La lettre juridique n°434 du 31 mars 2011 : Éditorial

Discrimination professionnelle : quand le Marais n'est pas drôle

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Discrimination professionnelle : quand le Marais n'est pas drôle. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4258989-discrimination-professionnelle-quand-le-marais-nest-pas-drole
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"C'est une grande misère que de ne pas avoir assez d'esprit pour bien parler ni assez de jugement pour se taire".

Cet aphorisme de Jean de la Bruyère, tiré de ses Caractères, ferait bien d'être le sujet d'une épreuve inscrite au concours de toute bonne école de management ou de ressources humaines. Car, à lire chaque semaine, la littérature judiciaire chroniquant, sans cesse, la bêtise de l'espèce humaine à l'égard de ses congénères, notamment, dans l'enceinte professionnelle, c'est à croire le sens commun et l'ascension irrésistible des médiocres fascisants, chère à Bertold Brecht. Dernier opus en date de cette saga interminable de la discrimination gratuite et de l'atteinte à la dignité des salariés, cet arrêt rendu le 10 décembre 2010 par la cour d'appel de Paris, obligé de rappeler à tout employeur adepte de propos indélicats que des commentaires ironiques sur l'orientation sexuelle d'un salarié constituent une atteinte à sa dignité et caractérisent un fait de harcèlement et de discrimination en raison de l'orientation sexuelle. En l'espèce, un salarié prétendait avoir fait l'objet d'un harcèlement discriminatoire en raison de ses activités de délégué du personnel et de son orientation sexuelle. Il soutenait avoir fait l'objet de brimades, de doubles sanctions et de refus d'acomptes. Pour la cour d'appel, aucun élément produit par le salarié ne permettait d'établir qu'il avait fait l'objet de brimades ou réactions particulières en raison de ses activités de délégué syndical. En revanche, le salarié établissait clairement, qu'en plus de la mise à pied de trois jours dont il a fait l'objet, il avait également fait l'objet d'une "mutation-sanction". A la suite de sa mutation, l'employeur lui avait, alors, adressé une lettre expliquant que cette affectation "dans un quartier très prisé des homosexuels qui sont aussi friands de beaux vêtements" était une aubaine pour lui, la clientèle correspondant tout à fait à ses goûts. Et, la pomme nous reste en travers de la gorge ; c'est à s'arracher une côte pour créer, enfin, le manager délicat.

Au demeurant, il est à craindre que le rédacteur de cette lettre, si emprunte de mépris, moins pour le respect de la vie privée du salarié, mais plus volontiers pour les qualités professionnelles intrinsèques de ce dernier, ait pensé, au contraire, "arrondir les angles" après la "mutation-sanction" ainsi orchestrée. Mais, face à la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine, il n'est pas étonnant que le sang du salarié ainsi catalogué et, de ce fait, discriminé, ne fasse qu'un tour. Proposer à un homosexuel une mutation dans un célèbre quartier dit "gay", outre le fait que cela soit discriminant, c'est aussi stupide que de justifier la mutation d'une personne de confession hébraique, non loin, de la rue des Rosiers, d'un breton dans le quartier de Montparnasse, d'un asiatique dans le XIIIème arrondissement de Paris, ou d'un jeune d'origine maghrébine dans le quartier de la Goutte-d'or ! L'énormité de l'atteinte à la dignité de la personne fondée sur les qualités extrinsèques du salarié, à elle seule, ne pouvait qu'entraîner une sanction.

Pour autant, il convient également de s'attacher à la stigmatisation des lieux et quartiers dans lesquels sont opérées ces mutations sur fond de discrimination, car cette "ghettoisation" économique, puisqu'elle n'est pas ordonnée par le pouvoir régalien, mais par la ségrégation sociale, ethnique ou professionnelle, justifie parfois, sans le savoir, une discrimination dite "positive", mais qui ne demeure pas moins ce qu'elle est.

C'est ainsi qu'un délégué interministériel à l'Egalité des chances des Français d'outre-mer a mis au point, en 2008, -l'enfer est pavé de bonnes intentions- une charte pour que les entreprises de Guyane, Martinique ou de Guadeloupe sollicitent "davantage, particulièrement pour les postes d'encadrement, des candidats d'origine ultramarine, dès lors qu'ils présentent les compétences recherchées". On ajoutera que 80 % des places dans les écoles militaires sont réservées aux enfants de militaires ou, encore, que la grande majorité des "médiateurs sociaux" oeuvrant dans les quartiers sensibles est, elle-même, issue de ses quartiers à forte communauté d'origine étrangère. Une fois, encore -conféré un précédent éditorial récent-, l'exemple ne vient pas vraiment d'en haut, et l'accolement de critères sociaux, comme la clause d'insertion sociale insérée dans de nombreux marchés publics, ethniques, voire sexuels à l'embauche comme au déroulement d'une carrière professionnelle a, inexorablement, des relents discriminatoires, qui, même s'il peut s'avérer pragmatique, rompt avec l'appréciation intrinsèque des qualités professionnelles du salarié qui doit demeurer la règle de sociabilité professionnelle entre employeurs et salariés.

Et puis, les quartiers changent ! Hier, le Marais concentrait toute la noblesse de cour, à laquelle se sont succédés ateliers, artisans et horlogers dans les hôtels d'Aumont, de Beauvais ou de Sully... Et qui se souvient que le nord du Marais abritait également la plus ancienne communauté chinoise de Paris arrivée dès la Première guerre mondiale... Et le quartier de la Goutte-d'or, dont le nom provient de la couleur du vin blanc que ses vignes produisaient, même s'il a toujours été populaire, qu'a-t-il, aujourd'hui, de commun avec celui que Zola nous décrit dans son Assommoir ?

Mais, que voulez-vous, "tout homme a vu le mur qui borne son esprit", nous livre De Vigny et "les occasions de se taire et celles de parler se présentent en nombre égal, mais nous préférons souvent la fugitive satisfaction que procurent les dernières au profit durable que nous tirons des premières", surenchérit Schopenhauer.

Toutefois, pour la défense de l'employeur à la langue trop prolixe, nous admettrons qu'il n'est pas simple de savoir s'il peut ou non, voire s'il doit ou non, s'immiscer dans la vie privée de son salarié, afin d'adopter l'attitude qu'il convient, au risque, parfois, d'engager sa responsabilité pour avoir contrevenu à son obligation de sécurité de résultat. Deux poids, deux mesures ; s'il ne doit pas prendre en considération l'orientation sexuelle d'un salarié aux fins de justifier une mutation professionnelle, qui plus est à titre de sanction, il doit impérativement s'alerter de l'état de santé physique et mentale de ce dernier, alors qu'il s'agit là de données à caractère éminemment personnelles, pour écarter tout risque de harcèlement moral, par exemple, jusqu'à répondre d'un tiers qui peut exercer une autorité de fait sur les salariés (cf. Cass. soc., 1er mars 2011, n° 09-69.616, F-P+B). En effet, la loi prévoit que le chef d'entreprise doit prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral (C. trav., art. L. 122-51) et prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés (C. trav., art. L. 4121-1). Et, dans le même ordre d'idées, la jurisprudence constante confère à l'employeur une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral. L'absence de faute de sa part ne peut l'exonérer de sa responsabilité (Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I). Ce faisant, où est la frontière au regard de la prise en considération d'éléments personnels du salarié dans son rapport avec l'employeur ? Quid de la mutation d'un salarié brimé par ses collègues du fait de son orientation sexuelle, dans un environnement supposé plus tolérant ? Le motif ! Tout est dans la motivation de l'action de l'employeur : la discrimination ou l'atteinte à la dignité ne résulte pas tant de l'action que de sa motivation sombre et, souvent, inavouable.

La constitution d'un ghetto suppose quatre conditions : un espace imposé par le pouvoir à une catégorie de population, un lieu ethniquement homogène, la constitution d'une micro-société interne, une stigmatisation venant de l'extérieur. Il est, dès lors, heureux que la Justice, bras régulateur de la puissance publique, fasse en sorte qu'aucun ghetto, stricto sensu, n'apparaisse en France, veillant à la bonne application des principes anti-discriminatoires.

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