La lettre juridique n°958 du 28 septembre 2023 : Institutions

[Questions à...] De la non-incursion du juge administratif dans le fonctionnement des assemblées parlementaires - Questions à Philippe Blacher, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 24 juillet 2023, n° 471482, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A34811CW

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[Questions à...] De la non-incursion du juge administratif dans le fonctionnement des assemblées parlementaires - Questions à Philippe Blacher, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/100033089-questions-a-de-la-nonincursion-du-juge-administratif-dans-le-fonctionnement-des-assemblees-parlement
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le 27 Septembre 2023

Mots clés : séparation des pouvoirs • assemblées parlementaires • sanctions internes • injusticiabilité • non-interférence

Dans une décision rendue le 24 juillet 2023, la Haute juridiction a énoncé qu’il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d’une assemblée parlementaire aux membres de celle-ci. Pour revenir sur cet arrêt sanctuarisant la séparation des pouvoirs entre exécutif et législatif à l’heure où de nombreuses tensions se font jour entre ces derniers, Lexbase Public a interrogé Philippe Blacher, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.


 

Lexbase : Le juge administratif est-il totalement absent des actes des assemblées parlementaires ?

Philippe Blacher : En vertu de l’histoire, d’une conception organique de la séparation des pouvoirs et d’une interprétation stricte de l’autonomie des assemblées parlementaires, le juge administratif est resté pendant longtemps absent au Parlement. Invité à statuer sur les litiges en annulation ou en réparation portant sur des actes des assemblées parlementaires, le Conseil d’État s’est très tôt déclaré incompétent [1]. Cette position constante a pu se justifier, en outre, par le principe de la souveraineté parlementaire et du fait que les actes des assemblées politiques n’étaient pas assimilables à des actes administratifs édictés par une autorité administrative.

Cette immunité juridictionnelle a cependant connu quelques tempéraments. D’une part, l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires N° Lexbase : L1125G88, prévoit, pour trois types d’activités détachables des fonctions de législation et de contrôle, la possibilité d’un contentieux devant la juridiction administrative : il s’agit des dommages de toute nature causés par les services des assemblées parlementaires (art.8, alinéa 1er), des litiges individuels des fonctionnaires parlementaires (art. 8, alinéa 3) et des litiges relatifs aux marchés publics (art.8, alinéa 3). L’idée générale retenue par ce texte est de confier à la compétence de la juridiction administrative certains actes qui intéressent directement l’organisation et le fonctionnement de l’administration des assemblées parlementaires. Sur la base de ces dispositions, le Conseil d’État a, par exemple, admis la compétence de la juridiction administrative à l’occasion de litiges relatifs à la passation et à l’exécution des marchés conclus par l’Assemblée nationale en vue de l’équipement audiovisuel du Palais Bourbon, ces marchés ayant le caractère de contrats administratifs [2]. D’autre part, la jurisprudence a pu reconnaitre ponctuellement que certaines activités, non mentionnées par l’ordonnance de 1958, pouvaient être détachables des fonctions de législation et de contrôle et, par ailleurs, rentrer dans le giron de la compétence des juridictions administratives. Tel est notamment le cas de la décision du Président du Sénat de déprogrammer une exposition initialement prévue par une convention d’occupation temporaire du musée du Luxembourg [3].

Lexbase : Qu’en est-il de la vie interne des assemblées parlementaires ?

Philippe Blacher : La vie interne d’une assemblée politique renvoie à différentes activités exercées par des élus qui s’appuient sur une administration permanente. En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, le juge administratif se déclare incompétent pour contrôler les décisions qui se rattachent directement à la fonction législative ou à la fonction de contrôle [4]. Mais il est parfois sollicité s’agissant d’actes qui se rapprochent de l’acte administratif : la sanction disciplinaire infligée à un député en est un exemple. Assimilée en jurisprudence à un « acte parlementaire » (qui concernent l’administration interne d’une assemblée), cette catégorie d’acte reste perçue comme indissociable des fonctions de législation et de contrôle et directement liée à l’exercice de la souveraineté nationale. Saisi par des parlementaires sanctionnés, le juge administratif s’est toujours estimé incompétent au motif que « le régime de sanction ainsi prévu par le règlement de l’Assemblée nationale fait partie du statut du parlementaire, dont les règles particulières découlent de la nature de ses fonctions ; que ce régime se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement ; qu’il en résulte qu’il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d’une assemblée parlementaire aux membres de celle-ci » [5]. Cette solution est régulièrement confirmée. Dans une affaire médiatisée, le tribunal administratif de Paris s’est déclaré incompétent pour contrôler le rappel à l’ordre avec inscription à l’ordre du jour infligé au député qui avait refusé d’appeler la présidente de séance « Madame la présidente ». Le juge a estimé que « l’acte par lequel le président de l’Assemblée nationale inflige à un député une sanction instituée par le règlement en raison de son comportement au cours d’un débat parlementaire, n’est pas détachable de la fonction législative dévolue au Parlement par la Constitution » [6]. Les décisions rendues le 24 juillet 2023 par le Conseil d’État s’inscrivent dans cette lignée.

Le débat sur l’immunité juridictionnelle du droit disciplinaire au Parlement est pourtant réactivé depuis le début de la XVIème Législature, ouverte en juin 2022, car le nombre de sanctions prononcées contre des élus au titre de la police des débats a explosé : plus de 90 en quelques mois (contre 128 depuis 1958). Et il n’est pas anodin de constater que ce sont des députés qui sollicitent, dans les affaires n°471482, n°473409 et n°473588, un revirement de jurisprudence en la matière.

Dans une période où d’aucuns soulignent – à juste titre - les risques liés à la judiciarisation renforcée de la vie politique [7] et dénoncent, parfois, l’avènement d’un nouveau « Gouvernement des juges » [8] des parlementaires rattachés à l’opposition réclament une extension de la compétence du juge administratif pour contrôler la vie interne de l’Assemblée nationale. Les motivations de cette démarche s’avèrent sans doute multiples : volonté de contester dans l’espace public une décision prise au sein du Palais Bourbon ; mise en scène destinée à dénoncer « l’excès de pouvoir » (au sens littéral et contentieux) de la présidence de l’Assemblée nationale ; mise en évidence des lacunes présumées du régime prévu aux articles 70 à 80 du règlement qui permet de sanctionner de façon expéditive, par le Bureau ou par le Président seul, un élu qui, par son comportement, a troublé l’ordre ou s’est rendu coupable d’outrages ou de provocations envers l’Assemblée ou son Président. Pour les juristes, la seule question qui vaille est de savoir si l’injusticiabilité d’une sanction parlementaire résiste à l’épreuve des droits fondamentaux [9] : la procédure méconnait-elle le droit à un recours effectif garanti par la Déclaration de 1789 (art. 16 N° Lexbase : A0762KBT) ? S’engager dans cette voie n’implique pas nécessairement de plaider en faveur d’un recours juridictionnel car le droit parlementaire fonctionne, depuis l’origine, sur des procédures internes patinées par la pratique.

Lexbase : Le principe de non-interférence du juge est-il compatible avec la jurisprudence de la CEDH ?

Philippe Blacher : Le juge de Strasbourg s’est prononcé récemment sur cette question dans l’affaire « Karacsony c/ Hongrie » [10]. Saisie par des parlementaires hongrois, sanctionnés durant l’année 2013, qui contestaient l’absence de recours juridictionnel face à ces décisions litigieuses (et qui, par ailleurs, invoquaient une atteinte à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la CESDH N° Lexbase : L4743AQQ), la Cour EDH a rappelé que « les États membres jouissaient d’une large marge d’appréciation » ( §146) pour aménager les règles de fonctionnement interne d’un parlement national. Plus précisément, elle estime qu’en « matière de sanctions disciplinaires a posteriori, (…) les garanties procédurales offertes à cette fin doivent prévoir, au minimum, le droit pour le parlementaire d’être entendu dans le cadre de la procédure parlementaire préalablement au prononcé de la sanction » (§156). De plus, « compte tenu des principes universellement reconnus de l’autonomie du Parlement et de la séparation des pouvoirs, un parlementaire frappé d’une sanction disciplinaire n’est pas censé jouir d’un droit de recours hors du cadre parlementaire pour s’y opposer » (§157). Cette position correspond à celle retenue par le Conseil d’État dans la décision du 24 juillet 2023 : « La circonstance qu’aucune juridiction ne puisse être saisie d’un tel litige ne saurait avoir pour conséquence d’autoriser le juge administratif à se déclarer compétent » [11].

Pour autant, « la latitude inhérente à la notion d’autonomie parlementaire, dont jouissent les autorités nationales pour sanctionner les propos ou comportements au Parlement, (…) n’est pas absolue. Cette latitude doit être compatible avec les notions de « régime politique véritablement démocratique » et de « prééminence du droit » auxquelles renvoie le Préambule de la Convention (§147). Le juge de Strasbourg rappelle ainsi une règle de bon sens : une sanction disciplinaire, infligée à un député par un organe parlementaire, ne saurait être arbitraire ; la procédure ne doit pas être instrumentalisée pour étouffer la liberté d’expression des élus mais elle est instaurée pour sanctionner tout comportement répréhensible.

Lexbase : Au final, la décision du Conseil d’État vous semble-t-elle justifiée ?

Philippe Blacher : L’injusticiabilité des sanctions disciplinaires prononcées à l’encontre des députés ne signifie pas que les droits élémentaires du parlementaire sont bafoués ! Il convient de rappeler que le régime disciplinaire des députés repose sur des règles inscrites dans le règlement de l’Assemblée nationale (art.70 à 80) et qu’il a été rénové par la résolution du 28 novembre 2014. Lors des travaux préparatoires, la question de la légitimité de la sanction prononcée par le président de séance en cas d’injures, de provocations ou de menace à son égard s’est posée en ces termes : « Nul besoin d’évoquer l’article de la Convention européenne des droits de l’Homme dédié au procès équitable puisqu’il ne s’agit certes pas d’une matière juridictionnelle mais, tout de même, il est très choquant que le président de séance puisse décider, depuis son fauteuil, d’une sanction très lourde pour réparer ce qu’il perçoit comme un outrage dirigé contre sa propre personne » [12]. Conscients du caractère rudimentaire de la procédure interne, les députés ont introduit des mesures destinées à permettre à un député, s’il en fait la demande, de s’expliquer face aux accusations portées à son encontre. L’article 72 du règlement prévoit par ailleurs pour les sanctions les plus sévères (la censure simple et la censure avec exclusion temporaire) une proposition du Bureau (organe collégial) et un vote par l’Assemblée, par assis et levé sans débat.

Il semble difficile d’aller plus loin en renforçant le caractère contradictoire du régime des sanctions disciplinaires au risque de « juridictionnaliser » inutilement la procédure interne. Mais si d’aventure, dans l’avenir, un parlementaire n’était plus en mesure d’être entendu par le bureau, le juge pourrait être tenté de voir ces sanctions comme des actes administratifs pouvant être déférés à son office [13]. Pour en revenir à l’essentiel, on doit ici rappeler que le droit disciplinaire a pour but de punir dans l’urgence des comportements qui portent atteinte au bon déroulement du travail parlementaire, à la dignité de l’institution et de ses membres. La violence des propos - qui n’est pas un phénomène nouveau mais qui a tendance à se systématiser - et les comportements répréhensibles de certains élus dans l’hémicycle incitent à ne pas chercher à démunir la présidence – chargé de diriger les débats, de faire observer le règlement et de maintenir l’ordre (art.52.1 du règlement) – face au tumulte.  En somme, le principal défaut de la procédure ne réside pas dans son caractère a-juridictionnel mais dans son champ d’application : le dérapage d’un membre du gouvernement échappe toujours à d’éventuelles sanctions disciplinaires. Peut-être que la fin de l’interdiction du cumul entre les fonctions de membre du gouvernement et l’exercice d’un mandat parlementaire (article 23 de la Constitution N° Lexbase : L0849AHW) améliorerait l’état actuel du droit français ?

* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.

[1] CE, 15 novembre 1872, Carrey de Bellemare, Rec. p. 590.

[2] CE, ass., 5 mars 1999, n° 163328 N° Lexbase : A4539AXE, Rec. p. 41.

[3] CAA Paris, 25 mars 2013, n° 11PA00169 N° Lexbase : A4568KC8.

[4] Par exemple, incompétence du juge pour connaitre de l’acte par lequel le Président de l’Assemblée nationale rend public un rapport d’une commission d’enquête parlementaire, cet acte se rattachant à la fonction de contrôle : CE, 16 avril 2010, n° 304176 N° Lexbase : A0118EWB, Rec. p.114.

[5] CE, référé, 28 mars 2011, n° 347869 N° Lexbase : A3796HMK, Rec. p. 837.

[6] TA Paris, 24 juin 2015, n° 1500257 N° Lexbase : A0158NMS.

[7] B. Mathieu, Justice et politique, la déchirure ? , Lextenso LGDJ, collection forum 2015.

[8] J.-E. Schoettl, La démocratie au péril des prétoires, De l’État de droit au gouvernement des juges, Gallimard, collection le Débat, 2022.

[9] Pour reprendre le titre d’un article d’O. Renaudie, L’injusticiabilité d’une sanction parlementaire à l’épreuve des droits fondamentaux, D., 2011, 1540.

[10] CEDH, 17 mai 2016, Req. 42461/13 et 44357/13 N° Lexbase : A7779RTB.

[11] Arrêt commenté.

[12] G. Larrivé, JOAN, 2ème séance du mercredi 26 novembre 2014, p. 9281.

[13] M. Balnath, L’administration des assemblées parlementaires, thèse dactyl., Lyon 3, 2022.

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