La lettre juridique n°978 du 21 mars 2024 : Marchés publics

[Jurisprudence] La nature d’une statue de Jeanne d’Arc boute la concurrence et l’allotissement hors de la consultation

Réf. : TA Nice, 23 février 2024, n° 2400418 N° Lexbase : A81572UN

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par Elisabeth Fernandez Begault, Avocat associé, spécialiste en droit public et Romain Denilauler, Avocat à la Cour, cabinet Seban Occitanie

le 20 Mars 2024

Mots clés : alotissement • régie • voirie • réalisations artistiques • marchés publics

La statue est-elle indissociable du socle sur lequel elle repose ? La question semble davantage relever de la réflexion poncive d’étudiants aux Beaux-Arts que du champ des marchés publics. Et pourtant, une ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nice invite les juristes à se pencher sur cette épineuse problématique. Foin de considérations esthétiques, cependant ; c’est d’allotissement qu’il s’agit.


Une régie dédiée au stationnement hors voirie, dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière, a conclu avec un atelier de sculpture un marché public pour la conception et la réalisation d’une statue de Jeanne D’Arc dans le cadre de l’aménagement de surface d’un parc de stationnement, sans publicité ni mise en concurrence, sur le fondement de l’article R. 2122-3 du Code de la commande publique N° Lexbase : L4790LRT.

Après avoir sollicité, et obtenu, les pièces du marché, le préfet entreprit d’en contester la légalité, et assortit son déféré d’une demande de suspension de l’exécution du marché. Le jugement commenté rappelle à cet égard, qu’en application de l’article L. 2131-6, alinéa 1 et 3, du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L4930L84 : « Le représentant de l'État dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés à l'article L. 2131-2 qu'il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission. […] Le représentant de l'État peut assortir son recours d'une demande de suspension. Il est fait droit à cette demande si l'un des moyens invoqués paraît, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l'acte attaqué. Il est statué dans un délai d'un mois ».

Le contrôle de légalité soulevait, d’une part, que la régie aurait méconnu les dispositions des articles R. 2172-7 N° Lexbase : L3990LR9 et suivants du Code de la commande publique, relatives aux marchés portant sur la commande d’une ou plusieurs réalisations artistiques à créer et qui prévoient notamment l’intervention d’un comité artistique, que le recours à une procédure sans publicité ni mise en concurrence aurait été insuffisamment justifié et que les négociations sur le prix menées avec l’unique candidat auraient été fictives ; d’autre part, que les prestations du marché auraient dû être alloties, en application des dispositions de l’article L. 2113-10 N° Lexbase : L4431LRK du Code de la commande publique.

Le juge des référés écarte l’ensemble de ces moyens.

En ce qui concerne le choix de la procédure de passation, le juge considère qu'« au regard de la nature de l’œuvre commandée, la régie 'Parc d’Azur' justifie, en l’état de la présente procédure, d’une part qu’elle ne pouvait être confiée qu’à un opérateur économique unique, l’atelier Missor, pour des raisons artistiques et techniques tenant à son caractère propre, et , d’autre part, que le marché a été régulièrement passé en suivant la procédure de l’article R. 2122-3 du Code de la commande publique qui permet de contracter sans publicité ni mise en concurrence pour l’acquisition ou la création d’une œuvre d’art. Il s’ensuit qu’en l’état de l’instruction, les moyens tirés de la méconnaissance de l’article R. 2172-7 du Code de la commande publique, de l’absence de motivation suffisante du recours à une procédure sans publicité ni mise en concurrence et du caractère fictif de la négociation avec l’attributaire n’apparaissent pas propres à créer un doute sérieux quant à la légalité du marché litigieux ».

Aux termes de l’article R. 2172-7 du Code de la commande publique : « Les collectivités publiques soumises à l'obligation de décoration des constructions publiques passent des marchés ayant pour objet de satisfaire cette obligation conformément aux dispositions de la présente section ». Lorsque le montant estimé du marché est supérieur au seuil de la procédure formalisée, la consultation est menée selon les règles définies aux titres Ier à VI et VIII du Livre Ier de la deuxième partie du Code de la commande publique (CCP, art. R. 2172-17 N° Lexbase : L3993LRC) ; lorsque, comme au cas d’espèce, le marché est inférieur au seuil de procédure formalisée, le code de la commande publique prévoit l’application de dispositions particulières, selon que le marché porte sur l’œuvre artistique à créer (CCP, art. R. 2172-8 N° Lexbase : L3992LRB à R. 2172-14) ou que l’œuvre existe déjà (CCP, art. R. 2172-15 N° Lexbase : L2683LRS et R. 2172-16 N° Lexbase : L4078LRH). Dans tous les cas, la procédure prévoit l’intervention d’un comité artistique, consulté pour avis.

L’article R. 2172-11 du Code de la commande publique N° Lexbase : L3855LR9 dispose : « Lorsque la commande ne peut être confiée qu'à un prestataire déterminé en application des dispositions de l'article R. 2122-3, l'acheteur peut négocier sans publicité ni mise en concurrence préalables le marché de décoration des constructions publiques. / Dans les autres cas, il doit procéder à une publicité adaptée du programme de la commande artistique permettant une information suffisante des artistes en fonction de la nature et du montant de la commande. L'avis de publicité précise le nombre d'artistes qui seront sélectionnés ». L’article R. 2122-3 1° N° Lexbase : L4790LRT prévoit que « L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour l'une des raisons suivantes : 1° Le marché a pour objet la création ou l'acquisition d'une œuvre d'art ou d'une performance artistique unique ».

Le juge administratif fait une interprétation de ces dispositions de manière stricte. Ainsi, sous l’empire des dispositions de l’article 35 II 8° du Code des marchés publics, il avait déjà pu être jugé que « ces dispositions n'ont pas pour objet d'instituer une dérogation générale permettant à la personne publique souhaitant commander la réalisation d'une œuvre d'art, de s'affranchir de toute procédure de publicité et de mise en concurrence, hormis le cas où la personne publique justifie de raisons artistiques particulières faisant obstacle à la mise en œuvre de cette procédure ». Le choix du recours à une procédure sans publicité ni mise en concurrence étant subordonnée à des justifications sérieuses et effectives : « Considérant que la commune du Barcarès soutient que dès lors qu'elle a fait le choix de ne recourir qu'à un artiste déterminé, M.C..., la décision en cause ne méconnaît pas les dispositions précitées de l'article 35 II 8° du Code des marchés publics ; que, toutefois, la commune n'établit pas que des raisons artistiques particulières, lesquelles ne sont pas mêmes exposées, auraient exigé que la commande d'une sculpture monumentale devant être implantée à l'avenue Coudalère, soit confiée exclusivement à cet artiste ; que, dès lors, ce moyen doit être écarté » (CAA Marseille, 30 septembre 2013, n° 11MA00299 N° Lexbase : A8254MLB).

Au cas, d’espèce, le juge des référés motive sa décision en invoquant « la nature de l’œuvre commandée », dont le « caractère propre » justifierait qu’un seul opérateur économique identifié puisse la réaliser, « pour des raisons artistiques et techniques ». Par-delà le caractère quelque peu évanescent, voire sibyllin, de la motivation, l’on pourra retenir la référence aux motifs artistiques et techniques, qui découlent de la nature de l’œuvre elle-même.

Sur le choix de ne pas avoir alloti les prestations objet du marché, la nature de l’œuvre est, là encore, prise en considération : « compte tenu de la particularité de l’œuvre commandée et du caractère indissociable de la statue et de son socle, le moyen tenant à la méconnaissance de l’obligation d’allotir n’est pas de nature à faire naître un doute sérieux sur la régularité du marché litigieux ».

Le principe est à ce jour celui de l’allotissement, ainsi que le précise l’alinéa 1er de l’article L. 2113-10 du Code de la commande publique : « Les marchés sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l'identification de prestations distinctes ». L’absence d’allotissement constituant, dès lors, une exception, dont l’emploi doit être motivée par l’un des cas prévus à l’article L. 2113-11 du Code de la commande publique : « L'acheteur peut décider de ne pas allotir un marché dans l'un des cas suivants : / 1° Il n'est pas en mesure d'assurer par lui-même les missions d'organisation, de pilotage et de coordination ; / 2° La dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations ; / 3° Pour les entités adjudicatrices, lorsque la dévolution en lots séparés risque de conduire à une procédure infructueuse. / Lorsqu'un acheteur décide de ne pas allotir le marché, il motive son choix en énonçant les considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de sa décision ».

La motivation retenue par l’ordonnance ne permet pas de savoir si le juge a considéré que « le caractère indissociable de la statue de son socle » empêchait de voir des prestations distinctes, ce qui pourrait renvoyer aussi bien à des considérations artistiques (unicité de l’œuvre) que techniques (insécabilité matérielle entre piédestal et statue) ; ou s’il a estimé que cette indissociabilité relevait de la justification prévue à l’article L. 2113-11 2° du Code de la commande publique, N° Lexbase : L9547MIG et qu’elle aurait, en particulier, rendu techniquement difficile l’exécution des prestations.

Le résultat est, in fine, invarié : le moyen, et avec lui le « déféré-suspension » se trouvent rejetés, au motif pris de la nature de l’œuvre artistique commandée, qui semble résolue à passer outre le conseil de l’écrivain polonais Stanislas Jerzy Lec : « Si vous détruisez les statues, préservez les socles. Ils peuvent toujours servir ».

Quel impact dans la pratique ?

  • L’allotissement est en principe obligatoire, dès lors que l’on peut identifier des prestations distinctes.
  • Lorsque l’acheteur décide de ne pas allotir pour l’un des motifs prévus à l’article L. 2113-11 du Code de la commande publique, la motivation déterminant la décision de ne pas allotir doit être indiquée dans le règlement de la consultation.
  • Attention à l’application de l’article R. 2122-3 du Code de la commande publique permettant de conclure un marché sans publicité ni mise en concurrence pour l’acquisition ou la création d’une œuvre d’art.

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