Réf. : Cass. soc., 18 septembre 2007, n° 06-42.401, Société Sprague France (VISHAY), F-D (N° Lexbase : A4368DYG) ; Cass. soc., 18 septembre 2007, n° 05-44.961, Société Créations Rivers, F-D (N° Lexbase : A4193DYX)
Lecture: 12 min
N5004BCC
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumés
Pourvoi n° 06-42.401 : les licenciements apparaissant comme le résultat de la décision de transférer la production en Israël en raison d'incitations financières et fiscales attractives, la nécessité de sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité du groupe, invoquée dans les lettres de licenciement, n'a jamais existé et la délocalisation en Israël obéissait à des facteurs étrangers à ceux prévus par l'article L. 321-1 du Code du travail. Pourvoi n° 05-44.961 : ayant constaté que la lettre de licenciement faisait état d'une réorganisation consécutive à des difficultés économiques, la cour d'appel n'avait pas à rechercher si la suppression de l'emploi de la salariée procédait d'une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité. |
1. Les critères du licenciement préventif
Pour faire face à l'âpreté de la concurrence internationale, les entreprises, soucieuses de ne pas attendre que des difficultés économiques surviennent pour se réorganiser, privilégient des mesures préventives destinées à sauvegarder, autant que faire se peut, l'emploi sur le sol national.
Se fondant sur le caractère non limitatif des motifs justifiant des licenciements pour motif économique, la Cour de cassation a admis, en 1995, que "lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer un motif économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité" (1).
Dans un premier temps restrictive, la formule de l'arrêt "Thomson tubes" a évolué à partir de 1997 et la Cour a indiqué que, "si une restructuration entraînant la suppression de poste d'un salarié peut constituer une cause économique de licenciement, c'est à la condition que cette mesure soit nécessaire pour sauvegarder la compétitivité de l'entreprise" (2).
Cette jurisprudence fut confirmée solennellement en 2000 par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans l'arrêt "SAT", qui précisa, à cette occasion, que les juges du fond n'avaient pas à porter de jugement sur l'existence d'alternatives à ces licenciements, dès lors que leur nécessité avait été établie (3).
Il s'agit, ici, d'un motif distinct des difficultés économiques visées par le texte. La Cour de cassation a donc logiquement considéré que la preuve de la nécessité de sauvegarder la compétitivité suffisait, sans qu'il soit utile de prouver l'existence de mutations technologiques ou de difficultés économiques (4).
L'autonomie de ce nouveau motif économique a été confirmée en 2006 dans les arrêts "Pages jaunes", la Chambre sociale de la Cour de cassation affirmant que "la réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient, et que répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement" (5).
L'arrêt, qui concernait non pas des licenciements envisagés directement par l'entreprise mais des modifications de contrats de travail, a, par la suite, été confirmé dans l'affaire "Dunlop" où, cette fois-ci, l'entreprise avait procédé à une petite centaine de licenciements préventifs, et ce alors qu'aucune difficulté économique ne l'avait encore contrainte à le faire (6).
La Cour de cassation était parfaitement consciente, en 1995, des risques qu'elle prenait en admettant le motif tiré de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise. Aussi, l'étude de la jurisprudence rendue depuis démontre la volonté de ne pas se laisser déborder par les juridictions du fond et de vérifier que l'entreprise prouve, de manière certaine, l'existence d'une menace pesant sur sa compétitivité et la nécessité dans laquelle elle se trouve de procéder à des licenciements préventifs.
C'est singulièrement en présence d'une délocalisation en dehors des frontières nationales que le problème s'est posé, comme cela était d'ailleurs le cas dans l'affaire "Thomson tubes" en 1995.
De nombreuses entreprises entendent, en effet, profiter du moindre coût de la main d'oeuvre, du caractère plus avantageux de la fiscalité ou des aides promises par certains gouvernements étrangers pour augmenter leurs marges et satisfaire ainsi les attentes des actionnaires, qu'il s'agisse d'ailleurs des fonds de pension, souvent montrés du doigt pour la logique purement spéculative qui les anime, ou de grands groupes financiers.
Comme cela avait été jugé en 1995 à propos des difficultés économiques invoquées par l'entreprise, la nécessité de sauvegarder la compétitivité doit s'apprécier au regard du secteur d'activité du groupe auquel l'entreprise appartient (7).
L'examen des arrêts rendus depuis l'affaire "Dunlop", où la Cour avait considéré comme justifiés 99 licenciements préventifs, montre son désir de ne pas se laisser charmer par les sirènes de la rhétorique managériale.
De nombreuses décisions ont, en effet, été rendues, refusant de considérer le licenciement comme justifié, qu'il s'agisse de motiver les licenciements par le fait, "pour une compagnie d'aviation [de] supprimer une ligne qui n'était pas rentable" (8), par le désir de "rationaliser [le] fonctionnement" de l'entreprise (9), "de regrouper l'ensemble des fonctions de direction et par là même, d'assurer la pérennité de l'entreprise" (10), de rechercher "une meilleure organisation" privilégiant "le niveau de rentabilité de l'entreprise au détriment de l'emploi" (11), de considérer comme justifié le licenciement après avoir relevé que "par sa nature même le service de restauration aux patients imposait à la clinique des charges et des contraintes liées aux exigences de qualité et au respect des normes d'hygiène très lourdes qui handicapaient le fonctionnement et l'organisation de la clinique en ne lui permettant pas de consacrer tous ses efforts à l'accomplissement de sa mission essentielle originelle qui est par sa nature médicale, et que l'externalisation de cette activité est de nature à améliorer la qualité du service rendu aux patients et à décharger le service d'importantes contraintes" (12).
Certains arrêts ont, toutefois, admis la légitimité de licenciements préventifs. Le 23 mai 2007, la Cour de cassation a, en effet, rendu deux arrêts en ce sens s'agissant de licenciements préventifs motivés "par le positionnement défavorable de l'entreprise face aux autres opérateurs, et notamment aux banques, nouveaux intervenants, tant en ce qui concerne le taux de changement que des frais d'acquisition et d'administration, [ce qui] menaçait à terme" la survie de l'entreprise (13), ainsi que par le fait que, "dans le secteur d'activité du levage et de la manutention, la production avait connu en 2002 une baisse significative et le marché intérieur une contraction importante, que le chiffre d'affaires de la société Ateliers de la chaînette avait baissé sensiblement et que son résultat d'exploitation s'était dégradé de 45 %, les deux autres sociétés du secteur subissant des pertes importantes" (14).
C'est tout l'intérêt d'un autre arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 18 septembre 2007 (n° 06-42.401).
Dans cette affaire, la société Sprague France, filiale de la société Vishay intertechnology, avait procédé à des licenciements économiques, entraînant la fermeture du site de Tours qui employait 94 salariés. La cour d'appel avait condamné l'entreprise pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Celle-ci avait alors formé un pourvoi en cassation et justifiait la fermeture du site par "l'apparition d'une nouvelle technologie de condensateurs en céramique et en aluminium, ainsi [que par] la baisse du marché des produits utilisateurs de ces condensateurs au tantale, en particulier, la micro-informatique et la téléphonie mobile".
Or, le pourvoi est rejeté. Après avoir rappelé le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond sur "les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis", la Cour de cassation considère que la cour d'appel avait "légalement justifié sa décision" en constatant "que les licenciements étaient le résultat de la décision de transférer la production de Sprague France vers la société Vischay Israël en raison d'incitations financières et fiscales attractives, de sorte que la nécessité de sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité du groupe, invoquée dans les lettres de licenciement, n'avait jamais existé, et que la délocalisation de Sprague France en Israël obéissait à des facteurs étrangers à ceux prévus par l'article L. 321-1 du Code du travail".
Cet arrêt est donc à rajouter à la longue liste des décisions ayant condamné les entreprises. La sauvegarde de la compétitivité passe donc par la démonstration des difficultés économiques rencontrées par ses concurrents, qui oeuvrent dans le même secteur d'activité, voire par d'autres entreprises du groupe, ou par des difficultés comparables rencontrées dans des secteurs d'activité proches. A défaut, les arguments présentés par les entreprises seront traités comme de simples spéculations et ne pourront justifier les licenciements prononcés.
2. La motivation formelle des licenciements préventifs
Le contrôle exercé par les juges s'est logiquement reporté sur la motivation de la lettre de licenciement, dont on sait qu'elle constitue une pièce essentielle de la procédure puisqu'une motivation insuffisante équivaut à une absence de justification et entraîne la condamnation de l'entreprise pour défaut de cause réelle et sérieuse (15).
Si l'employeur vise, dans la lettre de licenciement, l'existence de difficultés économiques, il ne peut plus changer de motif devant le juge en invoquant la nécessité de se réorganiser pour sauvegarder la compétitivité.
C'est l'enseignement tiré de l'un des arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 18 septembre 2007 (n° 05-44.961).
Dans cette affaire, l'employeur avait invoqué, dans la lettre de licenciement, "les résultats déficitaires de la société Creeks nécessitant une restructuration avec cession des points de vente de cette société, qui a entraîné une baisse de la charge de travail des services transversaux des sociétés Creeks et Créations Rivers, structure qui employait [la salariée] dont le poste de comptable a été supprimé". La cour d'appel avait donc logiquement recherché si les difficultés économiques invoquées étaient avérées et de nature à justifier le licenciement, avant de conclure négativement et de condamner l'entreprise pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le pourvoi contre l'arrêt d'appel est ici logiquement rejeté, "la cour d'appel [ayant] constaté que la lettre de licenciement faisait état d'une réorganisation consécutive à des difficultés économiques, [et n'ayant] pas à rechercher si la suppression de l'emploi de la salariée procédait d'une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité".
La leçon de cet arrêt est donc claire. L'entreprise qui procède à des licenciements économiques doit être certaine des motifs invoqués. En cas de doute sur la réalité et le sérieux des difficultés économiques actuelles, il semble plus prudent de basculer sur le motif tiré de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise.
Décisions
Cass. soc., 18 septembre 2007, n° 06-42.401, Société Sprague France (VISHAY), F-D (N° Lexbase : A4368DYG) Rejet (CA Orléans, chambre sociale, 9 mars 2006) Textes concernés : C. trav., art. L. 321-1 (N° Lexbase : L8921G7K) et L. 122-14-2 (N° Lexbase : L5567AC8). Mots-clefs : licenciement ; sauvegarde de la compétitivité du secteur d'activité du groupe ; délocalisation. Lien bases : Cass. soc., 18 septembre 2007, n° 05-44.961, Société Créations Rivers, F-D (N° Lexbase : A4193DYX) Rejet (CA Toulouse, 4ème chambre sociale, section 1, 8 septembre 2005) Textes concernés : C. trav., art. L. 321-1 (N° Lexbase : L8921G7K), L. 122-14-2 (N° Lexbase : L5567AC8) et L. 122-14-3 (N° Lexbase : L5568AC9). Mots-clefs : réorganisation consécutive à des difficultés économiques ; suppression d'emploi ; réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité. Lien bases : |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:295004