La lettre juridique n°363 du 17 septembre 2009 : Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Dividendes payés à une holding européenne : portée de la clause anti-abus

Réf. : TA Montpellier, 2ème ch., 24 juin 2009, n° 0700526, SAS Cameron France (N° Lexbase : A8909EK8)

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N7522BL8

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par Emmanuel Picq, Avocat associé, Landwell & Associés

le 07 Octobre 2010

Un groupe américain détenant de nombreuses filiales dans l'Union européenne, dont plusieurs filiales au Royaume-Uni, décide de créer une société holding britannique et de lui transférer l'ensemble de ses filiales, dont la filiale française. Le groupe interpose, par ailleurs, une société résidente du Luxembourg et une société résidente des Iles Caïmans entre la holding britannique et la maison mère américaine. Quelques mois plus tard, la société française distribue un dividende à la holding britannique en se prévalant de l'exonération prévue à l'article 119 ter du CGI (N° Lexbase : L3840IAH). L'administration redresse la société. Le tribunal administratif de Montpellier, dans un jugement du 24 juin 2009, juge qu'en invoquant des objectifs de mise en concordance de l'organisation avec la structure de management et divers objectifs financiers (non fiscaux), la société ne justifie pas que la chaîne de participation ait un but autre que fiscal et juge, par ailleurs, la clause anti-abus de l'article 119 ter, alinéa 3, du CGI conforme au droit communautaire. C'est à notre connaissance la première fois qu'un tribunal français se prononce sur les motivations susceptibles de justifier l'application de la clause anti-abus de l'article 119 ter, alinéa 3, du CGI et sur la compatibilité de celle-ci avec le droit communautaire dans le cas d'une société holding européenne (1).

L'utilisation des sociétés holdings par les groupes internationaux est fréquente. De telles sociétés présentent de nombreux avantages, notamment, en termes de gouvernance, de circulation des profits et de communication financière, et bien entendu de fiscalité.

L'une des questions les plus fréquemment posées à l'occasion de la création d'une holding est celle du degré de "substance" nécessaire pour bénéficier des avantages fiscaux attachés à ces sociétés. Aucun texte ne définit cette "substance" et les exigences sont différentes selon la perspective dans laquelle on se place : qualification de résidence pour les besoins des conventions fiscales, règle anti-paradis fiscaux de l'article 209 B du CGI (N° Lexbase : L3877HL8), règle anti-abus générale de l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU), clause anti-abus de l'article 119 ter du CGI en matière de retenue à la source sur dividendes, etc..

  • Les dispositions en question

La clause anti-abus refuse le bénéfice de l'exonération de retenue à la source aux dividendes payés à une société européenne contrôlée par des personnes morales résidentes d'Etats non membres de l'Union européenne, sauf si ces personnes morales justifient que la chaîne de participation n'a pas comme objet principal, ou comme l'un de ses objets principaux, de tirer avantage de l'exonération.

Cette clause trouve sa source dans la Directive 90/435/CEE du 23 juillet 1990 (dite Directive "mère-filles" N° Lexbase : L7669AUL) dont l'article 1, § 2, dispose que "l'exonération de principe posée par la Directive ne fait pas obstacle à l'application des dispositions nationales ou conventionnelles nécessaires afin d'éviter les abus".

La rédaction de la clause anti-abus et le test de "l'objet principal ou l'un des objets principaux" semblent en partie inspirés par la clause anti-abus qui figure à l'article 11 de la Directive 90/434 du 23 juillet 1990 (Directive "fusion" N° Lexbase : L7670AUM). Toutefois, le législateur français n'a retenu qu'une partie des dispositions de l'article 11 et a inversé la construction de cet article pour faire de la retenue à la source, le principe, et de l'exonération de retenue à la source, l'exception, en présence d'un contrôle du bénéficiaire du dividende par des personnes morales résidentes d'Etats non membres de l'Union européenne.

Il existe, par ailleurs, une seconde clause anti-abus à l'article 3, § 2, de la Directive "mère-filles", qui donne la possibilité aux Etats membres de ne pas accorder l'exonération lorsque l'actionnaire ne détient pas une participation qualifiante pendant au moins deux ans. La France a exercé cette possibilité en prévoyant à l'article 119 ter, § 2, section c, une condition de détention de deux ans ou, à défaut, d'engagement de conservation pendant un délai de deux ans.

  • Les faits de l'espèce

Dans l'affaire ayant donné lieu au jugement, une société américaine était actionnaire de nombreuses sociétés européennes, dont plusieurs au Royaume-Uni et une en France. En Europe, le sous-groupe britannique était, de loin, celui qui avait le plus gros chiffre d'affaires et les ressources les plus importantes. Ce sous-groupe animait l'ensemble des filiales dans les domaines des finances et des ressources humaines. De plus, un dirigeant du sous-groupe britannique siégeait aux conseils d'administration de l'ensemble des filiales européennes, avec, de surcroît, les fonctions de président de la filiale française.

Le groupe estima que cette situation n'était pas satisfaisante. D'abord, il lui parut souhaitable que les structures juridiques soient cohérentes avec l'organisation du management : dans la mesure où le sous-groupe britannique assurait déjà la supervision de l'ensemble des filiales européennes et, notamment, à travers la participation de son dirigeant aux conseils d'administration, il était légitime que ce sous-groupe soit impliqué en qualité d'actionnaire avec les avantages et les responsabilités associés à cette qualité. Ensuite, en l'absence de holding, toute remontée de profits des filiales européennes nécessite que les dividendes soient d'abord payés à la maison mère, charge à celle-ci de refinancer les filiales européennes ayant des besoins de financement, ce qui est source de complexité et de frottements fiscaux (dans l'Etat de la source comme dans l'Etat de résidence, comme, en l'espèce, aux Etats-Unis). Enfin, la création d'une holding européenne permet de faciliter la circulation du cash entre les filiales européennes et, dans les groupes américains, elle favorise la preuve que les fonds sont "investis durablement" dans les filiales étrangères, preuve qui permet d'assurer certains avantages fiscaux en termes de communication financière (APB opinion 23 modifiée par la règle SFAS 109).

La création d'une holding européenne au Royaume-Uni avait, également, pour effet d'éviter la retenue à la source sur dividendes, qui aurait autrement été due au taux de 5 % si un dividende avait été payé par la filiale française à la maison mère américaine sur la base de la Convention fiscale du 31 août 1994 entre la France et les Etats-Unis (N° Lexbase : L6692BHC). Cependant, la société estimait que ceci n'était qu'un effet de la réorganisation et non pas l'un de ses objectifs principaux, ce qui a fait l'objet d'un différend avec l'administration fiscale.

Sur cette base, l'actionnaire américain apporta donc l'ensemble de ses filiales européennes à la nouvelle holding britannique. Quarante jours plus tard, la filiale française approuva une distribution de dividendes à la nouvelle holding britannique, l'actionnaire estimant remplir toutes les conditions de l'article 119 ter du CGI et la loi n'imposant pas de délai de détention préalable.

  • Le litige

L'administration fiscale a redressé la société, estimant que, au contraire, l'un des objectifs principaux de la réorganisation était d'éviter la retenue à la source de 5 %. Le litige était, donc, l'occasion d'éclairer le débat sur la nature des objectifs et des conditions susceptibles d'écarter la clause anti-abus, et plus généralement sur la compatibilité de cette clause avec le droit communautaire.

Sur le premier point, le tribunal rejette l'argumentaire de la société, axé sur les objectifs managériaux et financiers de la réorganisation et de la chaîne de participations. Le tribunal estime que "à supposer qu'ils aient effectivement présidé à la constitution de la société", ces objectifs ne justifient pas "que la chaîne [...] remontant jusqu'aux Iles Caïmans avait un but autre que" celui de bénéficier de l'exonération de retenue à la source.

En d'autres termes, le tribunal estime qu'il ne s'agit pas d'objectifs valables, sans même chercher à vérifier le poids que ceux-ci ont pu avoir dans les motivations de la réorganisation. Il aurait été utile que le tribunal s'engage dans une "pesée" de ces objectifs pour apprécier le critère du "principal" et trancher pour ou contre l'application de la clause anti-abus.

Le tribunal insiste, également, sur la nécessité de prouver que toute la chaîne ("jusqu'aux Iles Caïmans") a un but autre que celui de bénéficier de l'exonération. Cette exigence nous paraît conforme au texte de l'article 119 ter.

Au cas particulier, l'interposition de la société des Iles Caïmans ne pouvait être motivée par l'objectif d'éviter une retenue à la source française puisque, par hypothèse, elle n'était pas actionnaire de la société française. Cette société permettait au groupe d'organiser, en tant que de besoin, des distributions entre les filiales européennes et la holding anglaise sans déclencher la fiscalisation de tels dividendes aux Etats-Unis, en toute légalité par rapport aux règles fiscales américaines. L'intérêt principal de cette société était, non pas de permettre une remontée des profits hors de la Communauté, mais, au contraire, de permettre leur circulation dans la Communauté sans coût fiscal américain (principe du "blocker").

Le tribunal n'a pourtant pas estimé utile d'examiner si ce type de motivation fiscale étrangère (en l'espèce américaine) était de nature à justifier la chaîne.

Ce faisant, le tribunal place la barre très haute sur les objectifs susceptibles de faire basculer le test de l'"objectif principal" ou de "l'un des objectifs principaux" en faveur d'une exonération. Si l'on écarte les objectifs managériaux et financiers (jugés non pertinents) et les objectifs fiscaux étrangers (non pris en compte), la preuve devient impossible à rapporter et il ne reste plus beaucoup de marge pour l'exonération de retenue à la source, qui était pourtant le principe posé par la Directive.

Cette lecture large de la clause anti-abus ne paraît pas conforme avec le principe d'interprétation stricte des exceptions, ni avec les objectifs de la Directive et le principe de liberté d'établissement.

Sur ce point, le tribunal se contente de citer l'article 1, § 2, de la Directive "mère-filles" et l'article 43 du Traité pour juger que l'article 119 ter, alinéa 3, ne contrevient pas au droit communautaire.

Tout en respectant la lecture du tribunal, on ne peut que regretter une motivation aussi peu étoffée sur un sujet aussi problématique.

On sait que la Cour de justice des Communautés européennes a eu, plusieurs fois, l'occasion de rappeler que les mesures prises en application d'une Directive doivent, néanmoins, respecter le droit primaire (CJCE, 18 septembre 2003, C-168/01, Bosal Holdings BV c/ Staatssecretaris van Financiën N° Lexbase : A5824C9L) et que les règles anti-abus ne peuvent avoir d'effet que sur les "montages purement artificiels et dépourvus de toute réalité économique" (CJCE, 12 septembre 2006, C-196/04, Cadbury Schweppes plc c/ Commissioners of Inland Revenue N° Lexbase : A9641DQ7).

Or, l'article 119 ter fait du bénéfice de la Directive, c'est-à-dire l'exonération de retenue à la source, une exception et, de surcroît, il subordonne cette exception à des conditions beaucoup plus contraignantes que celles qui résultent de la jurisprudence de la CJCE.

L'on s'étonnera, également, de ce que l'article 119 ter, alinéa 3, pose une règle d'application beaucoup plus large que celle résultant du concept d'abus de droit en droit français, qui repose sur un test de fictivité ou de but exclusivement (et non principalement) fiscal "recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leur auteur" (LPF, art. L. 64 N° Lexbase : L4668ICU). On peut, donc, se demander si l'article 119 ter, alinéa 3, ne crée pas une restriction ou une discrimination non justifiée au sens du droit communautaire.

Par ailleurs, la Directive a pour objet d'éliminer les désavantages d'une coopération entre groupes d'Etats membres différents par rapport à une coopération au sein du même Etat (cf. troisième considérant du préambule). Or, l'on constate que la rédaction de l'article 119 ter, alinéa 3, permet de sanctionner les structures transfrontalières plus facilement que les structures domestiques, lesquelles sont susceptibles d'être visées seulement par l'abus de droit, ce qui heurte les objectifs de la Directive.

Enfin, l'on peut s'interroger sur l'application de la clause anti-abus à des structures qui, comme celle ayant donné lieu au jugement, n'ont pas profité à des personnes morales établies en dehors des Etats membres (il n'y a pas eu de redistribution en dehors de l'Union européenne) mais, au contraire, ont permis le financement des activités européennes du groupe. Le tribunal estime, néanmoins, que "la circonstance alléguée que les distributions seraient demeurées à l'intérieur de la Communauté est sans incidence sur la configuration de la chaîne de participation".

Conclusion

Il n'est pas contesté que la lutte contre l'évasion fiscale soit une nécessité absolue. Toutefois, il serait dommage que, sous prétexte de lutter contre l'abus, on en vienne à ignorer les principes du droit communautaire et les principes fondamentaux de sécurité juridique et de clarté de la règle de droit. Peut-être y a-t-il lieu de poser quelques questions préjudicielles à la Cour de justice des Communautés européennes afin d'éclairer la notion d'abus, dans l'attente des résultats du travail de fond entrepris par la Commission sur ce sujet (communication du 10 décembre 2007 au Conseil, COM(2007)785).

En attendant, le résultat conduit à inviter les groupes internationaux à la plus grande prudence tant dans la documentation des motivations de leurs opérations de réorganisation et de la "substance" de leurs holdings que dans l'enchaînement des étapes juridiques de ces opérations.


(1) Dans un jugement du 20 novembre 2007, le tribunal administratif de Lyon avait exclu l'application de la clause anti-abus et, donc, validé l'exonération de retenue à la source sur un dividende payé à une société anglaise contrôlée par deux sociétés situées à Jersey, au motif que "la société anglaise préexistait aux sociétés situées à Jersey, de sorte qu'elle bénéficiait déjà de l'exonération", donc sans débat sur la nature des motivations de la chaîne (TA Lyon, 20 novembre 2007, n° 0504128, SAS Mac Kechnie France N° Lexbase : A0004ELQ).

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