Lexbase Fiscal n°883 du 4 novembre 2021 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] De la présomption de transfert de bénéfices et de la notion de risque

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 4 octobre 2021, n° 443133, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A210648I)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Paris XIII

le 08 Novembre 2021

Présomption de transfert de bénéfices il y a lorsque l’administration met en exergue la différence entre le montant constaté des recettes et le montant qui aurait résulté de l’application du taux de marge nette moyen d’un panel d’entreprises comparables. Cependant, les juges du fond adoubant la position de l’administration entachent leur décision d’erreur de droit en ne recherchant pas si la tête du groupe fiscal intégré assume – par sa position fonctionnelle au sein du groupe – des risques spécifiques. Il y a plus. Ces mêmes juges du fond entachent leur arrêt d’une insuffisance de motivation s’ils ne répondent pas à l’argumentation du contribuable centrée sur les conséquences d’un risque stratégique par lui assumé, risque pouvant justifier une baisse de marge sur plusieurs exercices.

Tels sont les principes émergeant de la décision du Conseil d’État en date du 4 octobre 2021 (n° 443133). Le juge de cassation annule la décision de la cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles, 22 juin 2020, n° 18VE02849 N° Lexbase : A61103QD) ayant fait droit aux demandes de l’administration, arrêt ayant annulé le jugement du tribunal administratif de Montreuil (TA Montreuil, 23 avril 2018, n° 1608787 N° Lexbase : A3545498). Nous sommes en présence d’une société – RKS – qui a pour activité la fabrication de roulement sur mesure de très grandes dimensions. Cette société RKS est contrôlée par le groupe suédois SKF via la SAS SKF Holding France. Après vérification de compatibilité, l’administration remet en cause les prix auxquels la société RKS facture ses produits aux sociétés distributrices du groupe SKF à l’étranger. La société SKF Holding France – tête du groupe fiscal intégré auquel appartient la société RKS – est assujetti à des cotisations supplémentaires d’IS et de contribution sociale sur l’IS au titre des exercices 2009 et 2010 (5 385 325 euros, pénalités incluses).

Le Conseil d’État opère lecture de l’article 57 du CGI (N° Lexbase : L9738I33). S’agissant de l’établissement de l’impôt dû par les entreprises sous dépendance ou possédant le contrôle d’entreprises situées hors de France, il est procédé à l’incorporation des bénéfices indirectement transférés aux résultats accusés par les comptabilités. Cela vaut que les bénéfices soient transférés par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, ou par tout autre moyen. S’il n’existe pas d’éléments précis permettant d’opérer les rectifications envisagées en amont, la méthode suivante est retenue : « les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ». À l’aune de cet article 57 du CGI, l’administration est réputée établir l’existence d’un avantage qu’il lui est loisible de réintégrer dans les résultats d’une entreprise française à cette condition : démontrer que les prix facturés par cette entreprise établie en France à une entreprise étrangère qui lui est liée – ou les prix facturés par cette entreprise étrangère – sont inférieurs ou supérieurs aux prix pratiqués par des entreprises similaires exploitées normalement. Par cette dernière formule (entreprises similaires exploitées normalement), il faut entendre des entreprises dépourvues de liens de dépendance. Toutefois, de réintégration de l’avantage dans les résultats il ne saurait y avoir dans l’hypothèse où l’entreprise française justifie l’avantage en question, fruit de « contreparties au moins équivalentes ». Dans cette hypothèse, l’administration ne peut invoquer la présomption de transfert de bénéfices si elle ne procède pas à cette comparaison avantage/contreparties au moins équivalentes. Il revient à l’administration – légitime fardeau probatoire oblige – de démontrer l’existence d’un écart injustifié entre le prix convenu et la valeur vénale du bien cédé ou du service rendu. A cette seule condition, l’administration est réputée avoir démontré que l’entreprise a consenti à une libéralité en procédant à des facturations à un prix insuffisant (ou en les payant à un prix excessif).

Lorsqu’elle cherche à établir l’existence d’une majoration des prix d’achat ou d’une minoration des prix de vente – entre une entreprise établie en France et une entreprise étrangère qui lui est liée – l’administration peut se fonder sur une comparaison : à savoir la comparaison d’un « ratio financier pertinent de l’une ou l’autre entreprise » (à l’instar du taux de marge sur les transactions) avec celui d’entreprises similaires exploitées normalement (sans lien de dépendance). Tel est d’ailleurs ce qui est préconisé par les principes de l’OCDE applicables aux prix de transfert à l’attention des multinationales et des administrations publiques.

Il est ainsi une hypothèse où peut être constatée, par l’administration, une différence entre les prix pratiqués par une entreprise française avec les entreprises qui lui sont liées et les prix pratiqués entre des entreprises similaires exploitées normalement. Il appert que cette différence peut être regardée comme ne constituant pas un avantage dépourvu de contrepartie susceptible d’être réintégré dans les résultats de l’entreprise. Encore faut-il que la différence constatée soit justifiée par les risques que l’entreprise assume et qui sont susceptibles d’affecter sa rentabilité. La charge probatoire pèse alors sur l’entreprise : il lui échoit la tâche se démontrer qu’elle a vocation naturelle à assumer de tels risques à raison des fonctions par elle exercées au sein du groupe. Il lui revient encore d‘expliquer en quoi le fameux écart entre les ratios financiers constatés et ceux des entreprises similaires (exploitées normalement) est inhérent à la réalisation desdits risques.

Posés ces jalons économico-juridiques, reste à cogiter sur le sort de la société requérante au regard des prétentions de l’administration. Cette dernière – lors du contrôle de la société RKS – utilise la méthode dite « transactionnelle de marges nettes » : est réalisée une comparaison du ratio de marge nette sur le chiffre d’affaires à raison des opérations en cause avec le ratio de huit entreprises exerçant des activités similaires (le juge parle d’activités voisines, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) et dépourvues de lien de dépendance. Il s’avère que le ratio de marge nette de la société est de – 10,46 % (2009) et de – 21,87 % (2010), chiffres qui interrogent eu égard au ratio de marge nette moyen des entreprises ciblées au titre de la comparaison (2,33 % en 2009, 2,62 % en 2010). La différence constatée étant significative, l’administration pouvait postuler à bon droit, selon le Conseil d’État, une présomption de transfert de bénéfices s’agissant des transactions visées (et ce à hauteur de la différence entre le montant des recettes et celui qui aurait résulté de l’application du taux de marge nette moyen établi au titre de la comparaison avec des entreprises similaires/voisines). La Cour d’appel de Versailles n’a pas, sur ce point, commis d’erreur de droit en estimant que l’administration avait réussi à établir une présomption de transfert de bénéfices via le jeu de la comparaison.

Reste que la société SKF Holding France soutient – devant cette même cour administrative d’appel de Versailles – assumer « un rôle fonctionnel plus important que celui d’une simple unité de production au sein du groupe SKF ». Cela implique – selon la société – assurer des risques de développement et de nature commerciale. De tels risques – ayant affecté pour les années visées son bénéfice d’exploitation - seraient à la source de la situation improprement dénoncée par l’administration. Le Conseil d’État ne se montre pas insensible à une telle argumentation centrée sur la notion de risques. En matière de prix de transfert, il convient de regarder si une société dispose de « fonctions de contrôle et d’atténuation effective (du) risque ainsi que de la capacité financière de l’assumer ». Si tel est le cas, elle peut être regardée comme ayant effectivement vocation à assumer un risque économique inhérent à la politique de prix de transfert du groupe.

Or, dans le cas présent, la cour administrative d’appel de Versailles a estimé que la société RKS n’avait pas vocation à assumer des pertes économiques découlant de son exploitation en se fondant sur ce qu’on pourrait dénommer théorie de l’absence. Pour être plus clair et précis, le juge d’appel s’est contenté de constater que la société ne possédait pas le statut « d’entrepreneur principal » au sein du groupe SKF. En d’autres termes, et toujours par la négative, la cour administrative d’appel de Versailles s’est abstenue de rechercher si la position fonctionnelle de la société au sein du groupe lui donnait une quelconque vocation à assumer les « risques spécifiques » par elle invoqués. Il s’agit tant des risques stratégiques (cf. le choix de développer ou non de nouveaux produits) que des risques opérationnels (cf. l’efficacité des processus de production »). En d’abstenant de réaliser une telle quête, la cour administrative d’appel de Versailles a entaché son arrêt d’erreur de droit.

Ainsi que mentionné dans les propos introductifs, le Conseil d’État formule un second grief à l’encontre du juge d’appel : il estime insuffisamment motivée la décision du 22 juin 2020. La cour administrative d’appel ne répond point à l’argumentation de la société SKF Holding France lorsque celle-ci avance des arguments pour justifier la baisse de marge de la société RKS sur les deux exercices visés. L’argumentation en défense consiste à soutenir que la société a subi « les conséquences d’un risque stratégique lié à son choix de réorienter son unique activité vers le secteur éolien ». Le propos n’est pas de peu eu égard à la novation stratégique choisie. Cependant, cela n’empêche pas la Cour d’appel de soutenir que le taux de marge négatif de la société RKS n’est pas l’enfant de la réalisation d’un risque que celle-ci avait vocation à assumer. La cour administrative d’appel se fonde sur le résultat consolidé du groupe SKF (toutes activités confondues, entre 6 et 14 %), sur le fait que les achats de matières premières de la société ont été stables, que ses ventes n’ont pas connu de baisses en volume (à l’exception des éoliennes). La chute du taux de marge s’expliquerait alors par le niveau des prix (résultant du barème fixé chaque mois par la société-mère suédoise) et non par une conjoncture défavorable et une contraction consécutive du chiffre d’affaires. En ne cogitant pas sur le lien présumé/potentiel entre baisse de marge de la société et risque stratégique (ici une réorientation de l’activité unique en direction du secteur éolien), la cour administrative d’appel de Versailles a insuffisamment motivé sa décision. D’autres éléments avancés par la contribuable en appel méritaient peut-être débat : quid de l’étroitesse du marché en question (la production de roulements sur mesure de très grandes dimensions à destination de l’industrie civile et militaire) ? Quid du faible nombre de clients ? Quid de la grande dépendance envers les matières premières (l’acier) ? Autant de questions susceptibles de présenter un intérêt discursif et argumentatif dès lors qu’il s’agit de jauger la matière fiscale à l’aune de la problématique – car stratégique – notion économique de risque. Le Conseil d’État est muet sur ces questions.

L’arrêt attaqué est annulé.

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