Lexbase Fiscal n°575 du 19 juin 2014 : Fiscalité des entreprises

[Questions à...] La fronde des chefs d'entreprise contre les pratiques de l'administration fiscale en matière de CIR : Altran gagne la première manche - Questions à Lionel Assous-Legrand, Docteur en droit, Avocat au barreau de Paris

Réf. : TA Montreuil, 29 novembre 2013, n° 1207416 (N° Lexbase : A8477KT7)

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[Questions à...] La fronde des chefs d'entreprise contre les pratiques de l'administration fiscale en matière de CIR : Altran gagne la première manche - Questions à Lionel Assous-Legrand, Docteur en droit, Avocat au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/17506702-questionsalafrondedeschefsdentreprisecontrelespratiquesdeladministrationfiscaleenmatie
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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 19 Juin 2014

Le crédit d'impôt recherche fait couler beaucoup d'encre, et le bras de fer entre l'administration et les entreprises se durcit avec le temps, alors que le service tente par ailleurs de "détendre" le rapport à l'impôt. Le CIR profite à de nombreuses entreprises, et participe à faire de la France un pays où l'on innove et où l'on crée. Accompagnateur de modernité, le dispositif est coûteux mais rentable. Les tensions qu'il génère ont été particulièrement révélées par un jugement rendu le 29 novembre 2013 (TA Montreuil, 29 novembre 2013, n° 1207416 N° Lexbase : A8477KT7), qui a opposé la société Altran à l'administration, cette dernière remettant en cause l'imputation de CIR effectuée par la société au titre des travaux de recherche que des clientes lui ont sous-traité. La contribuable avait ainsi profité d'une doctrine administrative très avantageuse, selon laquelle lorsqu'une entreprise ne peut plus imputer le crédit d'impôt auquel elle a droit, soit parce qu'elle a atteint son plafond, soit parce qu'elle n'a pas cherché à en profiter, son sous-traitant, auteur des opérations de recherche, peut en bénéficier. Cette doctrine a toutefois disparu, ce qui a provoqué l'ire des contribuables. Le jugement du tribunal administratif de Montreuil, révélé récemment, a provoqué un scandale. Pour en savoir plus sur cette décision et sur ses conséquences, Lexbase Hebdo - édition fiscale a interrogé Lionel Assous-Legrand, Docteur en droit, Avocat au barreau de Paris.

Lexbase : Le tribunal administratif de Montreuil a tranché en faveur de la société Altran, en litige avec l'administration fiscale concernant le bénéfice du crédit d'impôt recherche. Pouvez-vous nous résumer les faits et la solution des premiers juges ?

Lionel Assous-Legrand : La société Altran a fait l'objet d'une vérification de comptabilité et a été redressée au titre de son exercice 2006, l'administration fiscale ayant annulé une créance de crédit d'impôt recherche qu'elle détenait pour un montant de plus d'un million d'euros. Il était reproché à la société Altran d'avoir comptabilisé pour le calcul de son CIR des travaux de recherche et de développement réalisés pour le compte de ses clients. Ainsi, l'administration fiscale considérait que les entreprises clientes donneuses d'ordre avaient déjà bénéficié du crédit d'impôt recherche pour ces mêmes opérations et qu'Altran ne pouvait donc pas en bénéficier à son tour.

Pour sa défense, Altran a soutenu qu'elle pouvait prendre en compte, dans la base de calcul de son propre crédit d'impôt recherche, les sommes reçues de ses clientes donneuses d'ordre au motif que ces dernières n'avaient pas bénéficié du dispositif de crédit d'impôt recherche pour ces mêmes opérations, soit parce qu'elles avaient atteint le plafond des dépenses éligibles, soit parce que les dépenses en cause n'avaient pas été déclarées à ce titre.

Son argumentation reposait essentiellement sur le paragraphe n° 147 de l'instruction administrative 4 A-1-00 du 8 février 2000 (N° Lexbase : X6196AAQ), qui précisait que : "Si l'entreprise qui a acquitté ces travaux de recherche ne bénéficie pas elle-même du crédit d'impôt recherche (en l'absence d'option par exemple), il convient à l'organisme de recherche de prendre les sommes correspondantes en compte pour le calcul de son propre crédit d'impôt".

Or, l'article L 80 A du LPF (N° Lexbase : L4634ICM) institue, au profit des contribuables, une garantie contre les changements d'interprétation formelle des textes fiscaux par l'administration.

Au cas d'espèce, l'administration fiscale ne pouvait donc plus faire "marche arrière" et Altran a réclamé de pouvoir bénéficier des dispositions de l'instruction administrative du 8 février 2000.

Pour ces raisons, le tribunal a tranché en faveur d'Altran et a ordonné la restitution de cette créance portant sur un montant de 1 056 906 euros.

Lexbase : L'administration fiscale a fait appel de cette décision. Selon vous, a-t-elle une chance de faire annuler le jugement des premiers juges ?

Lionel Assous-Legrand : Les premiers juges ont considéré que l'administration fiscale n'a produit aucun élément au soutien de ses allégations et qu'elle n'a donc pas apporté la preuve que les entreprises clientes donneuses d'ordre avaient déjà bénéficié du crédit d'impôt recherche pour des opérations identiques.

Au contraire, Altran avait produit des attestations des dirigeants des entreprises concernées afin de confirmer que les sommes reçues de ses clientes donneuses d'ordre n'avaient pas bénéficié du dispositif de crédit d'impôt recherche pour ces mêmes opérations.

Si l'on s'en tient à la motivation du jugement, l'administration fiscale pourrait donc faire annuler la décision des premiers juges devant la cour d'appel à la condition qu'elle démontre, en apportant des éléments probants, que les dépenses exposées par les clientes d'Altran ont déjà été intégrées dans leur base de calcul pour leur propre crédit d'impôt recherche.

Lexbase : Les chefs d'entreprise dénoncent les pratiques de l'administration fiscale sur le crédit d'impôt recherche, envoyant même une lettre en ce sens au Premier ministre. Qu'est-il reproché au service ?

Lionel Assous-Legrand : Les chefs d'entreprise reprochent à l'administration fiscale d'avoir durci les conditions d'accès au CIR et notamment en remettant en cause la possibilité pour les entreprises sous-traitantes agréées par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) d'inclure dans leur déclaration de CIR les projets de recherche et développement qui ne sont pas valorisés par leurs clients privés, même si ceux-ci y renoncent expressément ou sont au plafond.

En effet, l'administration fiscale est revenue sur sa position antérieure qui était formalisée dans son instruction 4 A-1-00 du 8 février 2000 et dont Altran a pu bénéficier devant le tribunal administratif de Montreuil.

Désormais, la nouvelle doctrine de l'administration fiscale du 4 avril 2014 (voir le BoFip - Impôts, BOI-BIC-RICI-10-10-20-30 du 4 avril 2014 N° Lexbase : X8541ALW) a pour conséquence d'exclure la possibilité pour les entreprises sous-traitantes agréées d'inclure dans leur déclaration de CIR les dépenses facturées à leurs clients, et ce même dans le cas où ils auraient renoncé au CIR ou sont au plafond.

Cette nouvelle position vient donc clairement neutraliser la récente jurisprudence du tribunal de Montreuil.

Lexbase : La position administrative a même provoqué un coup d'arrêt des négociations entre le ministère de la Recherche, Bercy, et le Syntec Numérique, portant sur l'édition d'un guide de bonnes pratiques destiné aux entreprises du numérique. Pourquoi ?

Lionel Assous-Legrand : Syntec reproche à l'administration fiscale de mettre en péril la pérennité du crédit d'impôt recherche en modifiant sa doctrine antérieure et applicable depuis plus de 14 ans.

Au surplus, cette situation pourrait conduire à des risques de redressement pour l'ensemble des entreprises sous-traitantes agréées, puisque la nouvelle doctrine de l'administration est applicable immédiatement, et donc a priori aux projets réalisés en 2013. En effet, la difficulté concerne les dépenses exposées au cours de l'année 2013 par les organismes privés agréés, c'est-à-dire avant la publication de la nouvelle instruction fiscale du 4 avril dernier. L'administration fiscale pourrait ainsi considérer que sa doctrine s'applique pour l'avenir mais également pour le passé et remettre en cause les opérations réalisées en 2013.

Enfin, certains s'inquiètent de la distorsion de concurrence entre les sociétés agréées et non agréées, puisque ces dernières ne sont pas impactées par la nouvelle position de l'administration fiscale. C'est pourquoi, certaines entreprises souhaitent, dès à présent, renoncer à leur agrément fiscal "Crédit d'impôt recherche", afin de ne pas être impactées par la nouvelle doctrine de l'administration fiscale.

Pour l'ensemble de ces raisons, Syntec a contesté fermement la modification apportée par l'administration sur la prise en compte des travaux de recherche et développement dans le crédit d'impôt recherche (CIR) des sous-traitants agréés.

Selon Guy Mamou-Mani, Président de Syntec Numérique, et Stéphane Aubarbier, Président de Syntec Ingénierie : "Le CIR est un outil essentiel pour l'attractivité de la France et le développement de la recherche française. En changeant sa doctrine et en allant au-delà de la loi, l'administration crée une insécurité juridique supplémentaire pour les entreprises. Dans de nombreux cas, nous risquons de voir des sociétés délocaliser leurs centres de R&D ou s'effondrer sous le poids des contentieux créés par cette nouvelle instruction. Pour le numérique et l'ingénierie, secteurs créateurs d'emplois à forte valeur ajoutée, cette position est inacceptable".

Plus généralement, notons que les enjeux financiers du crédit d'impôt sont extrêmement importants, entre 3 à 5 milliards d'euros suivant les années. Pour 2013, le coût est même évalué à 5,8 milliards. Par ailleurs, on estime que le nombre de PME bénéficiaires du crédit d'impôt recherche aurait été multiplié par 2,5 depuis 2004 et qu'il finance, en moyenne, un tiers de leurs dépenses de R&D.

Dans ces conditions, on comprend que les entreprises et l'administration fiscale se sentent très concernées par la moindre évolution de ce dispositif.

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