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par Virginie Natkin et Yann Le Foll
le 03 Juillet 2025
Dans cette interview, Arash Attar-Rezvani, associé au sein du bureau parisien du cabinet d’avocats international Skadden, revient sur le positionnement singulier de la firme à Paris, son développement stratégique, ainsi que sa capacité à accompagner des opérations juridiques complexes à forte dimension internationale. Il partage également sa vision des enjeux liés à l’intelligence artificielle, à la souveraineté numérique, et au patriotisme technologique, tout en évoquant son engagement croissant dans le secteur du sport de haut niveau, mêlant passion personnelle et expertise professionnelle.
Virginie Natkin. Quelle est l'originalité du cabinet Skadden sur la place de Paris ?
Arash Attar -Rezvani. Présent depuis 25 ans au sein du cabinet, j’ai eu la chance de participer aux principales étapes de cette évolution. Je distingue trois grandes phases. La première, durant la première décennie, nous a vus fonctionner comme un satellite des bureaux new-yorkais et internationaux. La deuxième débute en 2000 avec l’arrivée de Pierre Servan-Schreiber, marquant un tournant vers le développement d'une clientèle française et la participation à des opérations majeures telles que Sanofi-Aventis, ArcelorMittal, la défense de la Société Générale contre la BNP. Cette phase s'est poursuivie jusqu'en 2015, date du départ de Pierre.
Depuis, sous la direction d'Armand Grumberg, notre managing partner, le développement de Skadden Paris se distingue par deux caractéristiques majeures. D’une part, sa taille volontairement contenue, ce qu’on appelle communément un “esprit commando” : une quarantaine d’avocats à Paris, au sein d'une structure mondiale de plus de 1 600 avocats répartis dans 22 bureaux, principalement aux États-Unis mais également en Europe et en Asie. Malgré cette taille concentrée, nous intervenons sur des opérations de place, grâce à une équipe dense, réactive et soudée. Armand est aujourd'hui l'un des avocats les plus sollicités du CAC 40, avec des clients tels qu'Air France, Renault, LVMH, Capgemini, entre autres. Pour ma part, les clients que j'accompagne régulièrement figurent Xavier Niel (Iliad et NJJ), L’Occitane (pour toutes ses acquisitions récentes, dont Sol de Janeiro, Dr Vranjes et le take-private du groupe l’année dernière), Technip Energies (dans le secteur des énergies renouvelables), Criteo (dans l’adtech), Solvay ou encore Mercedes-Benz.
D'autre part, nous avons connu une forte croissance récente, doublant nos effectifs en cinq ans. Nous avons intégré une équipe de private equity dirigée par Nicola de Giovanni, et tout récemment une équipe de droit pénal des affaires dirigée par Emmanuel Marsigny. À cela s'ajoutent nos compétences en fiscalité, droit social, financement, droit de la concurrence, investissements étrangers, compliance et defense investigation. Ainsi, nous sommes aujourd'hui en mesure de couvrir la quasi-totalité des besoins juridiques de nos clients autour de notre pôle corporate (M&A, private equity) et de notre pôle contentieux et arbitrage, qui constituent les deux piliers majeurs de notre activité à Paris. Personnellement, je suis régulièrement impliqué dans les contentieux commerciaux et les arbitrages post-M&A. Nous misons sur cette diversification pour consolider notre position sur le marché.
Nous souhaitons poursuivre ce développement dans une logique de spécialisation. Nous n’ambitionnons pas de devenir un cabinet de 150 avocats, mais de rester une boutique M&A hautement spécialisée, orientée sur des deals complexes, souvent transfrontaliers et innovants. Notre créativité est reconnue par nos clients : nous avons participé à de nombreuses premières (première fiducie dans un contexte corporate, première fusion transfrontalière en Europe, premier retrait obligatoire d'une société sur base statutaire, etc.).
Enfin, nous sommes engagés en faveur du développement de nos talents. Cette année, nous avons promu Margot Sève au rang d’associée : notre première femme issue de la promotion interne, qui développe l'activité compliance et defense investigation dans le cadre de notre département de droit pénal des affaires. Ce signal est fort, il montre à nos collaboratrices et jeunes avocates que l’association est une perspective réaliste, que nous avons à cœur de maintenir et si possible d’accélérer.
Virginie Natkin. Quels sont les types de dossier que vous traitez ?
Arash Attar-Rezvani. Parmi les aspects différenciants de notre expertise, figure une spécialisation que j’ai développée au fil des années : le conseil dans le cadre d’opérations de M&A ou boursière complexes impliquant plusieurs juridictions. Nous accompagnons ainsi des clients dont les structures juridiques et les enjeux opérationnels font intervenir des droits multiples. Par exemple, L’Occitane, société aux racines françaises, ayant son siège social au Luxembourg, un siège effectif en Suisse, tout en étant cotée à la bourse de Hong Kong. Dans le cadre de son take-private à Hong Kong, nous avons coordonné une centaine d’avocats, dont une trentaine chez Skadden, en lien avec les plus grands cabinets internationaux.
Autres illustrations : l’OPA sur Millicom, une société luxembourgeoise cotée à la fois à la bourse de Stockholm et au Nasdaq à New York, opérant en matière de télécom sous la marque Tigo uniquement en Amérique latine (Colombie, Guatemala, Bolivie…). On peut citer également Criteo, entreprise française cotée exclusivement à New York, Technip Energies, une société néerlandaise cotée exclusivement sur Euronext Paris ou tout récemment la prise de participation de notre client Axian Telecom dans la société Jumia Technologies, une entreprise allemande cotée sur le New York Stock Exchange et opérant uniquement en Afrique (elle est considérée comme le “Amazon africain”). Ces opérations exigent une agilité juridique particulière, une capacité à naviguer entre les droits des sociétés et les droits boursiers de plusieurs pays, qui se superposent de manière originale, parfois inattendue, parfois en contradiction ou en opposition. Cela nécessite un raisonnement multi-juridictionnelle, une coordination transversale et une grande rigueur d’analyse, en collaboration étroite avec nos équipes locales et nos partenaires dans chaque juridiction concernée.
J’avoue avoir une affinité particulière pour les entrepreneurs et les groupes familiaux, qui portent une vision industrielle forte, une stratégie patrimoniale, et une volonté de transmission intergénérationnelle. J’apprécie cette proximité humaine qui s’installe dans la durée. A Skadden, nous aspirons à devenir les trusted advisers de ces clients, dans une relation de confiance au long cours, où l’on partage bien plus que des dossiers : des moments de joie, de difficulté, de défis communs. C’est une aventure humaine autant que professionnelle.
Virginie Natkin. Vous êtes récemment intervenu sur le thème "La Data, l’IA, La Souveraineté Numérique et le Patriotisme Technologique". Quelles sont les évolutions à venir dans ces domaines ?
Arash Attar-Rezvani. Je suis très heureux d’avoir participé à ce colloque organisé par l’Association Droit & Affaires, à laquelle j’ai le privilège d’être associé depuis plusieurs années en tant que membre du comité scientifique. Cette structure, fondée par les universités Paris I et Paris II, réunit des professeurs, des avocats et des praticiens de haut niveau. Des cabinets internationaux comme Cleary, Freshfields ou Willkie y sont activement impliqués, au côté de professeurs reconnus comme Stéphane Torck.
Sur les thématiques que vous évoquez, nous assistons actuellement à une mutation d’une ampleur historique. Certains experts n’hésitent pas à qualifier cette transformation de révolution civilisationnelle : une rupture équivalente à l'invention de l’écriture ou de l’imprimerie. Bien au-delà d’une simple révolution industrielle, l’intelligence artificielle constitue un changement de paradigme profond, dont les conséquences sont encore difficiles à anticiper.
À ce stade, plusieurs visions s’affrontent. Certains y voient une opportunité majeure de progrès technologique et économique. D’autres, plus prudents voire critiques, soulignent les risques éthiques, sociétaux et politiques que cette technologie peut engendrer. Ce débat est sain, car l’IA interroge directement notre rapport à l’humain, au savoir, à la vérité et au pouvoir.
Au niveau géopolitique, trois grandes zones d’influence se dessinent :
Le modèle américain, capitaliste, dominé par les géants de la tech comme OpenAI, Microsoft, Google. L’innovation y est rapide, mais la régulation tarde à se structurer, sous la pression de certains acteurs qui militent pour un cadre souple, voire inexistant.
Le modèle chinois, très avancé technologiquement, mais piloté de manière centralisée par l’État. C’est un système autocratique dans lequel la censure et le contrôle politique sont intégrés à l’outil lui-même.
Le modèle européen, qui tente de se frayer un chemin entre ces deux pôles, avec une approche que je qualifierais d’humaniste. L’Europe cherche à replacer l’individu, le citoyen, au cœur du développement technologique, notamment à travers des textes comme le RGPD ou, plus récemment, l’IA Act.
Mais une question centrale demeure : la régulation freine-t-elle l’innovation ?
C’est l’argument avancé par de nombreux acteurs américains, qui estiment que réglementer trop tôt ou trop fortement pourrait ralentir la course à l’innovation, en particulier face à la Chine, qui avance sans contraintes démocratiques. De leur côté, les Européens défendent l’idée que l’encadrement juridique est une condition de la confiance et donc du développement durable de ces technologies.
La France, dans ce contexte, dispose d’atouts majeurs. Elle peut s’appuyer sur une formation d’excellence en ingénierie et en mathématiques, très recherchée à l’échelle mondiale. Des initiatives comme Mistral AI montrent que des alternatives européennes crédibles sont possibles. Il s’agit maintenant de leur offrir un environnement favorable pour émerger face aux mastodontes américains et chinois.
Enfin, sur le plan plus pratique et professionnel, notamment dans le secteur juridique, l’IA est appelée à bouleverser certaines pratiques. Les tâches répétitives et à faible valeur ajoutée seront très probablement automatisées, obligeant les cabinets d’avocats à repenser leur modèle, à intégrer ces outils et à se recentrer sur l’expertise stratégique, la relation client ou le contentieux complexe.
C’est un enjeu de souveraineté mais aussi de patriotisme technologique : créer, développer, utiliser et défendre des technologies qui reflètent nos valeurs, notre culture et notre vision de la société.
Virginie Natkin. Vous êtes également revenu sur l'écosystème juridique du sport de haut niveau. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Arash Attar -Rezvani. Cela répond à un double objectif, à la fois professionnel et personnel.
D’un point de vue professionnel, notre cabinet est historiquement très actif dans le domaine du sport, notamment aux États-Unis. Nous conseillons les grandes ligues américaines – NBA, NFL, NHL – et avons accompagné des figures emblématiques comme Lionel Messi dans le cadre de son transfert à Miami. Nous avons également conseillé le club de Chelsea pendant plus de vingt ans, au point que certains de nos avocats en ont assuré la présidence, avant la cession récente du club.
Sur un plan plus personnel, je pense qu’il est important de prendre plaisir dans ce que l’on fait. J’ai atteint un moment de ma carrière où j’ai envie de développer des projets qui me passionnent. C’est dans cet esprit que je me suis également investi en Amérique latine, une région pour laquelle j’ai une affinité forte : je parle espagnol et portugais, j’y ai des attaches familiales, et nous y avons déjà conduit plusieurs opérations intéressantes.
Le secteur du sport connaît aujourd’hui une transformation majeure. En France, on passe progressivement d’un modèle d’associations soutenues par des mécènes ou de grandes figures charismatiques – le “modèle Tapie” ou Afflelou, en quelque sorte – à un modèle plus structuré, plus économique, plus exigeant. Des fonds de private equity font leur entrée, avec des objectifs de rentabilité clairs, des démarches de professionnalisation, et la volonté de valoriser les infrastructures sportives au-delà des seuls jours de match : événements, concerts, colloques...
À titre personnel, je m’implique également dans l’univers du MMA – les arts martiaux mixtes – et ai organisé un événement autour de l’UFC à Montréal en mai dernier. C’est un secteur en pleine expansion, avec un public jeune, engagé, et une dynamique d’investissement très active.
Ce que je trouve particulièrement motivant, c’est de pouvoir accompagner la reconversion des athlètes de haut niveau. Beaucoup d’entre eux ont commencé leur carrière très jeune, avec des sacrifices considérables. Le sport de haut niveau est exigeant, mais aussi très court : dix à quinze ans, rarement plus. Il est essentiel de préparer l’après-carrière, et je vois une véritable opportunité de créer des ponts entre ces sportifs – qu’il s’agisse de légendes comme Georges St-Pierre ou de jeunes talents – et le monde de l’investissement, des affaires, de l’entrepreneuriat.
L’idée est simple : les conseiller comme nous conseillons nos clients traditionnels, sur des projets professionnels solides, à la hauteur de leurs ambitions et de leur potentiel. Et si, au passage, cela permet de créer des opportunités, des synergies, voire des amitiés durables, alors on aura rempli notre mission avec sens… et plaisir.
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