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par Marie Le Guerroué et Joséphine Pasieczny
le 07 Février 2019
Mots-clefs : Interview • Tweets à caractère raciste • Magistrat honoraire • Bâtonnier de Lyon
L’affaire avait été révélée le 5 décembre dernier par le Canard Enchainé. Un magistrat honoraire du tribunal administratif de Lyon, en charge des OQTF dites «six semaines», avait posté sur son compte twitter des propos à caractère raciste. Face à la polémique, le magistrat a démissionné et fermé son compte.
Le Bâtonnier de Lyon, Farid Hamel, n’a, pour autant, pas tardé à réagir au scandale, et a demandé au tribunal administratif de lui transmettre la liste des jugements prononcés par le juge. L’objectif est de réouvrir tous les dossiers jugés par le magistrat. Il a accepté, pour Lexbase Professions, de revenir avec Maître Morade Zouine, président de la Commission droit des étrangers du barreau de Lyon sur cette affaire.
⇒ Cette interview est également à retrouver en podcast sur www.lexradio.fr.
Lexbase Professions : Est-ce que vous pourriez, tout d’abord, revenir sur les faits et nous expliquer pourquoi ils ont particulièrement choqué ? Ainsi que sur les questions juridiques et déontologiques qu’ils posent ?
Monsieur le Bâtonnier Farid Hamel et Maître Morade Zouine : Les faits ont été révélés par un article du Canard Enchaîné du 5 décembre 2018 (page 3-4) et selon lequel un magistrat honoraire désigné par le président du tribunal administratif de Lyon pour statuer sur les obligations de quitter le territoire français -notifié notamment aux déboutés de l’asile- et juge à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), a publié une série de tweets sous un pseudo où il se revendiquait justement de cette magistrature en expliquant qu’il rendait service à son pays en «dégageant fissa», selon ses termes, «tout ce qui est tchétchène» notamment. Il clamait, également, son admiration pour tous les grands populistes de ce monde, Jair Bolsonaro, Viktor Orbán etc..
Ces tweets, mis en lumière, on conduit la présidente de la Cour nationale du droit asile à le convoquer immédiatement. Le magistrat a remis sa démission reconnaissant expressément en être l’auteur. Il faisait valoir sa liberté d’expression et de pensée. Il a également remis sa démission au président du tribunal administratif.
Se pose ici une première question déontologique à savoir de quelle liberté d’expression dispose un magistrat en poste -fut-il honoraire- ? Peut-il tout dire et exprimer ses opinions personnelles sur les réseaux sociaux ? On est à la limite entre le droit et la déontologie. Surtout, la seconde question qui se pose est, au regard de son office de juge, est de savoir si son impartialité n’est pas remise en cause en faisant publiquement état d’opinion avec une connotation incompatible avec ses fonctions. La réponse est, selon nous, positive. On imagine bien qu’un tchétchène qui fait un recours contre un refus d’asile et qui tombe sur ce magistrat n’a peut-être aucune chance d’obtenir une protection. De même, pour le débouté de l’asile qui se voit notifier une obligation de quitter le territoire s’il fait partie des personnes indésirables, dont le juge a dressé la liste ; a-t-il une chance d’avoir un magistrat impartial et indépendant en face de lui ? On touche ici au droit au procès équitable.
Lexbase Professions : A la suite de ce scandale, vous avez donc demandé au tribunal administratif de vous transmettre les jugements prononcés par le juge afin de rouvrir les procédures concernées. Avez-vous eu une réponse du tribunal concernant votre demande ?
Monsieur le Bâtonnier Farid Hamel et Maître Morade Zouine : Oui, il nous a transmis rapidement la liste des dossiers avec les références et il nous est, désormais, possible de les récupérer auprès du greffe. Le président du tribunal a coopéré sans réserve.
Lexbase Professions : Votre objectif est donc de faire réviser les jugements concernés. Est-ce que pouvez nous expliquer en quoi consiste cette procédure ? A-t-elle des chances d’aboutir ? Existe-il des précédents ?
Monsieur le Bâtonnier Farid Hamel et Maître Morade Zouine : Notre objectif est effectivement de faire réviser les jugements mais nous sommes confrontés à plusieurs difficultés. La première est que, dans ces dossiers, les avocats désignés l’ont été au titre de l’aide juridictionnel et ne sont pas en possession des adresses des justiciables qui ont, désormais, quitté le territoire français. Cela va donc être très compliqué de faire des recours.
La seconde difficulté est que le Code de justice administrative ne permet pas de réviser des jugements de la cour administrative d’appel. L’article R. 834-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3325ALQ) n’ouvre la possibilité de révisions que contre les décisions du Conseil d’Etat. Le Conseil lui-même indique que, hors de ses décisions, il est impossible de former un recours en révision. Selon la jurisprudence «Serval» (CE, Sect., 16 mai 2012, n° 331346, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7176ILD). il existe des exceptions seulement pour les juridictions qui ne relèvent pas du Code de justice administrative. En revanche, pour toutes les décisions qui relève du CJA, il s‘agit d’une impossibilité. On est donc en face d’un obstacle juridique qui parait insurmontable mais on réfléchit à une solution pour dépasser cette carence. Il va probablement falloir faire œuvre créatrice et solliciter les grands principes du procès équitable, quitte à saisir la Cour européenne des droits de l’Homme pour expliquer que le droit à un procès équitable devrait permettre un justiciable qui a connaissance de faits postérieurs au rendu d’un jugement passé en force de chose jugée, de pouvoir en obtenir la révision.
En matière civile, une commission de révision des décisions notamment pénales a été créé pour prendre en considération des décisions de la CEDH. On a considéré que lorsqu'il existait des éléments déterminants permettant de remettre en cause une solution, il fallait permettre au justiciable d’en tirer les conséquences sur le plan judiciaire. Il faudrait créer un précédent similaire en matière administrative.
Lexbase Professions : Cela n’est, en outre, pas la première fois qu’un magistrat du tribunal administratif de Lyon est confronté à un tel problème [1], que faudrait-il selon vous mettre en place pour qu’un tel comportement ne se reproduise pas ?
Monsieur le Bâtonnier Farid Hamel et Maître Morade Zouine : Il existe une charte de déontologie qui figure sur le site du Conseil d’Etat et qui lie tous les magistrats administratifs, qu’ils soient en place ou honoraire, ou même d’anciens magistrats qui ne sont plus dans le métier. Cette charte a même été amendée en 2017 pour tenir compte des mutations technologiques et de l’essor des réseaux sociaux pour leur apprendre à bien des manier. Il existe aussi des entretiens de déontologie qui sont assurés par le président de la juridiction pour assurer qu’il n’y ait pas d’activité de la part des magistrats pouvant présenter des conflits d’intérêts, mais cela ne va, toutefois, pas jusqu’à demander aux magistrats s’ils ont des comptes twitter… Peut-être que cela devrait faire partie des exigences à mettre en place ; à savoir déclarer à la hiérarchie si l’intéressé dispose d’un compte sur des réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de «fliquer» tous les juges mais au moins qu’on puisse avoir un contrôle sur leurs activités et la compatibilité avec leurs fonctions.
Il faudra trouver un équilibre entre la liberté d’expression qui est garanti et le respect de la vie privée. La question est sensible mais il faudrait, à tout le moins, renforcer le contrôle sur les magistrats honoraires. D’après ce que l’on a compris, ceux-ci ne sont pas soumis à des examens de déontologie avec le président. On considère qu’avec l’expérience qu’ils ont acquis ils n’en ont pas besoin, contrairement aux jeunes magistrats.
[1] En 2014, un juge de Lyon avait été élu conseiller municipal à Orléans et chargé de la délégation de «lutte contre l’immigration clandestine». Le collège de déontologie du Conseil d’Etat avait obligé le magistrat à ne pas traiter du contentieux sur les étrangers.
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