Réf. : Cass. com. 15 mai 2012, n° 11-10278 F-P+B (N° Lexbase : A7036IL8)
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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine - IRDAP
le 21 Juin 2012
I - La reconnaissance du préjudice moral des personnes morales
La position adoptée par la Cour de cassation dans l'arrêt commenté vient, en quelque sorte, solenniser, officialiser, une conception du préjudice dont peut se prévaloir une personne morale qui est encore discutée en doctrine et qu'il était sans doute opportun d'affirmer aussi nettement au plus haut niveau de la jurisprudence.
A - Une reconnaissance discutée
La doctrine s'est divisée sur la question de la reconnaissance d'un préjudice moral dont pourrait souffrir une personne morale. Certains auteurs se refusent à une telle possibilité, mettant en avant qu'une société, du fait de la spécialité des personnes morales, n'existe que pour parvenir à une finalité dans l'ordre économique et donc patrimonial. La position a pu être exprimée de manière particulièrement vive par un auteur, affirmant que "c'est une absurdité que de parler de dommage moral subi par une société" (Ch. Laroumet, obs. sous Cass. com., 6 novembre 1979, D., 1980, somm. comm., p. 416). Pour d'autres, la contestation de la reconnaissance d'un préjudice moral est davantage liée à la dérive anthropomorphique que cela dénote et s'en tiennent à admettre une réparation pour atteinte à l'image de la société mais dès lors qu'elle entraîne un préjudice mesurable d'un point de vue économique (V. not. V. Wester-Ouisse, Le préjudice moral des personnes morales, JCP éd. G, 2003, I, 145).
Aux yeux d'une autre partie de la doctrine, une personne morale, comme une personne physique, doit pouvoir invoquer une atteinte à son honneur, à sa réputation, afin d'obtenir réparation, au titre d'un préjudice moral à l'encontre de l'auteur des faits ou actes fautifs (v. not., G. Cornu, Droit civil, Introduction, Les personnes, Les biens, 12ème éd., Montchrestien, n° 822 ; Y. Chartier, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, éd. Dalloz, n° 310). La position doctrinale la plus développée en faveur de la reconnaissance d'un préjudice moral pour les personnes morales est sans doute celle exprimée dans l'étude réalisée par le Professeur Stoffel-Munck (Ph. Stoffel-Munck, Le préjudice moral des personnes morales, Mélanges Le Tourneau, éd. Dalloz, 2007, p. 959). Pour cet auteur, la qualification de préjudice "moral" apparaît pertinente en ce qu'elle permet de "refléter le caractère extrapatrimonial de l'atteinte subie" par la personne morale (cf. article précité, n° 27, page 972).
B - Une reconnaissance affirmée
Ce n'est pas véritablement la première fois qu'en jurisprudence est reconnue l'existence d'un préjudice moral dont une société, ou plus largement une personne morale pourrait se prévaloir. Si la reconnaissance d'un tel préjudice était évoquée de manière un peu détournée, ainsi qu'en témoigne un arrêt de la Chambre criminelle du 2 avril 1984 (Cass. crim., 2 avril 1984, n° 83-92.626), affirmant à propos d'une société que "le préjudice matériel sinon moral a été démontré", d'autres décisions émanant de plusieurs chambres de la Cour de cassation mais aussi de juges du fond ont exprimé plus directement la vocation pour une personne morale à obtenir réparation d'un préjudice moral. Ainsi, la Chambre commerciale, par un arrêt du 6 novembre 1979 (Cass. com., 6 novembre 1979, D., 1980, somm. comm., p. 416, obs. Ch. Larroumet) avait rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait expressément indemnisé une société commerciale pour un préjudice moral. La première chambre civile, par arrêt en date du 3 décembre 1996 (Cass. civ. 1, 3 décembre 1996, n° 94-21.775 N° Lexbase : A8672ABS, Bull. civ., I, n° 424) en avait fait de même en admettant qu'une condamnation puisse être prononcée afin de réparer le préjudice souffert par une association de distributeurs rattachés à un réseau national, en reprochant à un commerçant membre de ce groupement de donner à sa politique professionnelle "un tour particulièrement peu social" de nature à porter atteinte à l'ensemble du réseau de distribution. De même, la Chambre criminelle avait déjà retenu en 1996 le préjudice moral d'un centre hospitalier du fait d'une action des opposants "anti-IVG" (Cass. crim., 27 novembre 1996, n° 96-80.223 N° Lexbase : A7576AH3, Bull. crim. n° 431) et a maintenu depuis lors cette position de principe en faveur de l'admission d'un préjudice moral (v. not., Cass. crim. 7 avril 1999, n° 98-80.067, publié N° Lexbase : A4486CGA, Bull. crim, n° 69 ; Cass. crim., 9 janvier 2002, n° 01-82.471, inédit N° Lexbase : A0774CQQ ; Cass. crim., 18 juin 2002, n° 00-86.272, inédit N° Lexbase : A5018CWR). Enfin, devant la deuxième chambre civile une association de scoutisme a obtenu la réparation d'un préjudice moral causé par un pastiche dégradant des activités scoutes de plein air (Cass. civ. 2, 5 mai 1993, n° 91-10.655, publié N° Lexbase : A5519ABZ, Bull. civ. II, n° 167).
L'intérêt de l'arrêt commenté est de trancher le débat sur le terrain des principes. En effet, la cour d'appel de Pau avait rejeté les demandes formées en réparation d'un préjudice moral en prenant appui sur une position de principe selon laquelle les sociétés ne peuvent prétendre à un quelconque préjudice moral. C'est bien sur ce même terrain que la Cour de cassation se place pour prononcer la cassation. Si cela pouvait encore être douteux dans l'esprit de certains, théoriciens ou praticiens du droit, la conception de la Haute juridiction est désormais sans ambiguïté. Elle admet qu'une société puisse souffrir d'un préjudice moral et donc, le cas échéant, en obtenir réparation à l'encontre de la personne qui en est la cause.
Pour demeurer sur le terrain des principes, il est, en outre, intéressant de relier la position clairement affirmée par la Cour de cassation dans l'arrêt examiné avec la jurisprudence admettant qu'une entreprise puisse invoquer des normes protectrices des "droits de l'Homme". On sait en effet que tout un courant jurisprudentiel s'est formé, tant au niveau national qu'européen permettant à une personne morale d'invoquer l'atteinte à des droits relevant de cette catégorie. Ainsi, à propos de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, texte à l'évidence rédigé pour la préservation des personnes physiques, la Cour européenne des droits de l'Homme a admis que les dispositions de ce texte sur la protection du domicile étaient applicables au siège social d'une société (CEDH, 16 avril 2002, Req. n° 37971/97 N° Lexbase : A5397AYK, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 953, note N. Mathey ; voir plus généralement, G. Royer, La convention européenne des droits de l'homme et le droit des sociétés, JCP éd. G, 2008, 185 ; V. Wester-Ouisse, La jurisprudence et les personnes morales : du propre de l'homme aux droits de l'homme, JCP éd. G, 2009, 121). Ce faisant, elle admettait une certaine assimilation des personnes morales aux personnes physiques, s'agissant du respect des droits fondamentaux.
II - La consistance du préjudice moral des personnes morales
L'alignement des personnes morales sur les personnes physiques, s'agissant du préjudice moral, a forcément des limites. A l'évidence, certains éléments habituellement invoqués pour caractériser le préjudice moral dont peut souffrir une personne physique doivent être écartés (A). La délimitation du périmètre des éléments constitutifs de la consistance d'un préjudicie moral susceptible d'être invoqué par une personne morale reste peut-être toutefois plus incertain (B).
A - Les éléments nécessairement exclus
L'admission de principe qu'une personne morale puisse souffrir d'un préjudice moral et, par voie de conséquence en obtenir réparation à l'encontre de celui qui en est à l'origine, est bien évidemment contraint par l'absence de corporalité, d'humanité, de la personne morale. Même sans nécessairement adhérer à la vision de Georges Ripert pour qui les personnes morales "sont vraiment des monstres" (G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 1951, n°37), on touche ici aux limites du rapprochement que le droit établit entre la personne physique et la personne morale. Cette différence fondamentale n'a pas manqué d'être relevée et illustrée par quelques bons mots qui circulent dans les amphithéâtres des facultés de droit et qui mettent en avant l'impossibilité de partager un déjeuner avec une personne morale, tout en lui laissant le soin de régler l'addition (voir not. M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 24ème éd., n° 168).
Ainsi, des éléments habituellement envisagés à propos d'une personne physique, pour caractériser la consistance du préjudicie moral invoqué, ne trouvent pas ici leur place. Privée de sentiment, la personne morale ne peut invoquer des peines de coeur, d'affection. La perte d'un être cher ne peut être mis en avant de manière crédible par une personne morale. On comprend donc qu'une large part de ce qui constitue habituellement la consistance d'un préjudice moral ne peut être invoquée par une personne morale.
B - Les éléments potentiellement inclus
Même si, comme le présent arrêt le confirme, les personnes morales sont éligibles à la réparation d'un préjudice moral, certains éléments constitutifs ont davantage vocation à être envisagés. Si certains aspects viennent plus naturellement à l'esprit, comme l'atteinte au droit à l'image, à la réputation, d'autres, plus subjectifs pourraient également être envisagés.
L'atteinte à son image, à son honneur, apparaît tout à fait envisageable lorsque l'on est en présence d'actes de dénigrement ou, plus encore, de diffamation. Même s'il n'est pas dénué de liens avec un préjudicie économique, le préjudice peut certainement être qualifié de moral dès lors qu'il se ressent sur le terrain de droits extrapatrimoniaux tels que l'image ou l'honneur.
Au-delà cette première approche, sans doute la moins sujette à discussion, plus fondamentalement, on doit pouvoir admettre que le préjudice moral soit constitué au regard d'atteintes à l'histoire de la personne morale, à sa culture, aux valeurs qui lui sont attachées. A ce titre, on retiendra des précédents jurisprudentiels (voir supra) la reconnaissance du préjudice moral invoqué par une association de scoutisme ou par un centre hospitalier, au titre des valeurs morales qu'elle véhicule. On observe d'ailleurs que de plus en plus les entreprises cherchent à associer à leur personne des valeurs de solidarité, de préservation de l'environnement, par exemple, et un comportement qui viendrait à y porter atteinte pourrait sans doute légitimement donner lieu à une réparation du préjudice moral dont l'entité visée serait victime sur ce terrain.
Nonobstant les observations qui précèdent, il demeure tout de même difficile d'envisager une hypothèse de réparation d'un préjudice moral invoqué par une personne morale, et sans doute plus singulièrement par une société commerciale, qui soit totalement sans lien avec son activité économique. L'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté illustre bien cette difficulté. Si la cour d'appel de Pau avait sans doute procédé un peu rapidement en écartant par principe toute idée d'un préjudice moral pour une société, il restera tout de même à caractériser par la cour d'appel de Toulouse, cour de renvoi, la réalité et l'évaluation du préjudice moral éventuellement ressenti par les demandeurs. Les moyens annexés au pourvoi montrent que pour fonder l'existence d'un préjudice moral, les demandeurs s'appuient sur des faits de concurrence déloyale (reprise servile de la décoration du restaurant et embauche de quatre anciens salariés de la société dont les parts étaient cédées) qui caractériseraient, selon eux, une atteinte à l'image de marque de la société. La démonstration devra être faite de la réalité de cette atteinte à l'image de la société et, partant, de sa mesure puisqu'il faut bien arriver à un chiffrage en argent de l'atteinte subie. Ici encore, cette évaluation se fera difficilement sans aucun lien avec l'activité économique de la société. L'admission par la Cour de cassation du principe d'un droit à réparation d'un préjudice moral subi par une personne morale ne peut se traduire concrètement qu'au regard d'éléments mesurables tant de la réalité de l'atteinte subie que du montant des dommages et intérêts demandés. Ce contentieux devra effectivement continuer à être suivi de près.
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