Le Quotidien du 21 février 2025 : Rel. individuelles de travail

[Point de vue...] Réseaux sociaux et liberté d'expression des salariés : entre rapport de force et équilibre

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par Emilie Meridjen, Avocate à la Cour

le 14 Février 2025

Mots clés : Réseaux sociaux • liberté d'expression • vie personnelle • sanction de l'employeur • Linkedin

Le salarié jouit, dans l'entreprise et hors de celle-ci, de sa liberté d'expression. Ce principe fondamental, régulièrement rappelé par les juridictions, découle des garanties consacrées à tout citoyen par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, ainsi que notre Constitution. Lorsqu’elle concerne les salariés, son exercice doit cependant s'harmoniser avec les obligations professionnelles auxquelles ces derniers sont tenus, ainsi qu’avec les intérêts de l'entreprise. Si les contours de la liberté d’expression des salariés étaient traditionnellement bien délimités, depuis l'essor des réseaux sociaux, la confusion entre les sphère privée et sphère publique devient plus délicate, soulevant des enjeux juridiques majeurs. Retour sur les évolutions récentes et celles attendues.  


 

Le principe de la liberté d'expression et ses limites

La liberté d'expression des salariés est encadrée par plusieurs textes, notamment le Code du travail (articles L. 1121-1 N° Lexbase : L0670H9P et L. 2281-3 N° Lexbase : L2506H9P), qui garantit ce droit tout en prévoyant des restrictions justifiées et proportionnées.

La jurisprudence a défini des limites strictes à cette liberté, construisant progressivement les contours de l’abus. Ainsi, les juges sanctionnent-ils régulièrement des propos émanant de salariés dès lors qu’ils sont constitutifs de diffamation, d’injure, ou qu’ils sont jugés excessifs. Si les deux premières catégories sont bien circonscrites par renvoi aux définitions posées par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse N° Lexbase : L7589AIW, les propos excessifs sont quant à eux soumis à une appréciation plus casuistique des tribunaux. À titre d’illustration, un salarié qui tient des propos attentatoires à la réputation de son employeur ou de ses collègues peut être sanctionné disciplinairement, voire licencié pour faute grave.

Réseaux sociaux : entre sphère privée et sphère publique

Les réseaux sociaux constituent un espace d'expression particulier, où la frontière entre vie privée et vie professionnelle est floue. Depuis une dizaine d’années, la Cour de cassation s’est attachée à tracer une ligne de démarcation entre la liberté d’expression des salariés sur la toile et l’abus.

Cette jurisprudence, principalement construite à propos de Facebook, permet d’articuler la démarcation autour de deux critères :

  • le paramétrage du compte : selon que le compte est privé ou public ;
  • le nombre de personnes ayant accès aux publications.

De cette jurisprudence on apprend ainsi que :

  • des propos publiés sur un mur en accès libre (aucune restriction mise en place dans le paramétrage) sont toujours considérés comme publics,
  • des menaces de mort publiées sur un mur et accessibles à 179 amis, dans une petite ville, sont publics,
  • les propos injurieux et offensants à l’égard de son employeur émanant d’une salariée sur un groupe Facebook fermé de 14 personnes dénommé « extermination des directrices chieuses », sont d'ordre privé,
  • des commentaires excessifs et injurieux d’un journaliste sur les réseaux sociaux, en contravention de l’obligation de neutralité à laquelle il est tenu, ne sont pas constitutifs d'un abus de sa liberté d'expression s’il a paramétré son profil Facebook comme privé.

Au-delà du caractère public ou privé des propos, l'identification de l'employeur et l'impact sur la réputation de l'entreprise sont également des critères clés d'appréciation.

LinkedIn et ses singularités

LinkedIn est particulièrement concerné par cette question.

Si la jurisprudence relative aux critiques portées contre son employeur est transposable, on relève toutefois sur ce réseau social une singularité liée tout à la fois à sa connotation professionnelle, et aux évolutions récentes constatées dans le contenu des publications.

En effet, depuis 18 mois environ, on y voit fleurir des prises de position personnelles de tous ordres – politique, religieuse, etc. – qui ont en commun d’être étrangères au cadre strictement professionnel attribué par convention à LinkedIn. Il est légitime de se demander si les employeurs, dont l’identité est mentionnée au-dessus du nom de l’auteur desdites publications, ont, ou non, leur mot à dire...

Pour illustrer la portée pratique de cette question d’un nouveau genre, prenons un cas réel : au lendemain du 7 octobre 2023, un salarié, dont le nom et celui de la société qui l’emploie sont apparents, publie sur LinkedIn un post acclamant les actes perpétrés par le Hamas. L’employeur peut-il sanctionner ce salarié sur le fondement d’un abus de liberté d’expression ?

D’un point de vue juridique, le fait tiré de la vie personnelle ne peut en principe être sanctionné par l’employeur.

Dès lors, les propos publiés sur un réseau social, sans rapport aucun avec le travail, ne mettant en cause ni l’employeur ni ses salariés, mais se contentant de traduire une pensée ou une conviction personnelle du salarié, sont normalement exclus du champ disciplinaire.

La limite réside dans le trouble objectif apporté à l’employeur : pourrait-on ainsi considérer qu’un qui se présente sur LinkedIn comme salarié d’une entreprise cause un trouble objectif à cette dernière en y partageant des convictions personnelles ? la réponse n’est pas simple et à notre connaissance, pas tranchée par les juridictions.

Un arrêt de la cour d’appel de Douai [1] apporte néanmoins un éclairage utile à la réflexion : si les faits de l’espèce concernaient des critiques dirigées contre l’employeur, le raisonnement de la cour permet néanmoins d’y déceler des éléments importants :

  • la définition même du terme de publication, induit clairement la volonté de faire connaître publiquement ses propos,
  • il convient de vérifier si, le message « posté » sur le réseau social LinkedIn, relevait de la sphère publique ou de la sphère privée,
  • LinkedIn a pour objet de permettre à ses membres d’entretenir des relations entre professionnels,
  • la salariée y est présentée par son nom et les deux métiers qu’elle exerce,
  • le message quand bien même il serait réservé aux relations de premier niveau du salarié, est accessible à des membres LinkedIn du monde professionnel et partageable à l’infini

Nul doute que ces critères serviront utilement à construire la jurisprudence de demain.

L'encadrement de l'usage des réseaux sociaux par l'employeur

Sujet sensible s’il en est : l’employeur a-t-il la possibilité de restreindre la liberté d’expression de ses salariés sur les réseaux sociaux ? Proportionnalité et justification doivent être systématiquement respectées, et dans les faits, les marges de manœuvre sont étroites.

L’élaboration d’une charte reste néanmoins vivement recommandée, et peut permettre de sécuriser les sanctions qui pourraient être envisagées par l’employeur.

Les sanctions

L’abus du salarié peut être sanctionné disciplinairement – la sanction pouvant aller jusqu’au licenciement, mais également pénalement en cas de diffamation ou d’injure.

Prudence toutefois en matière de licenciement, car si les propos n’étaient pas considérés comme abusifs par les juridictions, c’est une liberté fondamentale que l’employeur aurait bafouée et le licenciement encourrait la nullité.

Conclusion

L'utilisation des réseaux sociaux par les salariés pose des défis juridiques complexes. Si la liberté d'expression demeure un droit fondamental, elle doit s'exercer dans le respect des obligations professionnelles et de la réputation de l'entreprise. L'équilibre entre liberté individuelle et intérêts de l'employeur nécessite une appréciation fine et en constante évolution.


[1] CA Douai, 31 mai 2024, n° 22/01378 N° Lexbase : A84695U9.

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