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N7392BYG
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par Dominique Asquinazi-Bailleux, Professeur des Universités, Université Jean Moulin-Lyon 3
le 05 Mai 2021
Mots-clés : préjudice d'anxiété • réparation • preuve • exposition à un risque élevé de développer une pathologie grave • délai de prescription • point de départ
S’interroger sur l’avenir du préjudice d’anxiété conduit à constater que sa réparation est conditionnée à la preuve d’une exposition à un risque élevé de développer une pathologie grave pour les salariés non éligibles à l’ACAATA. Les notions de nocivité des substances et de gravité de la pathologie ne sont pas encore cernées. Plus encore, une approche individualisée de l’anxiété est discutable, spécialement pour les salariés des sous-traitants. Ne faut-il pas alors déduire de l’exposition fautive la réalité du préjudice ? Enfin, l’avenir du préjudice d’anxiété est tributaire des délais de prescription de l’action. Même si la prescription écourtée est corrigée par un point de départ retardé, son avenir est à rechercher dans l’impossibilité d’agir en justice des travailleurs écartés de l’action avant le revirement de 2019.
Cet article est issu du dossier spécial « Le préjudice d'anxiété », publié le 6 mai 2021 dans la revue Lexbase Social. Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : (N° Lexbase : N7427BYQ)
Longtemps réservée aux salariés éligibles à l’ACAATA, c’est-à-dire à ceux exposés à l’amiante dans un établissement classé, la réparation du préjudice d’anxiété a connu une avancée notable ces dernières années. D’abord, l’Assemblée plénière a reconnu une possible réparation sur le terrain de la responsabilité contractuelle pour tous les travailleurs exposés à l’amiante quand bien même ils n’auraient pas travaillé dans un des établissements visés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 [1]. Elle reconnaît que « tout salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement à son obligation de sécurité ». En l’absence de risque professionnel déclaré, une voie de réparation d’un préjudice d’anxiété a ainsi été ouverte à tous les travailleurs exposés, au cours de leur vie professionnelle, à des substances nocives ou toxiques sans mesure de protection adaptée. Dans ce prolongement, la Chambre sociale réactive l’obligation de sécurité au profit des mineurs du charbon de Lorraine [2]. La cour d’appel de Douai [3], sur renvoi, après avoir détaillé l’insuffisance des mesures de protection face à l’exposition à des pathologies particulièrement graves, reconnait l’existence d’un préjudice personnellement subi par chaque salarié qu’elle évalue forfaitairement à la même somme pour chacun des mineurs. Cette ouverture de la réparation à des expositions autres que l’amiante interrogeait sur le maintien d’un régime spécifique de réparation adossé à l’ACAATA. Dans un arrêt ayant eu l’honneur de sa lettre sociale, la Cour affiche le maintien d’un régime dérogatoire [4]. En effet, le juge tire de l’éligibilité à l’ACAATA et du classement de l’établissement un triple régime de présomption : une présomption d’exposition à l’amiante, une présomption de manquement à l’obligation de sécurité- même si le juge a renoncé à s’en servir de fondement - et enfin l’existence d’un préjudice moral d’anxiété susceptible de réparer l’ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance du risque de développer une maladie grave.
De ce contentieux, il est permis de déduire l’existence de deux régimes de réparation du préjudice d’anxiété : un régime spécifique adossé au dispositif de l’ACAATA et un régime de droit commun n’offrant aucune présomption. Au-delà de ces différences de traitement fort discutables, de nombreuses incertitudes méritent d’être relevées et discutées. Au-delà, c’est le devenir du préjudice d’anxiété qui est en débat. Son avenir est sans doute tributaire de l’appréciation que les juges du fond porteront sur les conditions de mise en œuvre de la responsabilité patronale, (I.) mais également sur les délais de prescription de l’action en réparation (II.).
I. L’avenir du préjudice d’anxiété bridé par les conditions de la responsabilité patronale
L’acceptation de la réparation du préjudice d’anxiété des travailleurs exposés à l’amiante dans un établissement non classé, relevait du bon sens tant il était injuste que les salariés de sous-traitants ou mis à disposition soient évincés. La preuve que l’amiante est un matériau reconnu hautement cancérigène n’est plus à rapporter [5]. Plus compliquée est la situation des travailleurs exposés à des substances nocives ou toxiques autres que l’amiante. Il leur appartient d’établir l’exposition à un risque élevé de développer une pathologie grave (A.) et de rapporter la preuve d’un préjudice d’anxiété personnellement subi (B.).
A. L’exposition à un risque élevé de développer une pathologie grave
Dans un premier temps, les demandeurs doivent établir la nocivité des substances auxquelles ils ont été exposés. Relèvent bien sûr de la littérature médicale l’appréciation de la toxicité d’un produit ou d’un matériau, mais pas uniquement. En effet, l’employeur doit chaque année mettre à jour le document unique d’évaluation des risques lequel est obligatoire dans toutes les entreprises (C. trav., art. L. 4121-3 N° Lexbase : L9296I3P et R. 4121-1 N° Lexbase : L9062IPC). Il s'agit de lister les risques qu'un équipement, un procédé ou un produit peut causer à la santé des utilisateurs. Autrement dit, l’employeur doit inventorier les dangers des outils ou matériaux qu’il utilise. Les risques doivent être recensés selon des critères propres à l'entreprise (fréquence d'exposition, gravité par exemple), puis classés. Des normes ISO sur la santé et la sécurité au travail accompagnent aujourd’hui les opérateurs économiques qui fabriquent, par exemple des robots. Autrement dit, la prévention des risques est souvent introduite dès la phase de conception.
Pour que la nocivité d’un produit soit reconnue, les juges vont exiger un certain degré d’exposition, autrement dit que les seuils acceptables aient été dépassés. À cet égard, la cour d’appel d’Aix-en-Provence refuse de prendre en compte une exposition à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (agents CMR) si le salarié n’a pas été exposé de manière continue en dépassement des seuils admissibles [6]. Il appartient au demandeur de démontrer que l’obligation de sécurité et de protection de la santé a été violée. Les articles L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R) du Code du travail qui lui servent de fondement énumèrent les actions et mesures de prévention à mettre en œuvre, compte tenu des risques encourus par les salariés. L’obligation de sécurité oblige l’employeur à, d’une part, évaluer les risques encourus par ses salariés et, d’autre part, prendre des mesures efficaces d’éradication de ceux-ci ou tout au moins d’atténuation de ceux-ci. La responsabilité patronale est donc subordonnée à la démonstration de l’insuffisance des mesures de prévention face à des substances nocives ou toxiques.
Cela étant, le salarié doit encore établir qu’il court un risque élevé de développer une pathologie grave. Se pose alors la question du seuil de gravité de la pathologie et du seuil d’exposition. Concernant l’amiante, la gravité des pathologies engendrées n’est plus à démontrer. En France, entre 2000 et 2008, 13 075 cancers (plèvre, bronches, poumons, péritoine, péricarde) liés à l’inhalation de poussières d’amiante ont été reconnus comme maladies professionnelles [7]. Des recherches sont conduites sur les cancers du larynx ou des ovaires consécutivement à une exposition à l’amiante. D’autres pathologies pleurales et pulmonaires non cancéreuses sont également inventoriées (plaques pleurales, asbestose, pleurésies et des fibroses pleurales). Nombreux cancers sont identifiés consécutivement à l’exposition à la silice, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques contenus dans les huiles de vidange et carburants, aux cambouis, au goudrons et bitumes, à la sciure de bois, au chrome VI, aux rayons ionisants, aux nanoparticules, aux pesticides, à la chlordécone. Il peut s’agir également de maladies neurodégénératives comme la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer. La notion de gravité implique-t-elle que la pathologie soit mortelle ou tout au moins gravement invalidante ? La mention de la pathologie dans un tableau des maladies professionnelles peut-elle devenir une exigence ? La réponse doit être négative même si l’inscription d’une pathologie dans un tableau implique la plupart du temps un degré de gravité qui devrait être suffisant pour générer une anxiété de l’avoir contractée. Heureusement, certaines pathologies, quoique graves ou invalidantes se soignent très bien [8]. À cet égard, « les affections respiratoires aigües liées à une infection au SARS-CoV2 » [9], ne pourraient-elles pas provoquer une angoisse pour les travailleurs obligés de travailler en première ligne. Il s’agit au premier chef des soignants - les seuls mentionnés dans les tableaux - mais également de tous ceux invités à demeurer sur le terrain (caissiers, agents de propreté, policiers, enseignants, pharmaciens, travailleurs des crématorium/funérarium…). En définitive, ces professionnels, dans l’attente d’un vaccin libérateur [10], vivent avec l’anxiété d’être contaminés ou de contaminer leurs proches. La gravité de la Covid-19 se mesure aux nombres quotidiens de morts, à l’incertitude des séquelles conservées, au phénomène des variants. Néanmoins, l’anxiété générée par cette pandémie dépasse la sphère du travail ce qui rend sa prise en compte aléatoire et discutable.
B. Le préjudice d’anxiété personnellement subi
Comme le souligne un auteur [11], le préjudice perd son caractère « spécifique » lorsqu’il répare l’anxiété développée hors établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. En revanche, il requiert une appréciation in concreto au travers l’expression d’un préjudice « personnellement subi ». C’est dire que la preuve de l’anxiété sera appréciée en la personne de chaque demandeur. L’approche objective de ce préjudice avait conduit les juges du fond à ne plus exiger pour ceux éligibles à l’ACAATA, la preuve d’une inquiétude permanente face au risque de développer une maladie mortelle [12] ; preuve rapportée par des contrôles ou examens médicaux réguliers. Qualifié de préjudice moral, le préjudice d’anxiété est supposé réparer un risque d’atteinte à l’intégrité physique du travailleur [13]. Il caractérise « une angoisse du salarié face à la mort » [14] dont la preuve n’est pas si évidente [15]. Se référer à des examens médicaux de suivi d’expositions aux substances nocives peut être un élément de preuve. Pour autant, les preuves médicalisées sont à proscrire pour certains auteurs [16] dans la mesure où l’anxiété de certains salariés pourraient finir par glisser dans le giron des maladies professionnelles. Le dernier alinéa de l’article L. 461-1 (N° Lexbase : L8868LHW) permet la reconnaissance au titre du régime complémentaire des pathologies psychologiques. La crise sanitaire, liée à la Covid-19, montre bien que la santé mentale de certaines personnes est affectée alors même qu’elles n’ont pas contracté le virus. L’intensité de l’anxiété [17] ou encore le tableau des symptômes marque la frontière entre la pathologie et le dommage moral.
Pour l’heure, le régime juridique des risques professionnels n’est pas retenu. Le conseil de prud’hommes conserve sa compétence pour apprécier ce préjudice moral découlant de la mauvaise exécution du contrat de travail. Sa preuve est à établir à partir de témoignages de collègues de travail, de proches, de l’inventaire des décès survenus dans la même entreprise du fait de l’exposition aux mêmes substances toxiques, de l’identification des maladies professionnelles survenues. La victime doit faire état d’éléments qui l’affectent personnellement. Rappelons que les salariés de sous-traitant ou mis à disposition sur un site classé amiante sont soumis aux conditions de la responsabilité. Ils ont la lourde charge d’établir la réalité de leur anxiété alors que sur le même site, d’autres travailleurs profitent d’une présomption. Cette différence de traitement est pour le moins inacceptable. Il appartient au juge de corriger ce fait en s’engageant sur la voie de la reconnaissance d’un préjudice moral d’exposition. Autrement dit, retenir un préjudice moral « nécessairement subi » du fait de l’exposition fautive à des substances nocives faisant courir le risque de développer une grave maladie. Que signifierait la preuve de la violation de l’obligation de sécurité et de protection de la santé [18] si elle ne s’accompagne pas d’une réparation pour la victime ? Pareillement, le régime de la prescription de l’action interroge tant il conditionne l’effectivité de la réparation.
II. L’avenir du préjudice d’anxiété bridé par les règles de prescription
Comme un auteur a pu le souligner fort justement [19], le régime de la prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété est tributaire de la catégorie à laquelle appartient la victime. Ce constat invite à revenir tant sur les délais de prescriptions applicables que sur le point de départ de chacune d’entre elles (A.). Plus encore, le revirement de jurisprudence réalisé par l’Assemblée plénière dans son arrêt du 2 avril 2021 [20], au-delà de l’action qu’elle offre aux demandeurs de l’espèce, interroge sur la possibilité d’une interruption du délai de prescription (B.).
A. Une prescription écourtée corrigée par un point de départ « glissant »
C’est à l’occasion d’un contentieux avec l’AGS que la Cour de cassation a retenu que le préjudice d’anxiété était né à la date à laquelle les salariés avaient eu connaissance de l’arrêté ministériel d’inscription de l’activité de réparation et de construction navale sur la liste des établissements permettant la mise en œuvre de l’ACAATA [21]. À l’époque où n’étaient recevables que les salariés éligibles à l’ACAATA, la prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété était soumise au droit commun, soit trente ans réduit à cinq ans par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008. Aux termes de l’article 2224 du Code civil (N° Lexbase : L7184IAC), « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». La prescription de droit commun de cinq ans a pu jouer au bénéfice de salariés qui avaient été exposés à l’amiante plus de trente ans auparavant mais dont l’établissement avait été tardivement classé [22]. En outre, la loi de 2008 organisait une période transitoire. Quoi qu’il en soit, le droit commun de la prescription n’a plus à jouer depuis la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 (N° Lexbase : L0394IXU) qui a ajouté l’article L. 1471-1 (N° Lexbase : L1453LKZ) dans le Code du travail [23]. Aux termes de ce texte, plusieurs fois modifié, « toute action portant sur l’exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant d’exercer son droit ».
L’application d’une prescription biennale ne s’imposait pas à l’évidence, spécialement lorsque la responsabilité de l’employeur est mise en jeu en application des règles de droit commun [24]. Nombreux auteurs, estimaient qu’au-delà des périodes transitoires, il convenait d’appliquer à l’action en réparation du préjudice d’anxiété, la prescription biennale [25]. C’est la position retenue par la Chambre sociale, d’abord à propos de salariés exposés à l’amiante dans un établissement non classé [26], puis à l’égard de ceux exposés dans un établissement classé, postérieurement à la loi du 14 juin 2013 [27]. Cette prescription abrégée n’est guère satisfaisante comparée à la situation des victimes de harcèlement moral, harcèlement sexuel, ou même de discriminations qui profitent de la prescription de droit commun de cinq ans (C. trav., art. L. 1471-1, al. 3).
Restait en débat le point de départ de cette prescription abrégée. Concernant les salariés exposés à l’amiante dans un établissement classé, la modification de l’arrêté initial d’inscription de l’établissement ne permet pas le report du délai de prescription [28]. Cette solution est peu convaincante puisque l’arrêté rectificatif modifie les périodes d’exposition couvertes. N’est-ce pas reconnaître une certaine incertitude quant à la connaissance de l’exposition ? Pour les salariés de sous-traitant ou mis à disposition dans un établissement classé, la position des juges n’est pas encore connue. Il est vraisemblable qu’ils soient rattachés à la catégorie de ceux éligibles à l’ACAATA avec un point de départ de prescription à la date de classement de l’établissement. Il en sera sans doute ainsi alors même qu’ils doivent user du droit commun de la responsabilité contre leur employeur. Aujourd’hui, leur action en réparation a de forte chance d’être prescrite alors même qu’ils sont autorisés à agir.
En revanche, pour les salariés exposés à l’amiante hors établissement classé, l’arrêt rendu le 8 juillet 2020 [29] apporte un correctif important à cette prescription abrégée en reportant son point de départ à la fin de l’exposition au risque. Il est vrai que plus une prescription est courte, plus son point de départ est essentiel. Le législateur a fait le choix d’un point de départ « glissant » en le soumettant à la connaissance du risque à l’origine de l’anxiété. Ce point de départ s’apparente à celui formulé en matière de reconnaissance des maladies professionnelles. Sur le fondement des articles L. 431-2 (N° Lexbase : L5309DYB) et L.461-1 du Code de la Sécurité sociale, la prescription biennale ne commence à courir qu’à partir de la date à laquelle la victime est informée par un certificat médical du lien possible entre sa maladie et une activité professionnelle [30]. En toute hypothèse, la prescription ne court qu’à compter de la cessation du travail en raison de la maladie constatée (CSS., art. L. 461-5, dern. al. N° Lexbase : L8865LHS). Comme en matière de maladie professionnelle, la prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété ne peut commencer à courir tant que le demandeur est exposé au risque. Il peut en être ainsi jusqu’à la rupture de son contrat de travail.
Concernant les substances nocives, autres que l’amiante, ce point de départ « instrumentalisé pour répondre à la réduction des délais de prescription », selon un auteur [31] va permettre de différer les demandes de réparation de préjudice d’anxiété. Le demandeur devra donc avoir une connaissance personnelle que l’exposition au produit toxique est susceptible de générer une grave maladie. Comme le souligne Morane Keim-Bagot, la certitude scientifique n’est pas acquise pour de nombreuses substances, ce qui pourrait donner une « longue vie au préjudice d’anxiété » [32].
Sa longévité sera en réalité tributaire de la portée qui sera donnée au revirement opéré, le 2 avril 2021 par l’Assemblée plénière. Par cet arrêt, la Haute assemblée accepte de donner plein effet au revirement de 2019 [33] en cassant l’arrêt de la cour d’appel de renvoi qui s’était pourtant conformé à sa doctrine. Elle autorise ainsi le réexamen de la situation de ceux qui auraient été déboutés sans que leur affaire ait acquis l’autorité de la chose jugée. Il s’agit ici de s’interroger uniquement sur la portée de cette jurisprudence au regard de la règle qui gouverne l’impossibilité d’agir.
B. Une prescription de l’action en réparation suspendue par l’impossibilité d’agir ?
Sans procéder à l’analyse de l’arrêt d’Assemblée plénière dont l’intérêt va au-delà de la question de la réparation du préjudice d’anxiété, il est jugé qu’un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, peut être pris en considération tant qu’une décision irrévocable n’a pas mis un terme au litige. Le juge se doit alors de réexaminer la situation à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours. Il s’agit donc d’assurer une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente en permettant à une partie de bénéficier de ce changement. La question concernait la différence de traitement entre les demandeurs de réparation d’un préjudice d’anxiété selon qu’ils avaient été exposés à l’amiante dans un établissement classé ou non. L’Assemblée plénière admet la recevabilité du moyen qui critique la cour d’appel de renvoi en ce qu’elle s’est conformée à la doctrine en vigueur au moment de sa saisine (écarter de la réparation les travailleurs non éligibles à l’ACAATA). Il faut noter que le délai de recours était encore ouvert.
Ce qui interroge en l’espèce, c’est l’assimilation de la jurisprudence à une norme. Est-ce que ce changement terminologique peut autoriser une nouvelle interprétation de l’article 2234 du Code civil (N° Lexbase : L7219IAM) ? Aux termes de ce texte, « la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ». Autrement dit, n’est-il pas possible de convoquer l’adage « contra non valentem agere non currit praescriptio ». À propos des marins ou de leurs ayants droit qui recherchaient la faute inexcusable de l’employeur-armateur, plusieurs années après la reconnaissance de la maladie professionnelle, cet adage n’a pu jouer. Pour autant, ils faisaient valoir qu’avant la décision du Conseil Constitutionnel leur reconnaissant un droit à recours [34], ils ne pouvaient agir. La cour d’appel avait fait droit à leur demande, quitte à donner un effet rétroactif à la décision du Conseil Constitutionnel. Son arrêt est cassé au motif que « l'évolution de la jurisprudence ne constitue pas une impossibilité d'agir suspendant l'écoulement du délai de prescription » [35].
La Cour de cassation entend rappeler que les exigences de sécurité juridique et de prévisibilité du droit peuvent se concilier avec l’évolution de sa jurisprudence [36]. Il est alors possible d’imaginer que cet arrêt d’Assemblée plénière pourrait ouvrir une véritable voie de droit au profit de tous ceux qui ont renoncé par le passé à agir en réparation d’un préjudice d’anxiété et qui sont en apparence prescrits.
[1] Cass. ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 (N° Lexbase : A1652Y8P), JCP S, 2019, 1126, avis av. général C. Courcol-Bouchard et note X. Aumeran ; JCP G, 2019, 508, note M. Bacache ; D. Asquinazi-Bailleux, Préjudice d'anxiété des travailleurs d'établissements non classés, l'avancée jurisprudentielle, Droit social, 2019, p. 456. ; M. Keim-Bagot, Préjudice d'anxiété : la cohérence retrouvée, SSL, 15 avril 2019, p. 3. ; G. Pignarre, La réparation du préjudice spécifique d'anxiété des travailleurs exposés à l'amiante, l'assemblée plénière aurait-elle remporté une victoire…. À la Pyrrhus ?, RDT, 2019, p. 340. ; P. Jourdain, Préjudice d'anxiété des travailleurs de l'amiante : l'extension de la réparation à tous les salariés, D., 2019, p. 922. ; J. Frangié-Moukanas, Deux régimes juridiques pour le préjudice d’anxiété, SSL, 2019, n° 1857 ; V. Roulet, Gaz. Pal., 2019, n° 353, p 64 ; Ch. Willmann, Préjudice d’anxiété : un revirement de jurisprudence …. anxiogène, RDSS, 2019, 539.
[2] Cass. soc., 11 septembre 2019, n° 17-24.879, FP-P+B (N° Lexbase : A0748ZNZ), Bull. Joly Travail, octobre 2019, n° 1126, p 19, note J. Icard ; D. Asquinazi- Bailleux, L’anxiété des travailleurs exposés à des substances nocives ou toxiques : quel espoir de réparation ?, JCP S, 1282, étude ; X. Aumeran, Le préjudice d’anxiété à l’ère de l’obligation de sécurité de l’employeur, Droit social, 2020, p 58 ; J. Colonna et V. Renaux-Personnic., Le préjudice d’anxiété : saison 2, JCP E, 2019, 1464 ; M. Bacache, Le préjudice d’anxiété : à la conquête de nouvelles expositions professionnelles, JCP G, 2019, 1024.
[3] CA Douai, 29 janvier 2021, n° 20/00255 (N° Lexbase : A26454HG), M. Keim-Bagot, La victoire des mineurs devant la cour d’appel de Douai, SSL, 2020, février 2020, n° 1940, p. 16 ; Bull. Joly Travail, 2021, n° 3, p. 30, obs. D. Asquinazi- Bailleux.
[4] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 19-12.340, FS-P+B (N° Lexbase : A11263R7), JCP S, 2020, p. 3025, note D. Asquinazi-Bailleux.
[5] L’État a même été jugé responsable de ses carences dans la production de normes pour la période antérieure au décret du 17 août 1977 : CE, 9 novembre 2015, n° 342468, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3631NWE) ; D. actualité, 8 mars 2017, obs. J-M Pastor ; AJDA, 2016, p. 213, note A. Jacquemet-Gauché ; RDSS, 2016, p. 171, note Ch. Willmann. M. Bartolucci, Le préjudice d’anxiété en droit public, RFDA, 2018, p. 153 ; C.-F. Pradel, P. Pradel-Boureux et V. Pradel, Responsabilité de l'employeur et de l'État pour les dommages subis par les salariés exposés à l'amiante, JCP S, 2015, p. 1474 ; Ch. Willmann, Amiante : le Conseil d'État admet un partage de responsabilités État/entreprise, mais pour la période antérieure à 1977 seulement, Lexbase Social, décembre 2015, n° 635 (N° Lexbase : N0296BWU). En revanche, la carence fautive de l’État dans le contrôle de chantiers navals n’est pas causale d’un préjudice d’anxiété : CE., 1° et 4° ch.., 18 déc. 2020, n° 437314, Lebon (N° Lexbase : A71584AD).
[6] CA Aix-en-Provence, 16 janvier 2014, n° 11/08673 (N° Lexbase : A8261KT7) ; CA Aix-en-Provence, 16 janvier 2014, n° 11/08742 (N° Lexbase : A8167KTN).
[8] Ainsi la cataracte due au rayonnement thermique de verre ou de métal porté à incandescence (tableau 71) ou le ptérygion dont sont atteints les verriers travaillant à la main (tableau 71-bis).
[9] Nom donné au tableau 100 pour le régime général et 60 pour le régime agricole par le décret n° 2020-1131 du 14 septembre 2020 (N° Lexbase : L1786LYS).
[10] Les partenaires sociaux se sont réunis avec la ministre du Travail, le 20 avril 2021, pour fixer les priorités vaccinales parmi les travailleurs.
[11] Ch. Willmann, Préjudice d’anxiété : confirmation de la prescription biennale, Lexbase Social, novembre 2020, n° 845 (N° Lexbase : N5462BYX).
[12] Cass. soc., 4 décembre 2012, n° 11-26.293, FS-D (N° Lexbase : A5543IYX) et n° 11-26.294, FS-P (N° Lexbase : A5687IYB), RCA, 2013, étude 3, C. Corgas-Bernard ; JCP S, 2013, n° 1042, note Ph. Plichon ; Cass. soc., 2 avril 2014, n° 12-28.616, FS-P+B (N° Lexbase : A6342MIQ), JCP S, 2014, n° 1271, notre note.
[13] Notre art., Le préjudice moral en droit social, un préjudice à multiples facettes, in « Le préjudice dans tous ses états », dossier, Bull. Joly Travail, février 2021, p. 57.
[14] Ch. Willmann, L’angoisse du salarié face à la mort, Droit social, 2020, p. 883.
[15] En ce sens, M. Bacache, Le préjudice d’anxiété lié à l’amiante : une victoire en demi-teinte, JCP G, 2019, n° 508 ; X. Aumeran, Le préjudice d’anxiété à l’ère de l’obligation de sécurité de l’employeur, préc..
[16] En ce sens, M. Keim-Bagot, Préjudice d’anxiété : sortir de l’impasse, Cah. soc., mai 2018, p. 13.
[17] Conseil d’orientation sur les conditions de travail, commission des pathologies professionnelles, groupe de travail sur les pathologies psychiques d’origine professionnelle, décembre 2012.
[18] Expression empruntée à la deuxième chambre civile : Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 18-26.677, FS-P+B+I (N° Lexbase : A05523XQ), JCP S, 2020, n° 3070, notre note ; Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 18-25.021, FS-P+B+I (N° Lexbase : A05513XP), JCP S, 2020, 3071, note M. Keim-Bagot.
[19] Ch. Willmann, Préjudice d’anxiété : confirmation de la prescription biennale, Lexbase Social, novembre 2020, n° 845, préc..
[20] Ass. plén., 2 avril 2021, n° 19-18.814 (N° Lexbase : A17864NH), C. Hélaine, Changement de norme et recevabilité d’un moyen de cassation, D. actualité, 9 avril 2021.
[21] Cass. soc., 2 juillet 2014, n° 12-29.788, FS-P+B (N° Lexbase : A2718MTT), JCP S, 2014, n° 1415, notre note. La garantie de l’AGS ne jouant que pour les sommes dues aux salariés à la date d’ouverture de la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, la date de classement de l’établissement est déterminante : Cass. soc., 25 mars 2015, n° 13-21.716, FS-P+B (N° Lexbase : A6608NEH).
[22] Cass. soc., 19 novembre 2014, n° 13-19.263, FS-P+B (N° Lexbase : A9287M3D), JCP G, 2014, n° 1343, note F. Bousez.
[23] J. Icard, La prescription en droit du travail. Etude d’actualité des relations individuelles de travail, RJS, 05/19.
[24] S. Mraouhi, Préjudice d’anxiété : (re) précisions sur le régime de la prescription de l’action en réparation, RDT, 2020, p. 205 ; M. Keim-Bagot, Préjudice d’anxiété : de nouvelles précisions, Bull. Joly Travail, septembre 2020, n° 9, p. 37.
[25] J. Icard, note sous Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-15.388, FS-P+B (N° Lexbase : A88913CB), Bull. Joly Travail, mars 2020, n° 3, p. 13 ; J. Frangié-Moukanas, Deux régimes juridiques pour le préjudice d’anxiété, SSL, 2019, n° 1857, p. 10.
[26] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-26.585, FS-P+B (N° Lexbase : A11873RE) : JCP S, 2020, n° 3026, notre note.
[27] Ch. Willmann, Préjudice d’anxiété : confirmation de la prescription biennale, Lexbase Social, novembre 2020, n° 845, préc...
[28] Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-15.388, préc., Bull. Joly Travail, mars 2020, n° 3, p. 13, obs. J. Icard ; JCP S, 2020, n° 1084, notre note ; Cass. soc., 11 septembre 2019, n° 18-50.030, FP-P+B (N° Lexbase : A4707ZNN).
[29] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-26.585 à n° 18-26.634 et n° 18-26.636 à n° 18-26.665, préc..
[30] Cass. soc., 29 juin 2004, n° 03-10.789, publié (N° Lexbase : A9044DCX) ; Cass. civ. 2, 12 juillet 2006, n° 05-10.556, FS-P+B (N° Lexbase : A4489DQC) ; D. 2006, p. 2727, note Y. Saint-Jours ; Gaz. Pal., 2007, n° spéc., Protection sociale, n° 79, p 15, note M-P. Olive ; Cass. civ. 2, 30 mars 2017, n° 16-13.276, F-D (N° Lexbase : A1000UT9).
[31] J. Icard, note sous Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-15.388, préc., Bull. Joly Travail, mars 2020, n° 3, p. 13, préc..
[32] M. Keim-Bagot, Préjudice d’anxiété : de nouvelles précisions, Bull. Joly Travail, septembre 2020, p. 37.
[33] Revirement opéré par l’Assemblée plénière le 5 avril 2019, préc., note 1.
[34] Cons. const., décision n° 2011-127 QPC, du 6 mai 2011 (N° Lexbase : A7886HPR) ; JCP E, 2011, n° 1710, obs. A. Bugada ; Droit social, 2011, p. 862, obs. P. Chaumette ; RFD const., 2011, p. 838, note M. Badel.
[35] Cass. civ. 2, 4 avril 2018, n° 17-11.489, F-P+B (N° Lexbase : A4592XKB), JCP E, 2018, n° 45, chr. 1571, n° 18, obs. A. Bugada ; JCP S, 2018, 1188, notre note.
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