Lecture: 4 min
N8641BZ3
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Julie Couturier, Présidente du Conseil national des barreaux
le 11 Mars 2024
J’avais vingt ans, j’étudiais le droit à la Sorbonne sans bien savoir où cela me mènerait. Ma seule certitude, ma seule farouche volonté consistait, chaque semaine, à être au premier rang d’un cours magistral sur les institutions judiciaires, dispensé par un homme qui tenait pour moi, tout autant de la rockstar que du professeur.
Cet homme, bien sûr, c’était Robert Badinter. Je dis rockstar, parce qu’à l’époque, il bénéficiait, au-delà du charisme naturel qui était le sien, d’une aura folle et nous étions plusieurs, femmes et hommes, à nous presser au premier rang de l’amphithéâtre II du centre Panthéon. Il était celui qui avait opposé le droit à la mort, le droit pour chacun d’entre nous à la Justice. Il avait défendu la fin de la « justice qui tue », prolongement de l’engagement qui fut le sien dès le début de sa carrière : les défendre tous.
Oui, les défendre jusqu’au bout, malgré l’opinion, malgré les pressions, malgré la haine, malgré la peine. En la matière, l’homme avait de l’expérience. Ministre de la Justice, il avait certes porté la loi pour l’abolition de la peine de mort, mais il avait aussi à son actif, l’organisation du procès de Klaus Barbie. En 1987, pour la première fois, s’ouvrait en France, un procès aux Assises, pour crime contre l’humanité. Pendant la guerre, Barbie avait été le chef de la Gestapo lyonnaise, le commanditaire de la rafle de la rue Sainte-Catherine dont fut victime Samuel Badinter, le père du ministre. Un père, arrêté, déporté, exterminé. Une de ces nombreuses victimes, de ces belles âmes que traîne dans son sillage cet homme qui, devant la Cour, nie.
Pourtant les témoignages, les faits, les preuves sont là : 107 témoins, 42 avocats, pour ce procès hors-norme, que le ministre de la Justice a tenu à faire filmer. Pour l’Histoire, pour que jamais la France ne puisse perdre la mémoire. Voilà, concrètement, ce que d’aucuns nomment, si souvent sans l’apprécier tout à fait, l’œuvre de justice : mettre du droit là où l’émotion commande la vengeance, la violence. Badinter, exemplaire, une fois encore, nous montrait la voie. Cette voie étroite qui sauve les hommes parce qu’elle leur permet de faire société.
Les subtilités des règles et des codes qui permettent à des femmes et des hommes d’envisager un avenir partagé, de faire nation, constituaient justement le socle de l’enseignement qu’il nous dispensait au printemps 90. Il nous racontait avec malice, avec peut-être même une certaine gourmandise, ses expériences internationales, lui qui conseillait alors un peu partout dans le monde, des États qui se constituaient en pays libres. La vie des uns, des autres, les us et les coutumes, les différences, les pouvoirs, les histoires comme les désespoirs, tout ce qui fonde un monde d’hommes liés, unifiés, par la force du droit. Soudain, je comprenais, ce qu’il y avait de lumineux à manier cette matière tortueuse, qui m’enfermait pendant des heures à la bibliothèque.
Un monde s’est ouvert à moi cette année-là. Je ne savais pas encore que je deviendrais avocate, mais je savais que j’aurais envie de défendre la complexité, la subtilité, la Justice. Je participerais moi aussi, à protéger et à propager les droits de l’Homme. Longtemps j’ai imaginé que cette mission je tenterais de la mener en tant que chercheuse, ou professeure, et puis la vie, les rencontres, les aventures en ont décidé autrement.
Trente ans plus tard, alors élue Bâtonnière de Paris, j’ai eu le privilège de déjeuner avec Robert Badinter. Soudain, j’étais de nouveau, cette étudiante suspendue aux lèvres de son professeur. Il avait quatre-vingt-douze ans et toujours la même lumineuse intelligence, de celles qui éclairent les recoins que le commun ne sait pas, ne veut pas, n’ose pas voir. Ces recoins où se nichent les fragilités, les injustices et les peurs. Ces recoins où vivent encore tant de femmes et d’hommes dans le monde, ces recoins que nous n’avons pas le droit, nous qui avons le loisir d’exercer nos libertés et nos droits fondamentaux, de laisser tomber.
Les droits humains, leur universalité. Voilà, ce à quoi, cet homme aux mille talents a dédié son existence. Une vie comme un roman, pour un homme qui fut sans conteste l’un des héros du XXième siècle. Un héros, un avocat, un professeur. Un homme déterminé à défendre, parce qu’importent les maux, qu’importent les failles, qu’importent les bonnes et les mauvaises raisons, tant que demeure la possibilité, l’expression du contradictoire. Un homme déterminé à diffuser le savoir, ce magnifique pouvoir qui mène n’importe quel enfant, sans distinction d’origine, de religion, de sexe, à devenir ce qu’il doit être, ce qu’il veut être.
Un professeur peut changer le cours de votre vie. L’apprentissage, l’exercice du droit aussi ! Cette conviction, je la dois à Robert Badinter. En mémoire, en hommage, j’essaierai d’être digne de cet héritage : expliquer, partager, diffuser, sans relâche faire vivre la force du droit.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:488641