La lettre juridique n°352 du 28 mai 2009 : Éditorial

Indemnisation de la perte de chance, déterminisme et... Heisenberg

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Je poursuivrai ma chance jusqu'au fond de l'eau" - Jules César

Telle pourrait être l'épitaphe du régime d'indemnisation de la perte de chance, tant le contentieux en la matière est abondant, et tant les demandes des victimes et de leurs avocats sont de plus en plus audacieuses.

Mais force est de constater que, si la Cour de cassation reste ferme sur le plan du principe d'indemnisation d'une simple perte de chance de voir se réaliser un avantage au bénéfice de la victime, elle n'en demeure pas moins stricte quant au caractère incertain du préjudice qu'il convient de réparer, réfutant par là même tout déterminisme, défini comme "la nécessité des phénomènes par le principe de causalité", de quelque nature qu'il soit.

Pour mémoire, la perte d'une chance est considérée, en droit français, comme un dommage certain. Cette notion a été définie par la Chambre criminelle dans un arrêt du 9 octobre 1975, selon lequel l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance peut présenter en lui-même un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine. Autrement dit, il est certain que la personne a perdu une chance, seule l'étendue du préjudice résultant de la chance perdue étant incertaine. Ainsi, les tribunaux admettent la réparation de la perte d'une chance d'éviter un dommage, ou encore celle de guérir. Des conditions doivent être remplies pour que la perte d'une chance constitue un dommage réparable : il faut que la chance perdue ait été réelle et sérieuse, l'indemnisation accordée à la victime ne pouvant être égale au montant total de la chance perdue. Les juges disposent d'une grande liberté dans l'appréciation de ces conditions. Par ailleurs, la réalisation de la chance ne doit pas dépendre de la victime. A cet égard, un arrêt rendu par la deuxième chambre civile en date du 2 octobre 1984 pose clairement que "la perte d'une chance ne peut dépendre que d'un évènement futur et incertain dont la réalisation ne peut résulter de l'attitude de la victime" (cf. notre encyclopédie La responsabilité civile).

C'est donc la conjugaison entre cet évènement futur mais incertain et cette absence d'emprise de la victime sur la réalisation de cet évènement qui caractérise la construction complexe de ce régime particulier de la responsabilité civile.

En effet, comme souvent, le droit marie ici deux conceptions philosophiques contradictoires afin de dégager un principe tangible de gestion des rapports humains. D'une part, il semble que l'indemnisation du préjudice résultant de la perte de chance repose sur une "nécessité déterminisme". Certes l'évènement futur est désormais impossible du fait de la perte d'une chance -qualifiée de réelle, ce qui paraît antinomique de prime abord, mais qui permet de la distinguer du hasard-, mais la suite logique, ou plus juridiquement, le lien causal implique que l'évènement aurait nécessairement dû être favorable à la victime. Le paradigme mécaniste oblige le juge à envisager le fait que, malgré une réalité probable, il convient d'indemniser un préjudice certain. C'est l'histoire, dans un arrêt rendu le 2 avril 2009, de ce plaideur, qui avait confié à son avocat la défense de ses intérêts dans un litige l'opposant à la société de crédit, et qui avait recherché la responsabilité de ce professionnel en lui reprochant de n'avoir pas assigné en garantie une société d'assurance. Or, les juges du fond, après avoir confirmé le manquement fautif de l'avocat à son devoir de diligence, avaient, pour fixer le montant des dommages intérêts dus par l'avocat, retenu que le client n'avait pas démontré que l'appel en garantie de la société d'assurance aurait été couronné d'un succès judiciaire complet, si bien que ses prétentions quant à une garantie intégrale, par la société précitée, étaient purement hypothétiques, et qu'en réalité, celui-ci avait perdu une chance de voir ses prétentions soumises à un débat judiciaire et à un examen par la juridiction saisie de la demande de remboursement présentée par la société de crédit. La décision est cassée, sous le visa de l'article 1147 du Code civil : la Haute juridiction décide, en effet, "qu'en statuant ainsi, sans rechercher, pour évaluer le préjudice pouvant résulter de la faute de l'avocat, s'il existait une chance sérieuse de succès de l'action en garantie qu'il avait été chargé d'engager contre la société Cardif [l'assurance], en reconstituant fictivement, au vu des conclusions des parties et des pièces produites aux débats, la discussion qui aurait pu s'instaurer devant le juge entre [le client], la société Cetelem et la société Cardif si cette dernière avait été appelée en garantie, la cour d'appel a privé sa décision de base légale".

Mais, tout en s'appuyant sur les prémices d'un déterminisme aux portes de la divination, le juge -dans sa sagesse métaphysique-, refuse d'en franchir le seuil et se souvient aussitôt de la théorie de l'incertitude d'Heisenberg, pour refuser d'indemniser, d'une part, le préjudice consécutif à la perte d'une chance à hauteur du bénéfice tiré de la réalisation certaine de l'évènement et, d'autre part, les conséquences indirectes ou lointaines de la non réalisation de l'évènement favorable. C'est l'histoire, dans un arrêt rendu le 9 avril 2009 sur lequel revient, cette semaine, David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI), de cet étudiant âgé de 22 ans, victime d'un accident de la circulation alors qu'il était passager transporté dans un véhicule assuré et conduit par un autre étudiant, qui obtient la réparation de son préjudice scolaire, universitaire ou de formation pour la perte des années d'étude consécutive à la survenance du dommage y compris l'emprunt pour régler le coût de sa scolarité à l'école de commerce, scolarité qu'il n'a pu mener à son terme n'ayant pu obtenir le diplôme de l'école. Mais, la Cour régulatrice refuse d'indemniser le préjudice de carrière professionnelle invoqué, rappelant qu'il ne peut être tenu pour acquis que cet étudiant aurait obtenu un poste de cadre supérieur afin de l'indemniser de la perte de salaire correspondante capitalisée. C'est le libre-arbitre que défend le juge en refusant d'écrire la vie de la victime au futur antérieur !

"La chance est la forme laïque du miracle" écrivait Paul Guth. Et le juge français de séculariser parfaitement la perte de chance du déterminisme kantien. Non, il n'est pas vain de croire que l'homme puisse disposer d'une liberté absolue. Le libre-arbitre n'est pas qu'un fantasme humain, il est même compatible avec la Toute-puissance de Dieu. La contingence est peut-être un faux-semblant, une illusion due à l'ignorance humaine ; mais le droit demeure parmi les sciences humaines pour échapper aux théories d'Holbach et de Laplace sur le déterminisme universel. Le juge réussit, ainsi, à combiner déterminisme scientifique, métaphysique ou religieux avec l'idée qu'il y a, finalement, dans le monde une large marge d'indétermination... qui oblige à la prudence quant à l'indemnisation.

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