Réf. : CA Versailles, 31 mars 2017, n° 16/09293 (N° Lexbase : A6935USN)
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par Pierre-Louis Boyer, Maître de conférences HDR, UCO Angers
le 20 Avril 2017
Le 15 mars 2013, M. Jean-Paul Y est placé sous curatelle renforcée par décision du juge des tutelles de Versailles, ce dernier nommant le fils de Jean-Paul Y, Stéphane Y, curateur de son père. Stéphane Y a sollicité du juge des tutelles la révocation du mandat de l'avocat de son père, Me A., et la désignation par le Bâtonnier de l'Ordre d'un nouvel avocat. En réponse à cette demande, Jean-Paul Y, représenté par Me A., a sollicité du juge des tutelles que soit désigné non pas son fils, Stéphane, comme curateur, mais un tiers, M. P..
Par ordonnance en date du 23 février 2015, confirmée par arrêt de la cour en date du 8 juillet 2015, le juge des tutelles a fait droit aux demandes de Stéphane Y, révoquant le mandat de Me A. et procédant à la saisine du Bâtonnier, ce dernier désignant Me B. pour défendre les intérêts de Jean-Paul Y.
Plus d'une année après, le 5 décembre 2016, le Bâtonnier de l'Ordre était à nouveau saisi car le majeur protégé avait mis fin au mandat de son avocat désigné et avait mandaté, de sa propre initiative, un autre avocat, Me Z.. Le Bâtonnier désignait alors un autre avocat, Me R., pour se charger de la défense des intérêts de Jean-Paul Y, invitant par ailleurs Me Z., s'il souhaitait contester cette désignation, à saisir le juge des tutelles ou le premier président de la cour. L'avocat a alors interjeté appel de cette décision le 26 décembre 2016, le majeur sollicitant, lui aussi, l'annulation de cette décision par courrier en date du 28 décembre 2016.
Si des rapports familiaux difficiles entrent ici en jeu, notamment dans le lien existant entre le curateur désigné et le majeur protégé contestataire, ils ne sont pas l'objet de l'intérêt de cet arrêt qui relève plus des questions d'organisation juridictionnelle.
Les appelants, dans leurs écritures -les appels interjetés (procédures n°16/09294 et 16/09293) par M. Jean-Paul Y et par Me Z. ont été joints en une seule procédure- sollicitaient bien évidemment la reconnaissance de la validité du mandat de Me Z., mais aussi l'irrecevabilité des écritures du curateur, et affirmaient la recevabilité de leurs appels respectifs, ce qui est le point central de cet arrêt. On notera que les demandes de Me Z. et de Jean-Paul Y sont strictement identiques...
Au-delà des allégations malheureusement classiques liées à des rivalités familiales communes (défaillance du curateur, critique des conditions de vie, etc.), les appelants s'appuient, à juste titre, sur des éléments fondamentaux pour légitimer leurs prétentions. D'une part, ils indiquent que leurs appels sont recevables car, sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR), toute décision doit être potentiellement susceptible d'appel. De plus, la désignation d'un avocat par un Bâtonnier ne saurait primer la liberté de choix de l'avocat qui demeure, comme le rappelle le CNB, un "principe fondamental" de la profession. C'est d'ailleurs ce que les appelants soulignent, invoquant notamment l'article 1214 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1312IGP) qui dispose que ce n'est qu'à titre subsidiaire qu'un processus de désignation peut être lancé : "Dans toute instance relative à l'ouverture, la modification ou la mainlevée d'une mesure de protection, le majeur à protéger ou protégé peut faire le choix d'un avocat ou demander à la juridiction saisie que le Bâtonnier lui en désigne un d'office".
Les appelants considèrent aussi, face à la contestation de l'intimé qui affirme que la décision de désignation d'un Bâtonnier ne saurait être contestée par voie d'appel, qu'il n'existe aucune limitation des cas de recours face aux décisions d'un Bâtonnier, que cela soit dans l'article L. 311-3 du Code de l'organisation judiciaire (1), ou dans le décret du 27 novembre 1991 (2).
L'intimé, quant à lui, souligne toute la validité de son intervention à l'instance. En tant que curateur, il bénéficierait -et la prétention semble rationnelle- d'un lien direct et suffisant avec l'instance, ce que l'on comprend aisément pour deux raisons : la situation de curateur d'un majeur protégé, et donc le lien immédiat existant avec l'appelant, mais aussi le fait que la situation de M. Stéphane Y qui a, lui-même, été à l'origine de la saisine initiale du Bâtonnier pour désignation d'un avocat, élément central des contestations d'espèce.
L'intimé, comme cela a été mentionné ci-avant, conteste aussi la recevabilité de l'appel au motif que ce dernier ne peut avoir lieu qu'à l'encontre d'une décision juridictionnelle, ce qui ne serait pas le cas pour la décision de désignation d'un Bâtonnier. De surcroît, sur le fondement des articles 542 (N° Lexbase : L6693H7Z) et 543 (N° Lexbase : L6694H73) du Code de procédure civile (3), un appel en annulation ne saurait être envisagé qu'en cas d'irrégularité dans l'introduction de l'instance, dans le déroulement de la procédure, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce.
La solution de la cour d'appel peut se résumer en quatre points : la recevabilité de l'intervention du curateur dans la procédure, mais aussi la recevabilité des appels interjetés par Me Z. et par le majeur protégé sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. S'ajoutent à cela deux autres points tout aussi importants dans cette décision : l'annulation de la décision de désignation de Me R. par le Bâtonnier de l'Ordre et la validité du mandat donné par le majeur protégé à Me Z..
La cour d'appel de Versailles vient ici réaffirmer deux principes conséquents dans la profession d'avocat : la liberté de choix de l'avocat et la nature juridictionnelle de la décision d'un Bâtonnier.
Les magistrats de la cour ont souligné que, avec le choix d'un "nouvel avocat", la caducité du premier mandat s'observait de facto. De plus, tout majeur protégé, sur le fondement des articles 432 (N° Lexbase : L9483I7D) et 459 (N° Lexbase : L1846IE4) du Code civil, peut prendre seul les décisions relatives à sa personne et peut être accompagné d'un avocat, quelle que soit la procédure. La désignation de l'avocat faite par le Bâtonnier s'avère, en conséquence, un obstacle fait à la liberté de choix d'un avocat par un majeur protégé. On retrouve ici la même idée que celle présente dans la législation pénale, le majeur protégé, en cas de réalisation d'infraction, pouvant choisir lui-même un avocat ; ce n'est qu'à défaut que le Bâtonnier, à la demande du curateur, du procureur ou du juge d'instruction, désignera un avocat (4).
La cour admet donc que cette désignation, contestée par le majeur protégé en ce qu'elle lui ferait grief, va à l'encontre de l'article 6.1 de la Convention européenne précitée, et donc de ce principe de l'équité dans le traitement des parties (5). Dans la reconnaissance et le renforcement de la liberté de choix de l'avocat, toute désignation par un Bâtonnier étant d'office caduque, la cour d'appel soutient un principe fondamental de la liberté de la profession d'avocat et de la liberté du justiciable. Elle suit ainsi des jurisprudences antérieures, notamment celle de la Cour de justice de l'Union européenne du 7 novembre 2013 (CJUE, 7 novembre 2013, aff. C-442/12 N° Lexbase : A1412KPY).
Dans le cas d'espèce, la désignation par le Bâtonnier fait grief au majeur protégé en ce qu'elle le prive de cette fameuse liberté de choix de l'avocat, si toutefois le majeur protégé est en mesure d'effectuer ce choix et d'user de sa liberté -ce qui était le cas concernant Jean-paul Y-. Découle de ce grief une autre considération : le second élément essentiel de cette décision, qui est sous-jacent à la lecture de l'arrêt, est le renforcement de l'importance de la décision de désignation d'un avocat par le Bâtonnier.
Bien que la décision de désignation du Bâtonnier ait été, dans le cas d'espèce, annulée par la cour, les juges de seconde instance ont toutefois accepté l'idée qu'une telle décision soit de nature juridictionnelle, puisqu'ils ont confirmé la recevabilité des appels interjetés à l'encontre de cette décision (6). C'est donc soutenir cette approche qu'une désignation d'un avocat par un Bâtonnier relève d'une nature juridictionnelle, au même titre que peut l'être une décision sur contestation d'honoraires, comme le mettait en exergue la Cour de cassation : "La nature juridictionnelle de la décision du Bâtonnier qui peut donc, soit être l'objet d'un recours devant le premier président s'apparentant de façon nette à un appel, soit être, comme n'importe quel jugement, le siège d'une exécution volontaire par la partie perdante, soit enfin devoir être mise à exécution au sens de l'article 502 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6619H7B) ; dans ce contexte, l'apposition par le président du TGI de la formule exécutoire sur la minute de la décision du Bâtonnier, qui seule en permettra l'exécution forcée, ne paraît pas décisive. C'est une péripétie de la procédure, qui ne retire rien au caractère profondément juridictionnel de la décision elle-même" (7).
Toutefois, et chose importante s'il en est, on notera que, contrairement à l'appel interjeté sur une décision sur contestations d'honoraires, ce n'est pas le premier président qui est directement saisi. En effet, cette compétence d'attribution établie dans le décret du 27 novembre 1991, disparaît pour laisser place à la cour d'appel -ici la première chambre- en tant que juridiction de droit commun. La décision du Bâtonnier revêt, de surcroît, une nature juridictionnelle encore plus prégnante.
Si l'arrêt, en équité, restitue au majeur protégé son entière liberté de choix et annule la désignation du Bâtonnier versaillais, il consolide la nature juridictionnelle de la décision de désignation, et donc les fonctions juridictionnelles du Bâtonnier.
Messieurs les Bâtonniers, vive la liberté ! Vive, aussi, votre autorité !
(1) COJ, art. L. 311-3 (N° Lexbase : L7903HNZ) : "La cour d'appel connaît, en ce qui concerne les avocats : 1° des contestations relatives aux élections au conseil de l'ordre et à l'élection du Bâtonnier de l'Ordre ; 2° des recours contre les décisions ou délibérations du conseil de l'ordre ; 3° des recours contre les décisions des centres de formation professionnelle ; 4° des recours exercés après arbitrage du Bâtonnier pour les litiges nés à l'occasion du contrat de travail des avocats salariés".
(2) Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat (N° Lexbase : L8168AID).
(3) C. pr. civ., art. 542 (N° Lexbase : L6693H7Z) : "L'appel tend à faire réformer ou annuler par la cour d'appel un jugement rendu par une juridiction du premier degré" ; .C. pr. civ., art. 543 : "La voie de l'appel est ouverte en toutes matières, même gracieuses, contre les jugements de première instance s'il n'en est autrement disposé".
(4) C. pr. pén., art. 706-16 (N° Lexbase : L0883KCP) : "La personne poursuivie doit être assistée par un avocat. A défaut de choix d'un avocat par la personne poursuivie ou son curateur ou son tuteur, le procureur de la République ou le juge d'instruction fait désigner par le Bâtonnier un avocat, l'intéressé étant informé que les frais seront à sa charge sauf s'il remplit les conditions d'accès à l'aide juridictionnelle".
(5) "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement".
(6) On pourra aller consulter, sur cette question de l'attribution à l'ordre judiciaire des contestations des décisions de désignation, les décisions du Tribunal des conflits du 2 avril 2012 (T. confl., 2 avril 2012, n° 3830 N° Lexbase : A1490IIZ, recueil Lebon 2012), et du 9 décembre 2013 (T. confl., 9 décembre 2013, n° 3923 N° Lexbase : A3737KRT, recueil Lebon 2013) : "Les décisions que le Bâtonnier peut être appelé à prendre pour désigner un avocat, tant en application de l'article 25 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, relative à l'aide juridique (N° Lexbase : L8607BBE), que sur le fondement de l'article 419 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0431IT7), relèvent de la compétence du juge judiciaire".
(7) Rapport annuel 2012 de la Cour de cassation, "Droit conventionnel", La documentation française, Cass. QPC, 1er juillet 2011, n° 11-30.013, FS-D (N° Lexbase : A9490HUZ), Bull. civ. II, n° 60.
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