Réf. : CE 9° ch., 8 mars 2021, n° 430674, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A45554KW)
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 09 Avril 2021
Mots-clés : entreprises • déficits reportables • perte du droit au report en avant • holding
Si le droit au report déficitaire est rendu possible par la volonté même du législateur, ce droit est strictement encadré. Partant du principe qu’un changement d’objet social ou d’activité réelle d’une société signifie cessation d’entreprise, il peut y avoir report déficitaire seulement si la société en question n’a pas connu, dans son activité, des « transformations telles qu’elle n’est plus la même » selon la formule du Conseil d’État dans cet arrêt du 8 mars 2021.
Dans l’affaire soumise au juge de cassation, une société absorbe sa filiale puis prétend bénéficier des dispositions du 3ème alinéa du I de l’article 209 du CGI (N° Lexbase : L6979LZI) : dans l’hypothèse où survient un déficit durant un exercice, celui-ci présente la qualité de charge au titre de l’exercice suivant et peut être déduit du bénéfice réalisé pendant ledit exercice. Après absorption de sa filiale en janvier 2010, la société Dsd – rebaptisée Afli – fait l’objet d’une vérification de comptabilité pour la période relative aux exercices 2009, 2010, 2011. Lui sont notifiés par l’administration des suppléments d’IS ainsi que des rappels de TVA sur les véhicules des sociétés. Contentieux. Après saisine du tribunal administratif de Cergy-Pontoise (TA Cergy, 28-04-2017, n° 1411248) puis de la cour administrative d’appel de Versailles (arrêt du 12 mars 2019), le Conseil d’État est appelé à se prononcer.
Faisant application littérale des textes et de sa classique jurisprudence, le Conseil d’État insiste sur la dimension identitaire des sociétés lorsque celles-ci prétendent faire jouer le mécanisme de l’article 209 I-3 du CGI. Une société qui « n’est plus en réalité la même » à raison des transformations par elles subies dans le cadre de son activité ne peut jouir du droit au report déficitaire. Ici, la société Afli – feu la société Dsd – a absorbé sa filiale le 1er janvier 2010, date d’effet de la transmission universelle du patrimoine (TUP). En vertu de ce dernier, la société - possédant la totalité du capital de sa filiale – se voit transmettre en totalité le patrimoine de cette dernière ; dissolution de la filiale et transmission de l’intégralité du patrimoine vont de concert. Depuis la date d’effet de la transmission universelle du patrimoine de sa filiale, la société Afli est réputée exercer une activité de vente et de location de matériel industriel. Antérieurement à l’absorption de sa filiale, elle exerçait – sous le nom de Dsd - une activité de holding mixte.
Le hiatus entre les deux activités – activité de vente et de location de matériel industriel versus activité de holding mixte – est d’évidence et fait sortir la société Afli de la configuration normative qu’elle invoque. Point de possibilité de mettre en œuvre le droit au report bénéficiaire. Celui-ci est subordonné à l’absence de transformations d’activité qui – lorsqu’elles sont substantielles – emportent modification de l’ADN de la société ; cette dernière n’est alors « plus en réalité la même ». Pour qu’il y ait droit au report des déficits, encore faut-il qu’il y ait poursuite de l’activité de la société absorbée ; cela implique, de manière logiquement corrélative, que la société absorbante ne réalise pas de changements à ce point substantiels que cela emporte une perte identitaire. Changement d’ADN de l’entreprise il y a en présence d’un impact significatif sur son activité.
En vertu de l’article 221, 5, b du CGI (N° Lexbase : L6222LUY), le changement d'activité réelle d'une société peut découler :
Dans le cas d’Afli-Dsd, nous sommes – semble-t-il – en présence de changements à ce point substantiels qu’ils diffèrent grandement par exemple de simples mesures de réorganisation susceptibles d’emporter rationalisation de la production. La requérante ne s’est pas contentée non plus d’adopter des mesures pour préserver la viabilité de l’activité ayant fait l’objet du transfert. Elle ne s’est pas contentée – comme cela peut advenir dans ce genre d’opération – de renoncer à différents produits jugés non rentables, ou de repenser sa stratégie afin d’opérer des économies d’échelles. Elle a changé d’activité réelle.
Une configuration spécifique aurait pu retenir l’attention du juge et faire pencher la balance non point du côté obscur de la force fiscale mais du côté de la société demanderesse : la poursuite, après l’absorption, d’une partie de son activité passée. Cependant, constate le Conseil d’État, il appert qu’il « ne résultait pas de l’instruction qu’elle avait effectivement poursuivi, après l’absorption de sa filiale, même de façon minoritaire, l’exercice de sa précédente activité ». À défaut d’avoir poursuivi, ne serait-ce que de manière partielle son activité antérieure, la société Afli est réputée avoir changé d’identité sociale au 1er janvier 1010 ; elle ne saurait invoquer à son profit le mécanisme du droit au report déficitaire. Non seulement la cour administrative d’appel de Versailles a souveraineté analysé les faits qui lui étaient présentés mais, de surcroît, elle ne les a, en aucune manière, dénaturés. Rejet de la demande en annulation de l’arrêt attaqué il y a.
Il est loisible de constater, avec cet arrêt du Conseil d’État, que la préservation des déficits fiscaux s’avère incompatible avec un changement d’activité, a fortiori lorsque celui-ci ne s’accompagne pas d’une préservation – « même de façon minoritaire » – de la précédente activité. Le Conseil d’État confirme – sur ce point – la décision de la cour administrative d’appel de Versailles : celle-ci avait souligné que l’activité unique de la société Afli était devenue celle antérieurement exercée par sa filiale, à savoir la vente et la location de matériel industriel. La lecture de la décision de la cour administrative d’appel de Versailles est intéressante puisqu’on y apprend une information qui ne figure pas dans la décision du Conseil d’État. Le juge d’appel constate que les statuts de la société Afli – modifiés après la fusion-absorption – prévoient toujours qu’elle conserve, parmi son objet social, les activités propres à une holding mixte. Reste que la cour administrative d’appel de Versailles opère le constat suivant, réitéré ultérieurement par le Conseil d’État : la société Afli n’a pas poursuivi – même de manière minoritaire – « l’exercice de cette activité concomitamment à sa nouvelle activité commerciale à la suite de l’absorption de sa seule filiale ». Jure ici la littéralité des statuts de la société – l’objet social renvoyant notamment aux activités propres à une holding mixte – au regard de l’activité réelle de la nouvelle entité ; cette dernière consiste bien en la vente et location de matériel industriel. Un objet social – y compris partiellement fictif – ne vaut pas.
À titre de rapide comparaison, il est loisible de mentionner une autre décision du Conseil d’État en date du 26 juillet 2018 (CE 9° ch., 26 juillet 2018, n° 404078, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6289XYL). Le Conseil d’État casse l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy par lequel celle-ci estime être en présence d’une cessation d’activité. Le juge d’appel s’était fondé sur le fait que l'activité initiale d’une société de vêtements était exclusivement, lors de sa création, une activité de commerce, puis que la société avait exercé ensuite une double activité de commerce et de holding (en développant progressivement des filiales) et avait fermé le dernier fonds de commerce exploité directement. Le Conseil d’État estime que c’est à tort que la cour administrative d’appel de Nancy s’est fondée, pour juger que le changement d'activité de la société était constitutif d'une cessation d'entreprise - sur l'activité exercée depuis sa création. En effet, le déficit reportable en litige était né au cours d’un exercice clos, au cours duquel l'activité de holding, seule poursuivie, représentait déjà une part non marginale de son activité totale.
Retour à la décision du Conseil d’État de 2021. Se posait une autre question, celle de la régularité de la procédure d’imposition. Après avoir rappelé que les opérations de vérification de comptabilité se déroulent en principe chez le contribuable ou au siège de l’entreprise, le Conseil d’État souligne que le vérificateur – sur demande écrite du contribuable – peut emporter, dans les bureaux de l’administration qui en devient dépositaire, certains documents détenus par l’entreprise possédant la nature de pièces comptables qui se rattachent à la période vérifiée. Dans une telle hypothèse, le vérificateur doit remettre au contribuable un reçu détaillé des pièces qui lui sont confiées. Le contribuable ne saurait en effet être privé des garanties inhérentes aux articles L. 47 (N° Lexbase : L3160LCZ) et L. 52 (N° Lexbase : L3156LCU) du LPF, à savoir l’existence de débats oraux et contradictoires avec le vérificateur. Un tel document ne peut être établi postérieurement à la période vérifiée. Par la négative, si un tel document est établi dans de telles conditions temporelles, il ne saurait être « regardé comme une pièce comptable se rattachant à la période vérifiée » ; car son « emport, par le vérificateur, sans demande écrite du contribuable et sans remise d’un reçu, serait de nature à vicier la procédure de contrôle ». Quid de la régularité de la procédure d’imposition dans le cas présent à l’aune de ces rappels ? Il appert que les documents remis au vérificateur ont été rédigés par le comptable postérieurement à la période vérifiée à partir des données de l’entreprise et pour les seuls besoins du contrôle. Selon la cour administrative d’appel de Versailles, les documents en question ne méritaient pas la qualité de pièces comptables et leur emport irrégulier hors du siège aurait vicié la procédure de vérification ; la cour administrative d’appel de Versailles n’a pas inexactement qualifié les faits selon le Conseil d’État. Que les documents en question présentent – ou non – une dimension originale s’avère sans incidence.
La société Afli n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles.
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