Lexbase Affaires n°428 du 18 juin 2015 : Sociétés

[Jurisprudence] Quelle validité pour un acte souscrit par le gérant de SARL contraire à l'intérêt social ?

Réf. : Cass. com., 12 mai 2015, n° 13-28.504, F-P+B (N° Lexbase : A8789NHY)

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N7993BUL

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR (CRJFC, EA 3225), UFR SJEPG (Université de Franche-Comté)

le 18 Juin 2015

Les garanties ou sûretés consenties par une société et contraires à l'intérêt social ont déjà fait couler beaucoup d'encre, principalement en présence d'une société civile (1).
En l'espèce, il s'agissait d'une société commerciale à risque limité, une SARL. En 1992, simultanément, une SA a acquis un hôtel et sa filiale, une SARL, un terrain attenant à l'hôtel. En 2006, l'un des actionnaires de la SA a cédé à la SARL les actions qu'il détenait. Pour financer cette opération, une banque a consenti un prêt. Dans l'acte de prêt figurait comme partie à l'acte, la SARL représentée par son gérant. Quelques jours plus tard, la SA et la SARL ont consenti une hypothèque en garantie de la créance de prêt, la première sur l'hôtel, la seconde sur le terrain attenant. Ultérieurement, la SA a été mise en redressement judiciaire. Dans ce cadre, l'administrateur judiciaire a prétendu que les garanties hypothécaires souscrites étaient contraires à l'intérêt de ces sociétés et a assigné la banque afin qu'elles soient déclarées nulles. La cour d'appel a rejeté la demande d'annulation formé par la SA et a accueilli celle de la SARL. Le pourvoi rédigé par le mandataire de justice est partiellement rejeté par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, le 12 mai 2015, qui considère que, même si elle était établie, la contrariété à l'intérêt social de la sûreté souscrite par une société à responsabilité limitée en garantie de la dette d'un tiers, n'est pas, par elle-même, une cause de nullité de cet engagement. En outre, sur le visa de l'article L. 223-18 du Code de commerce (N° Lexbase : L0906I7P), elle censure les juges du fond d'avoir considéré que l'acte serait contraire à l'intérêt social de la SARL (I) au motif qu'en dépit d'une communauté d'intérêts entre les sociétés concernées, la SARL n'a bénéficié d'aucune contrepartie directe venant équilibrer son engagement au profit de la SA et que le terrain donné en garantie constitue son unique actif immobilisé. Par conséquent, l'acte contraire à l'intérêt social n'est pas, pour ce seul motif susceptible d'être annulé (II), mais il est susceptible de mettre en cause la responsabilité, voire la révocation du gérant (III). La notion d'intérêt social n'est pas directement évoquée par les règles légales régissant les sociétés, et plus spécialement les sociétés commerciales. Toutefois, elle apparaît souvent indirectement, et en l'espèce, dans le cadre du contentieux portant sur la validité d'un acte souscrit par le gérant.

I - Notion d'intérêt social et groupe de sociétés

La notion d'intérêt social alimente, régulièrement encore, les querelles doctrinales (2) qui se traduisent pas trois conceptions de l'intérêt social (3). Tout d'abord dans la conception contractuelle, en application de l'article 1833 du Code civil (N° Lexbase : L2004ABT), l'intérêt social serait confondu avec l'intérêt des associés, car en matière d'acte juridique, catégorie à laquelle appartient la société, la notion d'intérêt renvoie alors aux parties à l'acte (4). Ainsi l'intérêt social serait celui de tous les associés. Selon la conception institutionnelle, ensuite, l'intérêt social ne se confondrait pas avec l'intérêt présent et immédiat des associés, peu importe qu'ils soient minoritaires ou majoritaires, ni avec l'intérêt personnel des dirigeants. La société aurait un intérêt propre, transcendant celui des associés, et justifié par la reconnaissance de la personnalité juridique attribuée au groupement. Par conséquent, la liberté des associés est encadrée par le pacte social, l'ordre public ainsi que par les engagements souscrits avec les tiers. Enfin, dans une conception plus restrictive inspirée de la doctrine de l'entreprise, l'intérêt social serait limité au seul intérêt de l'entreprise. Il l'engloberait car ce dernier est la réalité humaine et financière à laquelle la société sert d'enveloppe juridique. Cette conception est prônée par l'école dite de "Rennes" (5). Elle peut toutefois être critiquée car la société n'est pas toujours la structure juridique d'une entreprise ; elle peut, en effet, servir également d'outil de gestion patrimoniale (6).

En l'espèce, il semble que la jurisprudence se réfère plus spécialement à la deuxième conception de l'intérêt social dans la mesure où le litige a pour trame de fond un groupe de sociétés (7), la SARL étant la filiale de la SA et les associés étant quasiment les mêmes dans les deux sociétés. En effet, la Cour de cassation précise que la sûreté litigieuse a été souscrite par la SARL en garantie de la dette d'un tiers. Par conséquent, ni la conception contractuelle en raison de l'identité des associés, ni la conception inspirée de la doctrine de l'entreprise en raison de l'existence d'un groupe, ne peuvent être retenues dans ce cadre pour apprécier la validité de l'engagement souscrit par le gérant au bénéfice de la banque ayant financé l'acquisition d'actions par la SA.

II - Absence de cause de nullité des engagements du gérant contraire à l'intérêt social

Afin de faire déclarer nulle la souscription de l'hypothèque sur le seul actif immobilier de la SARL, le mandataire de justice prétend que l'acte litigieux est contraire à l'intérêt social de la société. Il prétend que la garantie consentie grève lourdement son patrimoine, de sorte qu'en cas de réalisation de l'immeuble, celle-ci risquerait de provoquer la disparition totale de la société. Dans ces conditions, cette hypothèque serait totalement disproportionnée et caractériserait ainsi la contrariété à l'intérêt social de cet acte souscrit par le gérant de la SARL. En considérant le contraire, les juges du fond auraient violé l'article L. 223-18 du Code de commerce. Le pourvoi du mandataire est rejeté sur ce point. Quand bien même la contrariété à l'intérêt social de l'acte serait établie, elle ne peut entraîner la nullité de l'acte litigieux car "elle n'est pas, par elle-même, une cause de nullité de cet engagement".

Ainsi, la nature de l'acte est appréciée au regard de l'objet social, quand son utilité dépend de sa conformité à l'intérêt social. Par ailleurs, un acte peut être utile à la société tout en dépassant son objet social. Dans ces conditions, un tel acte n'engage pas la société, mais dans certains cas uniquement. Cette solution ne s'applique que pour les sociétés à risque illimité que sont les sociétés civiles (8) et les sociétés en nom collectif (9). Mais, elle ne peut être mise en oeuvre pour les sociétés à risque limité (10), formes juridiques dans lesquelles les dirigeants disposent de pouvoirs plus larges (11). L'article L. 223-18, alinéa 5, précité délimite les pouvoirs du gérant de SARL. Le gérant dispose des pouvoirs les plus étendus pour agir en toutes circonstances au nom de la société dans les rapports avec les tiers. Ce texte poursuit en précisant que la société est engagée par les actes du gérant qui ne relèvent pas de l'objet social, à moins qu'elle ne prouve que le tiers connaissait ce dépassement ou qu'il ne pouvait l'ignorer compte tenu des circonstances. En l'espèce, il n'était aucunement démontré que la banque ait eu connaissance du dépassement de l'objet social. Par ailleurs, en considérant que l'engagement souscrit était bien contraire à l'intérêt social, la Cour de cassation affirme que, par elle-même, cette contrariété n'entraîne pas la nullité de l'acte.

Ainsi, en interprétant l'article L. 223-18 du Code de commerce à la lueur des dispositions de l'article 10 de la Directive 2009/101 du 16 septembre 2009 (N° Lexbase : L8262IEQ) ayant codifié la Directive 68/151 du 9 mars 1968 (N° Lexbase : L7917AUR), la contrariété d'un acte à l'intérêt social ne constitue pas, par elle-même, une cause de nullité des engagements souscrits par le gérant de SARL à l'égard des tiers. Et, en outre, il semble, ici, peu important de rechercher si l'acte du gérant entre ou non dans son objet social, contrairement à l'importance que cette question revêt pour les sociétés à risque illimité (société civiles et sociétés en nom collectif), comme nous l'avons vu précédemment. Dans ce dernier cas, la nullité de l'acte est susceptible d'être prononcée alors que dans le second, le litige entre associés et gérant est résolu uniquement sur un autre terrain, celui de la sanction du gérant.

III - Intérêt social et sanction du gérant

En souscrivant une garantie au profit de la banque ayant accordé un prêt destiné à financer une opération réalisée par un tiers, le gérant peut avoir commis une faute susceptible, selon sa gravité d'entraîner, sa responsabilité ou sa révocation. Cependant, le mandataire de justice ne pouvait en l'espèce agir de la sorte.

En application de l'article L. 223-22, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L5847AIE), le gérant est responsable envers la société de la violation des statuts ou des fautes commises dans sa gestion. Ainsi, le gérant peut engager sa responsabilité lorsqu'il a souscrit un engagement non conforme à l'intérêt social, qui constitue dans ce cas, une sorte de règle de bonne conduite, l'éthique que ce dernier doit respecter (12).

En l'espèce, la Cour de cassation retient que l'arrêt critiqué relève, par motifs propres et adoptés, d'une part, l'absence d'une contrepartie directe venue équilibrer son engagement de "caution" et, d'autre part, que le terrain donné en garantie constitue son unique actif immobilisé, de sorte que l'acte est contraire à l'intérêt social de la SARL. Dans ces conditions, le gérant a bien commis une faute dans sa gestion, qui justifie selon sa gravité, soit la mise en oeuvre de sa responsabilité, soit sa révocation pour juste motif.

Toutefois, le titulaire de l'action en responsabilité contre le gérant doit avoir qualité pour agir. En principe, seul le représentant légal de la société, autrement dit le gérant, peut exercer une action en justice au nom et pour le compte de la société. Or, il est rare que ce dernier, en qualité de mandataire social, exerce une action en responsabilité contre lui-même. Par conséquent, la demande en réparation de ses fautes ne peut être réalisée que par le biais de l'action sociale ut singuli (13) ou par une demande de révocation par les associés -ou les autres associés si le gérant est également associé-, réunis en assemblée générale. Tel n'était pas le cas en l'espèce, dans la mesure où la procédure judiciaire n'a pas été initiée par les associés de la SARL contre le gérant de cette dernière. Ainsi, même s'il a commis un acte contraire à l'intérêt social, le gérant ne sera pas inquiété à l'issue de ce procès.

L'arrêt du 12 mai 2015 fait suite à une précédente décision non publiée sur ce thème (14), mettant en avant une différence importante entre deux catégories de sociétés. En conclusion, il convient de distinguer les notions d'objet social et d'intérêt social, car la contrariété à l'intérêt social d'un acte conclu par le gérant ne remet pas en cause sa validité. Il ne peut être annulé pour ce seul motif, la société demeure engagée vis-à-vis des tiers. Cette solution est protectrice de l'intérêt de ces derniers, même si certains pourraient considérer que cette protection est faite au mépris de l'intérêt social. En cas de dissensions entre le gérant et les associés, le litige se réglera sur le terrain de la responsabilité ou de la révocation du gérant !


(1) Cass. civ. 3, 9 décembre 2014, n° 13-25.219, F-D (N° Lexbase : N5417BU8), B. Brignon, Chronique de droit des sociétés - Janvier 2015 (3ème comm.), Lexbase Hebdo n° 408 du 15 janvier 2015 - édition affaires (N° Lexbase : N5417BU8) ; Cass. civ. 3, 12 septembre 2012, n° 11-17.948, FS-P+B, (N° Lexbase : A7475ISN), Bull. civ. III, n° 121 ; D., 2012, p. 2166, obs. A. Lienhard, Rev. sociétés, 2013, p. 16, note A. Viandier, D., 2013, p. 1706, obs. P. Crocq, ibid. 2729, obs. E. Lamazerolles, RTDCiv., 2012, 754, obs. P. Crocq ; RLDC, 2013/100, n° 4941, note C. Juillet ; J.-B. Lenhof, Garantie hypothécaire donnée par une SCI et respect de l'intérêt social, Lexbase Hebdo n° 314 du 25 octobre 2012 - édition affaires (N° Lexbase : N4131BT8)
(2) D. Porrachia, Le rôle de l'intérêt social, Rev. sociétés, 2000, p. 223 ; C. Bailly-Masson, L'intérêt social, une notion fondamentale, LPA, 9 novembre 2000, p. 6 ; B. Delecourt, L'intérêt social, Thèse Lille II, 2001 ; B. Dupuis, La notion d'intérêt social, Thèse Paris XIII, 2001 ; A . Couret, Le désintérêt social, Mél. P. Bézard, Montchrestien et LPA, 2002, p. 63 ; A. Constantin, L'intérêt social : quel intérêt ?, Mél. B. Mercadal, éd. F. Lefebvre, 2002, p. 315 ; G. Goffaux-Callebaut, La définition de l'intérêt social, RTDCom., 2004, p. 35 ; B. Basuyaux, L'intérêt social, une notion aux contours aléatoires qui conduit à des situations paradoxales, LPA, 6 janvier 2005, p. 3.
(3) M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, 27ème éd., Lexisnexis, 2014, n° 401.
(4) G. Wicker, Rép. Civ. Dalloz, V° Personne morale, spéc. n° 26.
(5) Cf. notamment J. Paillusseau, Les fondements du droit moderne des sociétés, JCP éd. E, 1995, I, 488.
(6) Ch. Lebel, Les sociétés foncières, in Dossier "L'immeuble", Jour. sociétés à paraître ; M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, préc., n° 16 et s. et n° 401.
(7) A l'opposé, la Cour de cassation a considéré qu'un acte n'était pas contraire à l'intérêt social dans la mesure où il permettait d'assurer la sauvegarde du groupe auquel elle appartenait, à propos d'une société civile Cass. com. 10 février 2015, n° 14-11.760, F-D (N° Lexbase : A4374NBM) : "les associés de la SCI ont pris acte de ce que les accords ainsi prévus, autorisés par le juge-commissaire, s'inscrivaient dans le processus de sauvegarde des autres sociétés du groupe ; que l'arrêt retient, par motifs adoptés, qu'en l'absence de la garantie accordée par la SCI, la procédure de sauvegarde de la société [V.] aurait été vouée à l'échec".
(8) C. civ., art 1849 (N° Lexbase : L2046ABE).
(9) C. com., art L. 221-5, al. 1er (N° Lexbase : L5801AIP).
(10) C. com., art L. 223-18, al. 5 (N° Lexbase : L0906I7P), pour la SARL ; C. com., art L. 225-56, I (N° Lexbase : L5927AID), pour la SA ; C. com., art L. 227-6, al. 2 (N° Lexbase : L6161AIZ), pour la SAS.
(11) D. Gibirila, Droit des sociétés, 4ème éd. Collec. Manuel Université, Ellipses 2012, spéc. n° 49.
(12) J. Mestre, Ethique et droit des sociétés, Mél. A. Honorat, éd. Frison-Roche, 2000, p. 191.
(13) J.-C. Pagnucco, L'action sociale ut universi et ut singuli en droit des groupements, LGDJ, Fondation Varenne, 2006, préf. Fl. Deboissy.
(14) Cass. com., 17 décembre 2003, n° 02-11.245, F-D (N° Lexbase : A4890DAD), JCP éd. E, 2004, n° 17, p. 667, obs. J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker.

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