Le Quotidien du 28 janvier 2025 : Entreprises en difficulté

[Observations] Extension de la couverture AGS aux créances postérieures à l’ouverture de la procédure collective : un revirement conforme au droit européen

Réf. : Cass. soc., 8 janvier 2025, n° 20-18.484 N° Lexbase : A67056PZ et n° 23-11.417 N° Lexbase : A67096P8, FS-B

Lecture: 10 min

N1570B3K

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Observations] Extension de la couverture AGS aux créances postérieures à l’ouverture de la procédure collective : un revirement conforme au droit européen. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/115103891-observations-extension-de-la-couverture-ags-aux-creances-posterieures-a-louverture-de-la-procedure-c
Copier

par Damien Bondat, Maître de conférences à l’Université de Toulon

le 28 Janvier 2025

► L’AGS couvre les créances impayées résultant de la rupture d'un contrat de travail, lorsque le salarié obtient la résiliation judiciaire de celui-ci ou prend acte de sa rupture en raison de manquements suffisamment graves de son employeur empêchant la poursuite du contrat de travail et que la rupture intervient pendant l'une des périodes visées à l'article L. 3253-8, 2° du Code du travail.

Contexte légal et jurisprudentiel. Selon l’article L. 3253-6 du Code du travail N° Lexbase : L0963H9K, tout employeur de droit privé assure ses salariés contre le risque de non-paiement des sommes qui leur sont dues en exécution du contrat de travail, en cas de procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire. En application des deux premiers alinéas de l’article L. 3253-8 du Code du travail N° Lexbase : L7959LGU, qui détermine les sommes prises en charge par l’AGS, il convient de distinguer entre les créances salariales nées antérieurement et postérieurement à l’ouverture de la procédure collective. Les premières sont garanties largement. Seules sont exclues les créances qui ne peuvent se rattacher à l’exécution du contrat de travail (dette d’une caisse de sécurité sociale à l’égard du salarié, sommes dues par l’employeur au titre d’une astreinte judiciaire ou des dépens, par exemple [1]) ou celles qui sont explicitement visées par un texte spécifique [2]. Les secondes sont moins protégées. Sauf exception, les salaires sont évincés [3] pour ne retenir que les mesures d’accompagnement [4] et, dans des délais stricts [5], les créances résultant de la rupture du contrat de travail. En outre, concernant ce dernier point, alors que le 2° de l'article L. 3253-8 du Code du travail ne distingue pas entre les auteurs de la rupture, la Haute juridiction interprétait cette disposition de manière limitative, en excluant de son champ d’application toute rupture intervenue à l’initiative du salarié ou du juge (comme un départ à la retraite, une prise d'acte ou une résiliation judiciaire), même si cette dernière intervenait dans les délais fixés par ce texte. Selon une jurisprudence fermement établie jusqu’aux deux arrêts sous analyse, les créances résultant de la rupture du contrat de travail visées par l'article L. 3253-8, 2° du Code du travail, s'entendaient d'une rupture à l'initiative de l’employeur, de l'administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur [6]. L’explication tenait dans la volonté de la Cour de cassation de discipliner les ruptures en cas de procédure collective. Seuls l’employeur ou les organes de la procédure devraient décider de l’opportunité des ruptures afin de ne pas contrarier l’objectif de redressement de l’activité et d’apurement du passif.

Faits et procédure. À la lumière de cette jurisprudence antérieure, les arrêts du 8 janvier 2025 ne s’inscrivent pas dans une situation justifiant l’intervention de la garantie AGS et auraient donc dû entraîner son exclusion. En l’espèce, dans le premier arrêt, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat de travail le 27 mars 2017, soit treize jours après l’ouverture du redressement judiciaire de son employeur [7]. Dans le second arrêt, la salariée a introduit une demande de résiliation judiciaire le 4 mars 2019, alors que son entreprise a été placée en redressement judiciaire le 26 février 2019, puis en liquidation judiciaire le 14 mai 2019 [8]. La salariée a ensuite été licenciée pour motif économique le 27 mai 2019, avant que le conseil de prud’hommes ne prononce, le 21 juillet 2020, la résiliation judiciaire de son contrat, aux torts de l’employeur, avec effet à la date du licenciement. Ces arrêts du 8 janvier 2025 marquent ainsi un véritable revirement de jurisprudence, dont il convient d’analyser les causes. Pourquoi la Cour régulatrice considère-t-elle désormais que l’AGS garantit les créances salariales résultant de la rupture d’un contrat de travail intervenue postérieurement à l’ouverture de la procédure collective, qu’elle soit issue d’une prise d’acte du salarié ou d’une résiliation judiciaire prononcée aux torts de l’employeur ?

Position de la jurisprudence européenne. Comme l’énonce la Cour de cassation, la réponse est à chercher dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans un arrêt en date du 22 février 2024, les magistrats européens jugent que la jurisprudence française est contraire au droit de l’Union européenne [9].

Premièrement, ils observent qu’aucune disposition de la Directive 2008/94/CE, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur N° Lexbase : L6970IBR, ne justifie explicitement l’exclusion de la prise en charge, par l’AGS, des créances d’un salarié ayant légitimement pris acte de la rupture de son contrat de travail en raison de manquements de l’employeur rendant impossible la poursuite de la relation contractuelle.

Deuxièmement, ils rappellent que si, dans le silence des textes, chaque État membre peut déterminer les prestations relevant du système de garantie des créances salariales, ce choix est soumis au respect des principes d’égalité et de non-discrimination, exigeant que des situations comparables soient traitées de manière équivalente, sauf justification objective [10].

Troisièmement, ils soulignent une similitude contextuelle entre la situation d’un salarié devenu créancier de son employeur à la suite d’un licenciement survenu après l’ouverture de la procédure collective et celle d’un salarié ayant légitimement pris acte de la rupture de son contrat de travail dans les mêmes circonstances. Dans les deux hypothèses, l’imputabilité de la rupture se rattache au titulaire du pouvoir de direction. En effet, dès lors qu’une juridiction nationale estime que l’initiative du salarié de rompre le contrat de travail est justifiée par le comportement de l’employeur, la rupture n’est pas due à la volonté du salarié, mais résulte directement des manquements de l’employeur. À l’instar du licenciement, le salarié n’a pas souhaité quitter l’entreprise, il y a été forcé par le comportement de l’employeur.

Quatrièmement, la Cour luxembourgeoise juge que le motif objectif avancé par le Gouvernement français pour justifier cette différence de traitement à savoir les besoins de la poursuite de l'activité de l'entreprise, du maintien de l'emploi et de l'apurement du passif (objectifs des procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire selon les articles L. 620-1 N° Lexbase : L9116L7R et L. 631-1 N° Lexbase : L3683MBZ du Code de commerce) n’est pas recevable. La finalité sociale de la directive, consistant à garantir à tous les travailleurs salariés un minimum de protection en cas d’insolvabilité de l’employeur, s’y oppose.

Solution de la Cour de cassation. La Haute juridiction française reprend à son compte ce raisonnement. Elle en déduit que le salarié qui a pris acte de la rupture de son contrat de travail, 13 jours après l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire à l’encontre de son employeur, ne peut plus se voir exclu du bénéfice de la garantie AGS dès lors que la prise d’acte est justifiée par des manquements suffisamment graves de l’employeur et qu’elle intervient dans les délais prescrits par l’article L. 3253-8, 2° du Code du travail. De même, les Hauts magistrats jugent que la salariée qui demande la résiliation judiciaire de son contrat de travail, 6 jours après la mise en redressement judiciaire de son employeur, ne peut se voir privée du bénéficie de la garantie AGS dès lors que la rupture de son contrat de travail est intervenue dans les périodes prévues par l’article L. 3253-8 du Code du travail. En l’espèce, le conseil de prud’hommes prononce la résiliation judiciaire du contrat de travail plus d’un an après la liquidation judiciaire de la société. Mais, la salariée est licenciée pour motif économique moins de 15 jours après le prononcé de cette même liquidation. Or, la jurisprudence considère que lorsqu’un licenciement est notifié postérieurement à une demande de résiliation judiciaire, le juge doit statuer sur cette demande [11] et, s’il l’estime justifiée, la date de rupture du contrat de travail est alors fixée à la date d’envoi de la lettre de licenciement [12].

Conclusion. En conclusion, par ce revirement de jurisprudence, la Cour de cassation s’aligne sur la position adoptée par la CJUE, en conformité avec le principe d’interprétation conforme du droit national au droit de l’Union européenne. Certes, si la technique d’interprétation conforme impose d’appliquer une disposition nationale en cohérence avec une norme de l’Union, elle ne saurait toutefois justifier une interprétation contra legem du droit national [13]. Cependant, en l’espèce, l’article L. 3253-8, 2° du Code du travail ne restreint pas explicitement la garantie AGS aux seuls cas de licenciement. Ainsi, la Haute juridiction n’a pas altéré le sens clair et précis de cette disposition. Elle était donc dans l’obligation d’interpréter le droit national de manière conforme aux exigences du droit de l’Union. Ce faisant, la Cour régulatrice met également un terme à une jurisprudence critiquée pour son non-respect tant de la lettre que de l’esprit de la loi [14].

Pour aller plus loin :

  • v. ÉTUDE : La garantie des créances salariales (AGS), Les créances exclues de la garantiein Entreprises en difficulté (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E1790EQD ;
  • v. ÉTUDE : La protection du salaire, Le domaine de principe de la garantie : les sommes dues en exécution d'un contrat de travail, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E1269ET8.

[1] Pour une énumération complète, v. P.-M. Le Corre, L. Fin-Langer, Ch. Gailhbaud, L. Vecchioni-Ben Cheikh, Droit social appliqué aux procédures collectives, coll Dalloz Action, 2024-2025, éd Lefebvre Dalloz, n° 723. 00 et s..

[2] C. trav., art. L. 3253-13 N° Lexbase : L0710IXL.

[3] C. trav., art. L. 3253-8, 5° N° Lexbase : L7959LGU.

[4] C. trav., art. L. 3253-8, 4° N° Lexbase : L7959LGU.

[5] C. trav., art. L. 3253-8, 2° N° Lexbase : L7959LGU et L. 3253-8, 3° N° Lexbase : L7959LGU.

[6] Cass. soc., 3 avril 2002, n° 99-44.288, publié N° Lexbase : A4548AY4 ; Cass. soc., 20 décembre 2017, n° 16-19.517, FP-P+B N° Lexbase : A0654W94 ; Cass. soc., 19 avril, 2023, n° 21-20.651, F-D N° Lexbase : A75609Q3 ; Cass. soc., 14 juin 2023, n° 20-18.397, F-D N° Lexbase : A211593Q.

[7] Cass. soc., 8 janvier 2025, n° 20-18.484, FS-B N° Lexbase : A67056PZ.

[8] Cass. soc., 8 janvier 2025, n° 23-11.417, FS-B N° Lexbase : A67096P8.

[9] CJUE, 22 février 2024, aff. C-125/23 N° Lexbase : A56692PN, nos obs., Dr. ouvrier, 2024, p. 279.

[10] CJUE, 28 juin 2018, aff. C-57/17 N° Lexbase : A1614XUC.

[11] Cass. soc., 6 janvier 2010, n° 08-43.256, F-D N° Lexbase : A2158EQY.

[12] Cass. soc., 7 décembre 2011, n° 07-45.689, FS-P+B N° Lexbase : A1936H4H.

[13] L. Driguez, Épanouissement et limites du principe d’interprétation conforme dans le contentieux du travail, Bull. Joly Travail, mars 2024, p. 56.

[14] V. Cass. soc., 20 décembre 2017, préc., nos obs., RDT, 2018, p. 209.

newsid:491570

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus