permet aux services de l’inspection du travail de s’affranchir des obligations légales et réglementaires pour apprécier les situations au cas par cas. Toutefois, cela ne leur permet pas d’attribuer un caractère obligatoire aux simples recommandations gouvernementales. Le DREETS et, par suite, le ministre chargé du Travail saisi d’un recours hiérarchique contre la décision prononçant l’amende, devront impérativement établir l’insuffisance des mesures mises en place par l’employeur et l’existence d’une situation dangereuse résultant d’un risque d’exposition à la covid-19, au-delà du non-respect du protocole national.
Dès lors qu’il permet d’accompagner et de guider les employeurs en fonction de l’évolution du niveau de contamination, ce protocole national présente un intérêt considérable. L’amendement susmentionné souligne à cet égard que « la grande majorité des entreprises mettent en œuvre de manière efficace les moyens de lutte contre la contamination par le virus SARS-Cov-2 ». Le protocole pourrait toutefois devenir contreproductif si, brandi comme une contrainte impérieuse, il s’ajoutait aux nombreuses dispositions de droit commun. L’accumulation de textes répressifs est susceptible d’accroître la confusion et l’anxiété. Il est, plus que jamais, indispensable de revenir à la règle fondamentale qui consiste à ce que l’employeur, sous sa responsabilité civile et pénale, procède à l’évaluation précise des risques dans son entreprise et détermine le plan d’action adapté à sa situation et formalisé (DUER, règlement intérieur etc.) en s’inspirant, si besoin, des protocoles et recommandations divers.
[1] Protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de covid-19, 3 janvier 2022 [en ligne].
[2] Loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022, renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique N° Lexbase : L7735MAQ.
[3] C. trav., art. L. 1222-9 N° Lexbase : L2077MA8.
[4] C. trav., art. L. 1222-10 N° Lexbase : L8105LGB.
[5] C. trav., art. L. 1222-11 N° Lexbase : L8103LG9.
[6] Protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de covid-19, 3 janvier 2022 [en ligne].
[7] CE, 19 octobre 2020, n° 444809 N° Lexbase : A15623YI.
[8] CE, 17 décembre 2020, n° 446797 N° Lexbase : A97374AU.
[9] C. trav., art. L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY à L. 4121-5 N° Lexbase : L1456H9S et L. 4522-1 N° Lexbase : L1612H9L.
[10] Protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de covid-19, 3 janvier 2022 [en ligne].
[11] Depuis le 1er avril 2021, les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) forme une nouvelle structure avec les services déconcentrés de la cohésion sociale (DRCS) : les Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS).
[12] C. trav., art. L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY à L. 4121-5 N° Lexbase : L1456H9S et L. 4522-1 N° Lexbase : L1612H9L.
[13] C. trav., art. L. 4721-1 N° Lexbase : L7460K98 et L. 4221-1 N° Lexbase : L1548H99 : « Les établissements et locaux de travail sont aménagés de manière à ce que leur utilisation garantisse la sécurité des travailleurs. Ils sont tenus dans un état constant de propreté et présentent les conditions d’hygiène et de salubrité propres à assurer la santé des intéressés. Les décrets en Conseil d’Etat prévus à l’article L. 4111-6 déterminent les conditions d’application du présent titre ».
[14] C. trav., art. L. 4721-2 N° Lexbase : L7459K97 et L. 4741-3 N° Lexbase : L5703K7D.
[15] Loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022, renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique N° Lexbase : L7735MAQ.
[16] Loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022, renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique N° Lexbase : L7735MAQ.
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